Chapitre II. Le groupe social des employés, vecteur de modernité
p. 91-140
Texte intégral
1La catégorie professionnelle des employés (Angestellte) apparaît en Allemagne dans le dernier tiers du xixe siècle et se développe en liaison avec les transformations du commerce et de l’industrie ; elle se constitue en groupe social visible dans les années 1910-1920. Deux idées sur l’évolution du groupe social des employés sous la république de Weimar ont longtemps dominé la représentation que l’on en avait. Selon la première, ce groupe a été économiquement et socialement laminé par l’inflation, la rationalisation économique et la crise de 1929. La seconde veut qu’il ait massivement contribué à l’avènement du national-socialisme. Ces vues ont été propagées par une série de publications, dont certaines ont connu une large diffusion dans l’opinion publique de l’époque et ont perduré jusqu’à nos jours. Les premiers travaux sur les employés ont en effet inauguré une série d’enquêtes sociologiques sur cette nouvelle classe sociale, menées tant par des universitaires que par les organisations d’employés et l’administration. L’ouvrage pionnier est celui d’Emil Lederer, « Les employés du secteur privé dans l’évolution économique récente », paru en 19121. À sa suite, deux textes vont durablement façonner l’image de cette classe sociale : le livre de Siegfried Kracauer, Les employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle, paru en 19302, et un article de Theodor Geiger, « Panique dans les classes moyennes3 ». Cette tradition s’interrompt sous le IIIe Reich, avec l’émigration des principaux auteurs4. Ce n’est que dans les années 1950 et 1960 qu’une seconde génération d’ouvrages renouera avec l’étude sociologique comparée du statut des employés et des ouvriers. Quant à l’attention des historiens, elle s’est dans un premier temps portée sur le vote des employés sous la république de Weimar, en nuançant l’idée d’un groupe social massivement séduit par le nazisme. Puis l’histoire sociale s’est attachée à retracer le développement historique de ce groupe, à l’initiative notamment de Jürgen Kocka5 ; depuis, l’histoire des mentalités pénètre timidement ce champ. Actuellement, le principal débat concerne la modernité de l’attitude de l’employé qui, par son comportement, anticipe la société de masse telle qu’elle s’est constituée dans les années 1960. Un bilan de l’ensemble des recherches historiques sur l’employé a récemment été proposé par Günther Schulz6. Le présent chapitre retracera l’émergence de ce groupe social à la fin du xixe siècle, puis l’étape décisive que constitue l’obtention en 1911 d’un système d’assurance sociale spécifique, et présentera ses caractéristiques sous la république de Weimar : situation professionnelle, budget et habitudes de consommation, convictions politiques, mode de vie. Il s’intéressera ensuite aux organisations professionnelles des employés, en mettant l’accent sur le puissant DHV créé en 1893, avant de décrire le paysage syndical sous la république de Weimar. Enfin, il s’attachera à dépeindre ses conditions d’habitation avant et après la Première Guerre mondiale, à travers les données qui peuvent être extraites des enquêtes contemporaines, pour l’essentiel menées par les syndicats.
Le groupe social des employés anticipe la société de masse
Une catégorie sociale nouvelle
2Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, la nécessité de compétences nouvelles se fait jour dans l’industrie et le commerce, dont le développement et les mutations spectaculaires — standardisation de la production, intensification des écritures et nouvelles techniques commerciales — suscitent le développement d’une véritable bureaucratie au sein des entreprises. Or les titulaires de ces nouveaux emplois, salariés du secteur privé, aspirent à être assimilés aux fonctionnaires, qui jouissent d’un très grand prestige dans l’Allemagne wilhelminienne, et à s’embourgeoiser, afin de se distinguer collectivement du prolétariat. La catégorie des employés recouvre des activités professionnelles en réalité disparates. Mais cette hétérogénéité n’empêche pas la constitution à la fin du xixe siècle d’un groupe social organisé et doté, dès 1911, d’un statut légal, grâce à l’instauration d’une assurance retraite propre aux employés.
3Le groupe classique des employés est celui des employés de commerce, les Handlungsgehilfen. Ce terme intraduisible, d’origine corporative, s’appliquait aux xviie et xviiie siècles aux compagnons (Gehilfen) des commerces et maisons de négoce, afin de les distinguer tant des chefs que des commis ou apprentis. Au xixe siècle et au début du xxe siècle, ce vocable conserve sa connotation corporative, mais s’étend à l’ensemble des employés ayant une formation commerciale et travaillant dans le commerce de gros et de détail, ainsi que dans les bureaux des entreprises industrielles. Peu à peu remplacé par le terme plus sobre d’employé de commerce (kaufmännischer Angestellter), il finit par tomber en désuétude. Parallèlement, la fin du xixe siècle voit l’émergence d’une nouvelle catégorie d’employés, qui regroupe les fonctions, récemment apparues, de fondé de pouvoir, comptable, chef d’atelier, ingénieur, caissier, greffier, commis aux écritures, gestionnaire des stocks, dessinateur, ainsi que celles de contremaître et de garçon de courses. Vers 1890, cette main-d’oeuvre, qui assume des fonctions techniques, commerciales, administratives et d’encadrement, connaît une croissance numérique rapide, alors que téléphone et machine à écrire deviennent emblématiques de la vie de bureau7. Dès la fin du xixe siècle, la notion d’employé, floue, recouvre donc des catégories professionnelles aussi diverses que les employés de commerce, les comptables, les chefs de ventes, les secrétaires, les chefs d’atelier, les techniciens et les ingénieurs de formation universitaire, mais aussi les musiciens d’un grand orchestre ou les lecteurs d’une maison d’édition. Les employés appartiennent aux grandes ou petites entreprises privées de l’industrie, du commerce et du secteur tertiaire en général : banques, assurances, cabinets d’avocats, etc. À la différence de l’ouvrier, ce personnage nouveau, l’employé, travaille à distance de la production, exécute des travaux non manuels, parfois complexes, au résultat moins aisé à mesurer et à contrôler, dans un environnement sonore plus confortable et de meilleures conditions d’hygiène. Il reçoit souvent une autorité hiérarchique par délégation et perçoit un traitement mensuel, et non un salaire journalier, horaire ou aux pièces, ce qui le protège des fluctuations de la conjoncture. Par rapport à l’ouvrier, son revenu moyen est en général plus élevé et il jouit d’une sécurité d’emploi supérieure et d’une plus haute considération. En 1907, année du dernier recensement des professions organisé avant guerre, il existe 1,3 million d’employés, le plus souvent actifs dans le secteur tertiaire, pour environ quatorze millions d’ouvriers salariés. Les trois quarts d’entre eux ont des activités commerciales ou des emplois de bureau, le dernier quart étant employé comme personnel technique. Ce recensement ne prend toutefois pas en compte les vendeurs et vendeuses. La proportion d’employés dans la population active est de 5 % contre 55 % d’ouvriers8.
4L’employé allemand n’a de cesse d’asseoir sa position sociale au-dessus de celle de l’ouvrier et prend pour modèle à la fois le statut professionnel du fonctionnaire et le comportement bourgeois. Sur le plan professionnel, il aspire à se rapprocher du fonctionnaire (Beamte), dont le très grand prestige s’enracine dans la tradition bureaucratique de l’Allemagne : comme lui, il exerce une activité intellectuelle et bénéficie d’une délégation de pouvoir. Toutefois, il se distingue du fonctionnaire par le fait que, salarié du secteur privé, il ne bénéficie pas des avantages garantis par le statut juridique spécifique que le secteur public octroie depuis le début du xixe siècle à ses fonctionnaires, terme alors réservé au seul personnel employé par l’État dans les ministères, les postes et chemins de fer, l’administration des villes et des collectivités locales, les écoles et les universités. Ce statut implique devoirs (obligation de réserve, obligation de loyauté à l’égard du gouvernement) et privilèges, tels que garantie de l’emploi, assurance maladie et retraite prises en charge par l’employeur. C’est l’envie d’être assimilé au Beamte et le désir d’obtenir des avantages similaires qui conduisent dans un premier temps les salariés du secteur privé à user du néologisme, contradictoire dans les termes, de fonctionnaire du privé (Privatbeamter), jusqu’à ce que les vocables d’employé du privé (Privatangestellter) puis d’employé tout court (Angestellter) s’imposent au début du siècle. L’effort de l’employé pour être assimilé au fonctionnaire et se distinguer de l’ouvrier, de même que son idéologie « fonctionnariste » servent son patron, qui se félicite de son dévouement et n’a pas à redouter sa solidarité avec l’ouvrier. Sur le plan du comportement en revanche, c’est sur le bourgeois que l’employé prend modèle9. Plus précisément, il aspire à être reconnu comme appartenant à cette fraction de la bourgeoisie qu’est le Mittelstand, élite urbaine préindustrielle devenue, en raison de l’évolution sociale, la classe moyenne. En effet, l’ancienne notabilité des villes, qui regroupait les artisans, les petits commerçants, les aubergistes et autres professions indépendantes, à l’identité historique, urbaine et culturelle bien marquée, a progressivement été supplantée par la bourgeoisie. Ce mouvement s’est opéré en plusieurs phases, d’abord au profit de la bourgeoisie dite de talents ou de capacités (Bildungsbürgertum), formée à l’université et détentrice d’un fort capital culturel, puis par la bourgeoisie possédante (Besitzbürgertum, bientôt rebaptisée Bourgeoisie), composée des acteurs économiques dominants : négociants, fabricants, détenteurs de capitaux. À la fin du siècle, la bourgeoisie urbaine traditionnelle (Stadtbürgertum) forme désormais la classe moyenne. Pour la désigner, le terme de Mittelstand, avec la connotation nostalgique véhiculée par le terme de Stand, qui signifie état (au sens de condition politique et sociale sous l’Ancien Régime), est préféré à celui, péjoratif, de petite bourgeoisie (Kleinbürgertum). Parallèlement, à partir de 1890, un nombre croissant de salariés — employés et petits fonctionnaires — veut intégrer cette classe moyenne, qui va dès lors regrouper à la fois les cadres des nouvelles professions et les employés d’un rang inférieur : vendeurs de magasin, techniciens, secrétaires et autres cols blancs, mais aussi postiers et salariés des services publics. Toutes ces catégories professionnelles sont subsumées sous la désignation de nouvelle classe moyenne (neuer Mittelstand), par distinction avec la « classe moyenne traditionnelle » (alter Mittelstand)10, qui regroupe, ainsi qu’on l’a vu, les indépendants, commerçants et artisans appartenant autrefois à l’élite des villes. Les intérêts de ces deux groupes, l’un caractérisé par le salariat, l’autre par l’indépendance économique, divergent, en particulier sur le plan économique, mais tous ont en commun le souci d’être reconnus comme membres de la classe moyenne et partagent une Prestige-Mentalität.
5Vers la fin du xixe siècle, les employés, dont les métiers, les secteurs d’activité, les fonctions, les revenus, la formation sont fort dissemblables, se constituent néanmoins en un groupe social visible, avec une identité propre et un mouvement professionnel organisé, transcendant les catégories professionnelles qui avaient fourni la base de recrutement de leurs toutes premières organisations. Au premier chef de leurs revendications, la création d’un système d’assurance spécifique, leur garantissant des droits semblables à ceux des fonctionnaires. Jusque-là en effet, ils étaient couverts par le système des ouvriers — solidarité incompatible avec leur souci de se démarquer du prolétariat. À l’issue d’une campagne d’une dizaine d’années, menée avec opiniâtreté par leurs organisations professionnelles, les employés obtiennent le vote, le 20 décembre 1911, de la loi d’assurance pour les employés (Versicherungsgesetz für Angestellte), promulguée le Ier janvier 1913. Cette campagne les ayant fait connaître de l’opinion publique, les employés sont désormais qualifiés de « nouvelle classe moyenne » (neuer Mittelstand), expression qui prend valeur de slogan. Outre les avantages sociaux qu’elle leur octroie, la loi de 1911 est importante car elle détermine juridiquement pour la première fois les ayants droit relevant de la catégorie des employés — en se gardant toutefois de proposer une définition de la notion d’employé, qui demeure floue. Ce qui en tient lieu est la liste fort hétérogène des groupes professionnels qu’elle vise. La loi énumère les salariés assujettis à l’assurance des employés : employés occupant des postes de direction, « fonctionnaires » (Beamten) d’entreprise, contremaîtres et autres employés occupant des postes de niveau équivalent ou supérieur, employés de bureau pour autant qu’ils ne sont pas affectés à des tâches subalternes ou purement mécaniques, employés de commerce et préparateurs en pharmacie, acteurs et musiciens (la loi précise : sans qu’il soit tenu compte de la valeur artistique de leurs prestations), enseignants et éducateurs11. Le seuil du revenu annuel entraînant l’assujettissement obligatoire est fixé à cinq mille marks. La loi d’assurance pour les employés, perçue comme un privilège, participe de l’entreprise d’intégration sociale menée en faveur de la « nouvelle classe moyenne » par les partis bourgeois12, qui qui voient en elle un intermédiaire, un lien entre différentes classes sociales et un rempart contre la social-démocratie. La politique sociale antisocialiste de l’Empire, puis celle de la république de Weimar ont eu tendance à lui donner satisfaction, en distinguant entre employés et ouvriers dans les mesures législatives (loi sur le service auxiliaire de 1916, loi sur les conseils d’entreprise en 1920, réglementation des conventions collectives), alors même que les conditions économiques et sociales des deux groupes tendaient à se rapprocher13.
Un groupe marqué par le salariat
6Le nombre des employés ne cesse de croître, tant en chiffres absolus que par rapport aux ouvriers. En 1882, les premières statistiques allemandes sur la répartition de la main-d’œuvre montraient que 300 000 employés représentaient moins de 2 % de la population active (les employés de commerce n’étant pas pris en compte), tandis que les ouvriers, frôlant les 10 millions, représentaient 57 % de la population active. En 1907, on l’a vu, 1,3 million d’employés représente plus de 5 % de la population active, les ouvriers 55 %. En 1925, le nombre d’employés atteint les 3,8 millions (13,6 % de la population active) et dépasse les 4 millions en 1933. Alors que l’on dénombrait douze ouvriers pour un employé en 1882, cette proportion n’est plus que de quatre pour un en 193314. Au demeurant, la catégorie des employés recouvre des situations professionnelles variées. Dans son étude sociologique des employés, dont la publication annoncée pour 1932 a été suspendue pour raisons politiques, et qui n’a finalement été éditée qu’en 1977, Hans Speier distingue plusieurs catégories d’employés en fonction de la taille de l’entreprise : le personnel commercial de la petite entreprise, les contremaîtres, techniciens et employés de commerce des moyennes entreprises, les vendeurs dans les petits commerces, le personnel de bureau subalterne dans les grandes entreprises. Le groupe classique des employés de l’industrie est constitué par les contremaîtres et les comptables15. L’accroissement numérique des employés entre 1907 et 1925 concerne au premier chef l’industrie et l’artisanat, mais le secteur d’emploi majoritaire demeure le commerce. En 1925, 44 % des employés sont actifs dans le secteur du commerce et des transports, 38 % dans l’industrie et l’artisanat, 14 % dans l’administration et 4 % dans l’agriculture. La répartition non plus par secteur mais par catégorie professionnelle confirme la très nette prépondérance des employés de commerce, au nombre de 2,3 millions (65 %), les techniciens n’étant que 270 000 (9 %), les employés de bureau 230 000 (7 %) et les contremaîtres 220 000 (6 %) ; 20 % enfin relevant de catégories diverses16. Enfin, les employés représentent 38 % des actifs dans le commerce, où dominent les toutes petites structures familiales (les grands magasins ne représentent que 4,3 % des commerces en 1925) ; 11 % dans l’industrie (notamment chimique et électrique) ; à peine plus de 1 % dans l’agriculture. En 1930, les catégories professionnelles les plus nombreuses sont les comptables (20 %), suivis par les employés aux écritures, les vendeurs et les dactylographes. La machine à écrire est devenue l’emblème de cet univers professionnel et la panoplie comprend tampons-encreurs, sous-main, buvard, encrier, classeurs, téléphone et machines à calculer. Sur le plan du mobilier, lampes de bureau et chaises pivotantes façonnent l’environnement de travail de l’employé, strictement vêtu d’un complet veston et d’une cravate (ill. 32).
