Chapitre VI. Les principaux chapitres de la coopération militaire (novembre 1916 – novembre 1918)
p. 117-134
Texte intégral
1Au moment même où s’achevait la mission du lieutenant-colonel Jogal Paris, la guerre entrait dans une nouvelle phase. C’est la période où les puissances de l’Entente cherchaient à retrouver leur équilibre matériel et militaire sur le terrain, et où l’Allemagne s’apprêtait à déclencher la guerre sous-marine à outrance, qui, selon l’état-major de la marine allemande, pourrait, avec toutes ses conséquences militaires et économiques décider en sa faveur de l’issue de la guerre1.
2En France, les besoins en effectifs imposèrent le maintien de l’idée d’un concours portugais, circonscrit cette fois dans un domaine précis. Au lendemain de la décision d’affectation du corps expéditionnaire portugais, l’état-major souleva le problème de l’envoi par le Portugal de personnel pour servir l’artillerie lourde. Un peu plus tard, le Portugal commença à subir les effets de la guerre sous-marine, et sollicita de la France non seulement la fourniture de matériel militaire, mais une action conjointe dans l’organisation de la défense de ses côtes.
3Les relations militaires, que ne remit pas en question le changement de régime intervenu au Portugal en décembre 1917, s’étendirent cependant au-delà de ces deux chapitres de la coopération bilatérale. Elles comprirent également les rapports avec le corps expéditionnaire, la signature d’un accord en matière de justice militaire, la collaboration multilatérale dans le domaine des renseignements, choses toutes nécessaires à l’effort de guerre.
4Pour ces deux derniers sujets, on retiendra au passage :
- la création en août 1918 à Lisbonne, sur l’initiative de la France, de la Police Interalliée (Policia Interaliada) ou PIA. Destinée à permettre une meilleure coordination des services alliés, afin de déjouer plus efficacement les activités allemandes au Portugal, la PIA regroupa la France, l’Angleterre, les États-Unis, l’Italie et le Portugal ; ce dernier créa, pour la circonstance, une section spéciale de la police secrète, avec laquelle les officiers alliés pourraient directement communiquer2 ;
- l’établissement d’une convention juridique, intervenu le 26 septembre 1917 entre le chargé d’affaires de France à Lisbonne et le ministre des Affaires Étrangères du Portugal, Augusto Soares en vue d’une part, de la reconnaissance pendant la guerre de la compétence exclusive des tribunaux des armées respectives des deux pays, à l’égard des personnes faisant partie de ces armées ; d’autre part, la recherche, l’arrestation et la remise à des commissions militaires installées à Lisbonne et Bordeaux, de déserteurs et insoumis de l’un ou l’autre pays3.
5La conclusion de cette convention juridique n’était pas un fait militaire en soi. Son importance se situait essentiellement par rapport aux trois principaux chapitres ci-après de coopération militaire, qui se déroulèrent tant en France qu’au Portugal.
I – L’attribution d’un contingent d’artilleurs portugais à la France ou la difficile histoire d’un élément de compensation
6Après l’affectation du corps expéditionnaire portugais à l’armée britannique, la pénurie d’effectifs conduisit le commandant en chef des armées françaises à demander, à la fin de novembre 1917, au ministre de la guerre, de procéder aux démarches nécessaires à l’obtention de personnel portugais pour le service des matériels d’artillerie lourde de grande puissance. La demande portait sur 20 à 30 batteries à pied, à effectif de 200 hommes environ chacune. Toute idée de troupes mercenaires étant à écarter, elles devraient se composer, chacune, selon les indications du général Joffre, de 3 officiers dont un capitaine, 16 sous-officiers dont un adjudant et un maréchal des Logis chef, 10 brigadiers, 140 canonniers servants.
7Le gouvernement portugais, saisi de la question, donna son accord de principe mais déclara qu’il devrait opérer de manière à ne pas accréditer l’idée qu’il organisait deux corps expéditionnaires, l’un pour l’Angleterre, l’autre pour la France. Le corps d’artillerie serait donc organisé et transporté en France avec des détachements du Corps Expéditionnaire et là, une fois débarqué, serait détaché et mis à la disposition du commandement français. Mais tout en accédant à la demande, Lisbonne jugea nécessaire que celle-ci fût officiellement formulée par écrit et transmise par le gouvernement britannique ou tout au moins appuyée officiellement par lui4.
8Cette formalité remplie, le ministre de la guerre assura qu’il mettrait à la disposition de l’armée française 20 à 25 batteries avec à leur tête un colonel et quelques officiers supérieurs. Telle fut l’origine du Corps d’Artillerie Lourde Portugaise, le CALP connu du côté portugais sous le nom du CAPI (Corpo de Artilharia Pesada Independante).
9Cependant l’incorporation complète de soldats et officiers portugais dans l’armée française était différente de celle de volontaires étrangers et appelait par conséquent, une définition des conditions de leur emploi. La France préconisa d’une part, la reconnaissance de sa juridiction et d’autre part la mise à sa charge de l’entretien des artilleurs portugais. Quant au gouvernement portugais, il soumit un projet de convention stipulant que le corps portugais jouirait d’une autonomie et que pour les soldes et autres prestations, le gouvernement français ne ferait que des avances qui seraient remboursées dans des conditions à déterminer ultérieurement entre les deux gouvernements. C’est ce projet portugais qui servit de base à la convention militaire que Norton de Matos, venu inspecter le Corps Expéditionnaire Portugais, signa le 17 mai 1917 avec son homologue français Paul Painlevé.
