Chapitre X. L’économie de paix : les difficultés de réalisation des visées de la France au Portugal et le retour à la situation précaire d’avant la guerre dans le domaine des échanges commerciaux
p. 187-205
Texte intégral
1La question de l’avenir des relations économiques entre la France et le Portugal avait été l’un des thèmes de propagande dans la célébration de l’amitié et de la coopération entre les deux pays. Les circonstances créées par le conflit avaient apparemment ouvert d’assez bonnes perspectives. Les exportations du Portugal avaient atteint leur plus haut niveau. Quant à la France, l’élimination de l’Allemagne lui avait fait entrevoir des possibilités de redressement de sa situation commerciale et de manière générale, le renforcement de sa présence économique au Portugal.
2Que devint, dans les faits, au lendemain du conflit, cette idée répandue par la propagande commune qu’une ère nouvelle était ouverte pour les échanges économiques entre les deux pays ?
3L’évolution de l’après-guerre tendit plutôt à annihiler les espérances qu’avait fait naître de part et d’autre, le conflit. Les échanges économiques connurent de sérieuses difficultés résultant des exigences économiques de chacune des deux nations, de l’accélération des difficultés économiques et financières du Portugal, enfin de l’âpre concurrence que se livraient, sur le marché portugais, les puissances industrielles et ce, dans une conjoncture internationale défavorable. Les deux pays, non seulement ne parvinrent pas à conclure un accord régularisant les échanges commerciaux, mais se livrèrent quasiment à une guerre des tarifs, alternant le recours aux expédients des arrangements provisoires pour éviter la rupture et l’application de tarifs maximums et prohibitifs ; la France, en outre, rencontra des limites à ses ambitions dans d’autres domaines des relations bilatérales dont l’approche révèle toute la difficulté à retracer l’histoire des relations économiques de l’après-guerre.
I – Des exemples de difficultés de réalisation des visées de la France
4Deux questions symbolisèrent les difficultés de la France à entretenir avec le Portugal des relations fructueuses et surtout, à réaliser les visées nourries au cours du conflit. Ce fut d’une part l’impossibilité de recouvrer ses dettes de guerre et de l’autre, l’échec des initiatives relatives à la fourniture de matériels aéronautiques et à l’adjudication des travaux du port de Lisbonne.
5Au niveau du premier chapitre, il s’est posé, d’une manière générale, avec la fin des hostilités, le problème de la liquidation des vieux contentieux financiers en suspens et des dettes de guerre.
6En ce qui concerne les anciens contentieux, la perte des valeurs françaises dans les pays étrangers, en particulier en Russie à la suite de la Révolution Bolchévique, semble avoir joué un rôle dans la détermination avec laquelle les rentiers français soulevèrent auprès des pouvoirs publics le problème de leurs avoirs. Ceux-ci, constitués de placements publics (emprunts municipaux ou d’État) et privés (compagnies à Chartes dans les colonies ou en métropole), étaient pour la plupart, en perpétuelle souffrance. Il en fut ainsi, à titre d’exemple de l’emprunt Don Miguel de 1836, de l’emprunt 1886 de la ville de Lisbonne, des obligations de la Compagnie de Gaz de Porto. Seules la Compagnie des Chemins de Fer Portugais et la Compagnie des Tabacs du Portugal continuaient à assurer tant bien que mal le service des intérêts. La persistance de ces contentieux s’expliquait en partie par la situation monétaire et financière critique du Portugal, laquelle ne permit pas également au gouvernement de ce pays de faire face aux dettes de guerre dues à la France.
7Le bureau franco-portugais mis sur pied en décembre 1918 pour s’occuper exclusivement de ce problème, établit la créance de la France en trois rubriques : 1) la valeur totale du matériel de guerre et des prestations fournis au CALP (Corps d’Artillerie Lourde Portugaise) qui servit dans l’armée française mais qui, conformément à la convention Norton de Matos – Paul Painlevé du 17 mai 1917, était à la charge du gouvernement portugais ; 2) la valeur du matériel aéronautique et de lutte contre les sous-marins nécessaires à la défense du Portugal continental ; 3) la valeur des équipements de la base française d’hydravion d’Aveiro cédés après l’armistice1.
8Mais, aussi bien en ce qui concerne les cessions effectuées au cours de la guerre que celles faites postérieurement à l’armistice et pour lesquelles le chef de la mission financière portugaise en France avait formellement accepté le paiement au comptant, le Portugal se montra mauvais payeur. Les 189.997 francs (sur 1.192.000 francs des cessions postérieures au 11 novembre 1918) versés au lendemain des premières réunions de la commission mixte, allaient constituer les seuls paiements effectués par le gouvernement portugais. De la même manière, l’activité de la mission portugaise ne put aller au-delà de ces premiers travaux qui permirent d’établir tout juste le montant de la dette. Par la suite, la mission fut retirée de France. Les autorités portugaises, dès lors, soit donnaient des réponses d’attente, soit n’en donnaient pas du tout. En l’absence, dans l’immédiat, de commande importante de maétriel militaire de leur part – ce qui aurait pu offrir une occasion de pression – le gouvernement français dut se résigner, de telle sorte que, jusqu’en 1924, la question n’était toujours pas réglée. Il est peu probable qu’elle l’ait été ultérieurement.
9Des difficultés, la France en connut également dans les initiatives qu’elle mena d’une part pour la fourniture de matériel aéronautique et de l’autre pour l’adjudication des travaux du port de Lisbonne.
10D’une manière générale, les perspectives de développement de l’aéronautique s’étaient élargies au lendemain de la guerre. La multiplication des raids aériens rendait prometteur l’avenir de l’aviation civile dans le domaine commercial et postal. Le Portugal qui représentait un marché potentiel et où l’aviation connaissait un véritable engouement, se trouva sollicité par les pays producteurs de matériel à l’occasion du projet de traversée de l’Atlantique vers le Brésil. Ce projet, né au courant de l’année 1919, sous l’influence du succès du vol des aviateurs américains entre Terre-Neuve et Lisbonne, avait reçu l’aval du gouvernement qui ouvrit des crédits à cet effet.
