Chapitre V. Le Portugal, la France et le conflit mondial d’août 1914 à novembre 1916. De la neutralité hostile du Portugal à son intégration à l’effort de guerre contre l’Allemagne
p. 95-116
Texte intégral
1Presque deux années séparèrent le déclenchement des hostilités en Europe de la rupture des empires centraux d’avec le Portugal, en mars 1916. La position internationale de ce dernier au cours de ces deux années fut, en dépit du désir manifeste d’entrer dans la guerre, et de la situation aux colonies, une position des plus ambiguës : ni belligérance déclarée, ni neutralité déclarée. Cette position était inspirée des recommandations de l’alliée britannique.
2La France, bien qu’intéressée à divers titres par ce pays, n’eut pas, dans l’immédiat, de position indépendante de celle de l’Angleterre.
3Cependant, elle eut à formuler des besoins précis pour mener à bien son effort de guerre. Et comme nous l’écrivions dans l’introduction à la présente partie, le Portugal s’en saisit dans sa marche vers la belligérance. C’est là un aspect très peu connu de l’histoire diplomatique de la guerre et du processus d’intervention du Portugal. Ni les acteurs de l’époque, en particulier Sir Edward Grey dans ses mémoires1 ni ceux qui, comme Albert Pingaud, se sont intéressés de près à la question, n’en rendent compte ; pourtant, ce dernier, en écrivant l’histoire de l’intervention portugaise, entendait « combler une lacune » dans la connaissance de l’histoire de la guerre2.
4L’attitude et les besoins de la France ont pourtant constitué un facteur à propos duquel on peut se demander quelle aurait pu être en définitive, sans son intervention, la position du Portugal, une position qui fut, au début, marquée par sa volonté de belligérance et l’opposition britannique à son offre de concours.
I – Les velléités de belligérance du Portugal et l’alerte d’octobre 1914
1. Le Portugal et la guerre : entre les velléités de belligérance et le refus britannique de l’offre de concours portugais
5Lorsque éclata le conflit, le Portugal prit le parti de l’Entente. Au niveau non officiel, les milieux politiques favorables aux Alliés organisent des manifestations marquées par de bruyantes démonstrations de solidarité devant les légations de France et de Belgique. De son côté, le gouvernement portugais, dans un message au cabinet britannique, réaffirme dès le 1er août sa fidélité à l’Alliance avec l’Angleterre et demande de lui faire connaître l’attitude à observer. En attendant les délibérations du cabinet, Sir Edward Grey suggère au gouvernement portugais de s’abstenir de toute déclaration de neutralité. Le 4 août, est transmise la réponse britannique qui comporte deux points essentiels :
- promesse d’assistance au Portugal conformément à l’Alliance au cas où il serait attaqué par l’Allemagne sur ses côtes ou aux colonies ;
- recommandations de ne pas faire de déclaration de neutralité afin de garder sa pleine liberté d’action pour l’avenir3. Ainsi la position internationale du Portugal fut, dès les tout premiers jours du conflit, celle de l’ambiguïté, une position qu’il était théoriquement impossible de définir sur le plan du droit international.
6Mais lorsque le 7 août se réunit en séance extraordinaire le congrès de la République, l’exaltation patriotique fut si vive que le Président du Conseil Bernardino Machado conforma son langage à l’ambiance du moment. Sans tenir compte des déclarations initialement prévues et dont le texte avait été arrêté en accord avec la légation britannique, il présenta une demande des pleins pouvoirs votés par acclamations sur-le-champ comme si la rupture était consommée avec l’Allemagne et la guerre déclarée. Il fallut intervenir pour que la presse rapportât les paroles, non telles qu’elles ont été entendues, mais telles que le Président du Conseil aurait dû les prononcer ; ne parut donc en définitive dans la presse et ne fut communiqué aux représentants de l’Entente, qu’un texte qui fut une réaffirmation de la fidélité du Portugal à l’Alliance avec l’Angleterre, accompagnée de l’offre de se mettre à ses côtés sans aucune restriction.
7A partir de cette date, le pays vécut dans l’attente d’une décision. Or, l’Angleterre, en réponse à l’offre portugaise, se contente d’adresser des remerciements et de recommander une position d’expectative. Dans ses mémoires, Sir Edward Grey, qui ne mentionne pas la proposition formelle du Portugal, mais écrit avoir eu l’impression que le pays aurait été prêt, à la demande du Cabinet britannique, à se ranger aux côtés de l’Angleterre à titre d’allié, rapporte qu’il leur apparut peu raisonnable d’exposer le Portugal aux risques de guerre à moins que les autorités militaires et navales considérassent cette intervention comme utile ; l’effort de protection des colonies et du commerce portugais contre les attaques navales allemandes constituerait un fardeau supplémentaire pour la flotte britannique4. Par ailleurs, les Anglais ne seraient pas les seuls à s’opposer à l’intervention portugaise. Le Ministre de la Russie, Botkine, l’aurait considéré comme une lourde charge pour l’Entente, et aurait, pour qu’elle fut évitée, insinué au gouvernement espagnol que la cession de la Galice serait le prix promis par la France au Portugal pour son intervention5.
8Situation ambiguë, par conséquent embarrassante pour les diplomates portugais que celle de ni guerre déclarée, ni neutralité déclarée.
9Mais si la position officielle n’était pas définie, le gouvernement portugais s’était, manifestement par ses actes, montré hostile à l’un des blocs de belligérants. Manquant d’appliquer en bonne et due forme les règles du droit international en matière de neutralité maritime, il bloque et interne dans les ports de la métropole et des colonies les navires allemands et austro-hongrois tandis que ceux de l’Entente jouissaient de toute liberté de séjour, de ravitaillement et de circulation. En Afrique, à la demande du gouvernement britannique, il accorda, le 12 août, le droit de passage à travers le Mozambique, aux troupes britanniques qui allaient assurer la défense du Nyassaland et combattre les forces allemandes du Tanganyka.
10Au début de décembre 1914, une véritable guerre oppose les troupes allemandes et portugaises à la frontière de l’Angola et du Sud-Ouest africain allemand, ce qui nécessite, de la part du gouvernement portugais, l’envoi de troupes. Mais les événements aux colonies n’influencent pas le problème de la position internationale du Portugal et de sa participation à la guerre en Europe. La situation allait certainement se maintenir si, en France, les premières opérations militaires n’avaient pas causé d’importantes pertes en matériel d’artillerie et créé la nécessité de demander des canons dont disposait le Portugal. La demande française offrit au gouvernement portugais une occasion de sortir de la position où le maintenait l’Angleterre. Telle fut l’origine réelle de ce que Albert Pingaud appelle « l’alerte d’octobre ».
2. La genèse de l’alerte d’octobre 1914. De la demande française de canons au projet de création d’une division auxiliaire portugaise (septembre-novembre 1914)
11Très tôt, les autorités françaises s’intéressèrent au Portugal. Les démonstrations en faveur de l’Entente et les sympathies particulières exprimées envers la France dans ce pays ne les laissèrent pas indifférentes. Peu après la séance extraordinaire du Congrès, le Président du Conseil, Bernardino Machado, avait fait part au ministre de France du désir du Portugal de prendre une part active au conflit par l’envoi de 60.000 hommes au front européen6. Mais, en l’absence d’une ligne diplomatique propre, indépendante de celle du Cabinet anglais, l’attention portée à ce pays se limite à déceler les possibilités qu’il pouvait offrir pour l’effort de guerre en France. C’est dans ce cadre que se pose la question des canons, en septembre 1914.
12Les premières opérations militaires et surtout la retraite qui précéda la bataille de la Marne causèrent un déficit en matériel d’artillerie. Or, non seulement le plan de mobilisation ne prévoyait la fabrication d’aucun canon, mais il apparut également que la reprise des fabrications donnerait des résultats trop tardifs pour pouvoir être envisagée7. Les autorités françaises s’orientèrent par conséquent vers l’acquisition, auprès du Portugal, des 32 batteries de canon de 75 achetées au Creusot en 1905 et restées inutilisées dans ses arsenaux.