7En ce qui concerne la situation économique du Mittelstand, la thèse de sa paupérisation sous la république de Weimar, provoquée par l’inflation et la taylorisation, a longtemps prévalu. Les bouleversements et les nouveaux rapports de force politiques et sociaux consécutifs à la guerre auraient provoqué de la part de la classe moyenne traditionnelle (alter Mittelstand), formée par les artisans et les petits commerçants, des réactions anti-démocratiques violentes dirigées contre le système républicain — son rejet de la grande industrie, des grands magasins et des syndicats attisant sa vénération nostalgique des anciennes corporations. Mais s’il est indéniable qu’une partie de la classe moyenne traditionnelle a réellement souffert de l’économie de guerre et de l’inflation, l’idée très répandue de l’anéantissement des classes moyennes est inexacte. Plusieurs études sont venues nuancer cette vision pessimiste, mettant en garde contre les généralisations erronées17. En effet, les groupes très hétérogènes qui composent les classes moyennes n’ont pas tous été touchés de la même façon par l’inflation18. Ce sont en premier lieu les épargnants, les créanciers hypothécaires et les détenteurs d’emprunts publics qui ont été ruinés, si bien que le groupe social des rentiers disparaît. En revanche, les petites entreprises artisanales, les petits commerçants et les artisans sont peu atteints par l’inflation et font des affaires. À titre d’exemple, le nombre de petits commerces à Berlin passe de 32 000 avant guerre à 60 000 en 1923. En ce qui concerne la nouvelle classe moyenne (neuer Mittelstand), la thèse de la prolétarisation des employés se fonde avant tout sur le niveau des salaires et la situation du marché du travail19. La question de l’évolution du revenu réel des salariés pendant l’inflation reste controversée. Fin juillet 1917, alors que l’indice des prix avait enregistré une hausse d’environ 120 % par rapport à l’avant-guerre et le revenu nominal des ouvriers des industries de guerre une augmentation d’environ 100 % (40 % pour les autres ouvriers), celui des employés n’a apparemment augmenté que de 18 %. Cette faible augmentation, qui n’est compensée par aucun espoir de rattrapage, provoque de la part des syndicats d’employés, dont le nombre d’adhérents croît considérablement, un léger virage à gauche. Le recours à la grève est pour la première fois envisagé comme moyen d’action, pour appuyer les revendications du salaire minimum et de conventions collectives. Les négociations salariales se soldent par un succès pour les employés, dont le salaire à la fin des années 1920 dépasse le niveau d’avant-guerre, ce qui n’empêche pas, par la suite, les organisations conservatrices de retrouver tout leur poids. Quant au marché du travail, il est affecté par les changements liés au stade avancé d’industrialisation atteint par l’Allemagne dès avant 1914, mais qui s’accélèrent sous la république de Weimar. À partir de 1923, l’impératif devient celui de la productivité, que l’on tente d’augmenter par l’introduction des méthodes américaines. Ce phénomène de rationalisation touche à la fois la technique, l’organisation des entreprises, le mode de travail, le système de formation et les habitudes de consommation. Un certain nombre d’emplois occupés par les employés disparaissent ou diminuent. Sous l’effet de l’américanisation, nombre d’entreprises qui se refusaient à licencier leurs employés en période de récession (Siemens, Krupp) s’y résolvent désormais. Les employés ressentent ces transformations comme une menace, un nivellement, une dévalorisation de leur statut social, bref, une perte de terrain par rapport à la classe ouvrière, sortie, elle, de la guerre et de l’inflation avec un salaire réel intact, des avantages et une position sociale renforcée. Pour faire justice à l’idée de l’anéantissement des classes moyennes, il faut donc distinguer entre le sort des indépendants et celui des employés. En dépit des succès que ces derniers remportent dans leurs revendications salariales, la rationalisation des méthodes de production les convainc de la précarité de leur situation, même si la proportion d’employés au chômage est durant toute la période inférieure à celle des ouvriers.
Le budget de l’employé, préfiguration de la société de consommation
8Le matériau qui permet d’approcher les habitudes de consommation des employés sous la république de Weimar, à savoir les enquêtes consacrées par les syndicats au budget de leurs adhérents, n’a pas à l’origine pour fonction d’étudier le mode de vie mais de documenter un niveau de vie perçu comme trop modeste, dans le but de fonder des revendications salariales20. Il faut donc tenir compte de la finalité particulière de ces enquêtes, enclines à un relatif misérabilisme dans l’analyse des données budgétaires. Nous en présenterons les principaux résultats, en gardant à l’esprit que les livres de comptes analysés proviennent généralement de ménages appartenant à la couche la plus élevée des employés : les employés d’âge mûr, ayant fondé une famille, vivant dans une grande ville et assez bien rémunérés sont surreprésentés. À titre d’exemple, le revenu moyen des ménages interrogés par les différents syndicats oscille entre 365 et 408 marks par mois, alors que les deux tiers des employés gagnent moins de 200 marks par mois. Tels quels, ces budgets montrent une remarquable homogénéité : l’alimentation constitue en moyenne un bon tiers des dépenses, le second tiers se répartissant à peu près également entre les rubriques habillement/loyer/dépenses afférentes au confort et le troisième tiers représentant les dépenses « diverses ».
9En ce qui concerne l’alimentation, la moitié du budget sert à acheter des aliments contenant des protéines d’origine animale (viande pour environ trois repas par semaine, et à montant égal, lard, jambon et saucisses pour garnir le pain, neuf œufs par semaine, fromage, poisson et un litre de lait par jour). Chaque famille consomme en moyenne un kilo de pain et entre une livre et un kilo de pommes de terre par jour (ce qui se situe au-dessous de la moyenne nationale), une livre à une livre et demie de farine par semaine. Pâtes ou féculents constituent le plat principal de deux repas hebdomadaires. La famille consomme une livre de légumes ou de fruits par jour et une tasse de café seulement. 98 % des foyers achètent de la bière, mais en faible quantité. Le litre et demi bu par famille et par semaine se situe au-dessous de la moyenne nationale. En comparaison, l’achat de tabac est important : en moyenne, quatre cigarettes sont fumées par jour et par famille. Le second poste de dépense concerne le logement : 20 % des revenus sont consacrés au loyer, aux charges, à l’entretien et à l’ameublement. Le seul loyer représente plus de la moitié de cette rubrique21. Pratiquement toutes les familles sont locataires. La question du logement de l’employé sera présentée en détail ci-après, aussi nous bornerons-nous à mentionner que les appartements ont en général trois pièces, cuisine non comprise, tandis que les maisons ont cinq pièces. Un tiers des foyers vit dans une ou deux pièces. L’éclairage semble parcimonieux car les factures d’électricité correspondent à l’éclairage d’une unique pièce avant le lever du jour et après le crépuscule. La cuisine est également la pièce qui concentre l’investissement en chauffage. L’ameublement pour sa part constitue une catégorie de dépenses extrêmement élastique. La famille consacre environ 10 % de son budget à l’habillement, dont le quart va à l’entretien, au nettoyage et au raccommodage. Les métrages de tissus achetés par la ménagère laissent à penser qu’une partie des vêtements est confectionnée à demeure. Le linge est lavé à la maison, le recours à la blanchisserie étant réservé aux familles les plus aisées. Quant aux dépenses regroupées sous la rubrique « divers », elles correspondent à deux types de débours, les premiers considérés comme obligatoires, les autres non. La première catégorie comprend les cotisations aux assurances sociales, les impôts, les frais de scolarité et de formation, de santé, de transport. La seconde catégorie regroupe les adhésions syndicales et associatives et les loisirs proprement dits, ce qu’un syndicat qualifie de « besoins culturels » (Kulturbedarf). Cette notion regroupe tous les besoins qui se situent au-delà des strictes exigences biologiques (se vêtir, se nourrir, se loger). Il ne faut donc pas imaginer que le poste « dépenses diverses » représente le libre emploi de l’argent de poche. Assurances sociales obligatoires (maladie, chômage et retraite) et impôts représentent 8 à 10 % des sorties d’argent. Une assurance complémentaire (maladie et/ou sur la vie) grève en outre fréquemment le budget de 2 ou 3 %. Le poids de ces dépenses augmente constamment pendant la période. Les frais de scolarité et de formation professionnelle comprennent le montant de l’inscription de la progéniture à l’école, l’acquisition des manuels, les leçons particulières (rares), l’assistance aux conférences et cycles le plus souvent organisés par les syndicats. Ils sont peu élevés, et les employés y consacrent moins d’argent qu’aux sorties et autant qu’aux voyages. Les consultations et médicaments étant pour l’essentiel pris en charge par la Caisse nationale d’assurance retraite, les dépenses de santé comprennent le « repos » (Erholung), — sport, vacances, détente —, considéré comme indispensable à une saine hygiène de vie. Cette rubrique augmente proportionnellement avec les revenus du ménage. Les soins corporels (essentiellement coiffeur et bains, savon et dentifrice) représentent, selon l’enquête de l’AfA-Bund publiée en 1928, 2,6 % des dépenses diverses. La pratique du sport, bien que l’employé y consacre peu d’argent (0,8 % selon la même enquête), se répand. Un quart des employés fait de la gymnastique régulièrement ; la fréquentation des piscines est en plein essor, ainsi que les baignades au bord des lacs, le canoë, l’aviron, le vélo. Le tennis reste inaccessible à l’immense majorité des employés. Quant aux voyages, seule une minorité peut s’offrir ce luxe, à condition de renoncer à emmener les enfants. Rares sont toutefois ceux qui ne font pas d’excursions du tout. Au total, ce poste constitue 5,3 % de la rubrique « dépenses diverses ». Dans l’ensemble, les frais de transport ne sont pas considérables : dans une enquête de 1931, plus de la moitié des employés déclarent marcher, et un petit quart utiliser le vélo, pour se rendre sur leur lieu de travail. Les cotisations syndicales et associatives, de même que l’abonnement aux journaux sont considérés par les permanents syndicaux comme une nécessité sociale de la vie citadine. Dans une enquête de 1928, le montant s’en élève respectivement à 4,3 % et 4 % des dépenses diverses. La marge de manœuvre pour les dépenses strictement de loisirs (théâtre, cinéma, sports, divertissements) est dès lors étroite. Les sorties représentent mensuellement environ 2,70 marks par membre de la famille, ce qui permet de voir une pièce de théâtre dans le mois. Le budget des sorties permet également au couple d’aller au cinéma une fois tous les deux mois environ. L’Office national de la statistique constate que les deux tiers des employés ont vu au moins un film dans l’année, et les quatre cinquièmes une pièce de théâtre ou un concert. Pratiquement tous sont allés à une soirée dansante ou au cirque. En outre, les débours pour les besoins intellectuels et sociaux s’étendent aux livres, à la radio, aux billets de loterie, au téléphone, au papier à lettres, aux timbres, aux jouets, aux photographies, aux fleurs, à l’entretien des tombes, aux graines pour les oiseaux, tous items que le DHV considère comme typiques du mode de vie de la classe moyenne. Les employés aisés s’offrent donc au mieux une sortie au théâtre et un week-end au vert par mois, une semaine par an à la campagne, et l’AfA-Bund note que la coupe à la garçonne pose un problème au regard du budget de l’employé. En 1931, la somme consacrée aux divertissements dépasse à peine le montant des abonnements à différents journaux. Elle se décompose pour 50 % en l’acquisition d’un poste radio22 (la moitié des ménages en possède un), 30 % pour les sorties au théâtre, 20 % pour le cinéma — le concert ne semblant pas faire recette. Au total, si l’on compare la structure des dépenses en fonction des revenus, certaines charges apparaissent comme inélastiques : c’est le cas de la nourriture, du loyer, du chauffage et de l’éclairage, ainsi que de l’assurance retraite obligatoire. Plus surprenante est la constance, quels que soient les revenus du ménage, des sommes consacrées au tabac et aux cotisations syndicales. La part de l’alcool, des livres et des journaux croît proportionnellement au salaire. Les plus grands coefficients d’élasticité concernent l’épargne, le mobilier, les sorties, la santé et le repos, les cadeaux, l’éducation. Les variations en matière de vêtements, d’objets personnels, de transports et d’impôts sont plus faibles. Notons que la pratique du week-end est adoptée par les employés, ainsi que le montre une illustration accompagnant l’enquête de la GdA23 (ill. 33). À l’exception des vendeurs du petit commerce, les employés profitent de leur samedi après-midi pour faire une escapade dans un environnement de nature. Le mode de transport habituel est le train, mais les jeunes gens préfèrent la randonnée, tandis que quelques privilégiés se déplacent à moto. Sports et excursions nautiques, guinguettes au bord de l’eau sont particulièrement prisés, la maisonnette de vacances demeurant l’exception.
10La comparaison des grands équilibres budgétaires confirme la répartition des dépenses en trois grandes rubriques : alimentation, habillement-logement, divers. Si on les confronte avec les données révélées par une enquête menée avant guerre, on constate que la nature des dépenses s’est modifiée.
11En 1907, une enquête officielle menée auprès de 853 familles aux faibles revenus, dont 16 familles d’employés ayant en moyenne 2,6 enfants, avait fait apparaître que les employés dépensaient 41 % de leurs revenus pour l’alimentation, 12,7 % pour les vêtements, 18,7 % pour leur logement, 3,5 % pour le chauffage et 24,2 % pour le reste24. Alors qu’en 1907, l’employé consacrait 5 % de ses revenus aux impôts et assurances sociales, ce poste s’élève en 1931 à 13 %. L’épouse de l’employé ne fait plus son marché de la même manière : elle achète moins de pain et de viande, moins d’alcool, mais plus de fruits et légumes, et davantage de tabac.
12Toutefois, les comportements consuméristes ne sont pas identiques au sein de la catégorie des employés, et l’enquête de l’AfA-Bund publiée en 1931 montre qu’ils varient nettement en fonction du type d’activité professionnelle, selon que l’employé est contremaître, employé de l’industrie ou du commerce. Ainsi, les contremaîtres dépensent pratiquement 10 % de plus pour leur nourriture que les techniciens et les employés de commerce. Certes, ils ont notoirement plus d’enfants que les autres, mais cela n’explique pas les différences d’habitudes alimentaires. Le contremaître consomme davantage de viande, de charcuterie, de pain. Et il s’en tient au pain noir, tandis que l’employé de commerce préfère le pain blanc, le technicien consommant également les deux. Là où le contremaître reste fidèle à la margarine, l’employé de commerce a adopté le beurre. Un travail moins dur physiquement incite techniciens et employés de commerce à consommer un peu plus de fruits et de légumes que le contremaître. Alors que ce dernier reste attaché aux boissons alcoolisées — qu’il absorbe en quantité, tant chez lui qu’à l’extérieur —, techniciens et employés de commerce se convertissent au thé et au café. Ce que le contremaître dépense pour manger à son appétit et nourrir sa famille, il l’économise sur son logement. Il est vrai qu’il est souvent logé par son patron. Mais il se chauffe et s’éclaire moins que ses collègues techniciens et commerciaux. C’est d’une façon générale l’employé d’industrie qui investit le plus pour son habitat. La rubrique « habillement » est à peu près équivalente chez tous, mais il faut tenir compte du fait que le contremaître habille sa progéniture, tandis que l’employé de commerce à la descendance quasi nulle se doit d’être présentable sur son lieu de travail. C’est le contremaître qui dépense le moins pour les besoins culturels : il épargne. Le technicien, lui, fait du sport. Une analyse différenciée par catégories professionnelles fait donc apparaître le contre-maître comme constituant l’arrière-garde du groupe des employés, du moins en ce qui concerne le mode de vie. S’il rallie très tôt le mouvement syndical, ainsi qu’on l’a vu, c’est qu’il a pu observer l’efficacité des organisations ouvrières. Pour le reste, son comportement reste traditionnel en bien des points : il se marie tôt, a plusieurs enfants, épargne son revenu, se nourrit de pain noir et de saucisse, fait grand usage de bière et de schnaps, est à la traîne en ce qui concerne les soins corporels et investit peu dans son logement. Les deux autres catégories d’employés se partagent inégalement des traits de comportement modernes. Le technicien investit davantage dans son logement et dans l’éducation de ses enfants que l’employé de commerce. Il épargne, fait du sport et consacre plus de moyens à son repos. L’employé de commerce, lui, préfère s’amuser. Le comportement de consommateur diffère aussi selon la taille de la ville. C’est dans les très grandes villes que l’employé consomme le plus de pain blanc et achète des pâtisseries, tandis que, dans les bourgs, son épouse achète du pain de seigle et de la farine pour les gâteaux faits maison. La moindre consommation de pain dans les grandes villes est compensée par une plus grande consommation de fruits et légumes. C’est également là que l’on se délecte de vrai café, de thé et de chocolat. Dans les provinces, c’est le café de malt et autres succédanés qui remportent la palme. Jardins et petit élevage y sont naturellement plus importants et allègent le panier de la ménagère. L’alcool est consommé partout, mais il est intéressant de constater que le technicien citadin est le premier à goûter aux eaux minérales gazeuses et sodas divers. Les provinciaux lisent davantage de journaux. Alors que la fréquentation du cinéma et du théâtre augmente partout, c’est dans les petites villes que l’on écoute le plus la radio et que l’on va au concert. Cette fréquence de la radio est généralement considérée comme substitut à la vie culturelle des grandes villes.
13L’enquête de l’Office national de la statistique permet de comparer ce budget type de l’employé avec celui de l’ouvrier et du fonctionnaire25. De façon générale, le ménage ouvrier, qui a en moyenne 2,6 enfants et dont la femme exerce assez fréquemment une activité professionnelle, gagne 280 marks par mois. Il dépense 46 % de ses revenus pour se nourrir, 12 % pour se vêtir, 10 % pour se loger, 4 % pour aménager et entretenir son intérieur, 4 % pour se chauffer et s’éclairer, et ses dépenses diverses ne représentent que 24 % de l’ensemble. Par rapport à l’employé, les postes habillement, loyer, confort sont relativement similaires. En revanche, l’ouvrier consacre à sa nourriture 10 % de plus que l’employé. C’est lui qui a le meilleur régime alimentaire. À l’inverse, ses dépenses diverses sont inférieures de 10 %. L’ouvrier dépense proportionnellement plus pour l’alcool, le tabac et les cotisations syndicales que tout autre groupe. Quant au fonctionnaire, qui a en moyenne 1,9 enfant et gagne près de 500 marks par mois, son budget moyen est structuré de la façon suivante : 33 % pour l’alimentation, 14 % pour l’habillement, 12 % pour le loyer, 6 % pour l’entretien et l’aménagement, 4 % pour le chauffage et l’éclairage26. Enfin, il consacre à la rubrique « divers » 31 % de ses revenus, mais il faut préciser qu’il n’a pas besoin de cotiser à l’assurance retraite ni à l’assurance chômage. À l’exception de ce dernier poste, toutes les autres catégories de dépenses sont supérieures à celles des employés. En particulier, les fonctionnaires sont ceux qui consacrent les sommes les plus importantes au logement, à l’ameublement, aux vêtements, à l’éducation, et épargnent le plus. Des trois catégories sociales, c’est l’employé qui dépense le plus pour l’assurance, les sorties et les transports. Contrairement à ce que certains commentateurs ont voulu conclure à l’époque, à savoir que l’employé épargne sur sa nourriture, tandis qu’il dépense presque autant que le fonctionnaire pour le logement, car « il voit dans les dépenses pour la culture et pour le logement le symbole de l’ascension sociale27 », l’employé ne sacrifie pas la qualité de ce qu’il mange. Au contraire, il évite plus que les autres les pommes de terre, les féculents, le pain noir et la margarine. Et il fréquente le restaurant davantage que les ouvriers et les fonctionnaires. Le choix des denrées dénote chez lui un indéniable souci de « standing alimentaire ». La consommation de tabac est différenciée : là où l’employé préfère la cigarette, le fonctionnaire fume le cigare et l’ouvrier reste fidèle à son paquet de tabac. Enfin, c’est l’employé qui dépense le plus pour les loisirs (en moyenne 28 marks par an et par membre de la famille), notamment pour le cinéma. Il est à égalité avec le fonctionnaire pour la radio, mais ce dernier fréquente un peu plus théâtre et concert28. L’employé semble raffoler de « loisirs à la valeur culturelle douteuse », au grand regret d’un commentateur de l’AfA-Bund, qui déplore en outre l’indifférence de l’employé à la vie et à la politique municipales des grandes villes29. Mais l’employé compense sa propension à jouer les cigales en souscrivant, bien plus que les autres, à des assurances privées, en sus des assurances obligatoires (retraite et invalidité) : assurance maladie complémentaire, assurance vie, assurance décès, assurance dommages. Et l’on peut se demander, avec Sandra Coyner, si ce besoin de sécurité, qui grève clairement le budget de l’employé, ne marque pas les prémices d’une aspiration à l’État-providence30.