10Au terme de la convention, le gouvernement portugais s’engagea à fournir le personnel nécessaire à la formation de batteries lourdes dont le nombre ne pourrait être inférieur à 15, ni supérieur à 30. Les batteries seraient groupées sous le commandement d’un officier portugais, colonel ou lieutenant-colonel d’artillerie, et constitueraient un corps qui opérerait sur le front français, à des positions déterminées par le commandement français. Lorsque des considérations d’ordre tactique l’exigeraient, le corps pourrait être fractionné et ses différents groupes employés sur des secteurs d’opérations différents, les groupes détachés continuant néanmoins à rester sous les ordres du colonel portugais pour tout ce qui concernerait la discipline générale, l’administration et la justice militaire. Pour assurer les opérations de toute nature avec le C.A.L.P. (ravitaillement, évacuation, liaison avec le commandement français) un petit état-major français serait détaché auprès du colonel portugais, tandis que des interprètes et sous-officiers comptables seraient attribués aux batteries5. Par ailleurs le gouvernement français fournirait tout le matériel nécessaire, initial et de réserve, à l’exception des uniformes, du linge et des chaussures qui seraient fournis par le gouvernement portugais. Tout le matériel distribué serait considéré comme propriété du gouvernement portugais qui pourrait le rapatrier à la fin de la guerre, après accord avec le gouvernement français. Mais toutes les dépenses faites par le gouvernement français (matériel, rations, avances, etc.), en dehors de quelques rares dépenses telles que les soins aux blessés et malades dans les hôpitaux français, seraient remboursées par le gouvernement portugais, de la manière qui serait réglée plus tard entre les deux gouvernements. L’administration et la justice des troupes portugaises, soit sur le front, soit dans toute autre position, seraient de la compétence exclusive des officiers portugais. L’application des peines sera faite par les officiers et les tribunaux militaires du C.E.P.6.
11La convention laissait une autonomie relativement large au C.A.L.P. qui, contrairement à ce qu’envisageaient les autorités françaises, restait soumis à la juridiction portugaise. Cette exigence s’inscrivait dans la même optique que celle de la présence des officiers et permettait, en donnant au contingent portugais une identité, de conférer à la collaboration plus de poids politique. Mais cette collaboration allait, en définitive, s’avérer éphémère et inconsistante.
12Le 26 mai 1917 arrive à Paris le cadre précurseur composé de quelques officiers et sous-officiers ; il est installé à Bailleul-sur-Thérain, dans l’Oise. Mais en raison des difficultés de transport, il faudra attendre le 13 octobre 1917, pour que débarquent 791 hommes constituant le premier détachement des batteries. Les mêmes difficultés de transport et le coup d’État de Sidonio Paes firent que le second et dernier contingent n’arriva que le 10 janvier 1918. Cela faisait au total 1.413 hommes soit moins de 10 batteries alors que la convention avait prévu un minimum de 15 batteries.
13Le contingent portugais subit, à partir d’octobre 1917 une intense préparation si bien que le 13 février 1918, l’officier supérieur français chargé de son inspection, le général Maurin, put adresser à son commandant, le colonel Camara Pestana, le message suivant :
« A la suite de l’inspection que je viens de passer au C.A.L.P., je tiens à vous adresser toutes mes félicitations pour l’excellente tenue de vos troupes et pour les résultats que vos efforts personnels ont su réaliser en peu de temps. Je vous confirme ma promesse verbale de saisir la première occasion pour engager vos batteries »7.
14En fait, les batteries portugaises n’allaient être engagées que dans une très faible proportion et durant un temps relativement court, car au moment même où le second contingent arrivait en France, le haut-commandement et le ministère de la guerre, envisageaient la suspension de cette collaboration, non seulement parce qu’elle n’avait pas donné les résultats escomptés, mais surtout en raison de l’intervention des États-Unis.
15En effet, l’arrivée sur le front occidental à partir de novembre 1917 des troupes américaines fraîches et puissamment équipées tendit, en dépit de la défection de la Russie, à changer les données de la guerre et à diminuer l’utilité militaire des batteries portugaises.
16Le ministre de France à Lisbonne fut alors chargé, le 21 janvier 1918, de demander au gouvernement portugais : 1) son approbation au sujet du rattachement du C.A.L.P. à l’armée britannique en France ; 2) la cessation de l’envoi des artilleurs ; 3) la suspension provisoire de la convention du 17 mai 19178. Un accord intervint entre les états-majors anglais et français, et le 25 février 1918, le cabinet britannique notifiait au gouvernement portugais son acceptation du principe de transfert du C.A.L.P. Des dispositions furent prises, et le contingent fut transféré de Bailleul-sur-Thérain à Mailly d’où il devait rejoindre le Havre pour être mis à la disposition du commandant de la base anglaise ; le transfert de cette première fraction fut prévu pour le 9 avril 1918.
17L’effectif restant (la le, la 2e et la 3e batterie), employé dans l’artillerie des voies ferrées, demeura dans l’immédiat, à la disposition du commandement français, en raison des besoins des batailles alors en cours. Ainsi, la 2e et la 3e batterie mises à la disposition de la IVe Armée, commandée par le général Gouraud, firent partie d’une formation d’artillerie qui, stationnée à Saint-Rémy-sur-Bussy, à l’est de Reims, prirent part à des actions militaires dans la deuxième quinzaine de mai. C’est au cours du même mois que la première batterie fut également associée à des opérations dans le secteur de Sommesons, au sud de la Marne9.
18Mais cette participation dura peu de temps. Au début du mois de juin 1918, les autorités françaises offrirent de rendre le reste du corps aux Anglais. La réponse du gouvernement britannique se faisant attendre, le ministre de l’armement demanda le 29 juin la possibilité d’utiliser le détachement portugais aux travaux du front10.
19Les pourparlers furent engagés à cet effet entre les autorités britanniques, à qui le détachement devait être remis à l’origine, et le gouvernement portugais. Leur accord permit le transfert, le 8 octobre 1918, du détachement d’artilleurs (28 officiers, 18 sous-officiers et 33 canonniers) au ministère français de l’armement et des fabrications de guerre, pour être ensuite mis aux ordres de l’officier chargé de l’armement de la IVe Armée11. Un mois plus tard, c’était l’armistice.
II – La coopération aéronavale sur le sol portugais
20La rupture du 9 mars 1916 exposa le Portugal au danger de la guerre sous-marine. Pour organiser sa défense, ce pays fit appel principalement au concours français qui se manifesta sous forme de fourniture de matériel et d’assistances techniques diverses et par l’installation d’une base aéronautique maritime française à Aveiro en 1918. D’autres formes de collaboration dans le domaine naval précédèrent l’organisation commune de la défense contre les sous-marins. Le Portugal avait, depuis la fin de 1916, accordé certaines facilités à la marine de guerre française qui put disposer d’un dépôt de combustible à Lazaretto près de Lisbonne, et d’une base à Leixoes, près de Porto ; cette base complétait les points d’appui de la flotte de patrouilles opérant dans le golfe de Gascogne12.