11Le succès des Américains, mais également des Britanniques qui avaient relié Terre-Neuve à l’Irlande les mettait en position de force ; les Portugais portèrent en effet leur attention sur des appareils ayant déjà fait leur preuve sur de longues distances. La France qui avait joué un rôle essentiel dans la création de l’aviation militaire portugaise pendant la guerre tenta de mettre à profit l’influence acquise. A l’inverse des concurrents américains et anglais qui avaient agi par l’intermédiaire des attachés commerciaux, elle dépêcha à Lisbonne le lieutenant de Vaisseau Larrouy, ancien commandant du Centre d’Aéronautique maritime d’Aveiro. Selon le rapport de mission de ce dernier, la décision d’acquérir des appareils britanniques aurait été déjà prise lorsqu’il arriva à Lisbonne. C’est alors que son intervention aurait contribué à remettre en question cette option ; il aurait convaincu les aviateurs portugais et en particulier le responsable de l’organisation du raid, Saccadura Cabral, que le meilleur choix pour eux était celui d’appareils qu’ils connaissaient le mieux2 ; autrement dit, les appareils français qui étaient les seuls sur lesquels ces aviateurs s’étaient jusque-là exercés.
12La question était d’importance. La fourniture de matériel pour le raid représentait en soi un marché insignifiant qui n’aurait pas nécessité un tel effort. Son importance résidait cependant dans le fait que le choix d’un appareil représentait pour son producteur une énorme opération publicitaire en cas de réalisation de la traversée de l’Atlantique du Portugal au Brésil. Considérant à cet égard la mission de prospection que devait effectuer Saccadura Cabral à Londres et Paris, Larrouy écrivait que, de son issue, dépendrait assurément la clientèle aérienne au Portugal et dans les pays d’Amérique du Sud3. Mais en dépit de cet effort, la fourniture du matériel volant pour la liaison Portugal-Brésil – qui n’aura lieu qu’en mars 1922 – ne fut pas confiée à la France. Pourtant, c’est à bord d’un hydravion français, un Bréguet XIV A2 que, dans le cadre de la préparation du vol projeté, Saccadura Cabral et ses coéquipiers réalisèrent le premier exploit aérien portugais en assurant la liaison du Portugal continental avec Madère en mars 19214. Mais ce fut à bord d’un appareil britannique, un Farey 17 qu’un an plus tard, se fit la traversée de l’Atlantique vers le Brésil5.
13La concurrence britannique allait également se manifester sur un deuxième terrain, celui de l’adjudication des travaux et d’un arsenal à Lisbonne.
14A la fin de 1919, le gouvernement portugais rendit public un projet de création d’un nouveal arsenal complet pour la réparation et la construction de grands bateaux, sur la rive gauche du Tage en remplacement de celui qui existait alors sur la rive droite, en pleine ville. Il lança à cet effet un concours public auquel prirent part un groupe anglais représenté par une maison portugaise et le groupe français Hersent-Schneider. L’adjudication fut attribuée au groupe anglais, en dépit de la soumission meilleur marché du groupe français qui proposait 2.365.000 livres sterling contre 3.500.000 pour le groupe anglais, soit une différence de 1.135.000 livres. Ce choix serait dû au fait que les conditions financières du groupe français témoignaient de trop de défiance à l’égard du gouvernement portugais6.
15Mais, fort de ce succès, les Anglais cherchèrent à transformer l’affaire. Ils proposèrent la combinaison suivante : en échange de facilités financières au gouvernement portugais pour combler son déficit budgétaire et rembourser l’argent anglais, c’est-à-dire les avances d’argent faites pendant la guerre, ils obtiendraient en même temps que la concession des travaux du nouvel arsenal, l’exploitation de ce dernier pour une longue période, soixante années par exemple. Ces propositions formulées au courant de 1920, d’abord adoptées par la chambre des députés portugais mais suspendues à la suite de changements ministériels, inquiétèrent les autorités françaises. Si les Anglais obtenaient gain de cause et réalisaient le projet, cela signifierait qu’ils absorberaient en même temps les concessions de l’ancien port de Lisbonne que détenait l’entreprise française Hersent et qui expiraient en 1924. Il apparut que c’était, à brefs délais, le contrôle par eux, pour une longue période, du port et de l’arsenal en question.
16La perspective était inquiétante pour la France. Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, l’Angleterre constituait la principale rivale européenne dans le domaine colonial et commercial. Les autorités françaises auxquelles il apparut que le problème se situait au-delà du simple rapport économique, craignaient que le port de Lisbonne, organisé par l’Angleterre ne devint une base navale anglaise ; l’hypothèse que l’Alliance séculaire pourrait permettre l’installation d’une autre base anglaise aux Açores renforça ces craintes, car dans une telle éventualité, l’Angleterre tiendrait toutes les routes de l’Atlantique et pourrait couper la France de ses colonies. C’est au regard de ces considérations que l’attaché naval à Madrid, le commandant Joubert fut dépêché à Lisbonne. Le premier résultat de son action dans les milieux politiques portugais aurait été le rejet des propositions anglaises par le Sénat.
17Le Quai d’Orsay préconisa alors la formation d’un groupe français qui puisse envisager une entente avec le groupe anglais de façon à partager les travaux et les concessions, ce qui permettrait d’éviter l’emprise anglaise. Faute de source, il n’a pas été possible d’en savoir plus sur le développement ultérieur de la question.
18La volonté française d’implantation dans l’économie portugaise allait cependant trouver un instrument privilégié à travers la création en 1924, de la SPECIA (Société Portugaise d’Expansion Commerciale, Industrielle et Agricole). La SPECIA se fixa pour but la réalisation de toutes les entreprises susceptibles de favoriser l’exploitation économique du Portugal et de ses colonies, l’élargissement de ses relations commerciales, industrielles et financières avec la France. Constituée sur l’initiative de l’ancien chef de la mission d’armement, Laurens, demeuré au Portugal comme représentant du Creusot, elle compta parmi ses associés, la Banque de Paris et des Pays-Bas, Schneider et Hersent, c’est-à-dire le groupe concessionnaire du port, et bénéficia de l’appui de tous les groupements économiques français au Portugal7. La SPECIA qu’on est tenté de considérer comme étant le groupe dont le Quai d’Orsay suggérait la formation, mit en avant, en autres projets, l’installation d’une unité métallurgique.