Modernité des mentalités et des modes de vie
14Si plusieurs études se sont penchées sur le vote des employés, leur mode de vie et leur attitude culturelle demeurent largement terra incognita, ignorée par les nombreuses enquêtes de l’époque sur leur situation économique et sociale. Peu nombreux sont les historiens ayant développé les intuitions de Siegfried Kracauer et Theodor Geiger, selon lesquelles les employés apparaissent comme une classe sans traditions, tournée vers l’avenir, moderne, avec un mode de vie imprégné du monde technique et industriel. Les rares études disponibles mettent en lumière la modernité du mode de vie de l’employé, dont le comportement en matière de reproduction, de loisirs et de consommation anticiperait celui de la société de masse après 1945. Nous examinerons donc la question du rapport des employés avec le NSDAP et leur comportement démographique, avant de présenter leur rapport à la culture.
15La conviction, naguère dominante, de la ruine des classes moyennes sous l’effet conjugué de l’inflation et de la crise de 1929, que nous avons nuancée, a longtemps eu pour corollaire la conclusion qu’elles avaient en conséquence fourni au Parti national-socialiste sa base électorale. Or, plusieurs travaux historiques ont montré que les employés n’ont que très marginalement constitué une cible pour le NSDAP31. La propagande nazie qui leur est spécifiquement destinée est faible, tant du point de vue quantitatif que qualitatif, surtout si on la compare avec les efforts déployés par le parti nazi en direction des fonctionnaires. Lors des élections de juillet 1932 par exemple, le rapport entre tracts destinés aux employés et tracts destinés aux fonctionnaires est de un pour dix32. L’attitude de l’idéologie nationale-socialiste face aux employés est particulièrement ambiguë, et la place qu’ils doivent occuper au sein de la société corporatiste projetée, floue. Il semble en réalité que les nazis se soient davantage préoccupés de la réhabilitation du travail manuel, de l’ascension sociale des ouvriers, de leur intégration dans le Mittelstand que du sort des employés, dont le fort taux de syndicalisation (en 1932, il atteint 43 % des employés actifs contre 34 % pour les ouvriers) suscite la méfiance. En outre, les attaques nationales-socialistes contre les grands magasins, les coopératives de consommation et les maisons d’expédition ne sont pas pour séduire les employés qui y travaillent ou en sont clients. De même, le mot d’ordre du retour de la femme à ses fourneaux semble avoir été plutôt mal reçu par les employées. Sur le plan du vote, le postulat d’une surreprésentation des employés dans l’électorat national-socialiste a finalement été infirmé : l’ouvrage de J. W. Falter estime qu’en 1930 un employé sur six a voté pour le NSDAP, soit une proportion conforme à la moyenne nationale. Plus la concentration d’employés est forte dans une ville, plus le score électoral des nazis y est faible. À Berlin par exemple, où vit le sixième des employés, le score du NSDAP a toujours été plus faible qu’ailleurs. Et les employés sont plutôt sous-représentés parmi les membres du parti national-socialiste. Cela dit, à part cette certitude d’une affinité des employés avec le nazisme nettement moins marquée qu’on ne l’a longtemps cru, le vote et les convictions des employés sont peu étudiés. Tout au plus peut-on suggérer que l’origine prolétaire et l’engagement à gauche de nombre d’employés d’une part et la méfiance envers un parti dont le projet social ne paraît pas leur faire une place au soleil d’autre part ne sont probablement pas étrangers à cette tiédeur.
16En ce qui concerne le comportement familial et démographique des employés, il faut à nouveau se tourner vers les investigations syndicales. L’enquête de la GdA réalisée en 1930 montre que l’immense majorité (près de 80 %) des employés hommes se marient tard, après 30 ans. Seuls les contremaîtres convolent jeunes. Dès le début du xxe siècle, les employés adoptent un comportement démographique moderne, c’est-à-dire un nombre d’enfants inférieur à la moyenne nationale, et notamment à celui des fonctionnaires. Pendant les années 1920 et 1930, le système de l’enfant unique devient la règle chez les employés, alors que les artisans, les professions libérales et la moyenne des ouvriers continuent à avoir deux enfants jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les employés, en dépit de leur fort taux de nuptialité dans les années 1920, ont donc un très bas taux de fécondité. Alors que la diminution de la mortalité infantile est dès la fin du xixe siècle particulièrement nette chez les employés, ils n’ont en moyenne, selon l’enquête réalisée en 1929 par le DHV auprès des employés de commerce membres du syndicat, que 1,62 enfant par foyer, alors que la moyenne du Reich est de 2,9433. 34 % des employés de commerce mariés n’ont pas d’enfant, 37 % en ont un, 20 % en ont deux, 6 % en ont trois et seulement 3 % en ont plus de trois. Quant aux adhérents de la GdA mariés, ils n’ont en moyenne que 1,3 enfant, avec des disparités régionales. Selon Sandra Coyner, il existe un lien direct entre le niveau de revenu et la descendance finale de la famille de l’employé : plus le ménage est modeste, plus il tend au malthusianisme34. La situation familiale est en outre fortement corrélée à la taille de la ville où habite l’employé : plus la ville est grande, moins l’employé se marie, et moins il procrée. En 1933, le nombre moyen d’enfants des employés habitant dans les villes de plus de 100 000 habitants est de 1,3, contre 1,5 pour l’ensemble de l’Allemagne. À Berlin, le taux de natalité des employés est encore plus faible. Or, plus de la moitié des employés habitent dans une ville de plus de 100 000 habitants, tandis qu’ils ne sont que 12,3 % à habiter dans un village dont la population est inférieure à 5 000 habitants (ill. 34). Le taux de reproduction des employés varie en outre selon leur secteur d’activité : alors que l’employé de commerce a moins d’enfants que le technicien, le contremaître remporte sans conteste la palme de la fécondité. Selon le recensement de le nombre moyen d’enfants chez les employés, toutes catégories confondues, est de 1,3 en moyenne.
17Pour ce qui relève de l’histoire des mentalités, l’une des rares études d’histoire sociale concerne les associations professionnelles fondées par les employés de l’industrie, les Beamten-Vereine. À côté de missions comme la formation ou l’entraide, elles ont pour objectif la gestion du temps libre de l’employé par l’organisation de fêtes, saisonnières ou thématiques, et de soirées. Le conseil et la mise en commun d’activités récréatives telles que la philatélie, la photo, le jardinage, la généalogie, le dessin, l’aquariophilie, la musique ou le sport, fondées sur des aspirations culturelles élevées, cherchent résolument à se distinguer des pratiques ouvrières35. Pour le reste, en l’absence de travaux d’histoire des mentalités consacrés aux employés, on ne peut mentionner que les quelques indications recelées par la célèbre étude de psychologie sociale réalisée en 1929 par Erich Fromm en vue de « mieux connaître la structure psychique des ouvriers et employés ». Chercheur à l’Institut pour la recherche sociale de Francfort-sur-le-Main, Fromm a distribué à 3 300 personnes un questionnaire comprenant 271 entrées. Sur les 1 100 réponses reçues fin 1931, plusieurs centaines se sont perdues au moment de son émigration en 1934, et l’analyse a finalement porté sur les 584 questionnaires restants. Les premiers résultats ont été publiés en 1936, mais des dissensions au sein de l’équipe n’ont pas permis que le rapport paraisse dans son intégralité. Ce n’est qu’en 1980 qu’une édition complète a présenté au public cette enquête pionnière par ses objectifs et ses méthodes36. L’objectif était de recueillir des données sur les opinions et les modes de vie des ouvriers et employés, ainsi que sur leur attitude par rapport à des phénomènes aussi divers que l’autorité, la rationalisation, les rapports avec les collègues, les journaux lus, les commerces fréquentés, le sport, l’Église, la médecine, la politique, les habitudes alimentaires, les dépenses du ménage, l’éducation, l’ameublement de la maison, etc. Malheureusement, dans le domaine de l’art, de la culture et des goûts, seules quelques-unes des entrées ont été analysées : elles concernent les livres et pièces de théâtre préférés, la coupe à la garçonne et le maquillage. Nous reviendrons plus loin sur les éléments que contient l’enquête de Fromm sur l’attitude de l’employé envers son intérieur. Précisons enfin que 29 % des réponses conservées émanent d’employés : l’échantillon comprend 167 personnes (dont 13 employés au chômage), ce qui est insuffisant pour avoir une véritable valeur statistique, mais donne des indications de tendance. 60 % des employés actifs gagnent plus de 200 marks par mois, et 52 % ont entre 31 et 50 ans. L’appartenance syndicale des employés interrogés n’est pas précisée, mais la sensibilité politique de l’échantillon est détaillée comme suit : communistes : 14 %, extrême gauche : 22 %, sociaux-démocrates : 31 %, partis bourgeois : 34 %, NSDAP : 36 %. Les employés représentent enfin 34 % des abstentionnistes.
18D’une façon générale, l’enquête fait apparaître que, dans le domaine culturel, l’employé s’intéresse avant tout à la littérature, car elle appartient, davantage que les arts plastiques, à l’idée qu’il se fait de la culture. Ainsi, 26 % seulement des employés ne répondent pas à la question « Avez-vous des livres préférés ? Lesquels ? » À titre de comparaison, le taux de non-réponses est de 29 % chez les ouvriers qualifiés, de 37 % chez les ouvriers non qualifiés. Cette vision traditionnelle de la culture explique également pourquoi l’employé situe le théâtre au-dessus du cinéma dans la hiérarchie des valeurs culturelles. De plus, alors que la fréquentation du théâtre était avant guerre réservée à l’élite de la classe moyenne, elle se démocratise considérablement sous la république de Weimar, ce que montre un taux de fréquentation plus élevé chez les jeunes employés. Le plus fort taux de réponses concerne les pièces du répertoire (Schiller, Goethe, mise en scène des opéras de Wagner) ainsi que les opérettes ou pièces populaires (type Les trois mousquetaires). Mais une partie des employés apprécie aussi les œuvres d’auteurs modernes, comme Georg Kaiser, Klabund, Gerhart Hauptmann, George Bernard Shaw ou August Strindberg. Une minorité cite Bertold Brecht ou Ernst Toller. Le pourcentage d’employés ne répondant pas à la question « Quels sont les titres de vos pièces de théâtre préférées ? » — 42 % — est plus important que le taux de non-réponses à la question sur la littérature. Il est toutefois moins élevé que celui des ouvriers qualifiés (56 %) et des ouvriers non qualifiés (64 %). Alors que littérature et art dramatique constituent pour l’employé la quintessence de la culture bourgeoise, le cinéma souffre d’un préjugé défavorable. Les classes moyennes ne le considèrent pas comme un art, ni même comme relevant de la culture au sens noble du terme, mais comme un divertissement bon marché. Cela dit, les réponses des employés ne doivent pas faire préjuger de leur goût réel pour le cinéma, goût qu’ils dissimulent afin de se conformer à l’image de l’« honnête homme » véhiculée par la bourgeoisie de talents au xixe siècle. En outre, l’absence de critères établis pour juger d’un film — la critique cinématographique n’est qu’à ses débuts — fait craindre à ce groupe soucieux de son image de ne pas exprimer une opinion conforme. À la question « Quels sont les titres de vos films préférés ? » le taux de non-réponses est donc plus élevé que pour les deux questions précédentes : 54 %. S’il est encore plus fréquent chez les ouvriers non qualifiés, les ouvriers qualifiés, avec 50 % de réponses, ont en revanche moins de pudeur à avouer leur attirance pour le septième art. Les questions sur la mode portent sur la coiffure et le maquillage. Ouvriers et employés plébiscitent la coupe à la garçonne. La proportion de non-réponses est très faible (5 % pour les employés, 7,5 % chez les ouvriers). L’opinion sur la mode féminine de l’époque est également favorable, même si la longueur des jupes suscite quelques réserves. Toutefois, ces attributs sont dans l’ensemble accueillis comme hygiéniques, sportifs et perçus comme symboles de l’émancipation de la femme. En revanche, poudre à joues et rouge à lèvres sont largement rejetés comme immoraux et non allemands, contraires à l’hygiène et au naturel, bref, comme artificiels et décadents.
19L’aboutissement de l’enquête consiste à mettre en corrélation les convictions politiques des enquêtés avec leur attitude vis-à-vis de l’autorité : soumission ou rébellion. Les convictions politiques sont déduites des réponses à quatre questions : quels sont les grands hommes de l’histoire et ceux du présent ? Comment peut-on éviter une nouvelle guerre mondiale ? Qui a été responsable de l’inflation ? Qu’est-ce qui pourrait améliorer le monde ? La dernière question sert également de base à l’analyse de l’attitude par rapport à l’autorité, en plus des trois suivantes : est-ce un bien que la femme mariée travaille ? Peut-on élever les enfants sans châtiment corporel ? L’homme est-il responsable de son destin ? La constellation des réponses permet de classer l’enquêté plutôt dans l’une ou l’autre des catégories suivantes : radical, autoritaire, prêt au compromis, indifférent. Un tempérament radical répondra par exemple que le socialisme peut changer le monde, que la grève générale peut éviter la guerre, que l’inflation est due au capitalisme, qu’une activité professionnelle permet à la femme mariée d’être indépendante, qu’un enfant doit être élevé dans une atmosphère de liberté et de confiance. Pour un tempérament autoritaire, seuls des chefs donnant l’exemple pourraient changer les choses ; la guerre est inévitable ; les responsables de l’inflation sont le traité de Versailles, l’étranger, les juifs ou la social-démocratie. La femme mariée a suffisamment à faire à la maison ; une activité professionnelle irait à l’encontre de la nature féminine et gênerait la carrière de son époux. Les corrections sont indispensables car l’enfant doit sentir l’autorité ; s’il sent de l’indulgence à son égard, il en profite et, du reste, c’est précisément l’éducation qu’a reçue l’enquêté. Sur le plan politique, l’autoritaire vote national-socialiste et dans une moindre mesure pour un parti bourgeois, tandis que le radical intégral se situe immanquablement à gauche. L’origine socioprofessionnelle montre une prédominance du type autoritaire chez les employés (46 %), chez qui le tempérament radical est moins fréquent (29 %) que chez les ouvriers qualifiés (39 %) et non qualifiés (43 %). Ce respect de l’autorité est confirmé par le fait que près de 70 % des employés affirment avoir de bons rapports avec leurs supérieurs, contre 52 % des ouvriers non qualifiés.
20On peut regretter que les analyses de Fromm ne prennent en compte qu’un petit nombre de questions et que les réponses soient le plus souvent décodées en termes d’appartenance politique et non de catégorie socioprofessionnelle. Pour fragmentaires qu’elles soient, elles confirment néanmoins la révérence des employés à la culture au sens large, élément identitaire qui contribue à les distinguer des ouvriers, et d’autre part leur large adhésion au principe d’autorité (Obrigkeitsprinzip).
21En conclusion, mentionnons l’état du débat entre historiens : la thèse de Sandra Coyner déjà citée conclut que, vers le milieu des années 1920, le mode de consommation des employés s’est clairement différencié de celui des fonctionnaires, dont ils avaient si fort envié le statut trente ans auparavant. Alors que les dépenses des fonctionnaires restent proches de celles de la classe moyenne traditionnelle (importance des dépenses tournées vers la famille : maison, habillement, éducation, très peu pour les loisirs), les employés dépensent peu pour les vêtements, pour le confort de leur habitation et pour l’éducation des enfants, ce qui les rapproche du comportement des ouvriers. En revanche, une part relativement importante de leurs revenus est consacrée aux activités sociales et aux loisirs (restaurant, théâtre, concert). Pour l’auteur, l’absence de traditions de cette classe sociale nouvelle, dont la présence dans la société allemande ne remonte pas au-delà de deux générations, son incapacité à se projeter dans l’avenir, dont témoigne son faible investissement dans la formation de sa progéniture, ainsi que sa prédilection pour les divertissements et les loisirs de masse font d’elle une cible privilégiée pour la propagande nazie. Cette thèse, reprise par Reinhard Spree37, semble contradictoire avec celle de Jürgen Kocka, pour qui les employés sont tournés vers les traditions et les valeurs bourgeoises. Selon ce dernier, la référence à l’ancien modèle du fonctionnaire ainsi qu’à des idéaux corporatistes a pesé sur l’identité et les aspirations collectives des employés qui, pour cette raison, se sont démarqués avec vigueur du prolétariat et ont été d’autant plus déçus de voir leurs grandes espérances nourries de traditionalisme se heurter aux réalités du capitalisme et de sa crise pendant l’entre-deux-guerres. Dans sa réponse aux hypothèses de Sandra Coyner et Reinhard Spree, Jürgen Kocka fait valoir que la modernité du comportement des employés dans certains domaines pourrait fort bien avoir été conciliable avec la persistance de traditions dans d’autres. Il insiste sur la nécessité de différencier davantage les catégories d’employés, qui constituent en définitive un groupe très hétérogène38. Le débat, en l’absence de travaux définitifs sur la question, est donc loin d’être clos. Pour notre part, nous nous efforcerons de montrer que, en ce qui concerne l’habitation, les aspirations des employés se situent bien du côté du modèle bourgeois ou de celui, plus accessible, du fonctionnaire.