13Fort de l’assurance du gouvernement britannique d’appuyer ses démarches, le gouvernement français demanda la cession de tout ou partie des 32 batteries. Mais une réalité allait vite se révéler. La demande française de matériel d’artillerie tendit à servir, en quelque sorte, de cheval de Troie au gouvernement portugais pour son intervention dans la guerre. Le Cabinet de Lisbonne en effet répondit favorablement à la demande française, mais ajouta qu’à cause du sentiment populaire, il ne pouvait donner les canons qu’avec les soldats et les officiers qui les serviraient.
14Au ministère français de la Guerre, la première réaction fut la réticence en raison des longs délais qu’entraînerait l’envoi des hommes. En revanche, l’État-Major, consulté à ce sujet, acquiesça ; le maniement des armes en question étant délicat, leur rendement dépendait essentiellement des officiers et des hommes qui les utiliseraient. De son côté, paradoxalement, le Foreign Office fut d’avis que, vu l’importance et l’urgence de la question, il fallait accepter les conditions portugaises8. Telle fut la véritable genèse de l’alerte d’octobre 1914, c’est-à-dire le projet d’envoi d’une division auxiliaire portugaise au front occidental. La question des canons ouvrit en effet au Portugal l’occasion de réclamer à l’Angleterre de faire appel à l’exécution des engagements de l’Alliance ; autrement dit, qu’officiellement le concours portugais soit sollicité. L’explication que Sir Edward Grey donne de cette exigence et selon laquelle le Portugal désirait, avant de se départir de sa neutralité – c’est-à-dire livrer des canons à des belligérants – s’assurer de tous les statuts d’un allié, n’exprime pas toute la réalité ; il ne s’agissait pas seulement de livrer des canons. De même, contrairement à ce qu’il rapporte, la réponse britannique ne donna pas lieu immédiatement à l’entrée en guerre du Portugal9.
15Le processus de cette entrée fut plus complexe et plus long. La démarche du gouvernement portugais à partir du problème des canons, s’inscrivait dans la perspective d’une participation effective à la guerre sous forme d’envoi d’unités au front européen. C’est ce qui explique qu’au moment où les hommes et les canons étaient attendus en France, il fit un nouveau pas, en posant de nouvelles conditions.
16Fort des premières concessions des Alliés le gouvernement portugais fit savoir que l’envoi de l’artillerie seule serait considéré comme une marque de dédain pour les autres armes et provoquerait, dans l’armée, des mécontentements et peut-être des désordres, dont les monarchistes pourraient tirer parti. Il proposa par conséquent l’envoi de l’artillerie avec les unités correspondantes de cavalerie et d’infanterie. Cela ferait plus de deux divisions. Après de nombreuses discussions entre les ministres d’Angleterre et de France et le ministre portugais de la Guerre, ce dernier accepta de n’envoyer qu’une division avec 12 batteries à quatre pièces et de donner un certain nombre de canons.
17Mais il ressortit des informations recueillies par le Colonel Tillion, attaché militaire de France à Madrid et chargé du poste de Lisbonne, que le canon de 75 portugais ne tirait pas les mêmes cartouches que celui en usage dans l’armée française. Le ministre à Lisbonne suggéra donc que des renseignements techniques soient pris auprès de la direction de l’artillerie et auprès du fabricant, le Creusot, afin de juger de l’opportunité de la poursuite des démarches. Mais le gouvernement britannique fit savoir qu’il jugeait préférable de suspendre jusqu’à nouvel ordre toute démarche concernant l’intervention de l’armée portugaise10. Les autorités françaises n’abandonnèrent pas pour autant l’idée du concours matériel du Portugal et envisagèrent la fabrication à l’arsenal de Lisbonne des munitions et accessoires adaptés aux canons portugais. Mais le ministre de France constatera à la mi-octobre la difficulté d’obtenir une réponse concrète du gouvernement portugais.
18En fait, les préoccupations portugaises n’étaient pas les mêmes que celles des autorités françaises. Lisbonne entendait tirer au clair la question de son intervention militaire en Europe à commencer par une définition de sa position internationale. Tel est le sens de la nouvelle exigence du Portugal, dont le ministre des Affaires Étrangères, Freire de Andrade, avait remis, le 1er octobre, au représentant britannique, une note par laquelle le Portugal réaffirma son appui à l’Angleterre et offrit l’envoi d’une division pour combattre aux côtés des forces britanniques, tout en précisant attendre de son allié un appel formel de concours11.
19Albert Pingaud écrit à propos de cette initiative du 1er octobre, que c’était pour sortir de l’état d’énervement où se trouvait l’opinion publique, par suite de la position ambiguë du pays12. Il est possible que soit intervenue une telle considération dans la démarche portugaise. Cette démarche ne fut cependant concevable et possible dans les termes où elle fut menée, que grâce à l’utilisation habile qui a été faite de la demande française de canons. En admettant dans un premier temps le principe que le Portugal pût faire accompagner les canons d’hommes qui les serviraient, le gouvernement britannique avait créé un précédent exploité par Lisbonne pour imposer l’idée de l’envoi d’une division sur le front européen ; mais si Londres admettait implicitement la participation portugaise, sa responsabilité se limitait à un appui aux démarches françaises.
20Répondant à la lettre de Freire de Andrade, Sir Grey fit comprendre qu’il n’y avait pas de distinction à faire entre l’Angleterre et la France dont les troupes combattaient côte à côte, et que ce qui était donné à l’une était donné à l’autre13. La réponse parut insuffisante au gouvernement portugais qui répliqua ne pas faire de l’affectation des unités portugaises au commandement britannique une condition ; ces unités pourraient être aux ordres du général Joffre. Mais il insista pour que fut clairement proclamé que si le Portugal intervenait dans la guerre, c’était en vertu de l’Alliance traditionnelle avec l’Angleterre et sur la demande de celle-ci, conformément aux traités14.
21Harcelé, le gouvernement britannique, dans un mémorandum du 10 octobre 1914, invite le Portugal à se « départir de son attitude de neutralité et à se ranger activement du côté des Alliés »15. A la suite du mémorandum britannique, le ministre de France à Lisbonne crut que la question des batteries trouverait enfin une solution rapide. Il n’en sera rien. La demande de coopération officiellement formulée dans ce mémorandum enterra la question des canons et donna un nouveau cours au problème du concours portugais. A peine une semaine après le mémorandum britannique, les deux gouvernements anglais et portugais signent un accord préliminaire qui fixent les conditions dans lesquelles une division auxiliaire portugaise doit combattre aux côtés de l’armée britannique16. Le lendemain même de l’accord, le 17 octobre, le gouvernement portugais dépêche à Londres trois officiers d’état-major avec pour mission d’étudier les détails des conditions de la coopération. Mais le 18 octobre, avant que les émissaires portugais n’arrivent à destination, Sir Lancelot Carnegie, le ministre britannique remet à Freire de Andrade une note dans laquelle il déclare avoir reçu de Londres l’ordre de ne rien demander au gouvernement portugais qui pourrait entraîner un manquement à la neutralité pour le moment17.
22La mission portugaise n’en poursuivit pas moins, pour autant sa route. En prévision de tout revirement ou hésitation des Anglais, le gouvernement portugais avait donné à la mission des consignes très nettes. Il fut bien explicité que si le gouvernement britannique considère que le concours doit être constitué d’une unité d’artillerie seulement, la mission doit répondre que le gouvernement de la République a le souci de contribuer aux succès des Alliés avec une unité de son armée et désirerait pouvoir maintenir sa proposition, celle d’envoi d’une division auxiliaire18. En cas d’insistances des Britanniques, la mission ne devrait rien décider sans instruction de Lisbonne.
23Contrairement à toute attente, les premières séances de travail à Londres portèrent sur l’examen des besoins de l’Angleterre qui sollicita la cession, au profit de sa colonie du Cap, de 20.000 fusils et des cartouches. Par la suite, les responsables anglais firent savoir que le concours du Portugal ne pouvait être discuté sans que fut résolu le problème du ravitaillement en munitions de son artillerie. Et puisque les canons portugais étaient d’origine française, la mission dût se rendre à Bordeaux qui était alors le siège du gouvernement français.