19Sa création marquait ainsi, théoriquement, un pas important dans la réalisation des visées françaises. Mais le retour en force de l’Allemagne dans l’économie portugaise créait les conditions potentielles de limitation des possibilités de la France ; outre les limites propres du projet métallurgique dues à l’absence de matières premières, il y avait les pressions de l’Allemagne qui, pour reconquérir ses positions perdues pendant la guerre avait créé de vastes entrepôts de produits métallurgiques à Porto et à Lisbonne.
20Ce sont, par ailleurs, ces pressions qui constitueront un des facteurs de la détérioration des échanges commerciaux franco-portugais dans l’après-guerre, échanges qui ne connurent que des expédients et la guerre des tarifs.
II – Les échanges commerciaux : expédients et guerre des tarifs
21Sous le titre « Portugais et Espagnols », La Dépêche de Brest du 26 décembre 1918 envisageant ce que devraient être les relations commerciales de la France et du Portugal soutenait :
« Le congrès de la Paix devra examiner le statut économique d’après-guerre et se préoccuper, principalement de favoriser les nations qui, dans la mesure de leurs moyens et de leurs forces, ont coopéré à la victoire finale... Des tarifs de faveur devront être accordés à la nation portugaise pour l’exportation de ses produits merveilleux, notamment de ses vins à peu près inconnus en France, grâce aux pratiques de commerçants soucieux avant tout de leurs bénéfices personnels et à une législation imprévoyante.
Les produits portugais devront être répandus en France, sous le couvert d’une protection réglementée aussi largement et bienveillante que possible. Il faut que sur nos tables, à côté des crus fameux du Bordelais, de l’Anjou, de la Bourgogne et du Rhin, les vins de Porto et de Calares, de la province de l’Estremendur, du Minho, du Douro, de Traz-os-Montes, de Alto Minho et de tant d’autres et précieux vignobles, soient représentés comme des amis sûrs, vers lesquels on tend volontiers des lèvres avides et charmées »8.
22L’auteur de ces lignes se plaçait encore dans l’optique de la propagande de guerre et de la célébration des relations amicales entre pays alliés et par conséquent moralisait la question des relations économiques. La réalité sera tout le contraire de ses vœux. Le commerce entre les deux pays sera soumis aux dures réalités économiques nationales et internationales. Et la question du commerce vinicole qu’il aborde de façon si idéaliste, constituera précisément un des facteurs de dégradation des échanges commerciaux qui connaîtront tantôt des expédients, tantôt la guerre des tarifs.
1. Le prélude aux difficultés de l’après-guerre : l’échec des négociations de mars-novembre 1918
23Une sorte de prélude à la dégradation des relations commerciales de l’après-guerre se produisit en 1918. Le gouvernement portugais demanda, en mars de cette année, la conclusion d’un accord économique complet. Mais les négociations qui suivirent cette initiative portugaise traînèrent et se soldèrent par un échec.
24Le projet portugais exposait certes ce que les Portugais étaient en mesure d’offrir aux acheteurs français, les produits du territoire continental, des îles adjacentes, des colonies et ceux dont ils attendaient la fourniture par la France. Entre autres questions soulevées par le Portugal au-delà des questions tarifaires ordinaires, figurèrent le maintien de ses ventes de vins à un niveau assez élevé, même au lendemain de la guerre, pour ne pas provoquer de crise au Portugal, la recherche d’une solution au problème du transport ferroviaire à travers l’Espagne. Le gouvernement de ce dernier pays, se proposant de supprimer à partir du 1er janvier 1919, le tarif franco-hispano-portugais, et ayant déjà relevé unilatéralement certains tarifs, le Portugal s’en remit à une action commune avec la France qui aurait certainement de plus larges moyens de pressions ; enfin, l’éternelle question de la suppression de la surtaxe d’entrepôt9.
25Le contexte de la guerre marqua, en fait, considérablement les négociations.
26Tout en acceptant le principe, le gouvernement français laissa entendre que la durée de tout accord éventuel ne devait pas excéder la fin de 191910. Mais surtout il chercha à saisir l’occasion de ces négociations pour obtenir des garanties sur certaines fournitures portugaises pour lesquelles les résolutions des conférences économiques interalliées étaient diversement interprétées. Les négociateurs français formulèrent notamment le vœu que le droit d’exportation sur le wolfram ne put être modifié sans l’assentiment des autorités françaises et que furent précisées les facilités et les garanties que le gouvernement portugais s’engageait à accorder pour le recrutement de la main-d’œuvre et la sortie de certains produits d’alimentation. S’agissant des vins, le gouvernement français accepta pour le moment, le principe d’un contingent annuel de 300.000 hl soit un peu moins de la moitié des livraisons de 1917 et moins du tiers de celle de 1916 ; il refusa en revanche toute concession sur la surtaxe d’entrepôt qui fut, une fois de plus, l’un des facteurs de l’échec de ces premières négociations. Les termes de cette question s’étaient sensiblement modifiés. L’effet combiné de la rareté des frêts et de la fermeture du marché allemand avait fait de Lisbonne la principale source de ravitaillement de la France en cacao. S’appuyant sur cette donnée, le ministre du Portugal développa de nouveaux arguments en faveur de la suppression de la surtaxe. Il évoqua entre autres, la suppression par le gouvernement portugais, en février 1918, de la taxe spéciale qui, depuis 1897, était appliquée au cacao de San Tomé ; les avantages pour l’industrie française et enfin, le fait que l’exemption demandée rentre dans le programme économique arrêté par les Alliés aux conférences économiques de Paris puisqu’elle favoriserait l’utilisation des ressources d’un pays allié et est une juste compensation à la perte du marché de Hambourg11.
27En France même, la Chambre Syndicale des Chocolatiers prit position en faveur de la suppression de la surtaxe en développant trois arguments : 1) la surtaxe, en privant le marché français de l’appoint de cacao de San Tomé contribue à l’élévation des cours des cacaos employés par l’industrie chocolatière française et par conséquent le prix de vente du chocolat ; 2) la surtaxe ne répond plus au but que le législateur se proposait d’atteindre ; 3) le maintien de la surtaxe a pour conséquence de favoriser les marchés anglais de Liverpool et de Londres au détriment de ceux du Havre et de Marseille et constitue une prohibition qui va à l’encontre des intérêts de l’industrie chocolatière française12.