Les organisations d’employés, de la corporation au syndicat
22Avant la Première Guerre mondiale, les organisations d’employés se constituent autour d’une idéologie corporatiste et de la revendication d’une caisse de retraite spécifique. Elles sont très dispersées, professionnellement et régionalement, puisque, en 1907-1908, les 700 000 employés membres d’une organisation professionnelle (soit un employé sur trois) se répartissent en 76 associations39. Mais ces associations recrutent essentiellement parmi les employés de commerce ; les techniciens et les employés de bureau sont nettement moins organisés. On s’intéressera particulièrement à la plus importante de cette première génération d’organisations d’employés : l’Association nationale-allemande des employés de commerce (DHV), car c’est elle qui joue un rôle déterminant dans la mise sur pied d’une maîtrise d’ouvrage pour les employés. L’économie de guerre amène ces associations corporatives à se structurer par branche d’activité : les négociations menées avec le patronat au sortir de la guerre, qui rétribuent la participation des salariés à l’effort de guerre, entérinent leur transformation en syndicats modernes. Le paysage syndical des employés sous la république de Weimar est constitué par trois centrales syndicales à l’idéologie politique tranchée : l’une d’extrême droite (la Gedag), la deuxième appartenant à la droite libérale (la GdA), la troisième à gauche (l’AfA-Bund). Nous présenterons ces trois centrales et leurs orientations sociales.
L’idéologie völkisch de l’Association nationale-allemande des employés de commerce (DHV)
23Au début du xixe siècle, la carrière du commerçant était toute tracée : le plus souvent fils de commerçant, il commençait comme apprenti chez un collègue de son père, le patron (Prinzipal), qui le formait et le logeait. À l’issue de cette période d’apprentissage, il devenait ensuite son propre patron — qu’il reprenne l’affaire familiale, qu’il épouse une fille de commerçant ou qu’il fonde son propre commerce. Vers le milieu du siècle, une évolution se fait jour. Confronté à une nouvelle structure de l’emploi, celle d’un marché du travail régi par les lois du capitalisme en plein développement, l’employé de commerce doit recourir aux services d’une engeance récemment apparue : les placiers en bras (Fleischmakler), qui exigent une commission élevée. Ces transformations à l’oeuvre dans les métiers du commerce sont ressenties plus vivement à Hambourg, grand centre de négoce, qu’ailleurs. C’est donc dans cette ville qu’en 1858 des employés de commerce se regroupent en une Association pour commis de commerce (Verein fur Handlungs-kommis von 1858). Fondée pour échapper à l’emprise des intermédiaires, elle organise rapidement l’entraide entre ses membres. Cependant, lorsque, dans ce même contexte économique, naît la social-démocratie, les employés de commerce n’adhèrent pas à ses objectifs. Convaincus que leur statut d’employé est transitoire, ils ne se sentent pas partie prenante de la lutte des classes, car leur idéal est de fonder leur propre commerce. Dans cette perspective, le patron est considéré comme un futur collègue, et les employés de commerce n’imaginent pas avoir d’intérêts communs avec les ouvriers. Bien au contraire, leurs premières associations professionnelles sont fondées conjointement par les propriétaires de petits commerces et leurs employés, avec la certitude que le combat à mener concerne l’ensemble de la profession. Mais bientôt, plusieurs facteurs vont ruiner ce bel unanimisme. D’une part, le paternalisme des patrons à l’endroit de ceux qu’ils nomment les jeunes commerçants — qui ne sont autres que leurs employés — finit, au cours de la dernière décennie du xixe siècle, par apparaître comme un frein à l’expression des revendications des non-indépendants. D’autre part, les structures commerciales comprenant plus d’une dizaine et jusqu’à une cinquantaine, d’employés de commerce se multiplient. Ainsi, l’idée d’une nouvelle association rassemblant les seuls employés fait son chemin et aboutit en 1893 à la création de l’Association nationale-allemande des employés de commerce (Deutschnationaler Handlungsgehilfen-Verband, DHV), qui devient rapidement l’organisation d’employés de commerce la plus importante d’Allemagne. Toutefois, cette prise d’indépendance ne se conçoit pas comme une déclaration de guerre contre les patrons du petit commerce : le seul moyen d’action envisagé est la négociation et toute idée de grève est proscrite, du moins jusqu’à la veille de la guerre. Nous allons présenter ce syndicat de façon détaillée, car il joue, ainsi que nous le verrons au chapitre IV, un rôle déterminant dans l’habitation de l’employé, de la formulation même de la question à la création d’une société de construction spécifique.
24Fondé à Hambourg en 1893, fort de plus de cent mille membres dès les années 1910, le DHV est caractérisé par une idéologie foncièrement conservatrice, viscéralement antisémite, mais qui va paradoxalement de pair avec une réflexion moderne sur l’organisation d’un mouvement de masse, la formation et l’éducation culturelle de ses membres. Ses attitudes esthétiques également sont empreintes d’une certaine ouverture à la modernité. Le DHV, organisation de masse, s’inscrit dès le départ dans la nébuleuse du mouvement völkisch. Après la guerre, il sera l’une des composantes de la « révolution conservatrice », idéologie dominante sous la république de Weimar.
25Le mot völkisch, intraduisible, forgé à partir du mot Volk (peuple), qualifie une idéologie fondée sur la spécificité culturelle et raciale du peuple allemand40. Les premiers groupes d’action et de pensée de cet ethnocentrisme völkisch sont apparus à la fin du xixe siècle. Imprégnés du « pessimisme culturel » largement répandu sous l’Empire wilhelminien41, ils partagent de nombreuses doléances avec ce conservatisme culturel qui déplore pêle-mêle l’industrialisation, le progrès économique et technique, l’urbanisation, l’émancipation des juifs et celle, tout juste amorcée, des femmes. Ce rejet en bloc du monde moderne va de pair avec la certitude que le déclin culturel et la dégénérescence biologique de la race allemande sont inéluctables. Face à ces nostalgies, les auteurs et groupes völkisch, « ultra-allemands » si l’on peut dire, développent une rhétorique de la germanité pure, avec l’ambition de rétablir le Peuple allemand dans sa prétendue pureté originelle : il s’agit de renouer avec le culte du sol natal, la nourriture « naturelle », le costume « allemand » ou du moins régional, le vocabulaire ancestral, les chants et danses folkloriques, l’art populaire, le graphisme gothique. De plus, les idéologues völkisch cherchent à créer une religion purement allemande, « épurant » la Bible des éléments d’origine juive — lorsqu’ils ne réhabilitent pas le paganisme germanique. Puis la soi-disant science raciale engendrée par la vogue de la biologie et du darwinisme intègre rapidement à l’idéal völkisch des éléments strictement raciaux : pureté du sang et de la race nordique (ou aryenne), eugénisme. Parmi les auteurs influents, il convient de mentionner Theodor Fritsch42 et Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard Wagner. Fritsch est l’auteur d’innombrables publications antisémites, dont un « Catéchisme antisémite » paru en 1893 et régulièrement mis à jour (à partir de 1907 sous le titre de « Manuel de la question juive ») ; largement diffusé, il sera promu « classique » de l’éducation national-socialiste sous le IIIe Reich. Théoricien de l’hygiène raciale, Fritsch préconise la purification ethnique afin de défendre la germanité contre le danger juif, particulièrement menaçant par l’activité boursière et la spéculation foncière. Très actif dans les organisations professionnelles défendant les classes moyennes traditionnelles, partisan d’un État corporatif, c’est un farouche adversaire de la démocratie parlementaire. Dans le même registre, la Genèse du xixe siècle de Chamberlain (1899) place les « Germains » au sommet de la hiérarchie des peuples. Seuls capables de produire une culture créatrice, ils doivent se préserver de tout croisement avec des « races inférieures ». Dans cette perspective, le Christ est présenté comme un « Aryen ». En outre, la révolution industrielle et l’émancipation des juifs sont source d’une judéophobie de type nouveau, non plus religieuse, mais économique et politique, qui reproche aux juifs leur matérialisme et leur « mammonisme ». Il ne s’agit pas cependant de tuer les juifs, mais de les éliminer de la vie nationale par l’émigration ou par un statut discriminatoire. Dans les années suivantes prolifèrent de petits groupes d’activistes dont l’idéologie völkisch et antisémite finit par contaminer une partie de la droite traditionnelle. En 1893, les antisémites de toutes tendances obtiennent seize sièges au Reichstag.
26Le DHV ne fait pas exception et l’une de ses caractéristiques les plus marquantes est, dès l’origine, son antisémitisme résolu. L’initiateur de l’organisation, le décorateur sur porcelaine Friedrich Raab, est par ailleurs président de l’Association électorale antisémite (Antisemitischer Wahlvereiri). Il inscrit le DHV dans cette mouvance : ses statuts, à côté de revendications corporatives (limitation du nombre quotidien d’heures de travail par branche, obtention d’un repos hebdomadaire d’au moins trente-six heures, d’un délai légal de licenciement), excluent l’adhésion des juifs et de leurs descendants — ainsi du reste que celle des femmes —, et se fixent pour mission de combattre l’influence des sociaux-démocrates dans le commerce. Par la suite, cet antisémitisme primaire se structure en adoptant les mots d’ordre du mouvement national-allemand völkisch animé par Theodor Fritsch et Friedrich Lange, auteur en 1904 du Germanisme pur et militant de l’écriture gothique. Même lorsque Hans Bechly, son président à partir de 1911, renonce à une coloration politique trop marquée, le DHV reste fidèle à sa ligne antisémite. L’organisation développe un puissant réseau de diffusion de son idéal auprès de ses membres, qu’il s’agit d’éduquer à la germanité. Les jeunes sont incités à faire partie des groupes ultranationalistes et antisémites de la Jeunesse des ligues (Bündische Jugend). Distinctes du Mouvement de jeunesse et de ses fameux Wandervögel (« Oiseaux migrateurs »), dont les groupes informels réunis autour d’un animateur font de grandes randonnées à pied dans la nature, ces ligues, fondées dès la fin des années 1880 par des organisations antisémites, ont une forte coloration paramilitaire. La formation continue des membres est assurée par les écoles supérieures que crée le DHV, avec pour mission de consolider culture générale et idéologie national-allemande. Ces écoles sont placées sous le haut patronage du philosophe Fichte, dont les Discours à la nation allemande avaient au début du xixe siècle dénoncé les idées et institutions politiques libérales comme étrangères, et préconisé la création d’internats dis — pensant aux jeunes gens un enseignement purement « allemand ». La création de la société Fichte (Fichte-Gesellschaft) en 1914 s’inscrit dans cet effort mené par le DHV pour développer des structures de formation continue et d’éducation populaire à la « germanité » (Deutschtum). Ses sections régionales convient régulièrement des orateurs, véritables « missionnaires de la germanité », à porter la bonne parole à leurs membres. La centrale organise des sessions annuelles d’éducation nationale-allemande sur des thèmes tels que « Ethnie allemande et État » (1924), « Christianisme et éducation nationale » (1925), « Grande ville et ethnie allemande » (1927). Le DHV met également en place un réseau d’édition et de vente de propagande nationale-allemande. L’expérience acquise avec la librairie ouverte par le DHV en 1904 (Deutschnationale Buchhandlung) ayant convaincu les responsables du mouvement que l’employé de commerce livré à lui-même dans les rayons ne choisit pas fatalement les « bons » ouvrages, une structure plus directive est créée en 1916 : la « Bibliothèque nationale-allemande chez soi » (Deutschnationale Hausbiicherei), qui comptera 23 000 membres en 1928. Le comité de sélection, auquel appartient Bechly, choisit six ouvrages par an : la littérature antisémite occupe une place de choix, à côté d’auteurs en vogue comme Hans Grimm et Ernst Jünger. Enfin, les éditions du DHV (Deutschnationale Verlagsanstalt) éditent les périodiques maison et notamment Deutsches Volkstum (« Ethnie allemande »), hebdomadaire culturel, et Die Kultur des Kaufmanns (« La culture du commerçant »), revue professionnelle. En 1920, lorsque la maison prend en charge les écrits du Parti national-allemand (Deutschnationale Volkspartei, DNVP), elle change de nom afin de respecter l’apparence de neutralité politique voulue par Bechly et se rebaptise « Éditions hanséatiques » (Hanseatische Verlagsanstalt), en vue de réunir tous les grands poètes allemands et de l’Europe du Nord.
27Après la guerre, le DHV se trouve au confluent du courant völkisch et de la « révolution conservatrice ». Ce terme de révolution conservatrice43, forgé en 1941 par Hermann Rauschning44 et consacré après guerre par le doctorat de sciences politiques du Suisse Armin Mohler45, désigne la « nouvelle droite » weimarienne. Ce courant de pensée, hostile à la fois au libéralisme et au marxisme, s’oppose également au conservatisme traditionnel, désormais ressenti par beaucoup comme passéiste et inerte, sans réaction. La guerre, perçue comme une défense de l’être allemand contre la barbarie russe et la « civilisation » (Zivilisation) occidentale anglo-française46, suscite l’affirmation orgueilleuse de l’identité et de la culture allemandes. Le double traumatisme de la défaite et de la révolution, analysées comme le triomphe des valeurs non allemandes, provoque un renouvellement des thématiques völkisch et nationales-allemandes : le mouvement, rajeuni, dynamisé, se place dans une optique optimiste d’action et de régénération du monde moderne. Le « pessimisme culturel » cède donc la place à la « révolution conservatrice », déclinée avec d’innombrables variantes en fonction des idéologues et des mouvements. La très grande audience de ce courant tient à ce qu’il imprègne les écrits de nombre d’écrivains, parmi les plus lus sous la république de Weimar, d’Ernst Jünger à Hans Grimm. Au sein de cette nébuleuse, le DHV, au total peu étudié47, joue un rôle actif, au croisement de la formulation idéologique et de l’organisation de masse. En outre, la mission qu’il se donne, encadrer les employés de commerce, le conduit à aborder de très nombreuses questions, tant professionnelles, politiques et syndicales que sociologiques, culturelles ou esthétiques. Curieusement toutefois, positions réactionnaires et ouverture du DHV à une relative modernité littéraire et plastique ne sont pas antinomiques. Le catalogue des Éditions hanséatiques comprend en effet des œuvres d’August Strindberg, Knut Hamsun ou Selma Lagerlöff. Sur le plan artistique, la philosophie du DHV, également ambiguë, peut être appréhendée à travers un ouvrage publié par la même maison d’édition : « L’art plastique des Allemands. Histoire et réflexions48 ». L’auteur de ce livre, Lothar Schreyer, lecteur en chef des Éditions hanséatiques de 1928 à 1931, présente la particularité d’avoir, avant sa conversion nationaliste et son rapprochement avec le DHV, été étudiant au Bauhaus et expressionniste engagé49. La question de l’ouverture de ce syndicat réactionnaire à l’architecture moderne sera traitée au chapitre VII.
28Fort de 32 000 adhérents en 189950 de 148 000 fin 191351 le DHV est avant guerre la plus importante des organisations d’employés de commerce. Après la guerre, il compte 208 000 membres fin 1919, 360 000 en 1929. Nous reviendrons au chapitre IV sur son rôle déterminant dans la création d’une maîtrise d’ouvrage spécifiquement destinée à l’employé.
29Les positions nationalistes et antisémites du DHV ne sont cependant pas la règle chez les employés, car leur situation matérielle, leur non-indépendance économique et leur arrivée tardive dans le Mittelstand les éloignent de l’idéologie conservatrice de la classe moyenne traditionnelle. Les deux autres grandes formations d’employés de commerce sont l’Association de 1858 pour commis de commerce déjà mentionnée et l’Association des employés de commerce allemands à Leipzig (Verein deutscher Handlungsgehilfen zu Leipzig), qui comptent respectivement 102 000 et 127 000 membres en 191352. Cet envol des vendeurs ne se fait pas totalement au détriment des petits commerçants, qui sont encore représentés dans la plupart des organisations avant la guerre. Mais un tournant se produit bientôt, qui délaisse le corporatisme traditionnel des employés de commerce pour se tourner résolument vers la lutte de type syndical, et une nouvelle génération d’organisations d’employés voit le jour au tournant du siècle. En particulier, l’Union centrale des employés et employées de commerce d’Allemagne (Zentralverband der Handlungsgehilfen und Handlungsgehilfinnen Deutschlands), créée en 1897 et qui deviendra à l’automne 1919 l’Union centrale des employés (Zentralverband der Angestellten), ne recule pas devant l’idée de grève et de conflit avec l’employeur. Elle compte 10 000 membres en 1909, 25 000 en 1913. Son caractère radical la sert pendant la guerre et le nombre de ses adhérents dépasse les 360 000 en 1920. Du côté des techniciens, l’organisation principale est l’Union des contremaîtres allemands (Deutscher Werkmeisterverband) fondée en 1884 à Düsseldorf, cœur de la région industrielle rhénane et palatine. Elle réunit l’année de sa création quelque 2 500 contremaîtres. Ses organismes d’entraide (caisse de décès, assistance familiale, association des épouses à la vie de l’organisation) répondent aux préoccupations de ses membres, pour la plupart chefs de famille d’un certain âge. En 1907, l’Union des contremaîtres allemands crée une banque d’épargne et une librairie. En 1910, elle met sur pied un service de placement pour chômeurs, pour permettre aux contremaîtres au chômage de refuser un emploi insuffisamment payé. En 1913, elle est forte de 62 000 membres. Quant aux organisations d’employés de bureau, elles totalisent péniblement, à la veille de la guerre, 25 000 membres. D’autres organisations rassemblent enfin quelque 55 000 membres. Cette dispersion des organisations professionnelles d’employés témoigne du faible intérêt manifesté alors pour la lutte syndicale unitaire autour d’un programme commun, en convergence éventuelle d’intérêts avec la classe ouvrière et tournée contre les employeurs. Les objectifs du rassemblement professionnel avant guerre sont le développement d’une certaine sociabilité au sein des corporations, la formation professionnelle, le placement et l’entraide. Comme nous l’avons vu, la seule revendication commune qui émerge lentement, au début du siècle, concerne l’assurance invalidité-retraite des employés. La loi d’assurance pour les employés votée en 1911 met en place une organisation spécifique, la Caisse nationale d’assurance retraite pour les employés (RfA), qui sera présentée au chapitre III et dont le rôle dans le financement de la construction de logements pour les employés sous la république de Weimar est crucial.