1. La question de la défense des côtes portugaises et l’accord de coopération aéronavale (août 1917)
21Menant la guerre sur plusieurs fronts, le Portugal avait d’importants besoins en armement pour la satisfaction desquels il dépendait presque entièrement de l’étranger. Parmi les puissances qui entrèrent en ligne, la France tint sans doute la première place. En effet, outre qu’elle fournit du matériel et contribua à créer l’aviation militaire, elle participa de façon décisive à l’organisation de la défense des côtes portugaises contre les sous-marins allemands.
22Cette coopération aéronavale n’est pas partie de rien : bien avant la rupture avec l’Allemagne, et dans la période qui suivit, le Portugal commanda en France les matériels nécessaires à la défense maritime et à la protection de l’entrée du Tage à Lisbonne et du Douro à Porto : torpilles, mines sous-marines, appareils de dragage. Dans le domaine de l’aviation militaire ces échanges furent plus poussés. Un peu avant la guerre, avait été créée, le 14 mai 1914, l’École d’Aviation militaire portugaise13. Celle-ci semble n’avoir pas connu une existence réellement opérationnelle. Cela explique sans doute le fait que, lorsque la guerre éclata, il fallut envoyer en formation dans les écoles françaises d’aviation militaire (Chartres, Juvisy, Pau, Châteauroux, Tours) des officiers tant pour le pilotage que pour le tir aérien. Dès mai 1916, afin de pouvoir doter de toutes les armes son corps expéditionnaire alors en formation, le gouvernement portugais commanda en France des appareils pour l’équipement de son école et la formation d’une escadrille de combat.
23Le 4 septembre 1916, le gouvernement français autorisa la cession de quatre appareils (deux Nieuport, un Caudron, et un Morane) pour l’équipement de l’école, mais subordonna l’examen de la question des huit appareils et des bombes pour l’escadrille de combat, à la solution qui serait apportée au problème de l’affectation du corps expéditionnaire.
24Pendant ce temps, au Portugal, seule la division navale assurait la défense contre les sous-marins, par l’établissement de barrages à Lisbonne et à Porto, par la réglementation stricte de l’entrée des navires dans les ports, la pose de mines, et l’organisation de patrouilles le long des côtes. Mais l’étendue de celles-ci rendait insuffisants les moyens dont disposait la division navale.
25Le 14 janvier 1917, le lieutenant de vaisseau Saccadura Cabral, responsable de la section d’aéronautique maritime de l’École d’Aviation Portugaise, attira l’attention du ministre de la marine sur la déficience de la surveillance maritime ; des sous-marins allemands venaient de bombarder le port de Funchal aux Madères et menaient des attaques quasi quotidiennes contre les embarcations de pêcheurs. La question lui parut vitale dans la mesure où le Portugal dépendant en grande partie de l’importation et que la guerre sous-marine mettait en danger l’industrie de la pêche, un secteur vital de l’économie. Se référant aux recommandations du lieutenant de vaisseau Larrouy de l’aéronautique maritime française, Cabral conclut à la nécessité d’organiser la surveillance côtière au moyen d’hydravions14.
26Le 29 janvier, le ministre portugais de la Marine remit à son homologue des Affaires Étrangères une lettre relative à la nécessité d’organiser sur les côtes du Portugal des stations d’hydravions pour la surveillance et la lutte contre les sous-marins. Le document exposa une série d’éléments qui justifiaient cette action. D’une manière générale, la crise du tonnage et avec elle les difficultés de plus en plus grande du ravitaillement impose un renforcement de l’action de protection ; la position stratégique du Portugal sur les routes maritimes en direction de l’Afrique et de l’Amérique du Sud était menacée par la proximité de l’Espagne où relachaient les sous-marins allemands. Enfin, l’envoi des troupes en France rendait indispensable l’action de surveillance15.
27La question, soumise au gouvernement français, ne put aboutir à une décision concrète, tant à cause des difficultés en France, que des problèmes internes à l’administration portugaise. Il en fut de même des propositions faites en avril 1917 par le gouvernement portugais. Néanmoins, le 16 juin 1917, un mois après la publication par Le Temps, d’un article sur l’activité des sous-marins au Portugal, Lisbonne souleva plus résolument la question en faisant des propositions précises. Celles-ci portèrent sur l’établissement par les deux pays de stations de dirigeables et d’hydravions selon le plan suivant : 1) une station centrale à Lisbonne dotée d’hydravions et de dirigeables pour les patrouilles en haute mer et la surveillance des côtes avoisinantes ; 2) deux stations d’hydravions, une au nord, une au sud et comprenant chacune huit hydravions pour les patrouilles dans les régions correspondantes. L’ensemble devrait être relié par la T.S.F., le télégraphe, et le téléphone. Faisant valoir la surcharge de son budget par la guerre européenne et l’impossibilité de réaliser seul le programme sans le concours français, le gouvernement portugais affirma être en mesure de réaliser l’installation complète de deux stations d’hydravions, fournir le terrain et faire les installations complémentaires pour la station de dirigeables et la troisième station d’hydravions ; il demanda par conséquent au gouvernement français de compléter à ses frais la station centrale de dirigeables et la troisième station d’hydravions, de lui céder aux meilleures conditions le matériel nécessaire pour les stations qu’il établirait pour son compte (hydravions, moteur, outillage, matériel T.S.F.....16.
28En ce qui concerne les questions de personnel et de commandement, le Portugal proposa que les centres établis par le gouvernement portugais emploient du personnel portugais, et les centres établis par le gouvernement français du personnel français. Le gouvernement français détacherait au Portugal le personnel spécialisé nécessaire, et permettrait au gouvernement portugais d’envoyer en France, pour les former dans les écoles d’aviation et d’aérostation, du personnel portugais ; quant au commandement des différents centres, il serait mixte et assuré par un officier français et un officier portugais, tous deux placés sous l’autorité de l’État-Major de la marine portugaise.
29Le 23 juillet 1917, dans une lettre au ministre des Affaires Étrangères, le ministre de la Marine donna son accord pour apporter le concours de l’aéronautique maritime française. Il promit la fourniture de vingt-quatre hydravions et de deux dirigeables de type vedette de trois mille mètres cube (3.000 m), ainsi que la prise en charge par la France du centre d’hydravions du Nord et la station de dirigeables de Lisbonne avec un appoint de personnel portugais subalterne. Contrairement à la proposition portugaise de commandement mixte franco-portugais, le gouvernement français proposa que les installations portugaises fussent placées sous les ordres des autorités portugaises tandis que le centre français serait sous les ordres du commandant des patrouilles françaises de Leixoês17.
