Conclusion générale
p. 237-247
Texte intégral
1Premier défrichage dans les relations franco-portugaises, ce travail comporte des limites. D’une manière générale, il ne nous a toujours pas été possible de faire l’exposé des événements avec toute la clarté et toutes les précisions nécessaires. Cela s’explique par l’histoire mouvementée du Portugal républicain, l’obstacle représenté par la carence des sources et de référence des faits. Ces difficultés nous ont quelquefois contraint à une « histoire-fiction » ou à une « histoire-policière », ce à quoi nous ne nous sommes pas refusé dans la mesure où, comme démarche, elle nous a permis de démêler les faits, d’émettre ou d’enrichir des hypothèses.
2Le second type de limites est d’ordre thématique. En effet, un certain nombre de questions n’ont pas pu être étudiées. Il en est ainsi des rapports entre le Corps Expéditionnaire Portugais et la société française, de même l’image que l’opinion patriotique française s’est faite du Portugal et du soldat portugais et, réciproquement, l’image de la France au Portugal, n’ont pas été suffisamment étudiées. Il nous est apparu que le développement approfondi de ces thèmes, hormis les aspects qui ont été traités dans l’étude de l’action commune de propagande, n’était pas indispensable pour appréhender les lignes de force des relations de guerre.
3En raison de la destruction durant la seconde guerre mondiale des dossiers relatifs au Portugal dans la Série Paix des archives du ministère français des Affaires Étrangères, les relations diplomatiques dans le cadre de la conférence de la paix n’ont pas été abordées. On peut cependant penser que cette lacune est d’une importance relative. En effet la position internationale respective des deux États est telle qu’ils n’auraient pas eu à s’affronter sur les questions cruciales de définition des conditions de la paix et de partage du butin de guerre. Avec la défaite de l’Allemagne, l’intégrité de l’empire colonial portugais se trouvait préservée. Et bien qu’ayant contribué à cette défaite, le Portugal n’avait formulé aucune revendication susceptible de l’opposer de façon particulière à la France. Sa seule revendication, au-delà de la question générale des réparations, était la récupération du petit territoire de Kionga au nord du Mozambique. Cette revendication, bien mineure, se situait de surcroît, hors de la zone d’influence de la France.
4L’état des relations dans le cadre de la conférence de la paix était par conséquent moins fonction des problèmes posés entre les deux pays par ladite conférence que le reflet des contradictions franco-britanniques en rapport avec le contexte politique interne du Portugal. Cela explique que nous ayons abordé ce moment sous l’angle des problèmes politiques de la fin de la République Nouvelle de Sidonio Paes.
5Par ailleurs, il aurait certainement été nécessaire de procéder à une analyse plus profonde des conditions économiques et financières qui précédèrent la chute de la Première République portugaise. Les difficultés financières ne sont-elles pas souvent évoquées à propos du changement de régime et de l’établissement de l’État Nouveau ? Il nous est apparu que mettre l’accent sur les étapes et les faits significatifs de l’évolution politique et sociale en relation avec le contexte international, permet de mieux saisir le changement de régime et par la même occasion, la signification de l’acte de reconnaissance diplomatique du nouveau pouvoir par la France.
6Ce travail représente pour nous une ébauche à l’étude des relations franco-portugaises contemporaines. Aussi, dans la mesure où dépasser les différentes limites et plus précisément celles d’ordre thématique ne ressortissait pas à un impératif catégorique pour son équilibre d’ensemble, nous n’avons pas cherché à le faire.
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7Cela dit, cette ébauche aura toutefois permis de mettre en lumière des problèmes majeurs d’un moment important des relations entre les deux pays. Importance non pas à cause de l’étendue de la période qui n’est que de seize ans, mais en raison du contexte historique et des événements qui ont marqué cette période tant au niveau international que sur le plan de l’évolution interne des États, en particulier du Portugal.
8L’évolution des rapports dans la période d’avant-guerre, ouverte par la proclamation de la République au Portugal, aura été influencée par le contexte international de rivalités entre les puissances. Petit pays accusant un retard économique et disposant d’un immense domaine colonial, le Portugal constituait un terrain d’affrontement des grandes puissances ; il subissait en effet, une sorte de trilogie de la domination des principales puissances de l’Europe Occidentale : forte influence culturelle de la France, forte présence économique de l’Allemagne, monopole politique de l’Angleterre. Curieuse situation qui plonge certes ses racines, en partie, dans un passé lointain, mais dont l’actualité s’explique avant tout par le contexte en question. De cette situation, résulta le fait qu’à bien des égards, les relations franco-portugaises furent conçues, pour la France, comme un prolongement de ses rapports avec les deux autres puissances.
