Chapitre II. L’opinion publique française et le Portugal républicain : le phénomene d’identification
p. 25-42
Texte intégral
I – Le concept d’opinion publique et l’étude des relations bilatérales : le phénomene d’identification
1Nous n’entendons pas discuter sous tous ses aspects la question complexe d’opinion publique, mais l’aborder dans ses rapports à l’étude des relations bilatérales. Quelle réalité représente l’opinion publique française sur le Portugal républicain et à travers quoi la saisirait-on aujourd’hui ?
2L’idée que le concept d’opinion publique, dans l’utilisation qu’en font les historiens, est longtemps restée des plus vagues1, est parfaitement juste. Mais il convient sans doute d’ajouter (l’hypothèse) que cet état de choses semble provenir d’une carence de la recherche historique en cette matière. La tendance jusqu’à présent a été de l’orienter uniquement vers l’opinion émise dans les journaux ou les mémoires qui expriment celle des groupes bien articulés. L’attention est rarement portée sur l’opinion publique véritable, celle des larges masses, auxquelles le concept mérite pourtant d’être appliqué en tout premier lieu. Cependant cette opinion existe et se manifeste. Il s’agit de la situer avec ses limites.
3Elle porte sur les faits vécus ou ressentis par ces larges masses, faits d’ordre intérieur ou extérieur. Dans ce dernier cas, il s’agit de faits qui ont des répercussions sur la situation intérieure ; ou bien dont l’intérêt qui leur est porté se crée à partir des préoccupations découlant de la situation intérieure. On pourrait accéder à cette opinion par l’étude minutieuse des mouvements, attitudes et actions à caractères de masse, en rapport avec des questions politiques, économiques et sociales précises.
4Les sources de la reconstitution d’une telle opinion publique seraient la masse d’informations que la presse livre sur ces mouvements, les mémoires, les témoignages écrits ou oraux, bref l’histoire sociale. Est-ce la difficulté de l’entreprise, l’appréhension d’une impossibilité de systématisation de cette opinion ou la carence d’une certaine démarche scientifique qui crée cet état de choses ? C’est là un débat à suivre, car l’usage de ce terme nous semble trahir la réalité.
5En dehors de ce qui vient d’être évoqué, l’opinion publique se réduit à celle de groupes restreints, ayant la possibilité de s’exprimer dans les mass media ; elle se réduit à l’opinion des organes de presse. Car, en effet, outre l’absence des moyens, plusieurs facteurs – niveau politique, scientifique, culturel, disponibilité – ne permettent pas aux larges masses d’avoir une opinion autonome sur les événements comme cela peut être possible dans le cas de l’hypothèse avancée. Cette constatation prévaut précisément dans le cas de l’étude des relations bilatérales. Ainsi, l’opinion française sur l’avènement de la république au Portugal fut-elle celle des groupes restreints et surtout celle, plus systématique, des organes de presse. Dans la mesure où la presse, principale source de cette opinion, est le reflet des contradictions de la société, « le moyen d’expression de ses différentes tendances et notamment de leur opposition »2, il faudrait plutôt parler de courants d’opinion. Cette expression exprime mieux les faits. L’opinion publique n’est pas une réalité unique ou unifiée.
6Mais comment découvrir ces différents courants d’opinion lorsqu’on se trouve en face d’un nombre impressionnant de journaux de différents horizons et d’importance variée3 ?
7La démarche que nous avons suivie part d’importantes indications contenues dans les rapports du ministre du Portugal à Paris ; elle s’est ensuite appuyée sur l’histoire sociale et politique en France, sur l’histoire de la presse française, de ses rapports avec les forces socio-politiques, et enfin, sur une étude de la situation portugaise. Trois grands courants d’opinion, à l’intérieur desquels des nuances existent certes, se dégagent et correspondent à des forces sociales et politiques de la société française au début du siècle : un courant républicain bourgeois, un courant ouvrier et socialiste et un autre monarchiste et nationaliste.