28Le ministère des Finances refusa toute idée de suppression. Non seulement il combattit les différents arguments, mais considéra que la suppression de la surtaxe priverait le trésor d’une recette de près d’un million de francs sans que le consommateur profitât d’un dégrèvement quelconque, en ce sens que le commerce ne réduirait pas les prix13.
29Butant sur les différentes questions, les négociations ne purent par conséquent aboutir lorsqu’intervint l’armistice du 11 novembre 1918. Mais si, dans l’immédiat, plusieurs questions, dont le cacao, furent à l’origine de cet échec, la dégradation qui allait se produire au lendemain de l’armistice aura pour facteur essentiel la question vinicole et à travers elle, les conditions nouvelles des échanges franco-portugais.
2. La difficile transition (1919-1921) : les nouvelles conditions des échanges commerciaux et le modus vivendi de janvier 1922
30En dépit de l’échec des négociations de 1918, le niveau des échanges commerciaux se maintint pour cette année. Mais à partir de la fin de 1919 surgirent des difficultés. Plus ou moins liées les unes aux autres, elles résultèrent d’une part de la reprise de la production vinicole en France et de la tendance au protectionnisme, d’autre part de l’absence de débouché des vins portugais et de la multiplication par le gouvernement de ce pays, des mesures de prohibition du commerce de luxe et de rétorsion contre la France. A ces facteurs, s’ajoute à partir de décembre 1921 le retour de l’Allemagne sur le marché portugais.
31En décembre 1919, le gouvernement français prit des mesures de prohibition des vins portugais. Peu après, dans le même mois et plus tard en février 1920, le gouvernement portugais prit également des mesures non sans rapport avec celles prises par la France, mais en particulier à cause de la situation économique du pays ; ces décrets de prohibition et de contingentement des articles de luxe frappèrent lourdement les exportations françaises qui étaient en majorité de cette nature. La décision portugaise d’appliquer immédiatement ces mesures mit en souffrance, aux frontières et aux douanes portugaises, des marchandises d’importante valeur.
32Pour débloquer la situation, le gouvernement français proposa et conclut le 8 juin 1920, avec le représentant du Portugal, un arrangement provisoire dont les termes furent notamment : 1) le gouvernement français autoriserait à partir de cette date et jusqu’au 1er août, l’importation de 5.000 hl de vin de Porto et de Madère, facilité accordée en priorité aux vins déjà entreposés en France et auxquels l’entrée sur le marché avait été fermée, à l’exclusion de ceux qui sont parvenus sans licence régulière d’importation ; 2) le gouvernement portugais admettrait à l’importation avant le 1er août tous les produits et marchandises qui, en provenance de France, se trouvaient retenus à la date du 1er juin dans les entrepôts et à la frontière, en vertu des prohibitions d’entrée, des mesures relatives à l’exportation des capitaux et au change, des réglementations afférentes au dédouanement et à la mise en circulation ou à la consommation ; l’arrangement était applicable également à tous les produits français dont les contrats auront été conclus avant le décret portugais du 14 février 1920 et relatif au contingentement et à la prohibition des marchandises de luxe14.
33Mais l’application de l’arrangement fut de courte durée. Sous la pression des représentants des viticulteurs portugais qui estimaient inégales les concessions mutuellement faites, la Chambre des Députés vota un projet de loi suspendant le décret d’application de l’accord. Dans l’immédiat cependant, c’est-à-dire pour l’année 1920, les ventes françaises augmentèrent en valeur tandis que l’exportation portugaise vers la France baissa dans une proportion modérée, d’autres produits ayant pris la place des vins. Mais le conflit ouvert n’était cependant que chose remise, malgré la reprise des pourparlers. Il ne tarda pas à éclater sous l’effet de l’évolution de la situation économique des deux pays et des mesures auxquelles elle donna lieu.
34En France, les pressions des industriels et des agriculteurs en vue des tarifs de protection et du contingentement devenaient fortes et rendaient difficile la conclusion de tout accord commercial, en particulier lorsqu’il s’agissait de pays qui, autant que la France, sont producteurs de vins. Le gouvernement était, dans de tels cas, pris entre les puissants intérêts industriels et l’agitation dans le Midi. En ce qui concerne le Portugal, la reprise de la production dans l’immédiat après-guerre avait imposé une prohibition quasi-totale. Alors que les exportations portugaises de vins vers la France avaient été respectivement de : 1.278.899 hl, 766.359 hl, 642.848 hl, 804.282 hl en 1916, 1917, 1918, 1919, ces chiffres sont tombés à 305.567 hl et 98.216 hl pour les années 1920 et 192115.
35La fermeture du marché français eut pour conséquence l’aggravation des problèmes de la viticulture portugaise. C’est dans ces conditions que les viticulteurs du centre et du sud, réunis en congrès au courant de juillet 1921, tirèrent la sonnette d’alarme en faisant observer qu’avec des caves pleines et sans aucune possibilité de dégagement, même à bas prix, les producteurs allaient se trouver dans l’affreuse nécessité de laisser sur pied leurs récoltes. Ils lancèrent par conséquent un appel à l’union des régions du nord et du sud dont l’opposition aurait fait échouer un projet d’accord16. Peu après cet appel, les syndicats de viticulteurs des différentes régions du pays tiennent, le 31 juillet 1921, une assemblée générale au cours de laquelle furent prononcés de violents réquisitoires à l’endroit du gouvernement et votées des résolutions réclamant de celui-ci les mesures suivantes : le contrôle de la vente des vins à Lisbonne pour enrayer les falsifications, la révocation de la législation interdisant tout commerce avec l’ennemi, c’est-à-dire l’Allemagne, et la conclusion d’un traité avec ce pays, l’obtention de l’entrée des vins portugais en France et en Norvège17.
36Ces réclamations ne tardèrent pas à être prises en considération, en particulier celles relatives à la question des débouchés en France. Le gouvernement portugais qui n’eut d’autres moyens de forcer les portes du marché français qu’en prenant des mesures de représailles, présenta le 12 août 1921, à la Chambre des Députés, un projet de loi qui sera voté peu après, et dont l’article premier était libellé comme suit :
« Le gouvernement est autorisé à élever jusqu’au quintuple les taxes de navigation et les taxes du tarif général augmentées de surtaxes respectives pour les navires ou marchandises provenant ou originaires des nations qui appliqueraient, au Portugal, leur tarif maxima, qui soumettraient à un traitement différentiel ou de défaveur, soit le commerce, soit la navigation du Portugal, qui adopteraient des restrictions de nature à gêner ou empêcher l’exportation des produits portugais destinés à ces pays »18.