24Accédant aux doléances de leurs hôtes, les officiels français affirmèrent nettement pouvoir garantir la fourniture des munitions dans les mêmes conditions que celles accordées à l’artillerie française. « Vos canons auront de quoi manger »19 aurait dit Delcassé. Mais lorsque les émissaires portugais retournèrent à Londres, les Britanniques formulèrent de nouvelles demandes de matériels, 48 pièces d’artillerie pour l’armée belge et 56 pour la leur. Le désarroi fut grand d’autant plus qu’à Lisbonne, on prévoyait l’entrée au front au plus tard fin décembre. Mais pour Lord Kitchner, principal interlocuteur des émissaires portugais, les capitaines d’état-major, Ivens Ferraz, Freira et Martins, l’Alliance c’était d’abord et avant tout les vues et les intérêts britanniques. Comme l’écrivait Sir Edward Grey, l’engagement militaire du Portugal ne se concevait que s’il répondait à un besoin effectif d’assistance pour l’Angleterre20. Toutefois, une convention militaire intervint. Mais le gouvernement britannique demanda par la suite au Portugal de ne pas songer pour l’instant à une déclaration de guerre, de ne pas déclarer publiquement les motifs de la mobilisation en cours et enfin, de s’abstenir d’en faire allusion lors de la réunion imminente du congrès.
25Le chemin parcouru par le Portugal était déjà long. Et lorsque le 23 novembre se réunit le congrès, les chambres votèrent les pleins pouvoirs au gouvernement, afin qu’il puisse intervenir militairement dans la lutte armée internationale au moment et de la manière qu’il le jugerait nécessaire et, bien entendu d’accord avec le gouvernement anglais. Les pleins pouvoirs votés en août, explicita-t-on alors, ne l’ont été que pour des mesures défensives. Peu après, est promulgué un décret autorisant le ministre de la guerre à prendre des mesures de mobilisation partielle nécessaire à la constitution d’une division dont la destination serait différente de celle des renforts envoyés aux colonies. La mesure apparut comme le prélude à une rupture avec l’Allemagne.
26Mais l’alerte fut sans suite. Les deux alliés marchaient dans des directions différentes. Il faudra par conséquent attendre plus d’un an pour qu’un nouveau problème dont la France fut à l’origine conduise à la rupture germano-portugaise.
II – La rupture germano-portugaise du 9 mars 1916
1. L’évolution interne du Portugal et la question de la belligérance (décembre 1914-février 1916)
27Assez longue, la marche vers la rupture avec l’Allemagne fut pour le Portugal une période de difficultés. Difficultés économiques d’abord dues à la guerre. En effet, les répercussions économiques de celle-ci se firent sentir dès les premiers jours et s’accentuèrent au fil des semaines et des mois. La baisse des exportations, la diminution des arrivées d’or du Brésil, par suite de la crise économique dans ce pays, entraînèrent une dépréciation importante de la monnaie. Ce fait rendit difficile les transactions qui souffraient déjà des difficultés de transport. La plus grande partie des biens de consommation de première nécessité, le sucre, le blé, le riz, la viande, relevant de l’importation, il en résulta une hausse du coût de la vie. Au plan politique et social, le terrain devint propice à la campagne et à l’agitation contre la guerre et qu’organisent, pour des raisons différentes, les milieux ouvriers et monarchistes ; des contradictions apparurent entre les différentes fractions des classes dominantes. Les partisans de l’intervention perdirent ainsi momentanément le pouvoir.
28Le Cabinet Bernardino Machado, qui avait, en novembre 1914, reçu les pleins pouvoirs, démissionne le 12 décembre et est remplacé par celui de Victor Hugo de Azvedo Coutinho. Mais ce dernier, qui affirma dans son discours inaugural que l’avenir de la patrie et la condition de son indépendance se jouaient sur les champs de bataille de l’Europe, fut renversé un mois plus tard. Il fut remplacé, selon un processus en marge de la légalité constitutionnelle, par le Cabinet d’exception de Pimenta de Castro, nommé par le Président de la République sans la sanction du congrès. Le rapport de force venait de se modifier au profit des éléments politiques dont les actes attestèrent les sympathies monarchistes et qui, sur le plan extérieur menèrent une politique de non-intervention, voire favorable à l’Allemagne à certains égards.
29Un acte remarquable du Cabinet Pimenta de Castro fut la proclamation, le 20 avril 1915, d’un décret d’amnistie qui élargit les rares monarchistes encore détenus et autorisa tous ceux qui étaient bannis à rentrer au Portugal. Cet acte apparut aux yeux des républicains comme une provocation et une atteinte contre la République. Sur le plan extérieur, l’intermède de Pimenta de Castro fut une période de repli dans le processus d’intervention. Le gouvernement, dont le chef aurait adressé un message personnel de vœux au ministre d’Allemagne à Lisbonne à l’occasion de l’anniversaire de Guillaume II21, ne fit plus cas de l’intervention et surtout ne mena aucune action contre les incursions allemandes en Angola. La question de la belligérance prit dès lors, du fait de cette double évolution, une importance toute particulière. Elle devint plus que jamais un enjeu dans la lutte politique interne et un des éléments de définition des forces monarchistes et républicaines.
30Certes, de son exil d’Angleterre, l’ex-roi Don Manuel pour qui l’intérêt du Portugal était de se tenir aux côtés de l’Angleterre, avait préconisé l’union de toutes les forces nationales, et demandé aux monarchistes, la temporisation dans la lutte contre le régime22. Mais cela n’empêcha pas l’opposition monarchiste à la guerre de se développer et de trouver dans le mouvement de l’Intégralisme Lusitanien l’un de ses meilleurs instruments. Est-ce le fait que la participation, aux côtés de l’Entente, du Portugal à une lutte victorieuse consacrerait le régime républicain ? Au moment où, en France, l’Action Française prenait activement part à la défense nationale, oubliant momentanément la lutte contre la « gueuse », Antonio Sadinha, qui était à l’Intégralisme Lusitanien ce que Charles Maurras était à l’Action Française, exaltait l’Allemagne et son armée, souhaitait leur victoire23. Ainsi la guerre avait-elle introduit une rupture dans le phénomène d’identification, rupture qui ne se limite pas aux seules forces nationalistes et monarchistes.
31L’opposition ouvrière ne fut pas en reste. Des milieux ouvriers portugais et espagnols serait venue l’initiative d’un congrès contre la guerre. Ce congrès, interdit par les autorités espagnoles mais tenu dans la clandestinité à la fin d’avril 1915 au Ferrol aurait réuni des délégués espagnols, portugais et américains. Dénonçant les socialistes réformistes et l’Internationale d’Amsterdam comme un instrument de la guerre au service du capitalisme, le congrès affirma la nécessité de la coordination des organisations espagnoles et portugaises et décida de la formation d’un Comité Permanent du Congrès International de la Paix ; ce comité aurait eu pour tâche d’élaborer tous les 15 jours, une adresse révolutionnaire écrite dans toutes les langues des pays belligérants et portée, par tous les moyens possibles, à travers les champs de bataille et les tranchées à la connaissance des soldats24. S’il est difficile de déterminer l’influence de ce fait sur la situation portugaise, il n’en reste pas moins qu’il illustre la résistance des milieux ouvriers et annonce les mouvements futurs.
32L’opposition ouverte de ces différentes forces socio-politiques à la guerre, conjuguée à l’orientation du régime Pimenta, cela créait une situation qui pourrait être lourde de conséquence. Mais le gouvernement Pimenta de Castro est bientôt renversé par la révolution dite du 14 mai 1915 au profit des forces politiques désireuses de mettre un terme à l’escalade monarchisante de la droite républicaine. Plus favorable à l’intervention, le nouveau Cabinet proclama solennellement qu’il allait « rectifier » la position internationale du Portugal. Et malgré la fragilité de la situation d’ensemble, le pays fut engagé dans la voie de l’intervention.
33On notera dans l’immédiat, l’ordre donné au gouverneur d’Angola de réorganiser le corps expéditionnaire dans cette colonie, la reprise des préparatifs militaires à Tancos à la fin de 1915, l’envoi en France d’officiers pour suivre les opérations militaires sur le front et visiter les fabriques des fournitures de guerre (artillerie, munitions, aéronautique). Mais la question de l’intervention restait entière et ne pouvait être résolue sans l’accord de l’Angleterre, laquelle continuait à conseiller le maintien du statu quo et dont le ministre à Lisbonne aurait répété en août 1915 que le Portugal ne peut entrer dans la guerre que forcé par l’Allemagne, mais non comme obligé du fait de l’Alliance25.