8Le premier regroupe les partisans du système politique républicain parlementaire et, globalement, de la réalité économique, politique et sociale de la France à l’époque. Il va des républicains conservateurs aux radicaux socialistes, en fait toutes les forces politiques qui gravitent autour du parti au pouvoir, le Parti Républicain Radical. Le second courant comprend les divers milieux ouvriers et socialistes parlementaristes ; dans le dernier, se retrouvent toutes les forces politiques et sociales qui aspirent à une société fondée sur l’ordre et la tradition, et qui se réclament ou non de l’institution monarchique.
9A la lecture des organes représentatifs de certains courants, tels que l’Autorité et l’Action Française pour les milieux monarchistes, la Bataille Syndicaliste pour les milieux ouvriers, on est frappé par l’importance de l’intérêt porté au Portugal républicain, le caractère tranché des opinions émises et le constant recours à un parallèle entre les deux pays. Grande est la tentation d’expliquer ces faits par les caractéristiques propres de la presse de l’époque, considérée comme l’âge d’or de la presse française4.
10Mais il apparaît que c’est à la situation politique et sociale moins qu’aux caractéristiques de la presse qu’il faut l’attribuer. L’avènement de la République au Portugal et son évolution ultérieure ont créé une sorte de phénomène d’identification entre les deux sociétés. Ainsi, les courants d’opinion sont-ils devenus eux-mêmes le reflet projeté sur le Portugal de la lutte politique et sociale en France.
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11C’est qu’au moment où se fondait la Première République à Lisbonne et où les partisans monarchistes et le clergé oppositionnel se réfugiaient en Espagne et ailleurs en Europe, se parachevait, en France, un phénomène remarquable du point de vue de cette étude. C’est la prédominance, sur l’échiquier politique français, après sa rupture avec « le loyalisme républicain »5, de l’Action française comme principal pôle des forces politiques conservatrices, monarchistes et nationalistes dont la philosophie politique se référait aux principes d’ordre, d’autorité et de tradition et par conséquent, opposées à l’idéal de la République parlementaire libérale6.
12La République, la « gueuse »7 est considérée comme la source de tous les maux et de l’anarchie que constituent entre autres la lutte des partis, le parlementarisme, la corruption des mœurs politiques et les scandales fréquents à l’époque, l’intense et permanente agitation sociale, l’instabilité des cabinets qui devaient faire face à des problèmes externes et internes parmi lesquels l’agitation sociale constituait un fond important.
13Cette agitation qui pesait constamment sur l’atmosphère politique – controverses autour des réformes sociales, sur l’attitude gouvernementale dans les conflits du travail, etc. – était d’autant plus intense que le début du siècle avait vu le renforcement du mouvement syndical par la création d’une centrale unique et l’apparition de syndicats de fonctionnaires dans des secteurs importants de la vie nationale (postiers et instituteurs) ; mais aussi, et surtout, par la prédominance au sein du mouvement syndical de la doctrine du syndicalisme révolutionnaire qui prônait l’action directe, manifestations, grèves partielles ou générales, antimilitarisme, comme moyens d’émancipation du prolétariat8.
14Ces réalités qui étaient déjà présentes dans le Portugal monarchique, prirent toutes leurs dimensions et certaines particularités après la proclamation de la République. La stabilisation de celle-ci se heurta à des obstacles, notamment à l’action monarchique, au problème clérical, à l’agitation sociale et à la lutte partidaire dont le corollaire fut l’instabilité ministérielle.