37La loi visait principalement la France dont les négociateurs entendaient cependant tirer parti des pressions exercées par les producteurs sur le gouvernement de Lisbonne pour arracher un accord dans les meilleures conditions. Mais une fois de plus, les négociations furent dans l’impasse. Deux faits, à partir de novembre 1921, décideront le gouvernement français à les relancer, cette fois-ci dans un sens défensif. Le premier fut la promulgation et la mise en vigueur immédiate (en application de la loi précédemment votée) de deux décrets frappant durement le commerce français : 1) la majoration de 50 % des droits de douane et de 100 % les taxes de navigation à l’encontre de pays frappant de surtaxe d’entrepôt les produits coloniaux portugais, réexportés de la métropole ; 2) majoration de 50 % des droits du tarif général à l’encontre des pays imposant des mesures restrictives ou spéciales à l’importation des produits portugais19.
38A la suite de ces deux décrets, le gouvernement français proposa la conclusion d’un modus vivendi provisoire, pour éviter que son commerce avec le Portugal ne s’arrêtât totalement. Mais pendant les négociations de l’accord provisoire, intervint, en décembre 1921, la conclusion d’un traité de commerce germano-portugais, conséquence directe de la pression des milieux coloniaux et des viticulteurs ; l’accord assura à l’Allemagne le traitement de la nation la plus favorisée.
39Ce fait influença profondément le cours des événements. La France fut contrainte de rechercher systématiquement la conclusion d’un modus vivendi avec le Portugal, qui intervint le 31 janvier 1922. En échange de la suspension des décrets portugais de novembre 1921, le gouvernement français autorisa l’entrée en France d’un contingent mensuel de 5.000 hl de vin de liqueur de Porto et Madère (contre 5.000 hl pour presque deux mois dans l’accord spécial du 8 juin 1920), un tarif intermédiaire pour les vins communs et la promesse de discussion de la surtaxe d’entrepôt dans les pourparlers ultérieurs20.
40En fait, le modus vivendi sera un expédient de plus qui ne fera que retarder la guerre des tarifs au moyen d’un renouvellement.
3. La marche vers la guerre des tarifs : du renouvellement continuel du modus vivendi à la multiplication des mesures de rétorsion contre le commerce français
41L’idée que le modus vivendi du 31 janvier 1922 devait permettre la poursuite des négociations dans les meilleures conditions en vue de la conclusion d’un accord d’une plus longue durée ne se réalisera pas ; le modus vivendi permit seulement de remettre la guerre des tarifs à plus tard. Il fut, en effet, plusieurs fois reconduit sans qu’il fût possible aux deux pays de parvenir à un accord définitif, rendu de plus en plus difficile par les conditions précédemment évoquées, qui atteignirent des développements tels que la guerre des tarifs éclata ouvertement peu avant l’été 1923.
42Le contexte de la signature du modus vivendi a été, d’une part, celui de la reprise du commerce germano-portugais et, de l’autre, celui de la reprise de la production vinicole en France.
43C’est à plusieurs niveaux que le retour de l’Allemagne sur le marché portugais changeait les conditions du commerce de la France avec le Portugal. L’essentiel des exportations portugaises, en particulier les vins et les produits coloniaux, trouvaient en Allemagne un débouché plus large que par le passé et que partout ailleurs ; l’Allemagne qui n’est pas un pays traditionnel de viticulture, ne possède, de surcroît, plus aucune colonie. Par conséquent, il y avait, selon l’expression du nouveau ministre d’Allemagne à Lisbonne, « complémentarité » entre le Portugal exportant du vin, du cacao et d’autres produits coloniaux, et l’Allemagne lui vendant des wagons, des locomotives, des rails, la quincaillerie, des machines industrielles21 ; à cette « complémentarité » s’ajoutait le fait que la dépréciation de l’escudo, qui paralysait le commerce portugais vis-à-vis des nations à change relativement plus élevé comme l’Angleterre, la France, la Belgique et les Pays-Bas, rendait le commerce avec l’Allemagne le seul viable en raison du très bas cours du mark. La reprise du commerce avec l’Allemagne allégeait donc les pressions des producteurs sur le gouvernement portugais pour qui tout accord avec la France devrait passer par de substantielles concessions. Or de ce côté là, et par rapport aux vins, la reprise totale de la production rendit encore plus difficile les concessions, les rares concessions qui ont été faites en ce domaine à l’Espagne ne l’ayant été que parce que les exportations françaises y représentaient, en valeur, un marché considérable.
44Les négociations engagées au lendemain du modus vivendi du 31 janvier 1922, traîneront deux ans. La seule solution pour maintenir les échanges durant cette période fut la reconduction périodique de cet accord provisoire tantôt pour un mois, tantôt pour deux ou trois. Ainsi fut-il prorogé en fin juillet 1922, puis le 16 septembre et le 15 décembre 1922, et une dernière fois le 15 mars 1923. Après cette date le gouvernement portugais le dénonça en raison de l’échec des dernières négociations menées à Paris à la fin de mai et au début de juin 1923.
45Afin de mener à termes les pourparlers en vue de l’accord définitif, le gouvernement portugais délégua à Paris, à la fin du mois de mai 1923, un ancien ministre des Affaires Étrangères, Francisco Antonio Corréa. Mais la mission de ce dernier se situait à un moment où le mouvement des viticulteurs français en faveur d’une plus grande protection contre les vins étrangers s’intensifiait. « Le Midi bouge » aurait laissé entendre le ministre français du Commerce au négociateur portugais22. Ce dernier cite, à ce sujet, une pétition défendue par le groupe vinicole du Sénat et exigeant notamment que le gouvernement cessât de considérer la viticulture comme monnaie d’échange dans la négociation des accords commerciaux, qu’il prît des mesures de protection efficaces contre les vins portugais et grecs et relevât, en ce qui concerne les vins espagnols, le coefficient de 2 1/223.