34Mais si l’Angleterre était pour le statu quo, la France, elle, était préoccupée par les implications pratiques d’une telle situation. Et les besoins éprouvés par elle allaient faire déployer une activité diplomatique dont l’objet sera à l’origine de la rupture germano-portugaise.
2. Les navires allemands, l’action diplomatique de la France et la rupture germano-portugaise du 9 mars 1916
35L’intérêt porté au Portugal depuis le début du conflit, s’il est favorisé par les velléités interventionnistes de ce pays, découlait avant tout de la spécificité de la situation de la France et de ses énormes besoins. Mais outre le problème du ravitaillement et celui du concours militaire, le Portugal avait également une grande importance du point de vue du renforcement du blocus et de la lutte contre la contrebande de guerre. En effet, de par sa position sur l’une des grandes voies maritimes, il devint très tôt un des lieux de transit des produits stratégiques de contrebande en provenance de l’Amérique du Sud. Cette contrebande était facilitée d’une part, par la proximité de l’Espagne où les Allemands avaient toute liberté d’action, d’autre part, par le maintien des liens de commerce avec les pays neutres par l’intermédiaire desquels était forcé en partie le blocus imposé par les puissances de l’Entente.
36En rapport avec ces préoccupations, mais également sur le plan des perceptions propres que les autorités françaises avaient des dimensions multiples de la lutte contre l’Allemagne, il y avait le problème des 8.000 Allemands qui, installés au Portugal comme commerçants, industriels et financiers, poursuivaient leurs activités grâce aux succursales des sociétés-mères se trouvant dans les pays Scandinaves, en Hollande, en Espagne et qui, au besoin, changeaient de dénominations. C’était autant de considérations qui entraient dans l’examen de la position du Portugal. Certes, jusqu’en 1916, la position ambiguë de ce pays, ni neutralité déclarée, ni belligérance, était de fait une position d’allié des puissances de l’Entente dans la mesure où il facilitait le ravitaillement et l’application du blocus ; mais cette contribution restait insuffisante et surtout aléatoire. Elle pouvait à tout moment être remise en question.
37Les autorités françaises tout en s’accommodant de cette position étaient irritées quelque peu par l’attitude britannique. Pourtant une certaine appréhension pesait sur la perspective de l’entrée en guerre du Portugal ; la rupture de celui-ci avec l’Allemagne pourrait compromettre les conditions de sécurité que trouvaient à Lisbonne les navires français. Mais en fait, il s’agissait moins d’un écartèlement entre des exigences contradictoires que des limites pratiques d’une position en faveur de l’intervention.
38En l’absence de la définition d’une attitude diplomatique autonome, la France continua à s’en tenir, face au Portugal, aux démarches ponctuelles. C’est ainsi qu’à partir d’octobre 1915, elle posa la question des navires allemands.
39Le gouvernement français connaissait d’énormes difficultés en matière de frêt nécessaire à ses approvisionnements civils et militaires26. Or, des navires allemands, au nombre de 80, dont certains étaient de fort tonnage, se trouvaient immobilisés, et inemployés dans les ports portugais de la métropole et des colonies.
40Abordant la question au terme d’un long rapport sur la situation interne et externe du Portugal (23 septembre 1915), le ministre de France à Lisbonne émit l’opinion qu’il serait possible de déterminer le gouvernement portugais à se saisir des navires et à les affecter au ravitaillement des Alliés27. Trois mois plus tard, le ministre de la marine, mettant à exécution une décision prise à ce sujet par le conseil des ministres, donna l’ordre à l’attaché militaire à Madrid de se rendre à Lisbonne et d’examiner avec le ministre de France, dans quelle mesure les navires allemands pourraient être mis à la disposition de la France28.
41Vu les données permanentes des rapports franco-portugais, instruction fut également donnée à l’ambassadeur à Londres d’exposer au gouvernement britannique les difficultés de la France à s’assurer le frêt nécessaire au transport des approvisionnements militaires et civils et l’attention qu’elle portait aux navires allemands immobilisés dans les ports portugais29. Le Quai d’Orsay précisa notamment les grandes lignes de la démarche que pourrait suivre le gouvernement portugais : se baser sur les événements d’Angola, faire valoir les pertes subies et les dommages causés par les troupes allemandes, prononcer un embargo sur la flotte commerciale allemande, la réquisitionner et ensuite l’affrêter au gouvernement français.
42Dans sa réponse, Sir Edward Grey affirma que la question préoccupait également le gouvernement britannique. S’il n’avait pas poussé le gouvernement portugais à réquisitionner les navires allemands, c’était par crainte de provoquer une déclaration de guerre de l’Allemagne, et, par contrecoup, un mouvement en Espagne, perspective qui serait, selon lui, très embarrassante pour les puissances de l’Entente. Il assura qu’en dépit de ces constatations, le gouvernement britannique avait décidé de faire des démarches, amené à ce recours par les difficultés croissantes des transports de céréales qu’il effectuait pour le compte de la France et de l’Italie. En ce qui concerne la procédure à suivre, Sir Edward Grey précisa avoir écarté le système des représailles, étant donné que les incursions en Angola avaient cessé depuis la reddition des forces allemandes du Sud-Ouest Africain et qu’en conséquence, il avait basé ses instructions à Lisbonne sur le précédent de l’Italie qui avait réquisitionné les navires allemands réfugiés dans ses ports, en vertu du principe qu’un État avait le droit d’utiliser pour ses services nationaux tout ce qui se trouvait sur son territoire.
43Ce précédent n’avait pas provoqué de rupture avec l’Allemagne. Il lui parut donc utile de l’invoquer. Sir Edward Grey fit savoir, en même temps, l’intention du gouvernement britannique de faire affrêter par l’Angleterre seule tous les navires allemands ainsi obtenus30.
44Le 2 janvier 1916, dans un long télégramme à l’ambassadeur à Londres, le gouvernement français, par son ministre des Affaires Étrangères, réagit vivement à la perspective que la mainmise sur la flotte commerciale allemande le fût au seul bénéfice du pavillon anglais. Il considéra que s’il y avait lieu d’apprécier le concours anglais en matière de transport en vue d’une guerre en commun, la France ne saurait reconnaître de ce fait un droit éminent de l’Angleterre sur les bateaux ennemis. Et le ministre des Affaires Étrangères d’argumenter :
« ... Au début de la guerre, la marine française a assumé la charge d’assurer la police de la Méditerranée, laissant à la marine anglaise le bénéfice des captures importantes dans les océans et sur les routes les plus fréquentées. Nous n’avons à ce moment, marqué ni jalousie, ni regret, estimant que l’effort en commun justifiait notre abnégation. Ces sentiments généraux ne doivent pourtant pas aller jusqu’à la négligence de nos intérêts... »31.
45Le message conclut que, tant au point de vue des ménagements à garder pour ses finances que de l’exécution rapide des transports nécessaires au maintien de l’existence nationale, la France devrait avoir la libre disposition d’une partie de la flotte allemande et plus exactement la moitié de cette flotte.
46La question des navires ne posait pas seulement un problème de coopération entre les Alliés. Il y avait là un butin de guerre à partager. Mais le gouvernement britannique considéra que la question des navires ne pouvait se traiter séparément, en dehors de la question générale des transports et que, de toutes façons, les besoins français en frêt dépassaient de beaucoup la puissance des navires allemands, et que ce besoin était urgent, tandis que la disponibilité des navires allemands, après 17 mois d’immobilisation pouvait être tardive du fait des réparations nécessaires32. Paul Cambon, se ralliant à la position britannique, considéra que la position du gouvernement, telle qu’elle était formulée, était imprudente et que la question du frêt était mal comprise en France ; il fit observer à cet égard : « ... La question des bateaux allemands dans les ports portugais n’est qu’un point d’une importance très relative dans l’ensemble des considérations qui dominent la crise actuelle »33.
47Le Quai d’Orsay ne fut pas de cet avis et demanda que le ministre de France à Lisbonne fût associé à toute démarche relative à la question. Tout en rejetant l’idée que l’Angleterre pût obéir à un sentiment exclusif, les autorités britanniques firent valoir que leur pays était lié au Portugal par l’Alliance perpétuelle34. Ce fut sur cette donnée que la France fut écartée des pourparlers relatifs aux navires allemands.