Sous la république de Weimar, trois centrales syndicales à l’idéologie marquée
30La guerre entraîne une profonde restructuration de la représentation professionnelle des employés. La réorganisation de l’économie de guerre et l’enrôlement général décrété par le maréchal Hindenburg supposant la collaboration de tous les syndicats, les organisations d’employés, si dispersées avant guerre, se regroupent par branche afin d’être reconnues comme interlocuteurs officiels dans les négociations avec le patronat, au même titre que les syndicats ouvriers. En contrepartie de leur participation à l’effort de guerre dans le cadre de l’Union sacrée, les syndicats obtiennent la reconnaissance de nouveaux droits, entérinés en 1918 par le pacte « Stinnes-Legien », du nom des négociateurs représentant respectivement le patronat et les syndicats. Cet accord, signé entre les centrales syndicales ouvrières et une vingtaine d’unions patronales, constitue le compromis historique qui donne d’un coup satisfaction au mouvement ouvrier pour toute une série de revendications anciennes : reconnaissance des syndicats comme seuls représentants légitimes des salariés, suppression des syndicats « jaunes », négociation de conventions collectives dans toutes les branches de l’économie, limitation de la journée de travail à huit heures, etc. Afin de participer aux négociations, les organisations d’employés ont formé quatre groupes de travail, représentant respectivement les employés de commerce, les techniciens, les employés souhaitant une radicalisation de l’action syndicale et les employées. Le mouvement qui mène (non sans péripéties complexes) à la création de trois grandes centrales syndicales, correspondant à des sensibilités politiques bien identifiées, est dès lors enclenché.
31Les problèmes de l’après-guerre donnent un coup de fouet à la combativité des employés, menacés par le chômage et l’insécurité financière, et les syndicats voient leurs effectifs tripler : en 1919, l’ensemble des organisations regroupent plus de 1,4 million d’adhérents. Dans un premier temps, l’émergence de revendications communes à tous les employés profite avant tout au syndicat d’employés proche du SPD. Par la suite, un fort glissement à droite se produit. Dans les années 1920, le phénomène fondamental au sein du syndicalisme des employés est la concentration des organisations professionnelles et leur alignement sur la structuration du paysage syndical ouvrier. En effet, les quatre groupes de travail qui rassemblaient des associations éparpillées, aux affinités politiques hétérogènes, disparaissent progressivement devant la constitution, sur des bases idéologiques, des trois grandes confédérations d’employés que nous allons décrire. Ces confédérations d’employés regroupent 90 % des organisations d’employés et sont rattachées aux centrales syndicales allemandes formées au sein du mouvement ouvrier. Comme le montre le tableau récapitulant la structuration du paysage syndical allemand dans les années 1920 (voir tableau n° 2), chacune des trois confédérations syndicales — socialiste, nationale-libérale et chrétienne-nationale — regroupe en son sein une centrale ouvrière, une centrale d’employés et une centrale de fonctionnaires. Cette polarisation politique du champ syndical, organisé en centrales reconnues comme interlocuteurs légitimes par le gouvernement et le patronat, contraint les centrales d’employés à redéfinir leur spécificité sociale et professionnelle, provoquant l’élimination des indépendants et le recentrage autour des seuls employés. Les trois centrales d’employés sont :
- à gauche : la Confédération générale libre des employés (AfA-Bund) ;
- à droite : la Confédération syndicale des employés (GdA) ;
- à l’extrême droite : l’Union générale des syndicats d’employés allemands (Gedag).
32Nous allons présenter la situation de chacune d’entre elles sur l’échiquier syndical (récapitulée dans le tableau n° 2), ainsi que leurs différentes orientations en matière de politique sociale.
33La Confédération générale libre des employés (Allgemeine freie Angestelltenbund, AfA-Bund), dont le siège est à Berlin, est d’inspiration socialiste. Elle regroupe toutes les organisations d’employés de commerce, de bureau et de l’industrie qui appartiennent au Groupement des syndicats dits « libres », proches du SPD. Le Groupement des syndicats libres est organisé en trois confédérations : des ouvriers, des fonctionnaires et des employés. La plus célèbre est sans conteste la confédération ouvrière, connue sous le sigle d’ADGB (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund). Quant à l’ADB (Allgemeiner Deutscher Beamtenbund), elle regroupe les fonctionnaires. Tous ensemble, ils forment le prolétariat, comme l’illustre une vignette publiée en 1925 : « Employés, ouvriers, fonctionnaires — unis, vous êtes invincibles » (ill. 35). Lors de son premier congrès en 1921, l’AfA-Bund, confédération des employés, au rebours de la sensibilité traditionnelle du milieu, adopte le principe de la solidarité avec la classe ouvrière, au destin similaire : employés et ouvriers n’ont que leur force de travail pour gagner leur vie. Il n’est donc pas étonnant qu’elle attire avant tout les employés de l’industrie. Pour l’AfA-Bund53, la politique sociale ne se conçoit pas comme une œuvre de bienfaisance pour les pauvres, mais comme la protection du travailleur par l’État. Le prolétariat, composé des ouvriers et des employés, fait, pour reconstituer sa force de travail, face à deux types de dépenses : le minimum vital pour survivre, d’ordre physiologique, et celles liées aux habitudes sociales et culturelles. Son salaire doit permettre au prolétaire de satisfaire ces deux types de besoins. Mais que se passe-t-il lorsqu’il ne peut plus utiliser sa force de travail ? Cette situation constitue le point de départ de toute politique sociale, dont le but est de défendre le prolétaire contre les menaces que fait peser le capitalisme sur sa force de travail : maladie due aux mauvaises conditions de travail, accident, âge, chômage. C’est alors qu’entre en jeu l’assurance sociale, dont l’AfA-Bund conteste la division, au nom de l’appartenance commune des employés et des ouvriers au prolétariat. Elle regrette la mise sur pied d’une couverture spécifique aux employés, dont la création et l’organisation sous l’égide de la RfA sont dues non à des préoccupations sociales, mais aux objectifs de nature politique poursuivis par les classes dominantes d’avant-guerre. À l’époque, un débat avait opposé les partisans d’une intégration de la retraite des employés au système d’assurance invalidité mis en place pour les ouvriers aux tenants de la création d’une institution spécifique. Les prolétaires ayant échoué à former un front uni pour imposer la première solution, ce fut un jeu d’enfant pour le pouvoir que d’utiliser l’idéologie séparatiste de certains employés pour maintenir une ligne de démarcation au sein de la collectivité économique du prolétariat. C’est dans ce combat pour l’incorporation de la retraite des employés au système ouvrier que s’est formé le noyau de l’AfA-Bund. En outre, elle juge dérisoires les prestations de l’assurance retraite des employés — 70 marks par mois en moyenne selon ses calculs — et trop élevé l’âge y ouvrant droit. Pour elle, les progrès de la rationalisation technique ont entraîné une accélération du rythme de travail telle qu’il est impudent d’exiger des salariés d’être actifs jusqu’à 65 ans, sans compter que le montant ridicule des retraites les oblige à trimer au-delà. En conséquence, l’AfA-Bund préconise l’augmentation des pensions et l’abaissement de l’âge y ouvrant droit. Elle veut enfin modifier le système de représentation des assurés de la RfA, institution totalement dominée par les hauts fonctionnaires. En ce qui concerne l’assurance maladie, non couverte par la RfA, l’AfA-Bund refuse les caisses privées, utilisées par les associations d’employés les plus corporatistes comme outil de propagande syndical, grâce au dumping des tarifs. Les syndicats libres demandent l’homogénéisation de l’assurance maladie, par la création d’une caisse nationale avec émanations régionales, contrôlée par les assurés. Enfin, toujours selon l’AfA-Bund, la branche la plus récente des assurances sociales, l’assurance chômage, dédommage un risque circonscrit au prolétariat, à la différence de la maladie ou de l’âge. La création même de l’assurance chômage consacre le triomphe de l’analyse marxiste, puisqu’elle constitue l’aveu que l’ordre capitaliste n’est pas à même d’employer avec régularité la force de travail de ceux qui veulent la vendre, c’est-à-dire qu’il est incapable de garantir leur existence. La Confédération des employés de gauche salue comme un grand progrès la mise en place de l’assurance chômage, même si le montant et la durée des allocations sont insuffisants.
34Pour l’AfA-Bund donc, le temps où la politique sociale était l’affaire des associations pour la réforme sociale, composées d’individualistes bourgeois au cœur « social » qui demandaient à l’État d’accomplir ses devoirs, est révolu. C’est à présent l’organisation syndicale des classes prolétariennes qui a pris en main la politique sociale, en développant les tendances anti-capitalistes révolutionnaires. Très puissante après la guerre, puisqu’elle regroupe près de la moitié des employés syndiqués, elle ne cesse de perdre du poids tout au long de la période. En 1930, elle ne regroupe plus qu’un tiers des employés.
35Si l’adhésion à une même idéologie et l’appartenance commune au prolétariat facilitent la collaboration des divers syndicats de gauche, la position des employés au sein des deux autres familles syndicales se révèle beaucoup plus problématique. Se considérant comme membres des classes moyennes (Mittelstand) et aspirant à un statut de bourgeois, ils se soucient fort peu d’unir leurs efforts à ceux des ouvriers. C’est donc au prix de nombreux rebondissements et scissions qu’est formée la Confédération syndicale des employés (Gewerkschaftsbund der Angestellten), que nous désignerons désormais par ses initiales, GdA. L’inspiration nationale-libérale (national-freiheitlich) de la GdA se caractérise à la fois par l’allégeance à l’État de droit et à ses lois, mais aussi par le refus déclaré des discriminations religieuses et raciales dans le développement social et économique. À l’écart de tout projet social ou économique utopique, la GdA fait de la mise en œuvre du contenu social de la Constitution de Weimar le fer de lance de son action et milite en faveur d’améliorations économiques au sein du système capitaliste, dont il veut réduire les injustices. La GdA54 appartient appartient à la Confédération syndicale proche du Parti démocrate allemand (Deutsche Demokratische Partei, DDP), à savoir l’Alliance syndicale libérale-nationale des unions allemandes d’ouvriers, d’employés et de fonctionnaires (Freiheitlich-nationaler Gewerkschaftsring deutscher Arbeiter-, Angestellten-, und Beamtenverbände). Cette confédération est le plus souvent désignée par le terme « syndicats Hirsch et Duncker », du nom des deux politiciens fondateurs de l’organisation en 1868. Pour la GdA, l’assurance sociale est une nécessité. Son président, Gustav Schneider, s’oppose aux chefs d’entreprise pour qui les dépenses sociales grèvent l’économie et défend l’idée que ces dépenses sont au contraire indispensables à l’existence d’un personnel de qualité, à même de faire face aux aléas de la vie. Car l’économie est d’abord au service du peuple. La création des assurances sociales témoigne de la maturité morale des salariés qui, au nom de la fraternité, acceptent de cotiser, tout en sachant qu’ils n’auront peut-être jamais besoin de soutien. Cet esprit communautaire, cette idée de l’entraide fraternelle sont, à côté de l’aide matérielle, l’apport le plus important de la sécurité sociale. On peut certes la compléter par un système d’assurance privée, mais il ne faut pas perdre de vue que les structures privées se situent par définition hors du champ de l’utilité publique. Du coup, elles ne prennent pas en compte des missions aussi fondamentales que la politique de santé, l’éducation du peuple à l’hygiène, l’assistance à la maternité et aux nourrissons, la lutte contre les épidémies, la construction de logements (essentielle tant socialement que sur le plan des mœurs). L’assurance maladie ne se contente pas de prendre en charge les malades, mais contribue à la prévention. Seuls les pouvoirs publics peuvent appliquer à grande échelle l’adage selon lequel il vaut mieux prévenir que guérir, en construisant des sanatoriums et des maisons de repos, et en orchestrant des campagnes d’information. Et la GdA insiste sur le fait que les salariés cotisent d’autant plus volontiers qu’ils sont représentés dans les organismes d’assurance, conformément au principe de la gestion directe55. Durant toute la période, le nombre d’adhérents à la GdA oscille autour de 300 000, soit un cinquième à un quart des employés syndiqués.
36Un troisième courant de pensée s’oppose à ces deux confédérations syndicales. Il s’agit de l’idéologie völkisch, nationaliste et « chrétienne » du DHV qui fonde, à côté de l’AfA-Bund et de la GdA, une troisième centrale de syndicats d’employés, l’Union générale des syndicats d’employés allemands (Gesamtverband deutscher Angestelltengewerkschaften, Gedag). La Gedag constitue donc la centrale d’employés au sein de la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerkschaftsbund, DGB), qui rassemble tous les syndicats chrétiens-nationaux. Elle prône la coopération entre employeurs et employés, dans la conviction que les uns et les autres sont régis par une communauté d’intérêts, seule garante du bon rendement de l’entreprise. En conséquence, les salariés ne doivent pas être trop gourmands dans leurs revendications, car s’ils exigent une trop grande part des bénéfices, le patron n’a plus d’intérêt au bon fonctionnement de son affaire. Cette complicité entre patron et employé doit s’épanouir au sein de l’idée allemande de l’État et de l’économie, justiciable du caractère national-allemand et d’une vision chrétienne du monde. D’inspiration nationaliste et conservatrice, la Gedag veut aller au-delà de la stricte défense des intérêts économiques des syndiqués et faire prospérer la tradition patriotique et chrétienne, afin de triompher du matérialisme, dévastateur. La Confédération suit de loin les négociations de conventions collectives et de grilles salariales ; elle reste fidèle à son idéologie antisémite, anti-égalitaire, corporatiste, abhorrant la social-démocratie, l’internationalisme et la lutte des classes. Son refus du travail féminin s’appuie sur l’eugénisme : les métiers d’hommes, dangereux pour la santé des femmes, menacent la race. Fidèle à sa ligne de neutralité politique, elle refuse d’appeler à voter pour un parti, mais encourage ses membres à militer politiquement dans les partis bourgeois — notamment au DNVP — afin d’y faire triompher les vues du DHV. Pour les syndicats chrétiens (dont la Gedag constitue la centrale d’employés), la politique sociale constitue le substrat moral de la communication entre les différentes couches de la société et renforce la vie communautaire d’un peuple. La politique sociale doit être guidée par l’idée que l’être dépendant, mais qui néanmoins crée de la valeur, a un droit moral à la protection et à l’assistance. La politique sociale, en particulier l’assurance sociale légale, repose sur l’idée d’une solidarité réciproque entre concitoyens (Verbundenheit der Volksgenossen), qui fonde les obligations morales des économiquement forts envers les économiquement faibles. L’assurance sociale notamment, à laquelle coopèrent les assurés, permet l’entraide mutuelle : outre l’État, il est normal que les collègues financièrement mieux lotis, en meilleure santé, fassent des sacrifices pour les autres. Elle est fondée sur le principe de solidarité. Un système d’assurance individuelle détruirait ce critère éthique et transformerait ceux qui sont frappés par le destin en demandeurs d’aumône. L’assurance sociale au contraire, en ouvrant des droits, respecte la dignité de chacun, accroît joie au travail et sentiment de responsabilité. Et si l’assurance sociale légale ne peut soulager toutes les détresses, les assurances privées sont là pour en compenser les lacunes56. La Gedag recrute avant tout des employés de commerce : elle rassemble 32 % des employés syndiqués — plus de 40 % en 1930. En son sein, c’est le DHV qui domine : en 1926, il rassemble 255 000 des 400 000 adhérents.
37Durant la période, le centre de gravité du syndicalisme employé moderne se déplace donc de l’industrie au commerce. En effet, le processus de syndicalisation a d’abord gagné les employés de l’industrie : leurs contacts avec le monde de l’atelier les ayant rapprochés du combat mené par les organisations ouvrières pour obtenir de meilleures conditions de travail et de rémunération. D’autre part, ils sont souvent beaucoup plus nombreux au sein d’une même entreprise que les employés du petit commerce. Ce n’est donc pas un hasard s’ils forment, après la guerre, les principaux bataillons de l’AfA-Bund. Mais alors que l’AfA-Bund a une position dominante pendant la période révolutionnaire, un déplacement en direction des organisations conservatrices se produit entre 1922 et 1925, c’est-à-dire pendant la crise provoquée par l’inflation puis lors de la stabilisation. Cette désaffection pour le syndicat de gauche va de pair avec une démobilisation générale des employés, les syndicats enregistrant au total une perte de 300 000 adhérents. Le tableau confirme le déclin constant de l’AfA-Bund, qui ne représente plus en 1930 que le tiers des employés, alors qu’elle en rassemblait une petite moitié au lendemain de la guerre. La Gedag (dominée par le DHV) parcourt le chemin inverse, en passant de 32 à 40 %. Elle augmente ses effectifs de près d’un tiers entre 1920 et 1930. La GdA croît tout aussi régulièrement, mais dans de moindres proportions, en passant de 300 000 adhérents en 1920 à 385 000 en 1930. La croissance de la Gedag et dans une moindre mesure celle de la GdA sont pour l’essentiel dues au ralliement des employés de commerce, attirés par ces organisations plus conservatrices. En 1931, le taux de syndicalisation des employés allemands est de 36,5 %, soit sensiblement le même que celui des ouvriers.