46Aussi, à la première séance des négociations, le représentant de la France souligna la nécessité pour son gouvernement de donner satisfaction aux vignerons tout en menant une politique de conciliation qui ne fût pas préjudiciable au Portugal24. Il fit alors les propositions suivantes concernant les vins : la prohibition temporaire des vins ordinaires rouges, la fixation des contingents pour l’importation des autres vins, l’établissement d’un tarif intermédiaire entre le tarif minimum et le tarif maximum. Les propositions rencontrèrent un refus du représentant portugais qui considéra que la négociation d’un accord définitif ne commence pas par un article de prohibition, même temporaire, que le contingentement donne lieu à la spéculation et que le tarif intermédiaire créait une situation désavantageuse pour les vins portugais. Le représentant français répliqua par l’argument monétaire en ce qui concerne ce dernier point ; les vins portugais pourront, en dépit du tarif différentiel, être compétitifs sur le marché français, à cause de la dépréciation de l’escudo25.
47Butant sur cette épineuse question, les négociations furent suspendues pour que la question fût examinée par le conseil des ministres. Au terme de ce conseil, le Quai d’Orsay adressa au ministre du Portugal, le 10 juin, une longue lettre dans laquelle on pouvait lire notamment :
« Le gouvernement a été amené à envisager l’application aux importations de vins étrangers, de mesures de restriction nécessitées par la situation dans laquelle se trouve actuellement la viticulture française... Par suite de l’abondance des dernières récoltes et de la réduction des débouchés extérieurs, l’excédent de la production sur la consommation se chiffre à 48 millions d’hectolitres demeurés en stock à la propriété. Il s’en est suivi un effondrement des prix de vente qui sont tombés au tiers de ceux de l’année dernière et sont loin, à l’heure actuelle, de couvrir les frais de culture »26.
48Après avoir souligné que la situation de la viticulture constituait une source de difficultés économiques et sociales, la lettre se termina par une proposition de maintien en vigueur du modus vivendi sur la base que les produits vinicoles portugais seraient soumis au tarif général, sans limitation d’importation.
49Il y avait sans doute concession dans la mesure où les vins portugais n’étaient pas soumis à des prohibitions ou à des contingentements. Mais cela ne signifiait rien en terme de concessions tarifaires pour la principale rubrique de l’exportation portugaise. Aussi, le négociateur portugais jugea-t-il inutile de poursuivre les pourparlers et rentra à Lisbonne avant la date d’expiration du modus vivendi.
50Le gouvernement portugais qui désirait un accord définitif refusa la reconduction du modus vivendi qu’il dénonça le jour de son expiration. Sa décision s’appuya, une fois de plus, sur les possibilités offertes au commerce extérieur portugais du côté de l’Allemagne avec laquelle un second accord, après celui de décembre 1921, était intervenu le 28 avril 1923. Dès lors, allaient être renforcées les mesures de rétorsion contre le commerce français. Au début du mois d’octobre 1923, le Conseil Supérieur du Commerce Extérieur, regroupant les représentants de l’État et des Chambres Syndicales tint son assemblée générale pour tirer les conclusions définitives de l’échec des négociations avec la France.
51Par rapport au principal obstacle que fut la question des vins, le Conseil estima ne plus avoir en France un marché aussi favorable que les années antérieures en raison de la reprise des exportations espagnoles et de la production dans les différentes régions françaises affectées par la guerre. Puis, considérant qu’il n’y avait pas à s’inquiéter pour les sardines parce que ne souffrant d’aucune concurrence sur le marché français, le Conseil passa en revue les préjudices que les tarifs de rigueur causeraient à la France dont les produits supporteraient difficilement la concurrence de ceux provenant des pays qui bénéficiaient du tarif minimum ; de plus, il refusa le renouvellement de la convention littéraire qui venait à expiration et dont la reconduction fut considérée comme devant faire partie intégrante du traité de commerce27. En tirant ces conclusions, le Conseil Supérieur du Commerce déclenchait en même temps la guerre des tarifs désormais possible pour le Portugal et également devenue une nécessité pour le trésor public et le redressement monétaire.
52Le 15 novembre 1923, le Diario do Governo publie un décret dont les articles premier et second portent au triple les taxes maximales applicables aux marchandises et navires français – expressément nommés – à leur entrée sur le territoire portugais28.
53Les conséquences de ces mesures furent graves pour le commerce français. Le tarif maximum qui, depuis la dénonciation du modus vivendi, frappait ce commerce, équivalait au double du tarif minimum ; son élévation au triple soumettait les marchandises françaises à des droits six fois plus élevés que ceux acquittés par les pays qui bénéficiaient du tarif minimum, c’est-à-dire pratiquement l’ensemble des principaux pays industrialisés, et par conséquent susceptibles de concurrencer la France. De surcroît, les droits de douane devaient être payés en monnaie-or. Mais la mesure ne devait pas être la dernière. Le 11 février 1924, le Diario do Governo publie un nouveau décret dont l’article premier stipule : « Le ministre des Finances pourra, au moyen d’arrêtés, suspendre ou conditionner l’importation des marchandises qui ne sont pas indispensables à la conservation de la vie et au développement du travail national... »29.
54En application de ce décret, le gouvernement portugais interdit peu après, l’importation des tissus de soie, de soie naturelle et artificielle, de velours de soie et de coton, de plumes et peaux et les objets d’habillement confectionnés avec ces matériaux et bien d’autres articles typiques de l’exportation française vers le Portugal.
55Les mesures portugaises portèrent un rude coup au commerce de la France dont la valeur totale des exportations vers ce pays passa de 168.500 francs en 1923 (chiffre du commerce général) à 74.400.000 francs30, soit une baisse de plus de 50 %. Le commerce portugais subit une baisse relativement plus modérée. Les deux années suivantes connurent en revanche une forte progression qu’il nous est impossible d’expliquer, nos sources s’arrêtant en 1924.
56Deux hypothèses peuvent être avancées. La première est la signature d’un accord au courant de 1925. Un tel accord pourrait bien intervenir sous la pression de certains milieux économiques en France. Déjà, au courant de l’année 1924, le Comité Central de la laine, un des principaux secteurs d’exportation au Portugal avait suggéré qu’au cas où il serait impossible d’aboutir à un accord entre les différentes branches de la production nationale, il soit fait appel à l’arbitrage du président du Conseil. Mais dans quelle mesure un accord peut-il avoir été conclu si, pour les deux années de 1925 et 1926, les quantités de vin portugais introduites en France n’ont été respectivement que de 78.164 hl et 60.388 hl contre 639.748 hl en 1923 ? La deuxième hypothèse est celle d’une levée sans condition des mesures portugaises de prohibition et le maintien du seul tarif général. Une telle révision de la politique commerciale peut avoir été imposée par le fait que l’arrêt total des exportations françaises ait sérieusement lésé certains milieux économiques et occasionné, en termes de ressources fiscales, un double manque à gagner pour le trésor public.