30Le 4 août, les contre-propositions françaises étaient soumises à la légation du Portugal à Paris, qui les transmit le 6 août à Lisbonne18. Cet échange de lettres tint lieu d’accord de coopération sur la base des termes contenus dans la réponse française. Le 15 septembre 1917, le lieutenant de vaisseau Larrouy de l’aéronautique française est chargé de se rendre au Portugal pour en étudier les conditions d’exécution. Durant son séjour, Larrouy servit de conseilleur au gouvernement portugais et établit pour la nouvelle arme les règlements de service, d’armement, de matériel et de personnel, inspirés de ce qui était en vigueur dans l’aéronautique maritime française. En ce qui concerne l’objet essentiel de sa mission, la recherche de sites pour l’installation des centres français, les résultats de ses études permirent d’aboutir à un accord : 1) l’aviation maritime française s’établirait en un point du secteur septentrional du littoral portugais de manière à couvrir ce secteur et les abords du Vigo ; 2) l’aréostation s’établirait dans la région sud entre le Cap Saint-Vincent et la frontière espagnole afin de surveiller, en liaison avec l’aviation portugaise de Faro, les abords de Cadix et du détroit de Gibraltar19.
31Dans les faits, la localité d’Aveiro, au nord, fut retenue, réunissant assez de conditions pour accueillir la station d’hydravions. En revanche la zone sud, en dépit de son importance stratégique, ne verra pas la construction de la station de dirigeables. Comme Lisbonne, elle était impropre à un tel établissement. Seule la base d’Aveiro sera donc construite et mènera, dans des conditions difficiles la lutte contre les sous-marins allemands.
2. Le CAM français d’Aveiro
32En application de l’accord intervenu, les autorités françaises nommèrent en janvier 1918, le lieutenant de Vaisseau Larrouy commandant de la base d’hydravions, qui, construite en un temps record, devint opérationnelle en mai 1918. Établie au lieu-dit San-Jacintho à Aveiro, la base officiellement appelée Centre d’Aviation Maritime d’Aveiro fut placée sous l’autorité du commandant des patrouilles françaises de Leixoês (Porto). Mais le centre devait connaître des difficultés de divers ordres : dans ses rapports avec la population locale, dans son fonctionnement interne, dans son activité militaire, en raison de sa non-intégration aux structures logistiques de défense du Portugal, et enfin les difficultés en rapport avec la situation politique interne du pays.
33Un des problèmes auquel le centre dut faire face dès sa construction, fut la question de ses rapports avec la population locale. L’installation de la base ne laissa pas indifférente celle-ci. Beaucoup de gens étaient en effet désireux de pouvoir la visiter et voir ce qui s’y passait. Larrouy, qui écrit à ce propos que les Portugais considéraient le centre comme un lieu de promenade et un objet de curiosité, prit des mesures d’interdiction d’entrée à tous ceux qui ne faisaient pas partie du personnel. Ces mesures irritèrent les habitants de la région qui ne concevaient pas, selon leurs propres termes, que des étrangers puissent interdire « l’entrée d’un terrain national à des nationaux »20. Cet argument exprimait la réalité suivante : que le centre était étranger à la population locale et isolé. Une sourde opposition va par conséquent se développer et atteindre son culminant au cours de l’attaque des sous-marins allemands, le 5 septembre 1918. Il lui sera alors reproché d’avoir « apporté le trouble sur une côte paisible ».
34Des mesures administratives purent mettre fin à l’activité des promeneurs de San-Jacintho. Mais subsistait le problème du fonctionnement interne, de la cohésion et de l’efficacité militaire de la base, en raison de l’indiscipline du contingent portugais, indiscipline pour laquelle l’officier portugais de la base n’était d’aucune utilité. D’après Larrouy, les matelots s’attribuaient des permissions, des exemptions de service, et des autorisations de sortie, sans que le commandant français en fût informé, ni que le commandant portugais soit en mesure de prendre des sanctions. Parfois même, ce furent des refus de répondre aux alertes pendant les heures de repos21. Cette attitude semblait être l’expression de la situation de malaise qui sévissait au Portugal et dont le centre, tout autant que les différents corps expéditionnaires, subissait le contre-coup dans sa vie quotidienne, sa vie militaire comprise. Le contingent portugais était traversé par les luttes politiques et sociales qui avaient cours dans le pays. Toutes les mesures prises, rapporte Larrouy, étaient connues à l’extérieur, interprétées et discutées dans la presse. La situation fut telle qu’il renonça à la rédaction d’un cahier d’ordre (organisation des services, utilisation de l’armement, patrouilles, etc.) de crainte de voir ces documents communiqués à l’extérieur22.
35La situation politique interne du Portugal affectait en effet la politique militaire à divers niveaux, tant en ce qui concerne le C.E.P. sur le front français, qu’en ce qui concerne la défense des côtes du Portugal. Le gouvernement de Sidonio Paes, issu d’un coup de force, devait constamment faire face à des complots et était préoccupé avant tout de sa survie. Les relations du Centre avec les autorités furent donc difficiles, et furent marquées sur le plan militaire par l’absence de coordination dans l’action.
36Initialement, les réseaux de stations d’hydravions devraient être intégrés. C’est dans cette perspective que le gouvernement portugais avait proposé un commandement unique, confié à deux officiers, un français et un portugais sous l’autorité du ministre portugais de la marine. La décision française de créer un centre autonome et d’assurer son commandement ne remettait pas en cause la nécessité d’une coordination efficace de l’activité de ce centre avec les bases et les postes de communication portugais. Mais la réalité fut que le centre fut isolé sur le plan des communications et le resta dans les moments les plus critiques. Non seulement il ne fut pas intégré au réseau national portugais de communications, mais était à Aveiro même, sans aucune communication avec la capitainerie et le phare dont le personnel pourrait bien lui signaler tout mouvement sur la mer (sous-marins, convois, navires isolés...) pouvant entraîner une opération aérienne. Cet isolement et le poids de la situation intérieure devaient se révéler le 5 septembre 1918.
37Le centre fonctionna régulièrement jusqu’à ce jour où il fut l’objet d’une attaque surprise de deux sous-marins allemands. Si une riposte énergique le sauva de justesse, rien ne permettait cependant qu’une telle situation pût se produire.