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9L’étude des courants d’opinion et des relations maçonniques aura illustré, en partie certes, le premier élément de la trilogie – l’influence culturelle de la France – en révélant l’importance des relations sociales et politiques extra-officielles entre les deux pays. Dans l’intensification de celles-ci, est intervenu le fait essentiel de l’avènement de la République. Cependant, les échanges dans ce cadre doivent être compris, sur le plan du mouvement des idées, comme un mouvement de la France vers le Portugal. Cela est vrai pour bien des couches de la société portugaise. Le phénomène prend toutefois la dimension d’une véritable dépendance idéologique en ce qui concerne les classes dominantes qui cherchent constamment les références intellectuelles et morales du côté de la France ; la similitude créée par la naissance de la République tend à renforcer cette tendance.
10Ce phénomène qui a ses origines dans l’histoire de la Renaissance au Portugal, les influences de la Révolution Française et les traces des guerres napoléoniennes, fait partie de la réalité portugaise et est entretenu par plusieurs facteurs : la place de Paris et l’attrait que cette ville exerce comme centre privilégié de la vie intellectuelle et culturelle internationale, le phénomène d’émigration intellectuelle et politique vers la France, la place qu’occupent, dans l’activité intellectuelle et scientifique du Portugal, la langue française d’une part et, de l’autre, les produits de l’édition et de l’imprimerie françaises. Mais, comme dimension des relations entre les deux pays, le phénomène eut une importance formelle en face des réalités de la politique internationale qui préoccupaient les grandes puissances : les questions d’équilibre et d’alliance, d’expansion commerciale, d’extension des zones d’influence ou de territoires coloniaux.
11Ainsi, dans le domaine commercial – le seul chapitre des échanges économiques à être étudié – les deux pays se livraient la guerre des tarifs. Examiné du point de vue de la France, l’état défectueux des échanges commerciaux était d’autant plus ressenti que, au-delà des obstacles propres aux économies des deux pays (similitude de certaines productions tel que le vin), la poussée allemande sur le marché portugais exerçait une réelle pression sur les positions françaises. Le fait d’avoir à faire face à ces pressions, quelquefois aux prix d’arrangements forcés, tendit à transformer, quelque peu, les relations franco-portugaises en une dimension des rapports franco-allemands, lesquels étaient faits d’hostilité due aux traces de la guerre de 1870-1871 et à l’évolution de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui vit se développer les prétentions et les manifestations de plus en plus grandes de l’Allemagne à l’hégémonie mondiale et dont l’expansion commerciale n’était qu’un aspect. Ces manifestations et ces prétentions de l’Allemagne furent à l’origine du projet de partage de l’empire colonial portugais qui fut, après la question de la reconnaissance du régime républicain, l’objet essentiel des relations diplomatiques entre la France et le Portugal et l’un des fondements du troisième élément de la trilogie, la domination politique de l’Angleterre sur le Portugal.
12L’importance des rapports particuliers entre ces deux pays, consacrés par l’Alliance dite séculaire ou perpétuelle se fondait en effet, avant tout sur l’importance du Portugal et de ses colonies pour l’Angleterre, importance d’ordre économique certes, mais surtout d’ordre stratégique et diplomatique : position géographique des côtes du Portugal continental et des îles adjacentes de l’Atlantique Nord, de certaines colonies comme l’Angola et le Mozambique, rôle de ces dernières comme monnaies d’échange dans le cadre de la « welpolitik » et de la « machtpolitik », plus précisément dans la résolution des contradictions avec l’Allemagne. Garantie, en retour, de l’intégrité de ces colonies, l’Alliance servit de guide au gouvernement de Lisbonne, en matière de politique extérieure. La reconnaissance par la France de ces deux réalités complémentaires – monopole politique britannique, allégeance portugaise – liée à l’existence de l’Entente Cordiale détermina l’orientation de ses actes diplomatiques en ce qui concerne le Portugal.