57Mais quand bien même, un accord aura été conclu, l’évolution des relations commerciales à partir de 1919 aura été révélatrice des difficultés, durant la période 1919-1926, des échanges commerciaux dont le tableau ci-dessous donne un résumé, en valeur, année par année. On remarquera l’irrégularité dans l’évolution des chiffres, en particulier les profondes modifications des années 1921 et 1924.
58Ainsi l’évolution des échanges de l’après-guerre démentait-elle les propos idéalistes tenus dans le cadre de la propagande de guerre ; de surcroît, l’Allemagne contre laquelle la propagande avait été menée, était devenue une des raisons des difficultés du commerce franco-portugais. L’après-guerre allait, en revanche, consacrer le phénomène de l’immigration ouvrière portugaise.
III – L’immigration ouvrière portugaise en France au lendemain de la guerre : la consécration définitive d’un phénomene économique et social dans les relations entre les deux pays
59L’immigration en masse des travailleurs portugais en France se poursuivit au lendemain de la guerre, en raison des nécessités de la reconstruction dans ce pays et de la dégradation des conditions de vie au Portugal même. Le problème de l’adaptation de cette immigration aux conditions de la paix, fut posé pour la première fois dans le cadre des négociations économiques entamées en 1918 ; mais il n’y eut pas de suite en raison de l’échec de ces dernières. Ce ne fut qu’au courant de l’année 1919 que la question fut reprise.
60Le gouvernement français proposa que fussent étudiées les conditions dans lesquelles devait être organisée et réglementée l’immigration des travailleurs portugais en France. Son ministre à Lisbonne soumit à cet effet au gouvernement portugais un projet de convention, un modèle de demandes collectives d’ouvriers, des modèles de contrats d’engagement d’ouvriers. En retour, le gouvernement portugais énuméra les conditions que devrait prendre en considération toute éventuelle convention : 1) garantie que les ouvriers spécialisés ne travailleraient que dans leur spécialité et non dans les emplois communs ; 2) recrutement avec interprète fait par l’intermédiaire du ministère du Travail du Portugal ou sa délégation en France ; 3) égalité des salaires entre travailleurs français et portugais ; 4) extension d’avantages concédés par la loi, aux travailleurs qui rentrent au Portugal, aux victimes d’accident de travail32.
61Mais il est invraisemblable qu’une convention sur de telles bases ait été signée. Des documents officiels de 1925 établissent que seules l’Italie, la Pologne, la Belgique et la Tchécoslovaquie étaient liées à la France par des accords dont les clauses prenaient en compte certaines des conditions posées par le gouvernement portugais. L’absence d’une convention officielle signifie-t-elle pour autant un arrêt de l’immigration des travailleurs portugais en France ? Les faits répondent par la négative. Comme au temps de la guerre, des missions officielles de certains départements ministériels prirent le chemin de Lisbonne et de Porto, sans compter un courant de migration clandestine, qu’il est difficile d’évaluer.
62En octobre 1923, deux missions se succédèrent à Lisbonne. La première fut celle du chef du service de la main-d’œuvre agricole du ministère de l’Agriculture et la seconde celle d’un haut-fonctionnaire du ministère du Travail. L’une et l’autre avaient pour objet d’étudier les conditions dans lesquelles pouvait être recrutée la main-d’œuvre portugaise pour les régions envahies et les campagnes.
63Le responsable de la première mission et l’attaché commercial, après examen du problème, décidèrent de confier l’organisation pratique du recrutement et du transport des travailleurs à l’agent de la Compagnie Maritime des Chargeurs Réunis, très au courant des questions d’émigration et de surcroît portugais ; seul lui, avec sa connaissance du pays et des habitudes, pourrait, sans éveiller des susceptibilités, s’occuper discrètement du recrutement, de l’établissement des contrats de travail, et de l’embarquement des travailleurs sur les bateaux français à destination de Bordeaux et du Havre. Le débarquement à Bordeaux ou au Havre, apparut comme offrant plus de garantie que celui d’Hendaye par voie ferrée. L’arrivée des travailleurs dans les ports pourrait être mieux surveillée, de même que serait relativement facile leur hébergement33.
64Au moment où à Paris, le chef du service de la main-d’œuvre agricole mettait au point les négociations entamées avec l’agent des Chargeurs Réunis, débarqua à Lisbonne le haut-fonctionnaire du ministère du Travail. Les projets de ce dernier étaient totalement différents de celui de l’envoyé du ministère de l’Agriculture : transport des travailleurs par voie ferrée, établissement du centre de recrutement à Porto, au lieu de Lisbonne ; publicité dans la presse locale sur les avantages offerts aux travailleurs portugais candidats à l’émigration vers la France.
65Il ne nous a pas été possible de savoir le développement que connut la question du recrutement, ni l’importance numérique des travailleurs introduits en France à la suite de ces missions, et avant elles. Ce chevauchement indique cependant que la question de l’importation de la main-d’œuvre était cruciale et que le Portugal était devenu désormais une source dont l’économie française n’allait plus se passer.
66En dépit de l’absence de données précises, on est fondé à soutenir que l’immigration portugaise a pris un certain essor. Le tableau ci-joint a été établi à partir de données très partielles, à partir de rapports d’un certain nombre de préfectures, et à des fins de police. Pourtant, le nombre total des immigrés portugais dans les préfectures mentionnées dans ce tableau n’est inférieur au total de mai 1918 que d’environ 1.000 personnes34.