38Au total, aucun syndicat d’employés ne remet en cause le bien-fondé de la politique sociale. Les trois confédérations ont beau concevoir différemment tant sa philosophie que les modalités de sa mise en œuvre, elles remportent d’importantes victoires en termes de législation sociale sous la république de Weimar. Les syndicats d’employés obtiennent d’une part la négociation effective, tout au long des années 1920, de conventions collectives. D’autre part, la loi de 1927 sur l’assurance chômage, qui reprend et homogénéise la législation antérieure, consacre les bureaux de placement spécifiquement destinés aux employés. De même, les congés payés, avalisés par les conventions collectives, deviennent-ils courants. Parallèlement aux négociations liées au droit du travail, les syndicats d’employés, qui seront sous le IIIe Reich dissous et rassemblés dans le Front allemand du travail (Deutsche Arbeitsfront, DAF, voir chapitre VIII), étendent leur action aux autres aspects de l’existence de leurs adhérents, de l’alimentation aux loisirs, créant en leur sein coopératives alimentaires et associations sportives. Leurs préoccupations concernent également les conditions d’habitation de leurs membres, que nous allons exposer ci-après, ce qui entraînera après la guerre la création de sociétés de construction pour les employés, présentées au chapitre IV.
L’habitation de l’employé, de la précarité à la valorisation du statut social
39Venons-en à présent à la question plus spécifique de l’habitat de l’employé, que les travaux historiques n’ont jamais abordée en tant que telle. À cette fin, les sources utiles sont les mémoires consacrés aux conditions de logement de l’employé que nous avons pu retrouver, les éléments épars contenus par les enquêtes nationales et syndicales déjà analysées, ainsi que l’étude menée par Albert Oeckl en 193457. Depuis, les historiens ne se sont que marginalement intéressés à ce problème58. Or l’habitation fait partie des signes distinctifs du niveau de vie et, à ce titre, revêt une grande importance pour l’employé. S’il a pu, en quelques décennies, s’émanciper progressivement de la situation de dépendance par rapport à son employeur, ses conditions d’habitation à la veille de la guerre restent marquées par l’inconfort. L’habitat étant, selon les responsables syndicaux, l’un des moyens par lesquels l’employé souhaite marquer son appartenance à la classe moyenne, le thème du logement devient donc une revendication importante, dont les modalités seront retracées au chapitre suivant. Mais examinons tout d’abord les enquêtes présentant les conditions de logement de l’employé et les éléments permettant d’approcher son rapport à l’habitation.
Les conditions de logement de l’employé avant la Première Guerre mondiale
40Les organisations professionnelles d’employés, de commerce en particulier, se sont dès la fin du xixe siècle émues des conditions de logement réservées à leur corporation : nous avons pu identifier quelques enquêtes antérieures à la guerre de 1914-1918. Elles décrivent une situation préoccupante. La plus ancienne, consacrée exclusivement aux employés de commerce, date de l’année 1888 : elle décrit en particulier la situation du vendeur logé chez le commerçant qui l’emploie59. Vingt ans plus tard, de nouvelles enquêtes s’intéressent aux conditions d’habitation des autres catégories d’employés60. L’enquête la plus complète réalisée avant guerre sur la question est celle menée en 1912 par l’Association de 1858 pour commis de commerce, de Hambourg, qui permet de connaître les conditions de logement des employés, principalement d’entreprises commerciales61.
41Avant guerre, trois formules de logement s’offrent à l’employé : chez son patron ou sur son lieu de travail, dans un logement construit par son entreprise, en ville. Les conditions de logement de très nombreux employés de commerce sont marquées par une tradition spécifique, qui veut que l’employé soit nourri et logé par son patron. La justification habituelle, selon laquelle le commis célibataire et isolé accueilli par la famille du commerçant, heureux de bénéficier de la chaleur d’un foyer et motivé dans son travail, masque une réalité beaucoup plus sordide. Certes, cette habitude est en recul dans les grandes villes, en raison du développement des grands magasins et établissements de négoce, mais elle demeure la règle dans les villes petites et moyennes. La plupart des employés de commerce interrogés en 1888 habitent chez leur patron. Des 69 réponses reçues, venant de 28 villes différentes, 8 présentent l’hébergement comme confortable, 17 comme satisfaisant (sain, mais petit), 40 comme insuffisant (sans chauffage, avec un ameublement défectueux) et 4 comme catastrophique (grenier ou cave, local non meublé, couchage sur une paillasse ou à même le sol). L’auteur conclut que si l’alimentation des employés s’est améliorée, les témoignages recueillis montrent que le logement laisse à désirer.
42À la veille de la guerre, différentes sources permettent de retracer l’évolution des conditions d’habitation de l’employé et d’en dresser le panorama. Tout d’abord, l’enquête de Brunhuber expose les revendications des employés de commerce : la pétition adressée au Parlement en 1890 par les employés des épiceries de Hambourg et de sa banlieue, dans laquelle ils se plaignent du vivre et du couvert, montre que, au mépris de toute réglementation, ils sont logés dans des recoins inimaginables, au grenier, dans la cave, sous l’escalier. En 1894, la Commission de la statistique ouvrière de l’Office impérial de la santé confirme cet état de fait. Elle avertit de la menace que constituent, pour la santé de l’employé de commerce, les détestables encoignures sans air et sans lumière que son patron lui réserve. Elle conclut que le gîte inclus dans le contrat de travail est finalement bien plus avantageux pour le patron, qui le déduit du salaire, que pour l’employé. D’autant que la législation est restée muette sur ce point, du moins jusqu’au code de commerce entré en vigueur en 1897. Ce code représente une légère amélioration par rapport au vide juridique antérieur. En effet, sous la pression des employés, la commission d’experts chargée d’émettre des propositions, puis les débats au Parlement ont abouti à ce que soient stipulées dans l’article 62, alinéa 2, les obligations du patron quant à l’hébergement de l’employé. Le patron doit veiller à ce que l’hébergement soit conforme aux exigences requises par la santé, la moralité et la religion de ce dernier. En cas de non-respect de la loi, le patron doit verser des dommages-intérêts. En 1900, l’article 618 du code civil généralise ces dispositions, couvrant toutes les situations où l’employé habite chez son employeur. Dans la réalité des faits cependant, un rapport de force inégal dissuade le plus souvent le commis, qui redoute de perdre sa place, de porter l’affaire devant les tribunaux. En conséquence, l’Association des employés de commerce de Leipzig adresse en 1899 une nouvelle pétition au Reichstag, regrettant que le projet d’amendement du code de l’industrie et de l’artisanat ne se donne pas les moyens de faire respecter l’application de l’article 62 du code de commerce. Les employés revendiquent l’instauration d’inspections chargées de vérifier la salubrité des conditions de logement dans les commerces, ateliers et entrepôts.
43Le logement patronal pour employés est né avec les premiers complexes industriels installés à proximité de villes ne disposant pas d’un parc locatif suffisant. C’est le cas par exemple des usines chimiques situées à proximité de Höchst ou de Leverkusen. Des considérations sociales ou philanthropiques ont également amené certains entrepreneurs à se soucier de l’habitat de leur personnel et à se transformer en maîtres d’ouvrage. Les cas où les employeurs ont vu dans cette activité le moyen de mieux asseoir la dépendance du salarié sont, selon Brunhuber, exceptionnels. Néanmoins, il préconise l’émancipation de l’employé par l’action d’organismes de construction d’utilité publique, qui permettrait de trancher définitivement le lien anachronique, quasi féodal, entre contrat de travail et bail locatif. Il s’agit de garantir pleinement la liberté de l’employé. En effet, Brunhuber insiste particulièrement sur cet aspect des choses, conformément aux intérêts du public pour lequel il écrit, c’est-à-dire les techniciens membres de la Confédération des fonctionnaires techniques et industriels (Butib). C’est, toujours selon Brunhuber, une exigence d’ordre éthique que l’employé, qui travaille toute la journée pour un patron, soit maître chez lui. Celui qui n’a pas eu la chance de naître capitaliste doit néanmoins se développer comme un être libre et indépendant, et puisque le contrat de travail moderne foule aux pieds cet aspect de la dignité de l’homme, sa vie privée doit être le lieu de son autonomie. Plus encore que l’ouvrier, instinctivement réticent à s’installer dans les cités ouvrières construites par le patron, l’employé, qu’il soit chimiste ou ingénieur, doit pour l’auteur, en vertu de son éducation et de sa formation, refuser cet empiètement et ce contrôle sur sa vie privée. La situation de l’employé moderne exige le renforcement de la conscience éthique de sa personnalité.
44Enfin, l’enquête publiée en 1908 s’intéresse aux possibilités que le marché locatif offre à l’employé pour se loger, pour dénoncer le fonctionnement d’un marché du logement régi par le régime de la propriété foncière et engendrant quatre phénomènes inacceptables : la pénurie, le surpeuplement, le prix élevé des loyers, la piètre qualité du bâti. Le surpeuplement est avéré, selon les résultats des enquêtes menées chaque année par la Caisse locale berlinoise d’assurance maladie pour les personnels du commerce et de la pharmacie auprès de ses assurés62. Et pourtant, la Caisse précise s’être gardée de tout misérabilisme, en faveur de la plus grande objectivité possible. Elle précise que ce personnel est loin d’être exclusivement composé de prolétaires et que nombre d’employés sont fils de parents aisés. En outre, elle a fait l’impasse sur les immeubles menaçant ruine et a enquêté dans tous les quartiers de Berlin. En moyenne, de 1901 à 1905, 18 % des ménages enquêtés habitent dans une unique pièce (ill. 36) et 59 % dans un appartement comprenant une pièce et une cuisine, souvent sombres et humides. De tels logements abritent des familles d’au moins quatre personnes, sans compter le sous-locataire. Pour un logement rudimentaire de ce type, l’employé doit en 1904 débourser de 175 à 220 marks par an. L’employé de commerce ou le technicien, qui gagnent de 1 200 à 1 500 marks par an, soit six fois plus, ont les moyens de payer un tel loyer, mais pas celui du logement qu’ils souhaiteraient, à savoir le deux pièces-cuisine. À 420 marks par mois, ce dernier leur est inaccessible. Seuls les employés exerçant des professions mieux rémunérées peuvent prétendre y installer leur famille. Il faut avoir présent à l’esprit que le taux de mortalité, en moyenne en Allemagne de 20 pour mille par an, est de 5 pour mille chez les habitants de logements de quatre et cinq pièces, et de 163,5 pour mille chez les occupants d’une pièce. La promiscuité propage la tuberculose, la plus répandue des « maladies de l’habitat ». Les caves provoquent des rhumatismes, la chaleur étouffante des greniers fait proliférer les bactéries du lait, responsables de diarrhées mortelles chez les nourrissons.
45Parallèlement à ce tableau militant, on commence à partir de 1907 à disposer de statistiques nationales. L’enquête déjà mentionnée de l’Office national de la statistique estime, sur le fondement d’un échantillon de 36 familles, que les employés dépensent en moyenne 18,7 % de leurs revenus pour se loger63. L’année L’année suivante, le DHV, qui a interrogé plus de trente mille employés, parvient à une conclusion relativement proche : ceux qui ont un logement indépendant déboursent en moyenne 300 marks par an, soit 17 % environ de leur salaire. Enfin, le sondage de l’Association de 1858 pour commis de commerce, dont plus des trois quarts de l’échantillon habitent dans une grande ville ou une ville moyenne, montre que 28 % des employés ont un logement en propre. Les autres sont souslocataires chez des étrangers (36 %), habitent chez des parents (32 %) ou sont logés par leur employeur. En moyenne, l’employé, lorsqu’il a un logement indépendant, ce qui est le plus souvent le cas lorsqu’il passe la trentaine, dépense 16 % de ses revenus pour son loyer pour un logement comprenant en moyenne 3,6 pièces. Lorsqu’il est pensionnaire en ville, la part de son salaire consacrée à payer l’unique pièce à sa disposition s’élève à 18 %.
46En conclusion, l’examen des différents sondages menés avant guerre permet de conclure à une amélioration certaine des conditions d’habitation des employés, si on les compare avec ce qu’elles étaient à la fin du xixe siècle. Néanmoins, à la veille de la guerre, un tiers à peine des employés est convenablement logé.
L’habitation de l’employé sous la république de Weimar
47« Se marier est bien. Ne pas se marier est mieux. » Sous ce titre, la revue Wohnungswirtschaft raconte en 1926 une anecdote savoureuse — pour le lecteur du moins. À un employé de 30 ans, fiancé depuis plusieurs années et qui fait, en vue de sa prochaine union, la demande d’un logement, même modeste, le bureau municipal du logement de la Ville de Waldenbourg en Silésie (aujourd’hui Walbrzych en Pologne) adresse la réponse suivante :
« Bien que nous ayons à plusieurs reprises publiquement mis en garde les couples désireux de convoler contre le fait de se marier avant d’avoir un logement, nous souhaitons en outre vous signaler qu’en raison de l’état actuel du marché du logement, l’attribution d’un logement n’est guère envisageable avant un délai de huit à dix ans. En conséquence, nous vous prions d’ores et déjà de ne pas vous retourner contre le bureau du logement, le jour où vos conditions d’habitation vous paraîtront intolérables. Nous vous aurons averti à temps des difficultés en matière de logement au-devant desquelles vous allez du fait de votre mariage. »
Signé : Schade64.
48Et la revue de conclure que la question de savoir comment sortir de cette situation sans issue ferait un bon sujet de concours. L’histoire ne dit pas dans quelle mesure la municipalité de Waldenburg est parvenue par ce biais à décourager la nuptialité de ses administrés, mais la mésaventure du jeune homme, pour extrême qu’elle soit, n’en est pas moins révélatrice de la difficulté que rencontrent les jeunes couples d’employés à se loger, particulièrement dans les petites villes. La littérature s’est du reste fait l’écho de ce problème, comme en témoignent les péripéties du petit employé et jeune marié Johannes Pinneberg décrites par Hans Fallada dans son roman à succès Et puis après ? paru en 1932. Employé chez un marchand d’engrais dans la petite ville de Ducherow et mal rémunéré, Pinneberg est contraint d’héberger sa femme dans une infâme chambre meublée. Un différend l’ayant opposé à son employeur, Pinneberg atterrit à Berlin où une place de vendeur lui permet d’abriter son couple dans un logement illégal : une mezzanine ménagée dans un entrepôt. C’est là que naît le bébé, qui sera finalement élevé dans une cabane de jardin ouvrier aux portes de la ville, en raison des mesures de rationalisation prises par le grand magasin où travaille son papa65.
49Toutefois, les enquêtes sur le budget des employés sous la république de Weimar, si elles décrivent une situation contrastée, donnent une image un peu moins sombre de leur habitat. Par rapport à la situation qui prévalait avant la guerre, où le tiers seulement des employés occupait un logement indépendant, les conditions d’habitation des employés se sont améliorées. L’enquête menée en 1929 par le DHV auprès de 188 000 employés, par exemple, montre que la proportion d’employés sans logement propre a diminué : elle est désormais de 55 % des employés, au lieu de 77 %. Sur cette grosse moitié d’employés logés chez quelqu’un d’autre, 39,5 % vivent chez des parents ou dans la famille, 25,5 % sont souslocataires chez des étrangers.
50Les conditions de logement des employés sont donc meilleures puisque, en 1929, pratiquement 45 % d’entre eux habitent un logement particulier, qu’il soit de fonction ou pas, contre seulement près de 33 % en 1912. Le pourcentage de sous-locataires a considérablement diminué, au profit, il est vrai, des situations d’hébergement chez les parents, qui touchent plus de 80 % de femmes. La situation de famille joue un rôle prépondérant : sur les employés sondés, 39 % sont célibataires, 59 % mariés, tandis que 4 % seulement des femmes sont mariées. Si l’on regarde la situation des chefs de famille, on s’aperçoit que près de 87 % d’entre eux ont un logement indépendant. Ce chiffre, en contradiction avec le pourcentage global d’employés sans logement propre (55 %), s’explique par le fait que l’immense majorité des employées habitent chez des parents. Si le recul de l’hébergement est attesté, posséder son logement demeure en revanche un phénomène marginal. Selon les enquêtes, le nombre de propriétaires oscille entre 2 et 5 %, et le statut de locataire constitue la règle (de 77 à 84 % des cas). Quant au logement de fonction (10 %) ou patronal (5 %), il est avant tout répandu dans les villages67.