13Ainsi, dans la question de la reconnaissance officielle du régime républicain, le Quai d’Orsay aligna sa position sur celle du Foreign Office en dépit des sympathies politiques et du soutien moral des hommes d’État français au nouveau régime. La reconnaissance de la prépondérance britannique au Portugal et la nécessité d’éviter tout acte susceptible de contrarier cette réalité expliquent cette attitude qui révéla le caractère formel de la confraternité républicaine dans un cas où elle aurait pu jouer. Face au problème de la partition de l’empire colonial portugais, la position de la France était délicate et son action en partie tributaire de l’Angleterre. Elle était à l’écart des négociations secrètes anglo-allemandes non seulement par principe, mais aussi parce qu’elle n’y était pas conviée quand bien même elle aurait manifesté le désir d’y participer. Pourtant, la question, d’importance majeure, soulevait deux problèmes, l’un d’ordre territorial et l’autre d’ordre diplomatique.
14La partition aurait, pour la France, remis en question la sécurité de ses possessions coloniales d’Afrique Centrale et l’équilibre colonial en général. Mais en même temps, dans la mesure où un tel partage devait contribuer à estomper les tensions anglo-allemandes, il aurait pu affecter l’Entente Cordiale en y créant une première fissure au profit de l’Allemagne. Après avoir cherché en vain à obtenir la mise de Cabinda hors d’attribution, la France orienta son action dans trois directions : préparer l’éventualité où le partage serait inéluctable, développer les initiatives du côté portugais en vue de la pénétration économique dans certaines possessions, agir sur l’Angleterre pour obtenir que le traité ne soit pas publié. En agissant dans cette dernière direction auprès de l’Angleterre, la France entendait surtout empêcher toute réalisation du projet anglo-allemand ; le statu-quo apparaissait comme répondant mieux à ses intérêts, du fait même des limites à ses autres actions. La démarche auprès du gouvernement portugais en vue de réaliser des investissements dans certaines colonies devait, elle, permettre de créer une situation qui pût, soit légitimer une prise de possession en cas de partage effectif, soit obliger les deux autres puissances à tenir compte de ses intérêts. Mais, outre les difficultés à trouver des investisseurs, il y avait un obstacle de taille, d’ordre politique.
15Le Portugal était certes désireux de sauver ses colonies qui lui étaient essentielles sur le plan économique, social et politique. L’impossibilité pour lui d’en assurer la sécurité et la promesse formelle de leur défense par l’Angleterre fondaient l’Alliance. Or l’horizon international annonçait un ouragan violent qui ne mettrait pas seulement en danger les territoires coloniaux des petits États, mais l’existence même de ces États.
16Dans la situation internationale d’alors et le rapport de force qui en découlait, l’allégeance inconditionnelle à l’Angleterre était pratiquement la seule politique possible pour les classes dirigeantes. Le Portugal n’était donc pas à même d’aller au fond de la logique de l’alternative engagée – la coopération coloniale avec la France – en en développant les ultimes conséquences, c’est-à-dire éventuellement envisager un rapprochement avec la France ou, surtout, prendre l’initiative de lui offrir des concessions de manière à créer des difficultés à la réalisation du projet anglo-allemand ; il y avait donc un obstacle à l’action envisagée par la France.
17La suspension des initiatives des deux côtés, portugais et français, à la suite de l’arrêt supposé des contacts anglo-allemands illustra les limites de l’action respectives des deux États, dans la question coloniale.
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18Le contexte international et la trilogie de la domination, comme facteurs exerçant une influence, auront été essentiels à la compréhension des relations franco-portugaises dont la situation, au moment de l’éclatement du conflit mondial, était la suivante : 1) renforcement, du fait de la naissance de la République au Portugal, des affinités idéologiques entre les deux États, des relations sociales et politiques extra-officielles ; mais en même temps, accentuation au point de vue de la politique officielle, du caractère formel de ces échanges et de ces affinités en raison des tendances dominantes de l’évolution internationale ; 2) difficultés des relations commerciales ; 3) absence quasi-totale d’autonomie dans les relations politiques du fait de la position respective des deux États par rapport à la première puissance mondiale, l’Angleterre.
19L’état des relations diplomatiques traduisant le mieux la situation internationale, on avait affaire en définitive, dans les relations franco-portugaises, à des rapports tridimensionnels où Londres constituait, pour Paris et pour Lisbonne, un pôle de référence dans la prise des décisions en matière de politique de l’une vis-à-vis de l’autre.