38Les deux sous-marins avaient en effet commencé leur manœuvre depuis le Cap Espischel au sud de Lisbonne et coulé des barques de pêcheurs à vue de terre. Ils se sont ensuite signalés à l’ouest de Lisbonne. Le contexte portugais était alors assez troublé, marqué par des mouvements de grève, des mouvements révolutionnaires et séditieux. De ce fait, non seulement les sous-marins n’ont pu être poursuivis, mais le centre ne sera même pas tenu informé de leur action dans le sud ; ainsi, l’action des sous-marins à trois miles à l’ouest de la barre de Lisbonne dans la matinée du 5 septembre ne sera connue que dans l’après-midi du 6 septembre et par voie de journaux. Cette situation permit aux sous-marins d’attaquer dans les meilleures conditions, l’un faisant la diversion en attaquant un navire portugais, Le Desertas, tandis que le second bombardait les installations de la base. L’équipage du phare qui les avait repérés à temps ne put être utile en l’absence de communication avec la base française.
39Situation dramatique que celle d’un centre dont le rôle principal était la défense contre les sous-marins et qui ne pouvait être informé des opérations de ces derniers en un point quelconque des côtes portugaises. Après l’attaque, le commandant du CAM demanda qu’il puisse être relié au phare et à la capitainerie d’Aveiro d’une part et d’autre part, au réseau régional de communication et au réseau de TSF de Lisbonne23. Le principe fut accepté par les autorités portugaises. Mais au moment où ces mesures étaient envisagées, la dégradation de la situation intérieure du pays, qui avait déjà affecté ses capacités d’intervention de part et d’autre, créait de nouvelles difficultés, cette fois-ci d’ordre politique avec le régime au pouvoir.
40Lors des opérations des sous-marins allemands, le 4 septembre, l’atmosphère politique ne permit pas l’action de l’aviation maritime portugaise. Cette arme n’ayant pas toute la confiance du pouvoir, elle n’a pas eu les moyens nécessaires d’intervention ; elle n’a pas pu s’élever faute d’essence. « A un autre moment, cette même aviation a été privée de ses bombes sous le prétexte qu’elle aurait pu en faire usage contre la ville dans une révolution éventuelle » écrit le lieutenant de Vaisseau Larrouy à ce sujet24.
41Au début du mois d’octobre 1918, un mois après l’attaque des sous-marins lorsque la situation devint plus grave et que les troubles éclatèrent à Coimbra et à Aveiro même, le gouvernement craignit la perspective que des opposants ne se servent du matériel du CAM dans des tentatives révolutionnaires. Le commandant de la région militaire d’Aveiro remit à cet effet une requête gouvernementale dans laquelle était demandé au commandant du centre français de ne permettre que, sans autorisation du gouvernement portugais, des officiers portugais ou des personnes étrangères à l’aviation française puissent, sous quelque prétexte que ce fût, utiliser les avions du centre. Dans sa lettre, l’officier portugais précisa que la requête était seulement faite dans le désir d’éviter que quelqu’un puisse utiliser le matériel français dans un but politique intérieur. Dans une deuxième lettre, en réponse aux assurances de Larrouy qui avait évoqué l’impossibilité d’une telle éventualité, l’officier portugais indiquait qu’il existait une dénonciation selon laquelle quelqu’un d’étranger à la base « aurait pensé se servir d’un hydravion dans un but révolutionnaire »25.
42La base était ainsi directement au centre des luttes politiques. Il en résulte, pour le commandement français de la base, la nécessité d’interdire l’accès aux aviateurs portugais qui y seraient venus, quelquefois, à bord de leurs appareils dans le but de recueillir des renseignements d’ordre technique. En même temps, sans rompre la convention de juin 1917, Larrouy prit la décision de diminuer le nombre du personnel portugais tenu depuis peu à l’écart des activités vitales de la base. Ces difficultés expliquèrent la précipitation avec laquelle il fut mis fin aux activités du centre après la signature de l’armistice.
43Il est à signaler que la base n’a pas été le seul élément de la coopération dans le domaine de la guerre sur mer et du blocus. Il y eut d’autres faits et projets de coopération. Comme nous l’avons évoqué au début de ce passage, le développement de la guerre sous-marine, et la nécessité d’une extension du système de défense au large des côtes françaises avaient été l’origine de l’installation au début de 1917, après accord du gouvernement portugais, de la base de Leixoês près de Porto. C’est de cette base qu’une escadrille indépendante de patrouilles menait, dans une partie du Golfe de Gascogne, à la fois des opérations de patrouille proprement dites et de surveillance des convois26. La base retint également l’attention lorsqu’apparut la nécessité de perfectionner les dispositifs de visite des navires neutres, afin de resserrer plus étroitement le blocus des empires centraux. En effet, il fut constaté au courant de 1918 que les navires scandinaves et surtout danois se trouvaient en situation d’échapper à toute surveillance sur le trajet des ports espagnols aux îles danoises de Feroe27. Il fut alors envisagé par les autorités françaises et britanniques, de mettre à profit la présence à Leixoês de la base française pour y établir un centre de contrôle et de visite. Le gouvernement portugais donna son assentiment en juin 191828. Des difficultés d’ordre technique et la perspective de la fin de la guerre empêchèrent le projet de se réaliser.
III – Les rapports avec le corps expéditionnaire
44Le rattachement du Corps Expéditionnaire Portugais à l’armée britannique ne l’a pas exclu du champ des relations avec la France ; quand bien même elles ne furent pas affectées à l’armée française, les troupes portugaises combattirent sur le sol français. Ce qui en France fut connu de la contribution du Portugal, le fut essentiellement à partir de cette présence du C.E.P. Cela posa donc des problèmes de relations militaires et diplomatiques.
45L’histoire de ces rapports comporte deux périodes. La première se situe avant le désastre du C.E.P., le 29 avril 1918 et fut marquée par les problèmes matériels de fourniture d’équipement militaire ; la seconde, dominée par le devenir des troupes portugaises s’étend après cette date.
46D’une manière générale, la préparation et l’envoi en France du C.E.P. se sont déroulés dans des conditions matérielles, politiques et morales les plus précaires29. Le mouvement révolutionnaire du 16 décembre 1916 qui a éclaté au moment où le Corps Expéditionnaire achevait ses préparatifs de départ est significatif à cet égard. A ces conditions précaires de préparation et d’existence au front s’ajoutèrent les effets de l’évolution interne du Portugal et les divergences anglo-portugaises quant à la place, à l’importance et aux modalités d’utilisation du C.E.P.