15En effet, le problème clérical fut l’une des préoccupations du nouveau régime durant ses premiers moments ; proche de cette question, il y eut l’opposition monarchiste dont les éléments irréductibles, réfugiés en Espagne, lanceront des incursions (octobre 1911 et juillet 1912) et feront agir des réseaux de complices à l’intérieur. Mais, ce fut l’agitation sociale, en particulier ouvrière qui, comme l’aurait reconnu durant son exil un des chefs du Parti Républicain, Afonso Costa, « contribua plus que tout autre facteur à rendre la République invivable et impuissante et à préparer sa lourde chute »9. Les désillusions des classes populaires au lendemain de la proclamation de la République étaient fortes et ce, d’autant plus que le parti républicain avait bénéficié de leur appui et promis du pain bon marché10. Le brusque développement du mouvement syndical11 dominé par l’anarcho-syndicalisme, double produit de l’influence anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, rendit cette agitation de plus en plus intense et violente, avec des morts dans les affrontements entre grévistes et forces de l’ordre, des déportations de syndicalistes sur les navires de guerre, la proclamation de l’état de siège, l’institution de tribunaux spéciaux.
16Enfin, la dislocation du parti républicain sous l’influence de nouvelles conditions sociales et politiques, introduisit la lutte partidaire et l’instabilité ministérielle.
17Tel était le tableau qu’offrait le Portugal républicain, tableau projeté au devant des agences télégraphiques et qui servit de matière à opinion.
II – La monographie des courants d’opinion
1. L’opinion monarchiste et nationaliste et les sources de l’Intégralisme Lusitanien
18Pour l’opinion monarchiste et nationaliste, la chute de la monarchie était une tragédie qui attristait profondément les amis du Portugal, les amis monarchistes et nationalistes devrait-on ajouter. L’événement n’apparut cependant pas comme une surprise parce que « le régime parlementaire avait mis le Portugal dans un état d’anarchie que ce malheureux pays pouvait difficilement dépasser »12 ; la royauté portugaise avait été, selon les monarchistes et les nationalistes, paralysée par la constitution et rongée par la peste parlementaire. Quant au changement de régime, ils y virent le résultat d’une sédition militaire fomentée par les sociétés secrètes, la maçonnerie portugaise et internationale ; c’était « un mouvement concerté des loges internationales, une manifestation de la haine juive et maçonnique contre les monarchies »13.
19Mais, en même temps, le triomphe républicain était considéré comme sans lendemain, car la République n’apporterait pas de remède aux maux du Portugal. Faisant allusion à cette perspective, L’Autorité du 6 octobre écrivait : « Comme la République était belle sous l’empire, s’écrient nos plus sincères républicains, écœurés lorsqu’ils contemplent leur idole au tournant de la quarantaine ». Et, présentant les événements sous les jours les plus alarmistes, avec des titres, comme « Guerre civile au Portugal » ou « Scène de carnage », la presse monarchiste et nationaliste prédisait le plus sombre avenir au nouveau régime et plaignait le peuple portugais qui, dans son ignorance, s’était condamné « au châtiment le plus infamant, le plus redoutable, le plus dégradant, la République »14.
20Mais précisément parce qu’entourée de mépris et de dégoût, la République portugaise était appelée inéluctablement à disparaître. Mettant en rapport les congrès radicaux en France et la situation portugaise, Charles Maurras écrivait :
« Beau programme, grands orateurs, résolutions viriles : que deviendront toutes ces choses et ces gens, je ne dis pas quand le canon tonnera, mais au premier éclair de la plus intelligente des baïonnettes, de la plus sage des épées, baïonnette de Païva, sabre de Monk ? »15.
21Allant plus loin, L’Autorité du 3 janvier 1911 annonçait que la République portugaise sentait déjà le cadavre et qu’il y avait toutes les raisons d’espérer qu’il ne s’écoulerait pas de longs jours avant que le peuple portugais ne s’offrît la joie de piétiner dessus. Un large écho était alors donné aux mouvements monarchistes, à l’agitation sociale, à l’action de la maçonnerie et de la carbonari, à l’anti-cléricalisme. « Pauvre civilisation, si pure, si pleine de Foi et de Gloire, que les juifs s’acharnent donc contre toi » écrit L’Autorité du 8 mai 1911.
22Comme la République qui était appelée à s’écrouler, cet anti-cléricalisme, était voué à l’échec parce que ce n’était pas la première fois, poursuivait L’Autorité, en date du 8 mai 1911, que « les tyranneaux ont cherché à s’attaquer à celui qui dirige la barque insubmersible du pêcheur de Galilée ».