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20Le conflit qui éclate en été 1914 était fondamentalement l’aboutissement de l’affrontement des puissances, contexte dont résultaient ces différents faisceaux de relations. Dans ce conflit total, la France, un des principaux champs de bataille, en quête de ressources et de concours extérieur allait porter son attention sur le Portugal. Ce dernier, dès les premiers jours, avait pris position et offert son concours à l’Angleterre. Le cours général des relations franco-portugaises allait par conséquent être avant tout fonction de la position internationale effective du Portugal, de belligérance ou de neutralité, c’est-à-dire en définitive une position dans la définition de laquelle devait intervenir le gouvernement britannique. En ce qui concerne cette période, il y a lieu de distinguer ce qui nous apparaît comme des conclusions provisoires et des conclusions définitives.
21Question-clé dans le développement possible des relations entre les deux pays, le problème de la position internationale du Portugal connut une histoire qui est celle d’un équilibre entre la volonté proclamée de ce pays de participer militairement au conflit en Europe et l’opposition britannique à cette éventualité. Des discussions sur l’explication de ces positions, nous sommes parvenus à des conclusions provisoires qui se résument en une seule question : le domaine colonial portugais. L’argumentation sur laquelle repose l’opposition britannique à l’engagement militaire du Portugal – éviter un effort supplémentaire pour la Royal Navy et pour le Trésor de guerre – est apparemment solide et officiellement défendable ; mais le maintien de cette position après la rupture germano-portugaise puis la formation du CEP en détruit la portée. L’attitude britannique semble découler d’une autre explication : la volonté (supposée) de préserver la possibilité d’utilisation des colonies portugaises dans une éventuelle paix de compromis avec les Empires Centraux ; tenir le Portugal à l’écart des champs de batailles décisives d’Europe pourrait avoir été considéré comme le meilleur moyen d’avoir une plus large liberté d’action quant à un recours éventuel à cette « chair à compensation ».
22De même, seule la crainte de cette éventualité, justifiée non seulement par les précédents des accords secrets anglo-allemands de partage, mais aussi par les propos tenus dans les milieux dirigeants des puissances belligérantes sur les modifications de la carte de l’Europe et donc nécessairement du monde, pourrait fonder le désir de participation du Portugal. Mais s’il n’est pas possible d’être définitivement édifié sur les facteurs d’explication des deux positions, portugaise et britannique, il est permis d’affirmer que l’équilibre fut, à chaque étape, rompu en faveur de la volonté portugaise de participation au conflit et que les besoins de la France tiennent une place essentielle dans cette rupture.
23A l’origine de l’alerte d’octobre 1914, c’est-à-dire du premier projet de formation d’une division auxiliaire portugaise, il y eut la demande française d’artillerie de campagne. Le projet de création de la division auxiliaire n’a été envisageable que grâce à l’acceptation par l’état-major français, puis par le gouvernement britannique, de la proposition portugaise de faire accompagner les batteries par ceux qui les servaient. Outre les difficultés britanniques en matière de frêts, l’attitude française joua également dans la prise de décision du gouvernement britannique de pousser le Portugal à se saisir des vapeurs allemands, acte qui fut à l’origine de la rupture germano-portugaise. Processus analogue dans l’envoi de la mission militaire mixte anglo-française au Portugal et dans l’acceptation du principe de sa participation militaire au front occidental. Ces besoins qui forcèrent le gouvernement britannique à évoluer vers l’intervention armée du Portugal ont été en même temps utilisés par ce dernier comme un cheval de Troie dans son intervention.
24Mais la coopération qui s’engageait allait avoir des limites. La vie interne et externe du Portugal était largement affectée par la participation militaire en Europe. La coopération de son Corps Expéditionnaire avec l’armée française constituerait un moyen de renforcement de l’influence de la France. L’intégration des intérêts des Alliés n’était pas synonyme de fusion de ces intérêts. L’Angleterre ne laissa donc pas le C.E.P. combattre aux côtés de la France. Telles furent les limites les plus significatives des relations de guerre entre la France et le Portugal.