48Au terme de plusieurs échanges entre les gouvernements anglais et portugais, le ministre d’Angleterre à Lisbonne remit le 19 février 1916, un mémorandum dans lequel il est demandé au gouvernement portugais, au nom de l’Alliance et en raison de difficultés de frêt en Grande-Bretagne, de réquisitionner les navires ennemis se trouvant dans ses ports. Le 23 février, le gouvernement promulgua et appliqua le décret de réquisition en se basant sur une loi sur les subsistances du 7 février qui autorisait à réquisitionner tout moyen de transport nécessaire aux besoins économiques du pays35. Cet acte donna le signal de la rupture totale.
49Le gouvernement allemand protesta énergiquement et invita le ministre portugais à Berlin à donner des explications dans un délai de 5 jours36. Le ministre, en notifiant la mesure de réquisition, avait déjà, sur instruction, fait savoir que les propriétaires seraient « indemnisés lorsque l’emploi de leur navire ne serait plus jugé nécessaire »37. A nouveau, le gouvernement portugais exposa les motifs qui, au point de vue du droit international et pour des raisons économiques, justifiaient la mesure. Le 9 mars, Rosen, le ministre allemand à Lisbonne, remit une déclaration écrite au gouvernement portugais. Faisant la rétrospective des événements, et considérant les différentes infractions du Portugal à la neutralité, le gouvernement impérial conclut par une déclaration de guerre.
50L’acte du gouvernement allemand leva définitivement l’équivoque quant à la position internationale du Portugal.
51Cette issue intervenait à un moment important de la lutte militaire, au moment de la bataille de Verdun. Elle ouvrait donc des perspectives nouvelles à la France. Mais le développement des rapports franco-portugais dans ce nouveau cadre allait s’inscrire dans la logique apparue dans l’histoire de la marche du Portugal vers la rupture. Les principaux éléments de cette logique, éléments qui réapparaîtront, ont été l’opposition britannique à la belligérance du Portugal en Europe, la volonté d’intervention du Portugal et l’utilisation à cet effet des démarches françaises pour forcer la main de l’Angleterre, les limites de l’action de la France, les contradictions franco-anglaises quant à l’utilisation des possibilités militaires offertes par le pays.
III – Le renforcement de l’intégration du Portugal dans l’effort de guerre et les contradictions anglo-francaises à propos de l’affectation de ses troupes (mars – novembre 1916)
1. La nouvelle situation et la question de la participation effective des troupes portugaises à la guerre européenne (avril-août 1916)
52En faisant du Portugal un allié de fait et de droit des pays de l’Entente, la rupture du 9 mars ouvrit à ceux-ci de plus larges perspectives. La France allait, par conséquent, déployer de multiples efforts pour accéder aux ressources matérielles, militaires et humaines disponibles dans ce pays.
53Au moment où intervenait la rupture, cette France, comme tous les belligérants, avait définitivement perdu l’illusion que la guerre serait courte et se préparait activement en vue d’une guerre longue ; elle consolidait la relance de son économie de guerre en élargissant ses sources de ravitaillement, de recrutement tant des combattants que de la main-d’œuvre nécessaire aux usines ainsi qu’à l’agriculture, qui étaient toutes deux privées du gros de leurs effectifs du fait de la mobilisation. Par rapport au Portugal, les autorités françaises étaient en particulier intéressées à la solution urgente de deux problèmes : celui de la main-d’œuvre et celui du Wolfram, métal précieux à la fabrication de matériels militaires et pour lequel ce pays constituait l’une des rares sources de ravitaillement de la France.
54La Conférence Économique de Paris (Juin 1916) à laquelle avait pris part le Portugal, en fixant le cadre de la coopération interalliée, avait donné une réponse de principe non seulement à ces deux questions, mais à bien d’autres sujets concernant le ravitaillement et la guerre économique contre l’Allemagne. Elle permit à la France de renforcer ses différentes missions techniques au Portugal38.
55Sur le plan strictement militaire, se trouvait à nouveau mis à l’ordre du jour, dans des conditions plus favorables, la question de l’utilisation de toutes les potentialités militaires du Portugal : l’utilisation et l’installation éventuelle de bases, et surtout l’emploi de ses troupes.
56Le Portugal qui avait depuis décembre 1915 commencé une timide préparation de son armée dans l’éventualité de l’entrée en guerre, renforça cette préparation par des commandes d’équipements militaires, par l’envoi d’officiers en stage en Angleterre et en France ; le 22 juillet 1916, le gouvernement organisa en présence des représentants diplomatiques et militaires alliés, une première revue des unités ayant achevé leur instruction. Cependant, au lendemain du 9 mars et en dépit des préparatifs en cours, la question de savoir quand, sur quel front de la guerre et auprès de quelle armée, la française ou l’anglaise, les contingents portugais allaient combattre, demeurait entière. L’hostilité britannique à une participation du Portugal aux opérations militaires en Europe ne s’était en rien modifiée du fait de la rupture avec l’Allemagne. Mais la France va agir dans le sens d’un déblocage de la situation.
57La démarche semble avoir été influencée, entre autres facteurs par les initiatives de certaines personnalités portugaises parmi lesquelles Joâo Chagas, alors ministre du Portugal à Paris. Devant l’impossibilité où était Lisbonne de décider ou de forcer la main à l’Angleterre, l’action de celui-ci tendit à rechercher ailleurs, pour son pays, le chemin de l’intervention.
58Ardent francophile, Joâo Chagas subissait incontestablement l’influence de la propagande patriotique, de l’ambiance et de la situation de guerre du pays hôte. La France où la guerre avait permis de sceller « l’Union sacrée » et donc l’unité de façade de toutes les forces sociales et politiques n’offrait-elle pas un exemple attrayant ? L’intervention du Portugal pourrait permettre de neutraliser les monarchistes et les syndicats ouvriers dont les actions dissolvantes et la propagande contre la guerre mettaient en péril le régime républicain. Joâo Chagas en tout cas n’épargnait aucun effort pour agir dans le sens de l’intervention, même sans instructions de son gouvernement. Déjà, en novembre 1915, il avait fait état de la participation de son pays à l’expédition de Salonique39. La rupture libéra encore plus ses initiatives. En avril 1916, il laissa entendre au cours d’une audience diplomatique, que le concours de son pays pourrait s’élever à environ 100.000 hommes40.
59Les autorités françaises dès lors se saisirent plus résolument de la question. Dans un télégramme du 22 avril 1916 aux représentants diplomatiques à Londres et à Lisbonne, le Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères, évoquant les propos de Joâo Chagas, souleva la question de la participation effective de l’armée portugaise41. Il donnait ainsi le coup d’envoi d’une action diplomatique pour l’obtention du concours militaire portugais en faveur de la France.
60Le général Joffre, commandant en chef des armées françaises, auquel le texte du télégramme fut également adressé, et dont l’avis fut demandé, répondit qu’au point de vue militaire, la collaboration envisagée serait avantageuse et qu’il serait indispensable d’être fixé le plus tôt possible sur le degré d’entraînement et la valeur militaire de ces troupes, sur leurs besoins et sur l’époque à laquelle elles seraient utilisables ; il proposa en conséquence que, dès que la question du principe de cette participation aura été solutionnée par les chancelleries, une mission militaire française fût envoyée à Lisbonne pour en étudier les conditions matérielles, initier l’armée portugaise aux méthodes de combat des forces armées françaises et donner des renseignements sur la valeur de ce concours et la date à laquelle il pourrait être prêt42.
61Cette réponse du général Joffre faisait fi du jugement de l’attaché militaire à Madrid et Lisbonne qui, dans un rapport sur les mesures militaires et la mobilisation au Portugal, maintenait la conclusion retenue en septembre 1914 et écrivait notamment :
« Il n’y a pas à souhaiter le concours des contingents portugais : ce serait un embarras plutôt qu’une aide. Prions les Portugais de rester chez eux. Si toutefois ils manifestent le désir de nous envoyer des troupes, demandons-leur, avec toutes les formes nécessaires de politesse, des ouvriers ; c’est le plus précieux appui qu’ils puissent nous apporter »43.