23L’agitation sociale quant à elle, était considérée comme le résultat le plus certain de l’éducation donnée à la masse populaire par la République qui, en retour,
« ensanglante les rues, torture les prisonniers, incarcère la moitié de la population, tandis que les démagogues portugais, juchés sur les coffre-forts de l’État regardent monter le sang répandu avec la satisfaction de gens qui craignent de se trouver trop tôt à sec »16.
24Portant la polémique sur le terrain français, la presse monarchiste et nationaliste s’en prenait à ceux qui avaient applaudi au début et se taisaient devant les nouvelles réalités, affirmant qu’ils n’auraient eu nulle part l’autorité nécessaire pour formuler les critiques contre le nouveau régime. La Bataille Syndicaliste et L’Humanité étaient nommément attaquées. Il leur était reproché de ne souffler mot de la situation de terreur au Portugal, ce qui ne reflétait pas toute la réalité vu la régularité et le ton également dur, mais d’un autre point de vue, de La Bataille Syndicaliste.
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25L’expression de l’opinion monarchiste et nationaliste sur le Portugal républicain s’était accompagnée d’autres réalités relationnelles dont il est difficile de mesurer toutes les dimensions. Les organes de presse monarchiste et nationaliste, en ouvrant leurs colonnes à Païva Couceiro, à Homen Christo Filho, publiciste, et à bien d’autres monarchistes portugais, avaient servi de tribune de propagande aux monarchistes17. Cela supposait et autorisait l’hypothèse que les milieux monarchistes portugais et français entretenaient des rapports, que les seconds étaient d’un appui quelconque aux premiers, ne serait-ce qu’au niveau de la propagande et de la contre-propagande.
26Mais le fait le plus important de ces réalités restera l’écho rencontré dans les milieux monarchistes portugais par la campagne de L’Action Française, de L’Autorité et du Gaulois ; cet écho eut un impact du point de vue de l’histoire politique ultérieure du Portugal. Commentant prophétiquement en avril 1911, sous le titre « La partie se joue en France », la manifestation des « Camelots du roi » au Quartier Latin à l’occasion de la visite des étudiants portugais, L’Action Française soutenait l’idée que, parce qu’elle était française, elle serait un fait européen, voire universel.
27Dans les faits, en effet, la réaction nationaliste et monarchiste en France fascina beaucoup les monarchistes et anti-républicains portugais qui trouvèrent dans L’Action Française, une source d’inspiration. C’était précisément le cas de la naissance de l’Intégralisme Lusitanien. Conçu comme « un mouvement de combat contre la République et la monarchie constitutionnelle, en vue de la monarchie organique, traditionaliste et anti-parlementaire »18, l’Intégralisme Lusitanien est apparu en 1914 et servit plus tard, à un certain degré, au niveau politique et idéologique, à l’établissement de l’État Nouveau, autoritariste et corporatiste de type fasciste, de Salazar19.
28Était-il « une imitation et un écho »20 de L’Action Française, comme l’écrit Carlos Ferrâo ? Les doctrinaires du mouvement refusèrent cette assimilation et soutinrent que le mouvement avait ses particularités doctrinales, des origines historiques et philosophiques qui lui étaient propres et qui dissociaient son destin de celui de L’Action Française. Dans l’ouvrage au titre évocateur et entièrement consacré à ce thème, Dois Nacionalismos (a Action Française e o Intégralismo Lusitano), Hypolito Raposo écrit : « Sans L’Action Française, l’Intégralismo Lusitano serait né et aurait vécu »21.
29En dépit des différences qui pouvaient exister entre les deux mouvements, il n’en reste pas moins que la naissance de l’Intégralisme Lusitanien était liée à l’émigration des opposants monarchistes, à l’écho et à la fascination qu’exerça L’Action Française. Hypolito Raposo et d’autres partisans de ce mouvement ont fait partie de la délégation des étudiants portugais venus visiter Paris en avril 1911. Il est incontestable que cette visite qui donna lieu à des manifestations des « Camelots du Roi » laissa des traces dans leur esprit. Raposo ne fut-il pas, lui-même, frappé par « l’enthousiasme avec lequel étaient acceptées par la jeunesse du Quartier Latin les idées contre-révolutionnaires »22 ?