25Néanmoins, les relations de guerre furent intenses. Proportionnellement à ses potentialités humaines et matérielles, le Portugal tint une place non négligeable dans l’effort de guerre de la France et constitua en même temps, une sorte de prolongement du champ de bataille contre l’Allemagne. Inversement, la France fut pour le Portugal, une alliée de choix. Le Portugal offrit à la France un contingent d’artilleurs, servit de source de ravitaillement, autorisa l’utilisation de Leixoês comme base de l’escadre de patrouilles opérant dans le golfe de Gascogne. La France contribua, quant à elle, à la fourniture de l’équipement militaire, à la formation de l’aviation et de l’aéronautique maritime, installa une base d’hydravions à Aveiro pour la défense des côtes portugaises contre les sous-marins allemands. Sur le plan économique, une nette évolution s’opéra. Avec le bouleversement introduit dans l’économie française, tant dans la production que dans la circulation des marchandises, le Portugal n’eut aucune difficulté à placer ses principaux produits sur le marché français ; et, de surcroît, pour la première fois, le solde commercial était en sa faveur. La France qui ne pouvait mettre à profit dans l’immédiat les potentialités offertes par l’élimination de l’Allemagne, tira le maximum des possibilités offertes par le Portugal, possibilités matérielles certes, mais également possibilités humaines. La guerre vit en effet l’apparition du phénomène d’immigration de masse des travailleurs portugais en France.
26Phénomène total, la guerre donna également lieu à des échanges intellectuels qui entrent dans le cadre de la propagande et de l’action contre l’Allemagne. Dans ces échanges idéologiques qui portèrent sur les thèmes de la liberté et de la civilisation, de la confraternité républicaine, de la communauté latine et bien d’autres, la France trouva en d’éminentes personnalités portugaises les meilleurs défenseurs de sa cause ; quant aux interventionnistes portugais, ils trouvèrent dans la France la référence à la justification idéologique de la participation de leur pays : la défense de la civilisation, de la liberté et du républicanisme contre la barbarie et le despotisme. Ces relations de propagande confirmèrent à nouveau le phénomène de l’influence culturelle et idéologique de la France. En revanche, la critique essentielle de ce phénomène devait être l’absence d’interférence entre le discours et la réalité de la coopération étroitement soumise au bon vouloir du gouvernement britannique.
27Étape importante dans les relations entre les deux pays, la guerre, tout en multipliant les liens et en renforçant la position et l’influence de la France, était en même temps, au Portugal, source de difficultés. Aussi, le renversement de l’équipe Machado-Costa qui organisa l’intervention se fit-il dans les conditions où tout laissa croire à une remise en question de cette politique. Mais le contexte contraignit à la « réalpolitik », c’est-à-dire à la reconnaissance de la junte militaire dirigée par Sidonio Paes qui avait proclamé sa fidélité aux engagements internationaux pris par le pays.
28Les conditions d’instauration du nouveau pouvoir, la République Nouvelle de Sidonio Paes, créèrent une situation politique dans le développement de laquelle, vers la fin de la guerre et dans l’immédiat après-guerre, le nom de la France fut associé en partie. A l’image de cette question qui ouvrit la période, les rapports de l’après-guerre furent marqués par des problèmes d’évolution interne du Portugal, largement influencés par des données et des tendances de la situation internationale.
29S’agissant des problèmes qui surgirent entre les deux pays dans le cadre de la fin de la République Nouvelle – l’assassinat de Sidonio Paes et le soutien qu’aurait apporté la France au Parti Démocrate – on est fondé à maintenir certaines hypothèses, en dépit des obstacles quant aux possibilités de vérification. A l’évidence, la présence des réfugiés portugais à Paris d’une part, le contexte international de l’autre, rendaient possibles toutes les suppositions et spéculations.
30Il n’y a pas de doute que Paris a constitué une base d’action contre le régime de Sidonio Paes. On ne peut imaginer les hommes politiques déchus, disposant d’un puissant parti, abandonner l’idée de reconquérir le pouvoir ; de surcroît, les réfugiés et leur parti constituaient la fraction politique la plus attachée aux formes républicaines parlementaires du pouvoir politique. Ils ne pouvaient qu’être inquiétés par l’évolution de la République Nouvelle et l’importance qu’y avaient prise les monarchistes. Dans leurs entreprises de reconquête du pouvoir, ils comptaient nécessairement sur le soutien « d’amis français » comme l’atteste la démarche de Henri Martinet au profit d’Afonso Costa, et sans doute aussi sur celui indirect d’institutions, comme la Franc-Maçonnerie ; les rapports étroits entre le Parti Démocrate et le « Grande Oriente Lusitano Unido » d’une part, et d’autre part entre ce dernier et le Grand Orient de France rendent possible la création à la rue Cadet de la « Loge Portugal » qui aurait servi de centre d’activités aux réfugiés.