62Le 30 avril 1916, Daeschner, le ministre de France à Lisbonne, tout en portant un jugement moins catégorique et moins négatif sur l’armée portugaise, rappelait que Chagas agissait sans instruction. Il écarta en même temps l’idée de la mission telle qu’elle était conçue car elle serait difficilement acceptable. Le gouvernement portugais ne pouvait rien faire sans l’assentiment de l’Angleterre qui venait de notifier, rapportait-il, que le rôle militaire du Portugal ne saurait dépasser la défense de son territoire et de ses colonies44. Daeschner soulevait par conséquent le problème de la concertation avec l’Angleterre, ce qui signifiait de longs délais alors que les pertes subies et l’usure dans les tranchées rendaient les besoins en troupes de plus en plus cruciaux et urgents.
63Le 20 mai 1916, le ministre de la guerre soumit à l’appréciation du Président du Conseil et ministre des Affaires Étrangères, la liste des officiers qu’il a nommés pour se rendre au Portugal. Le Cabinet britannique saisi de ces intentions, répondit qu’il avait, de son côté, envisagé une mission analogue et l’avait ajournée. Les nouvelles venues du Portugal et faisant état de mouvements contre l’envoi de troupes sur le front allié rendaient inoportune, à son sens, la visite d’une mission militaire étrangère.
64Mais les pressions se firent de plus en plus fortes en faveur de l’intervention des troupes portugaises. Dans une note publiée le 14 juin 1916, la Commission des Affaires Extérieures de la Chambre des Députés invita de nouveau le gouvernement à négocier le concours des troupes portugaises et, si les négociations présentaient des difficultés sérieuses, à les faire connaître45. Peu après, Paul Cambon présenta à nouveau au gouvernement britannique, les positions françaises ; il réitéra la proposition d’envoi d’une mission au Portugal et souligna la nécessité pour le gouvernement britannique de profiter de la présence à Londres des ministres portugais des Finances et des Affaires Étrangères pour soulever la question.
65A Londres, où Afonso Costa et Augusto Soares s’étaient rendus après la conférence économique interalliée de Paris, dans la perspective d’étudier les conditions de l’entrée effective de leurs pays dans la guerre, il leut fut signifié que les responsabilités de l’Angleterre étaient immenses et qu’elle ne pouvait subvenir aux besoins portugais ; en conséquence l’intervention du Portugal ne pourrait être envisagée que si son armée disposait des moyens matériels et financiers nécessaires. Les deux ministres se gardèrent dans ces conditions d’engager leur gouvernement et rien ne fut arrêté. C’est alors que le gouvernement britannique demanda qu’il soit saisi officiellement et avec précision par le Portugal de son offre de concours alors que la volonté du Portugal était plutôt d’être saisi d’une demande de concours. En raison de la pression française et de l’obstination des Portugais, le Foreign Office publia le 28 juin un mémorandum qui faisait état du désir du Portugal de recevoir une invitation pour envoyer ses troupes combattre en Europe, et de la nécessité d’une mission franco-anglaise au Portugal pour en étudier les conditions. Il prit soin d’affirmer que le gouvernement de Sa Majesté, tout en accueillant avec plaisir une participation quelconque que pouvait désirer offrir le Portugal, ne voulait pas s’exposer au reproche d’avoir fait au nom de l’Alliance des demandes qui seraient une charge pour le Portugal46.
66En dehors de l’élément nouveau de l’éventualité de la mission, le mémorandum ne modifiait en rien le fond de la position britannique qui entendait mettre le Portugal dans une situation de demandeur. Cela permettrait au gouvernement britannique de tabler sur les difficultés matérielles pour retarder et rendre impossible le concours portugais. Mais comment maintenir et défendre une telle position quand une alliée, la France, sollicitait ouvertement et sans condition, ce même concours ?
67Le cabinet britannique demanda alors officiellement, début juillet, le concours portugais. Le gouvernement français, dont l’avis avait été à nouveau demandé quant à l’opportunité de ce concours, exprima son désir de voir la décision suivie d’effets le plus vite possible, en insistant sur la présence d’éléments français dans la mission qui devait être envoyée au Portugal. Mais alors que la mission française avait été composée depuis le mois de mai, Sir Edward Grey demanda le 18 juillet que l’officier qui devrait diriger la mission française fût de grade inférieur à celui de l’officier anglais, le major général Barnardiston.
68Le général Ferry, initialement désigné chef de la mission française, n’apprécia pas cette issue de la question, comme en témoignent ces lignes :
« ... Tout milite en effet, pour que ce commandement revienne à moi, officier général français. C’est nous qui avons eu l’initiative de cette mission, dont nous poursuivons depuis trois mois la réalisation, y mettant comme dans toutes les œuvres de la guerre, un amour propre louable... Jamais les Anglais n’ont témoigné grand intérêt à cette affaire. L’état de leur effectif ne leur commande pas, comme le nôtre, à faire appel à des troupes portugaises. Ils n’ont pas foi en ce concours et ils ne semblent pas désignés, ni par affinité de race, ni même par leur expérience militaire, à le rendre fécond »47.
69Convaincu que seule la coopération française pourrait tirer le maximum de ces troupes, il écarta l’argument de l’Alliance perpétuelle et soutint que le front était « un ».
70Le général Ferry avait certainement raison de soutenir que le front était un. Mais l’unité dans une telle guerre ne supprimait en rien les oppositions d’intérêt entre l’Angleterre et la France. La Grande-Bretagne jouait vis-à-vis du Portugal le rôle de puissance de tutelle. La guerre devait permettre d’élargir les zones d’influence et non les rétrécir. Certes, elle avait eu une attitude négative quant au concours portugais depuis le début. Mais puisque le principe de ce concours était acquis, elle voulait avoir la direction des choses pour maintenir sa position prééminente au Portugal, position qu’une coopération des troupes de ce pays avec l’armée française aurait pu ébranler ou considérablement affecter.
71Le Quai d’Orsay céda aux conditions britanniques, craignant que toute volonté de commander la mission ne retarde ou ne compromette sa réalisation. Au début d’août 1916, le gouvernement français désigna une nouvelle mission commandée par le lieutenant-colonel Jogal Paris et qui comptait dans ses rangs l’écrivain, alors sous-lieutenant, Jean Giraudoux.
72La première phase dans l’envoi de contingents portugais venait d’être franchie. Le fait que la mission mixte fût commandée par le major général Barnardiston, n’entamait en rien l’espoir des autorités françaises en ce qui concernait le rattachement des contingents portugais à l’armée française. Mais cet espoir allait être déçu, en dépit de la solidité des arguments.
2. La mission militaire française au Portugal et le rattachement du corps expéditionnaire portugais à l’armée britannique
73La principale tâche de la mission française était de confirmer ou d’infirmer une fois pour toutes, les appréciations de l’attaché militaire à Lisbonne sur l’armée portugaise. Celui-ci, dans un dernier rapport après la revue de la division de Tancos (22 juillet 1916) avait à nouveau conclu à la non-opportunité de l’utilisation des contingents portugais sur le front, et suggéré leur emploi à l’arrière pour les travaux de défense de garnison ou des missions secondaires48. Etre fixé sur la valeur militaire exacte des troupes portugaises impliquait aussi, dans l’esprit des autorités françaises, une totale indépendance de jugement vis-à-vis des alliés anglais. Il fut donc demandé au colonel Jogal Paris de veiller à ce que les Anglais ne trouvent pas de prétexte pour faire traîner les choses ou pour rejeter l’offre du Portugal.
74Cette précaution était justifiée eu égard aux instructions secrètes du gouvernement britannique à Barnardiston, et dont le lieutenant colonel Jogal Paris put prendre connaissance en cours de route. Si l’esprit général de l’ordre de mission était d’agir sur les autorités militaires et civiles en vue du développement de la puissance militaire en Europe et dans les colonies, Barnardiston devait signifier aux Portugais que la pénurie d’instructeurs anglais ne permettait pas d’en envoyer au Portugal ; dans le domaine de l’armement, des munitions et de l’équipement, le gouvernement britannique ne pouvait aider que dans une très faible mesure. Sur le plan de la guerre dans les colonies, il était demandé aux troupes portugaises du Mozambique, de déployer plus d’activité, tandis que l’Angleterre décidait unilatéralement que les territoires gagnés sur l’Allemagne ou qui viendraient à l’être devaient être confiés à des commissaires anglais pour leur administration. Enfin, le dernier point des instructions prescrivait de notifier que les troupes portugaises pourraient, au besoin, être utilisées à des travaux de l’arrière, dans les ports ou sur les bases militaires anglaises en France49.