51Par ailleurs, les logements sont relativement spacieux. Si l’on additionne les pourcentages d’employés disposant de trois pièces (33,5 %), de trois pièces et demie (2,6 %) et de quatre pièces (18,7 %), on constate que près de 55 % des employés ont fait le choix d’une habitation confortable, ce qui selon Oeckl est l’indice incontestable de leur aspiration à un train de vie bourgeois. La superficie moyenne des appartements habités par des employés mariés pris en compte par le DHV s’élève à 68 m2. L’enquête de l’Office national de la statistique portant en 1927 sur 2 000 budgets montre que chaque membre d’une famille ouvrière dispose en moyenne de 11 m2, de 17m2 pour la famille de l’employé, de 18 m2 pour la famille du fonctionnaire. Toutefois, si la surface a augmenté, le confort demeure précaire : 30 % des employés enquêtés n’ont pas l’électricité et le chauffage central est exceptionnel. Moins de la moitié de l’échantillon de l’AfA-Bund en 1931 a des toilettes à l’intérieur du logement, alors que les trois quarts des ménages interrogés par l’Office national de la statistique en 1927 en disposaient. Le même écart entre les enquêtes apparaît en ce qui concerne la salle de bains privée : un cinquième des ménages de l’AfA-Bund, mais 28 % de ceux de l’enquête officielle en ont une. Selon cette dernière, 7 % des ménages n’ont pas l’eau courante. Enfin, selon l’enquête de la GdA, 20 % des employés mariés qui sont locataires ont un jardin, ce qui montre que leur logement n’est pas situé dans une caserne locative. La proportion de jardins est en effet supérieure dans le neuf à ce qu’elle est dans l’ancien. Alors que 14,4 % des employés mariés habitant dans l’ancien ont un jardin, ce pourcentage monte à 33,4 % dans le neuf.
52L’effort financier consenti par les employés pour se loger est inégal. L’enquête de la GdA montre qu’un quart des employés mariés paie au maximum 30 marks de loyer par mois, une moitié entre 30 et 60, et un petit quart plus de 60 ; 54 % des employés mariés acquittent un loyer compris entre 30 et 60 marks. Les employés de commerce mariés dépensent plus pour leur loyer que les techniciens, et beaucoup plus que les contremaîtres. Alors que, selon l’Office national de la statistique, les loyers régulés dans l’ancien correspondaient en 1927, en moyenne pour le Reich, à 15 % des revenus des locataires, ils s’élèvent fréquemment à un tiers dans le neuf. Les différentes enquêtes menées dans les années 1920 sur le taux d’effort des employés montrent qu’il tourne autour de 12 %, ce qui s’explique par le nombre important d’employés habitant dans l’ancien ou chez des parents. En prenant en considération la totalité des dépenses afférentes au logement (aménagement, entretien, charges, etc), on peut retenir que la plupart des employés y consacrent de 15 à 25 % de leurs revenus, soit en moyenne un cinquième. À la fin des années 1920 cependant, la proportion d’employés habitant dans des logements neufs a sensiblement augmenté, atteignant un quart de la catégorie, et la part des revenus consacrée au loyer est nettement plus élevée : près de 30 %. L’inélasticité du poste « loyer » conduit S. Coyner à conclure que les employés sont prêts à s’assurer un minimum de confort, même avec un faible salaire. La comparaison avec les conditions d’habitation des familles ouvrières montre qu’il existait sur le marché des logements moins chers que ceux occupés par l’employé. On peut donc considérer comme un choix l’investissement de l’employé modeste dans le loyer d’une habitation décente. Et cet investissement croît régulièrement avec l’augmentation du niveau de revenu. Lorsque les revenus sont bas, cette dépense s’opère au détriment du mobilier : un tiers des foyers modestes examinés dans l’enquête officielle de 1927 n’a acheté aucun meuble. Mais dès que la situation s’améliore, l’employé se meuble.
53La comparaison entre ouvriers, fonctionnaires et employés montre que ces trois groupes sociaux ont une attitude différenciée envers l’habitation. Les ouvriers sont ceux qui dépensent le moins pour leur logement, et de loin. Fonctionnaires et employés lui consacrent à peu près les mêmes sommes, mais les caractéristiques des logements qu’ils occupent diffèrent sensiblement. Les fonctionnaires choisissent une habitation adaptée à leur famille, tandis que les employés bénéficient d’un confort notoirement moindre. On peut avancer que cette situation est au moins partiellement due à la forte proportion d’employées habitant chez leurs parents — les personnes âgées étant peu susceptibles d’apporter des améliorations au confort de leur logement. Toujours est-il que les appartements des fonctionnaires sont les plus vastes, tant par la superficie globale que par le nombre des pièces de séjour et des chambres. Ils sont le plus souvent équipés d’une baignoire, de W.-C. privés, du gaz et de l’électricité. Moins de 4 % des familles sont dépourvues d’eau courante, de cuisine privée, de gaz ou d’électricité.
54Les logements des ouvriers et des employés sont nettement plus modestes, à plusieurs égards. Les logements des familles d’ouvriers et d’employés ont des surfaces équivalentes, ce qui, compte tenu du fait que les premières sont plus nombreuses que les secondes, aboutit à ce que les employés, tout comme les fonctionnaires, jouissent d’une pièce par personne, alors que chaque occupant du logement ouvrier ne dispose en moyenne que des trois quarts d’une pièce. Dans le trois pièces-cuisine des fonctionnaires et des employés, chaque enfant possède sa chambre, les parents ont la leur. Si deux enfants partagent une chambre, la famille utilise celle qui reste comme pièce de réception réservée à la représentation (gute Stube). Dans les foyers ouvriers, chaque pièce est occupée par deux personnes au moins. Les employés ont un équipement sanitaire plus défectueux que celui du fonctionnaire. Leur logement est le moins fréquemment doté de W.-C. privés (moins de la moitié des ménages dans certaines catégories d’employés) et 17 % d’entre eux n’ont pas l’eau courante. Qu’ils habitent un appartement ou une maison, l’équipement est largement en deçà de celui de l’habitation du fonctionnaire. En outre, la sous-location, inférieure à 4 % chez les ouvriers et les fonctionnaires, apparaît comme un phénomène propre aux employés, qui touche jusqu’à 17 % des foyers, sous la double forme de l’accueil d’un sous-locataire par un foyer d’employés ou de la sous-location, par la famille de l’employé, d’une pièce chez autrui. En effet, les familles d’employés, à la taille réduite, peuvent plus facilement sous-louer une pièce sans accès à la cuisine et aux sanitaires que les familles nombreuses des fonctionnaires ou des ouvriers. C’est ce phénomène qui explique lassez fort taux de familles d’employés n’ayant pas l’usage exclusif d’une cuisine (7 %) ou d’une salle de bains (72 %).
55Dans l’ensemble, l’employé est moins susceptible que les autres d’habiter un logement neuf et de déménager en banlieue. Toutefois, il faut nuancer car, au fur et à mesure que son revenu augmente, il semble se prendre d’affection pour les nouvelles constructions. Le fonctionnaire aisé demeure dans un appartement ancien, spacieux et confortable, donnant sur rue, tandis que l’employé qui a réussi choisit un logement neuf. L’enquête de la GdA montre une proportion importante d’employés mariés habitant dans un logement neuf, toutes catégories de revenus confondues : 28,5 %. Mais là où le fonctionnaire choisit un logement situé à proximité de son lieu de travail ou d’un équipement scolaire fréquenté par ses enfants, l’employé a tendance à résider en centre-ville. Il est prêt à supporter la charge financière du loyer élevé qu’il doit acquitter pour un appartement relativement spacieux, à l’équipement sanitaire défectueux, à l’ameublement succinct, mais situé dans un quartier central. Sandra Coyner signale que certains commentateurs ont vu dans cette attitude une manifestation du désir d’ascension sociale de l’employé, dont le statut serait valorisé par un domicile dans un quartier ancien et cossu. Mais elle suggère une autre motivation de l’employé : le pouvoir d’attraction qu’exerce sur lui la proximité des lieux de loisirs, en excipant du fort coefficient qu’occupe dans son budget la rubrique « loisirs » (du cinéma à l’acquisition d’un poste de radio en passant par la consommation de spiritueux).
56Si les habitations des ouvriers et des fonctionnaires montrent donc la prégnance des valeurs familiales, le choix des employés semble indiquer qu’ils accordent moins d’importance au confort de la famille qu’à la localisation de leur logement. Cette impression est confirmée par la modestie des sommes consacrées par les employés à leur ameublement et à la décoration de leur intérieur. À loyer égal, ils dépensent beaucoup moins d’argent pour leur cadre de vie que les fonctionnaires. L’AfA-Bund déplore que les familles d’employés ne puissent pas moderniser leur mobilier : leurs moyens financiers leur interdisent de bénéficier du « progrès considérable réalisé depuis la guerre dans le goût et la qualité de l’ameublement et de la décoration de l’habitat68 ». Sur cette question, nous allons à nouveau interroger l’enquête pionnière d’Erich Fromm. L’étude de psychologie sociale qu’il réalise en 1929 recèle en effet quelques indications. Rappelons que 26 % des réponses conservées émanent d’employés. Les questions nos 217 à 242 concernent le logement et sa décoration. L’une d’entre elles demande aux interviewés s’ils aiment les cités d’habitation (Siedlungen) modernes. Malheureusement, Fromm n’analyse les réponses qu’à une seule question, celle concernant la décoration du logement. Un tiers des personnes interrogées ne répondant pas à la question n° 240 : « Comment décorez-vous votre logement ? » Fromm conclut qu’elle a été mal formulée et suppose que les choix esthétiques ne sont souvent pas conscients, que certains ont une trop faible marge de manœuvre financière, que d’autres encore ont considéré la question comme inessentielle sur le plan politique. Le taux de réponses des employés est néanmoins plus important que celui des ouvriers, suggérant ainsi l’importance de l’habitation pour la nouvelle classe moyenne. Les employés sont 40 % à répondre qu’ils décorent leur habitation avec des fleurs et des tableaux, ce qui, en l’absence de précision, peut être l’indice d’un goût conventionnel propre à la fraction inférieure des classes moyennes. Néanmoins, à la question suivant : « Quels tableaux et photographies avez-vous accrochés aux murs ? » les employés sont de loin les plus nombreux à annoncer un goût personnel pour l’art, à choisir des reproductions de peintures ou gravures de maîtres anciens et modernes hors des sentiers battus, et à apprécier les arts graphiques. Ils sont 7 % à posséder des objets artisanaux, reliefs, calendriers, miroirs, figures en porcelaine et autres bibelots. Et 5 % des employés décrivent un ameublement conforme aux principes de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), soulignant l’aspect qualitatif de leurs choix, couleurs et formes, ainsi que l’absence de meubles inutiles. Fromm cite une réponse typique : « Fonctionnalité. Chaque meuble devrait, par sa fonction évidente et ses couleurs harmonieuses, contribuer à embellir le logement. Une décoration artificielle est alors superflue, à l’exception occasionnelle de fleurs. » Enfin, 12 % des employés ayant répondu affirment n’avoir aucune décoration spéciale, ce que Fromm analyse comme une attitude tenant l’ornementation pour inutile — propreté, simplicité et ordre étant les facteurs essentiels de l’embellissement du logement. Fromm analyse ensuite l’ensemble de ces réponses, sans distinguer selon les catégories professionnelles, en fonction des opinions politiques. Les sympathisants du nazisme sont particulièrement nombreux (72 %) à affectionner fleurs et tableaux, les communistes à n’avoir aucune décoration particulière (19 %), reflet d’un relatif mépris pour ces préoccupations frivoles. Seuls 4 % d’entre eux ont des bibelots. Ce sont les socialistes radicaux, par ailleurs favorables à l’éducation culturelle, qui ont la prédilection la plus marquée pour l’esthétique fonctionnaliste (12 %), suivis par les nazis (6 %).
57Il est malencontreux pour notre étude que les réponses aux autres questions concernant l’habitation ne soient pas étudiées (n° 217 : « Habitez-vous dans un immeuble locatif, une caserne à loyers, une maison dans une cité ; êtes-vous propriétaire, occupez-vous un logement appartenant à l’entreprise ? » n° 218 : « Habitez-vous dans un logement indépendant ou dans un meublé ? » Les questions nos 219-229 portent sur l’étage, le nombre de pièces, leur superficie, les lits, l’accès à une cuisine, le chauffage ; les questions nos 230-231 sur le jardin, nos 232-233 sur le mobilier). Une question revêt pour notre étude un intérêt particulier (n° 242) : « Comment trouvez-vous les cités modernes ; peu élevées, toit plat, etc. ? » Quelques réponses sont retranscrites :
« Bien. »
« Je construirais mieux les maisons. »
« Bien. On vit seuls, on n’a pas de réparations à faire. Les loyers ne sont pas plus chers qu’ailleurs. »
« Bien, mais trop chères et trop loin du lieu de travail. »
« Très bien. »
« En partie très bien, mais hors de prix. »
« Bien, parce qu’elles sont indispensables. »
« Bien en partie. »
Elles n’ont rien de spécial, mais sont quand même mieux que les vieux immeubles du centre. »
« Très bien. »
58Ces jugements indiquent une opinion dans l’ensemble favorable à l’architecture moderne. L’une d’entre elles, émanant d’un linotypiste de 35 ans, membre du KPD, nomme même l’un des chefs de file du Mouvement moderne : « Gropius (constructions basses) est bien. » Les autres données ne sont pas utilisables. Retenons toutefois que l’enquête de Fromm confirme l’interprétation syndicale du budget de l’employé, c’est-à-dire l’importance qu’il accorde à son habitat.
59Au total, les différentes enquêtes menées dans les années 1920 recèlent des données contradictoires sur l’habitat de l’employé. Il semble que l’on soit en présence d’un double idéal-type : l’employé en situation précaire, célibataire, hébergé chez des parents occupant un logement dépourvu de confort et situé en centre-ville. À l’autre extrémité du spectre, l’employé marié, père de famille, consacrant près du tiers de ses revenus à un logement neuf, confortable, situé en périphérie urbaine et si possible doté d’un jardin. En règle générale, l’employé, y compris lorsqu’il est marié et père de famille, est locataire ; son logement a une superficie d’environ soixante-dix mètres carrés. C’est à cet employé installé, prêt à un taux d’effort nettement supérieur à la moyenne, que s’adressera l’activité constructive de la Gagfah, la Gehag étant pour sa part sensible à la plus grande modestie du train de vie des adhérents des syndicats libres.
60La formation des trois centrales syndicales d’employés, amorcée comme on l’a vu lors des négociations sur la mise en œuvre de l’économie de guerre puis des accords Stinnes-Legien de 1918, est consolidée dans les années d’après-guerre par les transformations qui s’opèrent dans le monde de la production. Alors qu’avant guerre les employés s’étaient organisés sur des bases strictement corporatistes, les années 1920 voient l’émergence d’une conscience nouvelle, celle de former un groupe social transcendant les branches économiques. Au début du siècle, les employés de commerce défendaient les intérêts de leur corporation, faisant ainsi échec aux tentatives des employés de l’industrie pour trouver un statut en tant qu’employés. Mais, au cours des années 1920, la rationalisation des méthodes de production et de distribution conduit à la collaboration de plus en plus fréquente de ces deux catégories d’employés au sein de l’entreprise. Ce rapprochement va de pair avec le développement rapide d’un même type d’activités au sein des entreprises commerciales et industrielles : celles des employés de bureau, affectés aux écritures ou à des tâches d’administration. L’entre-deux-guerres est dès lors le moment de la constitution d’une conscience de groupe chez tous les employés, au détriment des petits patrons et commerçants.
Notes de bas de page
1 Lederer, Die Privatangestellten in der modernen Wirtschaftsentwicklung, Tübingen, 1912.
2 Le livre de S. Kracauer, Die Angestellten. Aus dem neuesten Deutschland, Francfort-sur-le-Main, 1930 (rééd. 1971, trad. française 2000), reprend une série d’articles parus en 1929 dans Die Frankfurter Zeitung. Sur Kracauer (1889-1966), en français, voir E. Traverso, Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade, Paris, 1994 ; N. Perivolaropoulou et P. Despoix (dir.), Culture de masse et modernité. Siegfried Kracauer sociologue, critique, écrivain, Paris, 2001.
3 T. Geiger, « Panik im Mittelstand », Die Arbeit, 7, 1930, p. 637-653. Deux ans plus tard, il fait œuvre de pionnier avec une véritable somme sociologique : Die soziale Schichtung des deutschen Volkes. Soziologische Gegenwartsfragen, Stuttgart, 1932 (2e éd. Darmstadt, 1967).
4 Sous le IIIe Reich, la sociologie des employés est décapitée : Emil Lederer, Erich Fromm et Hans Speier émigrent aux États-Unis, Theodor Geiger au Danemark, Siegfried Kracauer à Paris puis aux États- Unis, Fritz Croner en Suède.
5 J. Kocka, article « Angestellte », dans O. Brunner, W. Conze, R. Koselleck (dir.), Geschichtliche Grundbegriffe, Stuttgart, vol. 1, 1972, p. 110-128 ; id. (dir.), Angestellte im europäischen Vergleich. Die Herausbildung angestellter Mittelschichten seit dem späten 19. Jahrhundert, Göttingen, 1981 ; id., Les employés en Allemagne 1850-1980. Histoire d’un groupe social, Paris, 1989.
6 G. Schulz, Die Angestellten seit dem 19. Jahrhundert, Munich, 2000.
7 Sur l’employé au travail, voir le catalogue d’exposition très bien illustré, dirigé par B. Lauterbach, Großstadtmenschen. Die Welt der Angestellten, Francfort-sur-le-Main, 1995.
8 D. J. Peukert, Die Weimarer Republik, Francfort-sur-le-Main, 1987, p. 22.
9 Sur l’évolution de la notion de bourgeoisie, voir l’article très éclairant de J. Kocka, « Bürgertum und Burgerlichkeit als Probleme der deutschen Geschichte vom späten 18. zum frühen 20. Jahrhundert », dans id. (dir.), Bürger und Bürgerlichkeit im 19. Jahrhundert, Göttingen, 1987, p. 21-63. Une version française, moins développée, était parue l’année précédente : « La bourgeoisie dans l’histoire moderne et contemporaine de l’Allemagne : recherches et débats récents », Le mouvement social, n° 136, 1986, p. 5-27.