QUELQUES DONNÉES SUR LA PRÉSENCE DES TRAVAILLEURS PORTUGAIS EN FRANCE – ANNÉÉ 192535
Départements | Portugais | Total des travailleurs immigrés |
Tarn | 61 | 6.084 |
Lot-et-Garonne | 184 | 6.512 |
Gard | 23 | 8.170 |
Haut-Rhin | 4 | 5.132 |
Isère | 243 | 22.754 |
Loire | 586 | 22.296 |
La Somme | 920 | 11.804 |
Pas-de-Calais | 2.563 | 108.848 |
Arrondissement de Douai | 44 | 30.309 |
Départements du Nord | 858 | 190.566 |
(dont 527 à Lille) | ||
TOTAL | 5.486 | 412.508 |
67Il ressort du tableau que les principales zones d’implantation – Pas-de-Calais, la Somme, l’arrondissement de Lille – sont des régions fortement touchées par la guerre et où se posait le problème de la reconstruction. Cela autorise à penser qu’il s’agit d’introductions nouvelles par rapport à celles des années 1917- 18 pour lesquelles les secteurs d’emploi auraient été les fabriques d’armement et l’agriculture ; l’amélioration relative des conditions de travail à la fin de la guerre, pourrait avoir retenu une bonne partie de cette première vague localisée surtout dans les zones industrielles de Paris et Lyon et agricoles du Midi.
68On peut par conséquent penser que les données réelles sur l’immigration ouvrière portugaise pendant cette période vont au-delà de ces chiffres. Cette évolution consacra ainsi définitivement une réalité qui, outre son importance économique, devint un puissant facteur d’interpénétration sociale et donna au phénomène d’influence culturelle et idéologique de la France, un caractère de masse.
*
69Mais l’évolution générale des relations économiques de l’après-guerre aura été pour la France, un échec quant aux ambitions qu’elle a nourries durant le conflit. Ces difficultés de relations économiques contrasteront en revanche avec l’intensité des relations politiques. Celles-ci, nées de la guerre, eurent pour thème, l’évolution politique et sociale qui engendra la dictature militaire et le rapport de la France à cette évolution.
Notes de bas de page
1 . Rapport du Contrôleur, chef du service Inter-ministériel des dépenses à l’Étranger, au ministre des Finances, Paris, 30 mai 1920. SHA/8N 12.
2 . Rapport du Lieutenant de Vaisseau Larrouy au ministre de la Marine. Lisbonne, 20 juin 1919. SHM/SSEA 153.
3 . Rapport du Lieutenant de Vaisseau Larrouy au ministre de la Marine. Lisbonne, 20 juin 1919. SHM/SSEA 153.
4 . CORREA (Pinheiro), Saccadura Cabral, homen e aviador. Lisbonne, 1966, p. 60.
5 . ALEMEIDA (A. Duarte de), Regimen Republicano. Documentario 1919-1934. Lisbonne (date de publication non indiquée), p. 204.
6 . Rapport du Quai d’Orsay sur la question de l’arsenal et du port de Lisbonne. Paris, 26 mars 1922, pp. 1-2. ANF/F12 9267.
7 . Le ministre de France au Portugal au Quai d’Orsay. Lisbonne, le 8 mars 1924. MAE/ 1918-29, Portugal, n° 34.
8 . Coupure de presse, MNE/LPP 195.
9 . Accord commercial franco-portugais. Bases proposées au gouvernement français par le ministre du Portugal à Paris, A. de Bettencourt Rodriguez (copie non datée). ANF/ F30 1499.
10 . Projet d’arrangement entre la France et le Portugal, document relatif aux positions françaises établi par le ministère du Commerce et de l’Industrie. Copie datée du 16 octobre 1918. ANF/F12 8991.
11 . Le ministre du Portugal à Paris au Quai d’Orsay. Paris, 2 juillet 1918. ANF/F30 1499.
12 . Note sur les cacaos, p. 1 (Avis de la Chambre Syndicale des Chocolatiers de France). ANF/F12 8991.
13 . Le ministre des Finances au Quai d’Orsay, 8 août 1918. ANF/F30 1499.
14 . Journal Officiel du 14 juin 1920, p. 8441, colonne B. ANF/F12 8991.
15 . Tableau Général du Commerce et de la Navigation pour les années 1916, 1917, 1918, 1919, 1920, 1921.
16 . L’attaché commercial au ministre du Commerce et de l’Industrie. Lisbonne, 26 juillet 1921. ANF/F12 9267.
17 . Rapport sur le projet d’accord commercial, de l’attaché commercial de France au ministre du Commerce et de l’Industrie. Lisbonne 11-13 août 1921, pp. 1-2, ANF/F12 9267.
18 . Ibid., p. 6.
19 . Diario do Governo du 14 novembre 1921.
20 . Diario do Governo, 3 février 1922.
21 . Interview du ministre d’Allemagne au Journal de Lisbonne A Impresa. Le ministre de France au Quai d’Orsay. Lisbonne, 16 février 1921. MAE/SE 1928-29, Portugal, n° 37.
22 . CORRÉA (Francisco Antonio), Relaçôes Commerciais entre Portugal e a França. Lisbonne, 1923, p. 38.
23 . Ibid., p. 58.
24 . Ibid., pp. 41-42.
25 . Ibid., pp. 42-43.
26 . Ibid., pp. 53-55.
27 . Extrait traduit du Journal A Tarde du 25 octobre 1923, annexé au rapport de l’attaché commercial au ministre du Commerce et de l’Industrie. Lisbonne, 26 octobre 1923. ANF/F12 9267.
28 . Rapport de l’attaché commercial au ministre du Commerce et de l’Industrie. Lisbonne, 16 novembre 1923. ANF/F12 9267.
29 . Le ministre de France au Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères. Lisbonne, 27 février 1924. MAE/SE 1918-29, Portugal, n° 30.
30 . Tableau Général du Commerce et de la Navigation pour les années 1923 et 1924.
31 . Tableau Général du Commerce et de la Navigation. Années 1919 à 1926.
32 . Récapitulation des conditions portugaises, note du ministre de France au ministère portugais des Affaires Étrangères. Lisbonne, 19 juillet 1919. MNE/3e PA 7 M31.
33 . L’attaché commercial auprès de la Légation de France au ministre du Commerce et de l’Industrie. Lisbonne, 16 octobre 1923. ANF/F12 9267.
34 . Cf. ci-dessus 2e partie, chapitre VIL
35 . Tableau établi à partir des rapports adressés par des préfets au ministre de l’Intérieur en réponse à l’instruction ministérielle du 26 février 1925 sur les travailleurs étrangers. ANF/F7 13518 (sous-dossiers main-d’œuvre étrangère).
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