31En ce qui concerne les milieux gouvernementaux français, les démarches portugaises constituent un indice, mais non une preuve formelle de rapports, encore moins de soutien aux réfugiés. Néanmoins, on peut considérer comme probable l’existence de relations particulières entre les réfugiés et certains officiels français ; de telles relations ne pouvaient qu’aboutir, en arrière plan, à un « marché » dont les termes seraient entre autres, un soutien en échange d’une politique future, plus favorable à la France. La tendance prônant un rapprochement plus étroit avec la France, qui se serait manifestée dans le premier gouvernement de coalition de l’après-sidonisme constitue un élément supplémentaire de renforcement de l’idée d’un « marché ». Mais cette question du soutien aux exilés portugais, était, en partie, vraie ou fausse, le reflet des conséquences immédiates de la guerre.
32La défaite de l’Allemagne renforçait la position de la France sur le continent et faisait remonter en surface les vieilles rivalités anglo-françaises. Une telle situation rendait tout à fait envisageables deux hypothèses complémentaires : 1) dans le contexte nouveau créé par la guerre, le soutien de la France au Parti Démocrate se situe bien dans le sens d’un élargissement de son influence au Portugal, aux dépens de l’Angleterre, rompant ainsi avec la ligne politique qui consistait à reconnaître la prépondérance de cette dernière ; 2) la volonté du Parti Démocrate, ou plus précisément de ses principaux dirigeants en exil, de mettre à profit les contradictions anglo-françaises, en jouant la carte de la France, moyennant un soutien.
33Outre les obstacles, quant aux possibilités d’une telle évolution, la période qui engendra ces questions fut bientôt close, et on en vint du côté français à une politique de concertation avec l’Angleterre. Cette politique de concertation répondait moins aux anciennes exigences de l’Entente Cordiale qu’à celle plus utile d’une nouvelle coalition informelle des puissances contre les conséquences de la guerre, en particulier les prolongements de la Révolution Bolchévique, facteur de désintégration des États.
34Cette question de la désintégration des États introduit le rapport de la France au processus de liquidation de la Première République parlementaire portugaise. En effet, l’attitude de la France, face à la situation portugaise, attitude qui se manifeste à travers la coopération anti-bolchévique, l’envoi de navires à l’occasion des événements d’octobre 1921, la reconnaissance du pouvoir militaire, répondaient au souci de voir cette situation se stabiliser. Mais l’évolution interne du Portugal posait en même temps le problème de l’avenir du régime républicain qui fondait d’importantes affinités entre les deux pays.
35Cependant, ce qui intéressait les puissances, en l’occurrence la France et l’Angleterre, c’était moins les formes du pouvoir politique que la consolidation de l’autorité de l’État. La dictature militaire, issue du coup d’État du 28 mai 1926, apparut comme la solution à la désintégration du pouvoir d’État portugais ; dans la mesure où elle ne remettait pas en question les intérêts généraux de ces deux puissances et que, par ailleurs, elle se présentait comme une solution à la longue crise portugaise, elle fut acceptée et reconnue sur le plan diplomatique. A l’évidence, la reconnaissance de ce pouvoir, dans un contexte international d’instauration de régimes dictatoriaux de type fasciste, par des démocraties dites libérales, était gênant. Mais l’intérêt des puissances outrepasse les formes institutionnelles du pouvoir d’État, surtout dans leur zone d’influence.
36Ainsi, pour la France, la reconnaissance de la dictature militaire dont il était évident qu’elle rompait avec la République parlementaire libérale ne marquait pas seulement la fin de la confraternité républicaine ; elle confirmait définitivement le caractère formel de cette confraternité. Conséquence logique de l’action anti-bolchévique, cet acte de reconnaissance était aussi l’affirmation de la primauté des rapports d’État.
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37 Telles sont les grandes lignes de l’évolution des rapports franco-portugais durant la période allant d’octobre 1910 à mai 1926.
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38La réflexion doit s’orienter à présent vers l’examen des résultats acquis et de leur portée. Deux types de préoccupations se révèlent à l’issue de notre travail : 1) Les relations sociales et politiques non-officielles à travers l’opinion publique et la franc-maçonnerie. 2) Les relations inter-étatiques qui montrent le rôle de la France dans le processus de liquidation de la Première République parlementaire portugaise.
39L’étude de l’opinion publique française face à l’avènement de la république au Portugal a mis en lumière divers courants d’opinion qui sont le reflet projeté sur la situation portugaise des contradictions entre des forces sociales et politiques de la société française.