47En ce qui concerne ce dernier aspect, le gouvernement portugais tendit à porter la représentation militaire, primitivement fixée à une division, au niveau le plus haut possible.
48Dans cette perspective, le niveau du Corps Expéditionnaire fut officiellement fixé, début mars 1917, à celui d’un corps d’armée à deux divisions. Le 20 avril, le corps, qui avait à sa tête le général Tamagnini de Abreu, était définitivement organisé avec un effectif de 54.976 hommes. Son quartier général fut installé à Aires-sur-Lys, tandis que ceux de la le et 2e division qui le composaient et respectivement commandées par les généraux Gomes da Costa et Simaes Machado étaient établis l’un à Thérouane, l’autre à Fauquenbergues. Dans l’immédiat, seule une division entra en première ligne, la seconde étant affectée au ravitaillement et aux travaux de l’arrière.
49Mais la politique militaire du gouvernement portugais rencontra une vive opposition de l’Angleterre. Désireuse de limiter la participation et l’autonomie des forces portugaises, elle créa des obstacles matériels quant à la réalisation des projets portugais : alors qu’il était bien convenu en novembre 1916 que l’équipement du C.E.P. reviendrait au pays à l’armée duquel il serait rattaché, le gouvernement britannique fit savoir qu’il lui était impossible d’équiper le C.E.P. en matériel d’artillerie lourde. Cela était-il le fait d’une pénurie réelle ou l’effet des divergences entre les deux gouvernements ?
50Le problème coïncidait avec les discussions sur la transformation du C.E.P. en corps d’armée ; Londres, comme en novembre 1914 subordonna son assentiment à la formation du corps d’armée, aux possibilités de fourniture de matériel par des sources autres que l’arsenal britannique, en fait par la France. Le gouvernement portugais allait se servir de cette dernière pour échapper aux pressions et aux exigences de l’Angleterre. La France, qui attachait encore une grande importance à la contribution portugaise, accepta de fournir l’essentiel du matériel d’artillerie lourde du C.E.P. particulièrement entre avril et octobre 1917. Ce soutien s’étendit également au domaine de l’aviation militaire.
51Le C.E.P. devrait incorporer une escadrille d’aviation dont le matériel était à fournir par l’Angleterre qui ne fit rien. L’armée portugaise reçut plutôt pour son service une escadrille de l’aviation britannique, tandis que le personnel portugais (35 officiers aviateurs, 1 officier supérieur, 29 sous-officiers mécaniciens) était envoyé à Pau, afin de s’exercer à bord d’appareils offerts par l’armée française. Comme à la fin de leur entraînement, l’attitude britannique n’avait pas évolué, ce fut sur le front français et dans des escadrilles françaises que certains prirent part aux opérations militaires en avril-mai 191730. L’appui français au C.E.P. allait cependant connaître des limites.
52Après la constitution du corps d’armée, le gouvernement portugais voulut aller plus loin. Il chercha à doubler l’effectif et faire du C.E.P. non plus un corps d’armée, mais une armée dont le chef eut pu prétendre au même titre que les généraux en chef des armées anglaises et françaises. L’Angleterre qui n’arrivait pas à obtenir l’abandon de ce projet trouva le meilleur moyen de pression dans la rupture des discussions alors interminables, et le retrait de ses navires de transport31. Mais, en dépit de cela, le corps d’armée commença à fonctionner comme tel, c’est-à-dire à 100 %, par l’entrée en première ligne de la deuxième division, le 26 novembre 1917. Au moment où ce fonctionnement était adopté, la deuxième division avait justement son effectif incomplet, et on pourrait se demander quel était l’avenir militaire du corps dans son ensemble, privé désormais des moyens d’organisation des renforts.
53Le retrait des transports britanniques diminua considérablement les possibilités d’entretien des troupes au moyen de renforts réguliers, tandis qu’au Portugal la détérioration du climat politique et social s’accentuait et se doublait de polémiques propres à affaiblir le moral des troupes32. L’isolement du gouvernement devint tel qu’il ne put résister au coup de force déclenché le 5 décembre par Sidonio Paes avec l’appui entre autres, du 16e et 33e régiment d’infanterie en instance de départ au front.
54La junte révolutionnaire présidée par Sidonio Paes ne remit pas en question l’engagement du Portugal. Mais ce changement de pouvoir accentua les difficultés du C.E.P. qui dut cesser, en janvier 1918, de fonctionner comme corps d’armée.
55La démoralisation se faisait alors de plus en plus grande, et les actes d’insubordination individuelle de plus en plus fréquents. Les journaux portugais lus au front menaient une intense campagne en faveur du « roulement » (mot adopté du français), un roulement dont les combattants ne voyaient pas la moindre perspective de réalisation, alors qu’il leur avait été promis qu’ils jouiraient de congés au pays après un an de service en France33. Le roulement devait permettre une répartition équitable des charges du service sur l’ensemble des forces militaires du Portugal par voie de relève périodique entre le front et la base organisée en France, entre cette base et la mère-patrie ; ce dernier aspect donna lieu, le 20 mars 1918, à la signature d’un décret.
56Mais l’impossibilité de son application immédiate allait peser encore plus lourdement sur le moral déjà fortement entamé des troupes.
57Combler les vides intervenus dans le C.E.P. et appliquer le décret du roulement nécessitait d’importants moyens de transport ; le gouvernement portugais ne disposait que de deux croiseurs qui faisaient la navette entre Lisbonne et Brest, pour les besoins les plus essentiels. Cette absence de renforts devait être fatale au C.E.P. où la démoralisation, l’insubordination et l’absentéisme avaient atteint leur plus haut niveau, à tel point que toute une unité d’infanterie, dans un acte d’insubordination collective, refusa d’aller au front34. Le 6 avril, le haut commandement britannique décida de faire relever la deuxième division portugaise par une division anglaise du XIe Corps d’Armée britannique auquel il était rattaché. Cette relève fut fixée pour les 9, 10 et 11 avril 1918. Il manquait alors à la deuxième division 413 officiers, 6.208 hommes de troupe pour un effectif de mobilisation de 1.102 officiers et 25.525 hommes de troupe, soit respectivement 37 % et 27 %35.