75Il ressortait déjà de ces recommandations que l’Angleterre ne concevait la participation des contingents portugais qu’auprês de l’armée britannique. Par ailleurs, tout semblait être mis en œuvre pour rendre impossible cette participation. Cette hypothèse incita le lieutenant colonel Jogal Paris à faire des observations sur l’effet que produiraient chez les Portugais, certaines des instructions.
76Les recommandations britanniques allaient contraster avec la détermination des autorités portugaises d’envoyer un corps expéditionnaire au front occidental. En effet, à la première séance de travail de la commission franco-anglo-portugaise tenue à l’arsenal de Lisbonne, Norton de Matos, ministre portugais de la guerre porta à la connaissance des Français et des Britanniques que la première division, celle de Tancos (18.000 hommes) était prête, que la seconde était en préparation et qu’il était possible d’en préparer une troisième et que le désir du Portugal était de mettre à la disposition des Alliés, dans les plus brefs délais, les contingents prêts. Il proposa alors un programme d’activités qui devait consister, notamment, à suivre les travaux d’organisation, de préparation, et d’entraînement de la division de Tancos, ce qui permettrait à la commission de déterminer dans quelles conditions il fallait qu’elle complète son entraînement, au Portugal ou en France. Après deux séances de travail, les missions militaires purent se faire une idée du tableau complet des forces portugaises disponibles. Au terme de la première quinzaine de septembre, il était possible aux délégués britanniques et français de porter une appréciation sur les capacités militaires du Portugal.
77Si l’on s’en tient aux rapports du lieutenant-colonel Paris, Barnardiston était sceptique et semblait dire dans les séances de la commission mixte que l’armée portugaise était sous-équipée et ne remplissait pas toutes les conditions. Mais, pour le lieutenant-colonel Paris qui constatait ce fait, il n’était pas question de négliger le concours de 30 à 60.000 hommes. « Si les Anglais qui ont subi moins de pertes que nous, ne veulent pas s’embarrasser d’une ou de deux divisions portugaises », écrit-il, « nous pourrions, nous, les utiliser dans un secteur de notre front »50.
78Aux termes de la quatrième séance de travail, le gouvernement portugais pose des questions dont les réponses étaient déterminantes pour la poursuite des préparatifs. Norton de Matos demanda si les gouvernements alliés étaient décidés à admettre la coopération du Portugal telle qu’il la proposait : sous la forme d’un corps expéditionnaire composé d’abord d’une division dont la base serait l’effectif réuni à Tancos, mais qui serait renforcé pour atteindre 30.000 hommes, avec trois brigades, quatre groupes de batterie de 75, un ou deux groupes d’obusiers légers, trois compagnies de génie ; cette division, ou tout au moins tous ses éléments prêts, partiraient le plus tôt possible. Il y aurait une deuxième division que l’on s’occuperait de créer aussitôt après le départ de la première. Qu’envisagerait le Grand Quartier Général des armées alliées en cas d’acceptation de la collaboration ? Les contingents seraient-ils incorporés aux forces françaises ou aux forces britanniques ? Leur laisserait-on au contraire une large indépendance en les rattachant seulement au G.Q.G. d’une des deux armées51 ?
79Ainsi se trouvait posée la question du mode d’emploi du corps expéditionnaire portugais, c’est-à-dire principalement son affectation soit au groupe des armées anglaises, soit à celui des armées françaises. La portée de la question et ses implications dépassaient le strict cadre des besoins militaires immédiats. Elle était au centre d’une des multiples problématiques de la guerre.
80Le 22 septembre, dans une lettre au ministre de la Guerre, le général Joffre, s’appuyant sur les rapports du lieutenant-colonel Jogal Paris, souleva à nouveau la question de la coopération du Portugal dont les contingents seraient entraînés par les troupes françaises et rattachés à une des armées du front nord-est ; il suggéra que le transport de ces troupes fût entrepris le plus vite possible et qu’un camp fût désigné pour leur rassemblement et pour la mise au point de leur instruction sous la direction de cadres français52. Joffre allait vite, sans tenir compte des intentions des Anglais.
81En effet, Barnardiston ne cessait de répéter au lieutenant-colonel Jogal Paris que les troupes portugaises préféreraient combattre avec l’armée britannique. Mais surtout, le 27 septembre 1916, l’ambassadeur britannique transmit au Quai d’Orsay, une note de son gouvernement. Selon cette note, le Portugal, tout en désirant remplir ses obligations envers la France, en faisant combattre ses troupes sur le sol français, avait exprimé le désir que le contingent portugais reste en étroit contact avec les troupes britanniques et soit employé dans la zone britannique d’opérations. Le gouvernement britannique explique cette démarche par les liens d’« alliance séculaire » qui unissaient les deux pays53.
82De tels vœux ont-ils été exprimés par le gouvernement portugais ? Ils contrasteraient en tout cas avec les déclarations de Norton de Matos à la séance de travail précitée. La note du 27 septembre indique toutefois que le cabinet britannique avait la haute main sur les affaires du Portugal et qu’il en détenait la clef.
83La décision britannique rencontra une vive opposition du ministre de la Guerre et du haut-commandement français, dont le Quai d’Orsay reprit et développa les arguments dans les instructions à Paul Cambon, et dans sa réponse officielle à la note britannique (14 octobre). Les troupes portugaises, soutint le Quai d’Orsay, devraient être mises à la disposition du commandement français qui les utiliserait, au début tout au moins, dans les zones calmes de son front. Le secteur tenu par les Anglais était proche de Paris et commandait les communications avec le Nord ; il était par conséquent trop important pour permettre l’emploi des troupes non confirmées. Outre cela, les efforts fournis par la France et les pertes subies par son armée depuis le début de la campagne, justifiaient pleinement l’emploi des troupes portugaises. Le Quai d’Orsay affirma ne pas méconnaître les raisons politiques – Alliance basée sur des liens séculaires – invoquées par le gouvernement britannique. Toutefois, le fait que la négociation relative à la coopération portugaise se soit effectuée sous les auspices du cabinet britannique et qu’un général anglais ait eu la direction de la mission militaire d’étude, suffisait à affirmer aux yeux du gouvernement portugais le rôle éminent de l’Angleterre ; le gouvernement français laisserait par ailleurs le soin au Foreign Office de faire connaître à Lisbonne que, pour des raisons militaires, il serait préférable que les troupes portugaises puissent être utilisées sur le front français54.
84Mais le gouvernement britannique resta ferme sur ses positions. Le protocole de Boulogne du 20 octobre 1916 qui conclut les derniers pourparlers franco-anglais sur la question du Corps Expéditionnaire Portugais, consacra le rattachement de celui-ci à l’armée britannique55.
*
85Il résulte des conditions dans lesquelles le Corps Expéditionnaire Portugais (CEP) a été affecté à l’armée britannique qu’il ne s’agissait pas d’une question exclusivement militaire. Si elle avait été envisagée sous son aspect purement militaire – c’est-à-dire du point de vue de l’efficacité, dans la perspective de la victoire commune des puissances de l’Entente – l’issue aurait été le rattachement à l’armée française. Les arguments des autorités françaises à cet égard étaient solidement fondés. La France, en raison de ses pertes, avait, plus que l’Angleterre, des besoins réels et urgents en troupes fraîches ; par ailleurs, dans la mesure où l’affectation des troupes portugaises à l’armée française aurait été l’affirmation d’une certaine autonomie par rapport à la tutelle britannique et un antidote à la propagande allemande selon laquelle le Portugal est vendu à l’Angleterre, elle aurait créé des conditions psychologiques meilleures, tout au moins au niveau des officiers ; les affinités culturelles et idéologiques auraient renforcé cet état de choses et constitué en même temps un facteur d’efficacité.