40La notion d’opinion publique n’est pertinente que si elle s’applique à un ensemble homogène. Or toute société est hétérogène. Cette notion ne peut, a fortiori, être opératoire s’il s’agit de décrire les rapports entre deux sociétés distinctes. Certes, les différents courants d’opinion n’influencent pas au même degré les événements et l’évolution des situations mais ils n’en sont pas moins variés. De même, il y a lieu de noter qu’au niveau des relations bilatérales, les « opinions » sont l’expression voire le prolongement de véritables rapports multiformes.
41Ces différentes constatations nous autorisent, au plan méthodologique, à faire les suggestions suivantes : 1) en histoire des relations internationales et plus encore pour les relations bilatérales, il est nécessaire d’effectuer une étude sociologique de l’opinion publique. 2) Il est indispensable que l’étude des relations bilatérales indique la nature des rapports entre forces sociales correspondantes des deux sociétés.
42La systématisation de l’étude de tels rapports enrichirait l’histoire des relations internationales et expliquerait la reproduction à l’échelle internationale de certaines institutions sociales, l’évolution interne des États. De ce point de vue l’étude des franc-maçonneries française et portugaise et de leurs rapports a été révélatrice à plus d’un titre ; elle aura fourni la preuve de l’existence, entre les sociétés, de relations peu visibles et insaisissables, mais dont le rôle est considérable dans la reproduction des valeurs sociales et idéologiques sur le plan international et dans la politique officielle et extra-officielle. Ces relations reposent sur des institutions politiques et sociales (celles-ci sont quelquefois de caractère ésotérique). Ces institutions sont en général des émanations des couches dominantes des sociétés industrialisées. Elles se reproduisent dans des États neufs ou dominés. La franc-maçonnerie est, à cet égard, un exemple des plus frappants.
43La question des rapports occultes intéresse également un aspect apparemment microphénoménal, mais en réalité important du rôle de la France dans le processus de liquidation de la Première République parlementaire portugaise. Cet aspect est l’assistance de la France à la lutte anti-bolchévique qui pose le problème général d’une dimension souvent cachée des relations internationales : les différentes formes d’action politico-militaires, singulièrement celle des grandes puissances à l’encontre des petits États ou des nations dépendantes, et destinées à infléchir le cours de leur évolution.
44Ainsi l’action anti-bolchévique et l’acte de reconnaissance de la dictature militaire par la France répondent aux mêmes exigences. Ces deux actions complémentaires posent le problème général de l’histoire politique internationale, du rôle des démocraties parlementaires libérales dans l’établissement des dictatures, du rapport de ces deux régimes.
45Le problème se pose plus particulièrement lorsqu’il s’agit des États en formation et des États n’ayant pas connu la révolution industrielle, créatrice des conditions économiques et culturelles nécessaires à l’apparition et à la consolidation de la démocratie libérale bourgeoise. L’évolution interne de ces États, loin de s’opérer de manière autonome, subit l’influence et l’action directe ou indirecte des grandes puissances qui tentent d’imprimer à cette évolution une direction conforme à leurs intérêts économiques, stragétiques ou politiques.
46Si l’on tient compte de ces considérations, il n’est pas possible d’accepter la théorie rostowienne1 sur le processus du développement historique, la théorie dite des étapes de la croissance économique.
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47Signalons enfin quelques directions de recherche. Les préoccupations théoriques formulées ci-dessus devraient inspirer l’étude des rapports entre les grandes puissances et les États et nations en formation ou dépendants. On pourrait, concernant les relations franco-portugaises, approfondir un certain nombre de thèmes.
48La période étudiée s’est terminée par l’établissement de la dictature militaire à laquelle succède, un peu plus tard, l’État fasciste de Salazar. L’étude des rapports de la France et du Portugal à partir de la Révolution Nationale du 28 mai 1926 jusqu’à la chute de l’État fasciste (Avril 1974) peut constituer un prolongement logique de l’entreprise que nous avons commencée.
49Cette nouvelle étude pourrait elle aussi, être envisagée dans une perspective structurelle. Certains thèmes d’histoire politique et militaire pourraient faire l’objet d’une attention particulière : les rapports entre, d’une part, certaines forces politiques françaises et, d’autre part, le régime fasciste et le mouvement intégraliste portugais2, le rapport de la France à la longue résistance portugaise contre le fascisme, le rapport à la guerre coloniale (1961 – 1974).
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