58Le 9 avril, le jour prévu pour la relève, les Allemands déclenchèrent une brutale attaque à partir de cinq heures du matin. Sur les forces portugaises qui occupaient le centre du plan d’attaque (leur objectif étant de faire une percée), ils lancèrent trois divisions. Les unités portugaises s’effondrèrent. Le front fut enfoncé. Le désastre du 9 avril venait d’être signé. Les forces portugaises perdirent du coup 7.199 hommes, dont 614 morts et 6.585 prisonniers36.
59Ce qui restait de la deuxième division du C.E.P., environ 13.500 hommes, fut alors retiré du front. Le corps expéditionnaire était considérablement diminué et désorganisé, voire inexistant. Se posa alors le problème de sa reconstitution et de la poursuite des hostilités par le Portugal.
60Le revers subi par la deuxième division portugaise justifiant après coup son opposition aux prétentions militaires du Portugal, le gouvernement britannique tendit non seulement à restreindre cette participation, mais à mettre un terme à la relative autonomie d’organisation et d’action des forces portugaises. Mais, quoique limité par la faiblesse de ses moyens, et la situation interne, le gouvernement portugais maintint son intention d’envoi de renforts en France. Le gouvernement britannique jugea inoportun un tel effort et rejeta l’idée d’envoi de nouvelles troupes. Ce faisant, il entendait sans doute enlever au Portugal les moyens de toute tentative de reconstitution du corps expéditionnaire, et du coup, le mettre dans des conditions telles qu’il ait à accepter les modalités nouvelles de son utilisation. Si Londres pouvait notifier au gouvernement portugais l’arrêt de tout renfort et maintenir son refus d’affrêter les navires, il ne lui était en revanche pas possible d’empêcher le Portugal d’en organiser par ses propres moyens, si faibles fussent-ils.
61Mais une occasion d’empêcher la venue de nouvelles troupes portugaises fut donnée par la nouvelle qu’une épidémie de typhus exsanthématique sévissait au Portugal. Dans des conditions mal éclaircies, des militaires portugais se virent interdire l’entrée en France. La raison de cette interdiction étant officiellement d’ordre sanitaire et relevant d’abord de la compétence des services français, le ministre du Portugal fit une démarche en vue de la levée de l’interdiction en faisant valoir que l’épidémie en question était circonscrite à la région de Porto. Mais il apparut que la décision d’interdiction d’entrée était inspirée par les autorités militaires britanniques et que la réponse à la démarche du ministre du Portugal n’appartenait pas au service français de santé. Le Quai d’Orsay fit savoir que les raisons sanitaires ne sont pas les seules à dicter la décision du haut commandement britannique, et que le problème était à régler entre Londres et Lisbonne.
62Indépendamment d’un accord verbal qui serait intervenu dans cette question sanitaire, l’attitude de la diplomatie française se fondait sur la connaissance au même moment d’un message que le War Office venait d’adresser au gouvernement de Lisbonne. Ce message, relativement plus explicite, semblait préciser les intentions nouvelles de l’Angleterre quant à l’avenir des troupes portugaises : « L’expérience a prouvé, disait le message, que les troupes portugaises, lorsqu’elles sont encadrées par des troupes britanniques, se battent bien »37. Les autorités militaires britanniques demandèrent en conséquence que le gouvernement portugais autorisât l’incorporation des compagnies portugaises dans l’armée britannique.
63Très vite, la question de l’interdiction pour épidémie fut dépassée par le problème d’ensemble de l’avenir des troupes portugaises. Quand bien même les intentions du gouvernement britannique partiraient de considérations strictement militaires, il n’en reste pas moins que ce dont il demandait l’autorisation comporterait pour le Portugal, dans ses conséquences, une dimension politique. L’incorporation de ces unités signifiait la dislocation définitive de son corps expéditionnaire. Ce fait n’entraînerait-il pas la fin de sa présence sur le front occidental, non seulement sur le plan militaire, mais également en tant qu’entité politique ? Cela ne compromettrait-il pas sa participation ultérieure à la conférence de la paix sur des bases solides ?
64Jusqu’au début de juin 1918, le refus du gouvernement portugais permit de maintenir en partie le statu quo, car l’incorporation avait commencé, en ce qui concerne certaines unités d’artillerie. Mais les pressions britanniques se firent plus fortes et menaçantes. Le chef de la mission militaire britannique à Lisbonne fut alors chargé de notifier par écrit au gouvernement portugais d’accepter l’incorporation complète de ses contingents, faute de quoi, ils seraient réembarqués d’office38. Le ministre de France à Lisbonne, qui a eu connaissance de cette demande, notait qu’en l’en informant confidentiellement, le chef de la mission britannique paraissait surtout avoir en vue la nécessité de le mettre en garde contre une démarche que pourrait tenter le gouvernement portugais en demandant à la France d’accepter le concours refusé par l’allié traditionnel39.
65La crainte du général Barnardiston était inutile. Le gouvernement portugais ne fit pas une telle démarche ; de surcroît, les autorités françaises étaient en train d’organiser le transfert des artilleurs du CA. L.P. au Corps Expéditionnaire Portugais.
66La mise en demeure du gouvernement britannique ne fut pas acceptée par Lisbonne. Finalement un accord intervint avec le nouveau commandant en chef des forces portugaises, le général Roçadas. L’accord qui sauvegardait l’unité et une certaine indépendance du C.E.P. se fit sur la base que le Portugal pouvait continuer à entretenir auprès de l’armée britannique deux divisions, l’une destinée à participer aux opérations, la seconde servant à l’arrière et devant permettre à la division en première ligne de maintenir toujours ses effectifs au complet40. Mais la reconstitution du C.E.P. ne fut pas possible avant l’armistice. En dehors de quelques unités, 3 bataillons d’infanterie, 10 batteries d’artillerie lourde, et 9 d’artillerie légère qui combattaient aux côtés de l’armée anglaise, l’essentiel des troupes était affecté aux travaux de défense du front.
67Ces conditions dans lesquelles l’armistice trouva le C.E.P. contribuèrent largement à frustrer le Portugal, du moins le sentiment national des fractions interventionnistes du corps des officiers et des classes dominantes. Ceux-ci ressentirent vivement le fait que le Portugal, après avoir contribué si largement à l’effort de guerre, termina celle-ci avec une armée en désintégration et une image un peu ternie.