10 La distinction entre alter Mittelstand et neuer Mittelstand semble être due à G. Schmoller, « Was verstehen wir unter dem Mittelstande ? Hat er im 19. Jahrhundert zu- oder abgenommen ? », dans Verhandlungen des 8. Evangelisch-sozialen Kongresses, Göttingen, 1897.
11 En 1924, les révisions successives de la loi auront étendu l’assurance à tous les employés de bureau (à l’exception du personnel de gardiennage) et aux employés des secteurs technique, sanitaire, social et éducatif.
12 Les principaux partis dits bourgeois sont, à la veille de la Première Guerre mondiale : le Parti national-libéral, le Parti populiste (Deutsche Volkspartei), issu d’une scission avec le Parti national-libéral, le Parti du centre catholique (Zentrum), à dominante bourgeoise, mais s’adressant également aux catholiques appartenant à d’autres couches sociales, et le Parti progressiste.
13 Ce souci de distinction a perduré sous la république de Weimar. À titre d’exemple, notons que, dans les années 1920, les syndicats d’employés emploient, pour désigner le chômage des employés, le terme de Stellenlosigkeit, à la place des vocables Arbeitslosigkeit ou Erwerbslosigkeit en vigueur dans les milieux ouvriers. Cf. H.-J. Priamus, Angestellte und Demokratie. Die nationalliberale Angestelltenbewegung in der Weimarer Republik, Stuttgart, 1979, p. 18.
14 Les chiffres sur la répartition des employés dans la population active variant en fonction des méthodes de calcul employées par les auteurs, on retiendra ceux de G. Schulz, Die Angestellten..., op. cit., p. 6-7.
15 H. Speier, Die Angestellten vor dem Nationalsozialismus. Zur deutschen Sozialstruktur 1918-1933, Francfort-sur-le-Main, 1989, p. 29-55 (éd. originale 1977).
16 A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft und ihre Wohnungsverhältnisse. Eine sozialpolitische Studie unter besonderer Berücksichtigung der Gagfah, Munich, s.d. (v. 1934), p. 151. Ces 20 % relèvent des professions sociales, artistiques, de santé, de surveillance et englobent les sportifs professionnels, les marins...
17 Voir par exemple H.-G. Haupt, « Mittelstand und Kleinbürgertum in der Weimarer Republik », Archiv für Sozialgeschichte, 26, 1986, p. 217-238 ; et R. Unterstell, Mittelstand in der Weimarer Republik. Die soziale Entwicklung und politische Orientierung von Handwerk, Kleinhandel und Hausbesitz 1919-1933, Francfort-sur-le-Main, 1989.
18 E. Kolb, Die Weimarer Republik, Munich, 2e éd. revue et corrigée, 1988, p. 180-181.
19 Cf. J. Kocka, Les employés en Allemagne 1850-1980, op. cit. ; et M. Prinz, Vom neuen Mittelstand zum Volksgenossen. Die Entwicklung des sozialen Status der Angestellten von der Weimarer Republik bis zum Ende der NS-Zeit, Munich, 1986.
20 Les résultats de ces enquêtes syndicales ont été publiés : Der Haushalt der Kaufmannsgehilfen, 300 Haushaltsrechnungen. Eine Erhebung des deutschnationalen Handlungsgehilfen-Verbandes, Hambourg, 1927 ; O. Suhr, Die Lebenshaltung der Angestellten. Untersuchungen aufgrund statistischer Erhebungen des Allgemeinen freien Angestelltenbundes, Berlin, 1928 ; et « Haushaltungsstatistik », Die Angestelltenbewegung, 1928, p. 285-288 ; GdA, Die wirtschaftliche und soziale Lage der Angestellten, Berlin, 1re éd. 1930 ; 2e éd. revue et complétée, 1931 ; Was verbrauchen die Angestellten ? Ergebnisse der dreijährigen Haushaltungsstatistik des Allgemeinen freien Angestelltenbundes, Berlin, 1931. Elles sont à compléter avec celles de l’Office national de la statistique : Statistisches Reichsamt, Die Lebenshaltung von 2000 Arbeiter-, Angestelltenund Beamtenhaushaltungen. Erhebung von Wirtschaftsrechnungen im Deutschen Reich vom Jahre 1927/1928, 1932, et avec les statistiques périodiquement établies par la Caisse nationale d’assurance retraite pour les employés sur les revenus de ses assurés. Deux historiens ont exploité ce matériau : S. Coyner, « Class patterns of family income and expenditure during the Weimar Republic : German white-collar employees as harbingers of modem society », doctorat d’histoire, Rutgers University, New Brunswick (É.-U.), 1975, dont un résumé a été publié : id., « Class consciousness and consumption ; the new middle-class during the Weimar Republic », Journal of Social History, 10, 1977, p. 310-331 ; et A. Triebel, « Zwei Klassen und die Vielfalt des Konsums. Haushaltsbudgetierung bei abhängig Erwerbstätigen in Deutschland im ersten Drittel des 20. Jahrhunderts », Berlin, Max-Planck-Institut für Bildungsforschung, rapport de recherche n° 41, 1991.
21 L’AfA-Bund remarque que l’ensemble des dépenses liées au logement représente environ 15 % du budget de l’employé, à un moment où le logement aidé s’est considérablement développé, alors qu’à Vienne, le loyer ne représente que 3,2 % des dépenses de l’employé autrichien. O. Suhr, Die Lebenshaltung..., op. cit., p. 12.
22 La radio connaît un succès fulgurant dans l’Allemagne des années 1920 : le nombre d’auditeurs croît de 467 en 1923 à 1 million en 1926. Le nombre de 2 millions est atteint fin 1927-début 1928, en dépit des taxes dues par les auditeurs.
23 GdA, Die wirtschaftliche und soziale Lage der Angestellten, Berlin, 2e éd. revue et complétée, 1931, p. 261. Alors que les ouvriers n’obtiennent que trois à six jours fériés par an, les employés bénéficient généralement de deux à trois semaines. Si la pratique du congé payé annuel concernait 42 % des employés de bureau en 1901 et 66 % des membres du DHV en 1908, ce sont, en 1926, 89 % des conventions collectives, valables pour 94,7 % des actifs, qui comportent une clause sur les vacances. Cf. Bureau international du travail, Der bezahlte Urlaub für Angestellte, 1932, p. 1.
24 Office national de la statistique, « Erhebung von Wirtschaftsrechnungen minderbemittelter Familien im deutschen Reiche », Reichsarbeitsblatt, cahier n° 2, 1909.
25 Statistisches Reichsamt, Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich, Berlin, 1930. Selon cette enquête, le budget type des catégories sociales étudiées s’établit en moyenne comme suit : 35,64 % pour l’alimentation, 11 % pour l’habillement, 11,5 % pour le loyer, 5,94 % pour l’aménagement du logement, 3,4 % pour le chauffage et l’éclairage, 32,5 % pour les dépenses diverses.
26 Ibid., p. 344.
27 A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft..., op. cit., p. 154.
28 S. Coyner, « Class patterns... », op. cit., p. 317-320.
29 D’après W. Mohr, « Eine Angestelltenstadt », AfA-Bundeszeitung, n° 10, 1er octobre 1931, p. 185.
30 S. Coyner, « Class patterns... », op. cit., p. 353.
31 Sur la composition de l’électorat du NSDAP, l’ouvrage de référence est J. W. Falter, Hitlers Wähler, Munich, 1991. Les autres ouvrages utiles sont P. Manstein, Die Mitglieder und Wähler der NSDAP 1919-1933. Untersuchungen zu ihrer schichtmäßigen Zusammensetzung, Francfort-sur-le- Main/Berne/New York, 1990 ; T. Childers, The Nazi Voter. The Social Foundations of Fascism in Germany 1919-1933, Chapel Hill/Londres, 1983, et R. Hamilton, Who voted for Hitler ?, Princeton, 1982.
32 T. Childers, The Nazi Voter..., op. cit., p. 328-329.
33 A. Oeckl signale que le renouvellement des générations au sein du peuple allemand requerrait un taux de fécondité de 3,2 enfants par femme, op. cit., p. 171.
34 S. Coyner, « Class patterns... », op. cit., p. 151-155.
35 B. Lauterbach, Angestelltenkultur. « Beamten »-Vereine in deutschen Industrieunternehmen vor 1933, Münster/New York/Munich/Berlin, 1998.
36 E. Fromm, Arbeiter und Angestellte am Vorabend des Dritlen Reiches. Eine sozialpsychologische Untersuchung, Stuttgart, 1980 (trad. du manuscrit américain original : « German workers 1929. A survey, its methods and its results »).
37 R. Spree, « Angestellte als Modernisierungsagenten : Indikatoren und Thesen zum reproduktiven Verhalten von Angestellten im späten und frühen 20. Jahrhundert », dans J. KOCKA (dir.), Angestellte im europäischen Vergleich..., op. cit., 1981, p. 279-308, et id., « Klassen- und Schichtenbildung im Spiegel des Konsumentenverhaltens individueller Haushalte zu Beginn des 20. Jahrhunderts », dans T. Pierenkemper (dir.), Haushalt und Verbrauch in historischer Perspektive. Zum Wandel des privaten Verbrauchs in Deutschland im 19. und 20. Jahrhundert, St Katharinen, 1987, p. 56 et suivantes.
38 J. Kocka, Les employés en Allemagne..., op. cit., p. 11-12.
39 En 1913, ils sont près de 950 000 ; A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft, op. cit., p. 145.
40 Sur le courant völkisch, voir, en français, L. Dupeux, Histoire culturelle de l’Allemagne 1919-1960 (RFA), Paris, 1989, p. 52-54.
41 Selon l’expression de F. Stern, Politique et désespoir. Les ressentiments contre la modernité dans l’Allemagne préhitlérienne, Paris, 1990 (éd. orig. américaine 1961).
42 Sur Theodor Fritsch (1852-1933), voir J. Favrat, « Theodor Fritsch ou la conception ʺvölkischʺ de la propagande », dans L. Dupeux (dir.), La « révolution conservatrice » dans l’Allemagne de Weimar, Paris, 1992, p. 339-349.
43 Sur la « révolution conservatrice », voir les travaux de L. Dupeux, notamment sa thèse : Le national-bolchevisme dans l’Allemagne de Weimar, Paris, 1979, 2 vol. (1re éd. 1976). Pour une introduction à la question, voir id., « Présentation générale » et « Révolution conservatrice et modernité » dans id. (dir.), La « révolution conservatrice », op. cit., p. 7-13 et 17-43. Voir aussi l’étude plus récente de M. Travers, Critics of Modernity. The Literature of the Conservative Revolution in Germany 1890-1933, New York, 2001.
44 H. Rauschning, The Conservative Revolution, New York, 1941.
45 A. Mohler, Die konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Grundriß ihrer Weltanschauungen, doctorat de science politique, 1949 (publication Stuttgart, 1950).
46 Sur l’antithèse entre les notions de « civilisation » (Zivilisation) et de « culture » (Kultur) en Allemagne, voir infra, chapitre VII.
47 La seule étude consacrée au DHV est celle d’I. Hamel, Völkischer Verband und nationale Gewerkschaft. Der deutschnationale Handlungsgehilfen-Verband 1893-1933, Francfort-sur-le-Main, 1967. Elle est axée sur les aspects politiques et idéologiques de l’organisation.
48 L. Schreyer, Die bildende Kunst der Deutschen : Geschichte und Betrachtungen, Hambourg, 1930. Je remercie Wolfgang Voigt de m’avoir signalé cet ouvrage.
49 Lothar Schreyer (1886-1966), à l’issue de ses études d’histoire de l’art et de droit, décide de se consacrer au théâtre, à la peinture et à la littérature. En 1914, il rencontre Herwarth Walden, le directeur de la revue expressionniste berlinoise Der Sturm, dont il devient le rédacteur en chef. En 1918, Schreyer fonde un théâtre d’essai expressionniste, la Sturmbühne, qu’il dirige jusqu’en 1921, date à laquelle Gropius l’appelle au Bauhaus pour animer les activités théâtrales. Schreyer, dont la conception du théâtre est profondément mystique, accepte l’invitation avec joie, car il voit dans le Bauhaus, « citadelle de l’expressionnisme », le lieu idéal pour mener ses recherches. Son théâtre est un véritable rituel religieux, l’espace scénique étant pour lui une correspondance de l’espace cosmique. Mais rapidement, cette conception d’inspiration expressionniste se trouve en décalage avec le tournant que prend le Bauhaus : dès 1923, l’échec de la représentation de Mondspiel (« Jeu de la lune ») le décide à quitter l’école.
50 G. Hartfiel, Angestellte und Angestelltengewerkschaften in Deutschland, Berlin, 1961, p. 119, 122 et 127-128.
51 « Angestelltenbewegung und -Sozialpolitik im Kriege », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, a. 44, n° 1, 1917, p. 309.
52 Idem.
53 Sur les positions de l’AfA-Bund, voir F. Croner, Crundzüge freigewerkschaftlischer Sozialpolitik, Berlin, 1930.
54 L’étude de H.-J. Priamus, Angestellte und Demokratie. Die nationalliberale Angestelltenbewegung in der Weimarer Republik, Suttgart, 1979, lui est consacrée.
55 G. Schneider, «Wirtschaftlichkeit der Sozialversicherung », Die Reichsversicherung, a. 3, n° 10, 1929, p. 302-305; id., Die geistigen Grundlagen der GDA-Arbeit, Berlin, 1930.
56 La position de la Confédération allemande des syndicats (DGB) à laquelle est affiliée la Gedag est notamment exprimée dans : B. Otte, « Sozialversicherung oder Fürsorge », Die Reichsversicherung, a. 3, n° 10, 1929, p. 293-295.
57 Die Lage der Handlungsgehülfen, Leipzig, 1890; R. Brunhuber,« Wohnungsfrage und Bodenreform in ihrer Bedeutung für die Privatangestellten », Jahrbuch 1908 für die soziale Bewegung der Industrie-Beamten, Berlin, 1908, p. 161-207; Verein für Handlungs-Commis von 1858, Die Wohnungs- und Dienst- Verhältnisse kaufmännischer Angestellten in Handel, Industrie und Gewerbe, Hambourg, 1913. Au sein des enquêtes sur le budget de l’employé, les passages plus spécifiquement consacrés au logement sont : O. Suhr, « Die Wohnung im Haushalt des Angestellten», Wohnungswirtschaft, vol. 5, 1er octobre 1928, n° 19/20, p. 270-272; A. Kasten, « Die Wohnungsverhältnisse der Angestellten », dans GdA, Die wirtschaftliche und soziale Lage..., op. cit. (2e éd.), 1931, p. 280-330; A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft..., op. cit., p. 170-181.
58 La bibliographie se résume à : G. Asmus (dir.), Hinterhof, Keller und Mansarde, Einblicke in Berliner Wohnungselend 1901-1920, Hambourg, 1982; et S. Coyner, « Class patterns... », op. cit., p. 108-118 et 291-307.
59 L’auteur de l’enquête, Georg Hiller, est membre de l’Association des employés de commerce de Leipzig (Verein deutscher Handlungsgehilfen zu Leipzig) : les résultats de l’enquête sont publiés dans Die Lage der Handlungsgehülfen, op. cit.
60 Une enquête est réalisée pour le compte de la Confédération des fonctionnaires techniques et industriels (Bund der technisch-industriellen Beamten, Butib). Le Butib, qui compte 15 000 membres en 1909, avant guerre l’un des deux seuls syndicats regroupant spécifiquement des employés, rejoindra l’AfA-Bund après la guerre. Son enquête est publiée en 1908 : R. Brunhuber, « Wohnungsfrage... », op. cit. En 1908 également, le DHV mène une enquête auprès de 33 611 employés, citée par A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft..., op. cit., p. 51-52.
61 L’analyse porte sur les réponses à 7 600 questionnaires : Verein für Handlungs-Commis von 1858, Die Wohnungs- und Dienst- Verhältnisse..., op. cit.
62 La Caisse locale berlinoise d’assurance maladie pour les personnels du commerce et de la pharmacie (Berliner Ortskrankenkasse fur den Gewerbebetrieb der Kaufleute, Handelsleute und Apotheker), fondée en 1884, devient en 1914 la Caisse d’assurance maladie locale générale (Allgemeine Ortskrankenkasse, AOK). Elle compte 100 000 assurés en 1906, dont 65 % d’hommes, tous actifs dans les métiers du commerce et de la pharmacie. En l’absence de décompte, le nombre d’employés de commerce masculins est estimé par la direction à 20 000. Les enquêtes annuelles que mène la Caisse, de 1901 à 1920, dans le but de montrer le lien direct entre maladie et insalubrité du logement, sont documentées par des campagnes photographiques. Elles concernent indifféremment l’habitat des ouvriers et des employés, et ont été étudiées dans l’ouvrage collectif : G. Asmus (dir.), Hinterhof..., op. cit.
63 A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft..., op. cit, p. 51-52.
64 « Heiraten ist gut — nicht heiraten ist besser! », Wohnungswirtschaft, vol. 3, n° 18/19, 1er octobre 1926, p. 159. Le nom du fonctionnaire municipal prête à sourire, Schade signifiant « dommage » en allemand !
65 H. Fallada, Kleiner Mann, was nun?, Berlin, 1932 (trad. française Et puis après ?, Paris, 1933). L’édition originale allemande était ornée de dessins de Georg Crosz. Sur la façon dont les romans de la modernité littéraire de Weimar reflètent les conditions d’habitation : C. Köhler, Unterwegs zwischen Gründerzeit und Bauhaus. Wohnverhältnisse in Berlin in Romanen der Neuen Sachlichkeit, Münster, 2003.
66 Source : A. Oeckl, Die deutsche Angestelltenschaft..., op. cit., p. 170.
67 S. Coyner, « Class patterns... », op. cit., p. 110.
68 AfA-Bund, Was verbrauchen die Angestellten, op. cit., 1931, p. 21.
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