86Certes, c’est la France qui depuis le début avait porté son attention sur la contribution du Portugal sous cette forme et œuvré dans ce sens, alors que la politique de l’Angleterre avait été d’écarter cette éventualité. Mais, puisque malgré la réticence du début, l’envoi du CEP au front occidental était devenu une réalité, il fallait que cette participation se fit sous son contrôle et à son profit. L’unité d’action contre les puissances centrales ne signifiait pas la fusion des intérêts des puissances alliées.
87Le Portugal était une chasse gardée de l’Angleterre et un élément extrêmement important de sa stratégie mondiale, tant par sa position géographique que par ses colonies dont elle a essayé de se servir à plusieurs reprises comme monnaies d’échange, pour surmonter les moments difficiles de ses rivalités avec l’Allemagne et qu’elle pourrait utiliser dans la recherche d’une éventuelle paix de compromis. La participation d’un corps expéditionnaire de ce pays était une chose trop importante pour être laissée au contrôle de la France. L’opposition des intérêts des deux États demeurait et elle seule expliquait le fait que le Portugal ne pût être, selon l’expression du ministre de France à Lisbonne, « l’allié de tous les Alliés »56.
88Mais l’affectation du corps expéditionnaire à l’armée britannique n’arrêtera pas pour autant la coopération militaire entre les deux pays, tant sur le plan bilatéral que multilatéral. A défaut d’avoir ce qui constituait la contribution essentielle du Portugal, la France entretiendra avec ce pays des relations militaires à des échelles et dans des domaines particuliers qu’autorisaient la situation et la logique de leurs rapports.
Notes de bas de page
1 . GREY (Sir Edward), Twenty five years (1892-1916), New-York, 1925, 2 vol., ou la version française en un seul volume Mémoires, Paris, Payot, 1927, 597 p.
2 . PINGAUD (Albert) « L’intervention portugaise dans la guerre mondiale » in Revue d’Histoire diplomatique, 1935, p. 322.
3 . MNE/Portugal no conflito, pp. 6-7.
4 . GREY (Sir Edward), Twenty five years (1892-1916), New York, 1925, Vol. II, p. 233.
5 . PINGAUD (Albert), Histoire diplomatique de la France pendant la Grande Guerre, Paris, 1938, tome 1, p. 67.
6 . Le ministre de France au Portugal au Quai d’Orsay, Lisbonne, 14 août 1914. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
7 . JOFFRE (Maréchal J.J.C.), Mémoire, Paris, Plan, 1932, tome II, pp. 8-9.
8 . Télégramme de (’Ambassadeur de France à Londres au Quai d’Orsay, 21 septembre 1914. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
9 . GREY (Sir Edward), op. cit., Vol. II, p. 233.
10 . L’ambassadeur de France à Londres au Quai d’Orsay. Londres, 28 septembre 1914. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
11 . Le ministre de France au Portugal au Quai d’Orsay. Lisbonne, 2 octobre 1914. MAE/ NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
12 . PINGAUD (Albert), op. cit., tome II, p. 213.
13 . Le ministre de France à Lisbonne au Quai d’Orsay. Lisbonne, 5 octobre 1914. MAE/ NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
14 . Le ministre de France à Lisbonne au Quai d’Orsay. Lisbonne, 5 octobre 1914. MAE/ NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
15 . Cité par PINGAUD (Albert), op. cit., tome II, pp. 213-214.
16 . MNE/Portugal no conflito Europeu, pp. 58-59.
17 . MNE/Portugal no conflito Europeu, p. 59.
18 . Instruçâo para a missâo official à Ingleterra. MN/1a divisâo 35a secçâo n° 1276 (1).
19 . Rapport de la mission, 2ème partie (28 octobre – 2 novembre 1914) MNA/la divisâo 35a secçâo n° 1276 (1).
20 . GREY (Sir Edward), op. cit., Vol. II, p. 233.
21 . FERRAO (Carlos), O Integralismo e a Republica. Autoptia dum mito, Vol. II, p. 217.
22 . Ibid., pp. 207-208.
23 . FERRAO (Carlos), op. cit., Vol. II, p. 339. Saldinha aurait écrit dans le quotidien « A Monarquia » : « Latins, votre déroute sera le salut. Je désire la victoire de l’Allemagne. C’est par la déroute que le Portugal et la France se sauveront. Il faut que l’Angleterre disparaisse de la terre ». Du S.R. de Lisbonne, 3 juin 1918, reproduit par l’État-Major Général, 11 juin 1918, MAE/NSE 1918-1929, Portugal, n° 15.
24 . JUNIOR (Costa), Historia brève do Movimento Operario Português. Lisbonne, Éditorial Verbo, 1964, pp. 101-102.
25 . PABON (Jésus), A Revoluçâo portuguesa, p. 279.
26 . Dans une note non datée et sans doute rédigée par des membres du Comité des Transports Maritimes, on pouvait lire ces lignes : « La question du tonnage est la clef de toutes les autres. Trouver les matières premières et les produits fabriqués, c’est bien ; avoir de l’argent pour les payer, c’est mieux. Mais tout cela n’est rien si l’on n’a pas de bateaux pour les transporter ». ANF/F12 7789.
27 . Daeschner à Delcassé, Lisbonne, 23 septembre 1915. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
28 . Télégramme du ministre de la Marine à l’attaché naval à Madrid. Paris, le 26 décembre 1915. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
29 . Le ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur de France à Londres. Paris, 28 décembre 1915. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
30 . Télégramme de De Fleuriau. Londres, 30 décembre 1915. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
31 . Télégramme du ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur à Londres. Paris, 2 janvier 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
32 . Paul Cambon au Quai d’Orsay. Londres, 8 janvier 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
33 . Paul Cambon au Quai d’Orsay. Londres, 8 janvier 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
34 . Ambassade de France à Londres au Quai d’Orsay. 11 janvier 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
35 . Daeschner à Briand. Lisbonne, 25 février 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
36 . Télégramme de la Légation de France à Lisbonne au Quai d’Orsay. Lisbonne, 28 février 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 1245.
37 . Daeschner à Briand. Lisbonne, 24 février 1916. SHA/16N 32 48 (3E).
38 . Pour l’ensemble de ces questions, voir ci-dessous, le chapitre VII, Les relations économiques de guerre.
39 . Lettre d’un député à Philippe Berthelot. Paris, 16 novembre 1915. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
40 . Rapport de Jules Cambon, 20 avril 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
41 . Télégramme du Quai d’Orsay aux représentants diplomatiques à Londres et à Lisbonne. Paris, 22 avril 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
42 . Le général commandant en chef au Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères. GQG, 24 avril 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
43 . Colonel Tillion, attaché militaire à Lisbonne à Monsieur le commandant en chef, Lisbonne, 8 avril 1916. SHA/16N 2912.
44 . Daeschner au ministre des Affaires Étrangères. Lisbonne, 30 avril 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 637.
45 . Note de la Direction Politique et Commerciale, 14 juin 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
46 . Mémorandum britannique du 28 juin 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
47 . Général Ferry à un ami. Paris, 21 juillet 1916 (une autre lettre du même officier en date du 31 juillet et qui semble être la suite logique de la première, est adressée à un certain Philippe, sans doute à Philippe Berthelot, adjoint au Directeur des Affaires Politiques et Commerciales du Quai d’Orsay). MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
48 . Colonel Tillion au commandant en chef. Lisbonne, 23 juillet 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
49 . Lieutenant-colonel Jogal Paris au ministre de la Guerre et au commandant en chef. Lisbonne, 31 août 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
50 . Lieutenant-colonel Paris à Monsieur le ministre de la Guerre, Lisbonne, 15 septembre 1916. SHA/16N 2912.
51 . Lieutenant-colonel Paris au ministre de la Guerre et au commandant en chef. Lisbonne, 13 septembre 1916. SHA/15N 22.
52 . Le général commandant en chef au ministre de la Guerre. GQG, le 22 septembre 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 638.
53 . Le Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères au ministre de la Guerre, Paris, 3 octobre 1916. SHA/7N 398.
54 . Le ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur à Londres. Paris, 14 octobre 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 639.
55 . Le ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur à Londres. Paris, 21 octobre 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 639.
56 . Daeschner au ministre des Affaires Étrangères. Lisbonne, 18 novembre 1916. MAE/NSE Guerre 14-18, Portugal, n° 639.
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