*
68Il découle de l’exposé et de l’analyse des faits ci-dessus que la coopération militaire connut des difficultés. L’envoi du contingent d’artilleurs portugais s’est effectué avec un tel retard et à un rythme si lent que son emploi en fut affecté ; quant à l’action commune de défense contre les sous-marins, elle subit le contrecoup de la situation politique qui préfigurait l’après-guerre. Dans cette coopération, la France a eu à solliciter le Portugal et vice-versa. Mais la réalité dominante est que cette coopération s’est développée dans les limites imposées par la tutelle britannique sur le Portugal. Ces faits, aussi bien que les attitudes de la France face au C.E.P. et le rattachement de ce dernier à l’armée britannique sont nettement en deçà de la propagande menée sur la coopération entre les deux pays. Cette contradiction a été une des caractéristiques des relations de guerre où la coopération s’est étendue au domaine économique non sans problèmes, donnant à ces échanges une dimension particulière en rapport avec la situation.
Notes de bas de page
1 . LAURENS (Adolphe), Précis d’Histoire de la guerre navale 1914-1918, Paris, 1929, pp. 193-194.
2 . Rapport du S.R. de Lisbonne sur l’organisation de la police interalliée. Lisbonne, 20 août 1918. SHA/7N 1215.
3 . Convention relative à la compétence juridique des armées portugaise et française, SHA/ 7N 398. Le texte est publié, en ce qui concerne le Portugal, dans le Diario do Governo du 15 octobre 1917.
4 . Daeschner au ministre des Affaires Étrangères. Lisbonne, 20 décembre 1916. MAE/ NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 639.
5 . Convention militaire franco-portugaise du 17 mai 1917. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 640.
6 . Convention militaire franco-portugaise du 17 mai 1917. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 640.
7 . Cité par : MARTINS (Général Ferreira), França-Portugal, Lisbonne, 1965, p. 18.
8 . Télégramme du ministre des Affaires Étrangères au ministre de France à Lisbonne. 22 janvier 1918. SHA/16N 3254 (1P).
9 . MARTINS (Général Ferreira), op. cit., pp. 18-19.
10 . Le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre au GQG, 29 juin 1918. SHA/ 16N 2492.
11 . GQG au Président du Conseil, ministre de la Guerre, 9 octobre 1918. SHA/16N 2492.
12 . Sur l’escadrille de patrouille du Portugal, cf. LAURENS (Adolphe), La guerre sous-marine, t.v., L’organisation des Forces de Patrouilles, ouvrage dactylographié, Bibliothèque du SHM, pp. 588-589.
13 . NUNES (Pereira), Portugal na grande guerra. Lisbonne, 1923, p. 29.
14 . Saccadura Cabral au ministre de la Marine, 14 janvier 1917. MNE/3e PA 7M 10.
15 . Le ministre de la Marine au ministre des Affaires Étrangères. Lisbonne, 29 janvier 1917. MNE/3e PA 7M 10.
16 . Propositions portugaises, annexe à la lettre du 21 juin 1917 du Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères au ministre de la Marine (État-Major Général). SHM/ Vi 1 Portugal.
17 . Le ministre de la Marine au ministre des Affaires Étrangères 23 juillet 1917. SHM/Vi 1 Portugal.
18 . Le ministre du Portugal à Paris au ministre des Affaires Étrangères à Lisbonne. Paris, 6 août 1917. MNE/3e PA 7M 10.
19 . Rapport du capitaine Larrouy au ministre de la Marine, 19 octobre 1917. SHM/GA 143.
20 . Copie faite le 16/10/1918 d’un rapport non daté du lieutenant de Vaisseau Larrouy, commandant du CAM et intitulé : Fonctionnement général. pp. 1-3 SHM/Vi 1 Portugal.
21 . Ibid., p. 2.
22 . Ibid., p. 2.
23 . Lieutenant de Vaisseau Larrouy au capitaine de Corvette Tavares Da Silva, officier adjoint du CAM d’Aveiro. Aveiro, le 9 septembre 1918. SHM/Ga 143.
24 . Copie du rapport du lieutenant de Vaisseau Larrouy, op. cit., p. 4.
25 . Le commandant militaire d’Aveiro au commandant de l’aviation militaire maritime française à la base d’Aveiro. 10 octobre 1918. SHM/Ga 143.
26 . LAURENS (A.), La guerre sous-marine, Vol. V., L’organisation des Forces de patrouilles, p. 589.
27 . Capitaine de Corvette Batsale, attaché naval au ministre de France à Lisbonne. Lisbonne, 2 avril 1918. SHM/Px 2 Portugal.
28 . Le ministre de la Marine au commandant de [’Escadrille française de patrouille de Leixoes. Paris, 17 juillet 1918. SHM/Px 2 Portugal.
29 . On pourra se référer aux écrits de deux officiers portugais Gomes DA COSTA, A Batalha do Lys, Porto, 1920 et Vasco de CARVALHO, A 2a divisâo portuguesa na Batalho do Lys, 9 de Abril 1918, Lisbonne 1924.
30 . MARTINS (Général Ferreira), op. cit., pp. 19-20.
31 . Daeschner à Pichon, Lisbonne, 3 septembre 1918. MAE/NSE 1918-1929, Portugal, n°29.
32 . Tel fut le cas de la campagne organisée au courant de l’année 1917, et qui atteignit directement les membres du cabinet démocrate. En référence à la rubrique « Rôle d’honneur » dans laquelle les journaux publiaient les noms des soldats et officiers tombés au front, des feuilles clandestines dressèrent régulièrement sous le titre « Rôle de déshonneur », les noms des officiers attachés au gouvernement et affectés à des postes éloignés du péril. PABON (Jésus), op. cit., p. 321.
33 . CARVALHO (Vasco de), op. cit., pp. 66-67.
34 . COSTA (Gomes da), op. cit., p. 40.
35 . Ibid., p. 43.
36 . CARVALHO (Vasco de), op. cit., p. 410.
37 . Message du War Office au gouvernement portugais, extrait télégraphié au ministre de la guerre par le général De la Panouse, attaché militaire à Londres, 23 avril 1918. SHA/ 15N 22.
38 . Daeschner à Stephen Pichon. Lisbonne, 23 juin 1918. MAE/SE 1918/29 Portugal, n° 10.
39 . Ibid.
40 . Le ministre de France à Lisbonne au Quai d’Orsay. Lisbonne, 16 septembre 1918. MAE/SE 1918-29, Portugal, n° 10.
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