2. L’opinion ouvrière et socialiste
30L’opinion des milieux ouvriers et socialistes n’était pas unifiée comme l’était celle des forces monarchistes et nationalistes. Les nuances entre les deux principales variantes, la première autour de L’Humanité et le Parti Socialiste, la seconde autour de la C.G.T. et de La Bataille Syndicaliste, créée postérieurement à l’avènement de la République, semblaient importantes. C’est La Bataille Syndicaliste qui, par la régularité de ses rubriques sur le Portugal et son ton tranchant, symbolisa le plus ce courant d’opinion.
31Dans l’ensemble, la réaction des milieux ouvriers et socialistes fut favorable à l’avènement de la République portugaise et ceci, à partir d’un point de vue propre. Ils se félicitèrent de la manière dont le changement de régime s’était effectué, en portant la réflexion sur la part prise par l’armée et la marine ; les perspectives dans lesquelles ce changement se situait, les conclusions et leçons retinrent également leur attention.
32Dès la confirmation du succès des Républicains, de nombreuses sections de la S.F.I.O. adressèrent des télégrammes de soutien au gouvernement provisoire, tandis que la C.G.T., qui tenait alors son congrès à Toulouse, vota l’ordre du jour suivant :
« Sous l’impression de nouvelles réconfortantes parvenues de Lisbonne, le congrès félicite l’armée et la marine du Portugal du beau geste par lequel elles sont passées avec le peuple en révolte contre son gouvernement, souhaite que l’exemple des soldats du Portugal soit contagieux pour les armées de toutes les nations, surtout au moment de la révolution sociale »23.
33Abordant la question sous différents aspects, L’Humanité du 6 octobre 1910 soutint, comme si elle répondait au Gaulois ou à L’Autorité, que la révolution au Portugal n’était pas une révolution militaire, malgré la part prise par l’armée et la flotte, mais l’œuvre du Parti Républicain. L’événement, poursuivit le même organe, s’inscrivait dans un mouvement général de révolte des peuples contre la monarchie au Portugal, le cléricalisme en Espagne, l’absolutisme et le féodalisme en Allemagne ; ces mouvements marquaient partout le progrès de la démocratie. Par conséquent, la révolution avait valeur de leçon, la leçon que l’ère des révolutions n’était pas close, et que, contrairement aux utopistes de l’évolution progressive et pacifique, la marche de l’évolution comportait les révolutions. La révolution faite, c’était de la classe ouvrière et de ses organisations que devait venir la pression nécessaire pour les réformes sociales. Tout en soutenant que cette classe ouvrière devait compter sur ses propres efforts, elle indiquait cependant qu’elle était encore faible24.
34Mais l’opinion ouvrière se préoccupa surtout de l’évolution ultérieure du nouveau régime, en particulier des conflits de travail incessants et violents et de la politique du gouvernement républicain provisoire puis constitutionnel face à cette agitation.
35La rupture entre celui-ci et le mouvement ouvrier, traduite dans la violence et la dureté des grèves aussi bien que dans la répression, modifia considérablement l’opinion du monde ouvrier en France. Celui-ci continua certes à affirmer son soutien de principe à la République en vilipendant les menées monarchistes et ses appuis internationaux, mais n’épargna pas le gouvernement et les dirigeants républicains.
36A l’occasion de l’arrestation des syndicalistes et de la fermeture de la maison des syndicats en janvier 1912, La Bataille Syndicaliste s’en prit violemment aux « bourgeois positivistes » qui détenaient le pouvoir à Lisbonne, les accusant d’en abuser et de faire régner la terreur25. Pour elle, le siège de la maison des syndicats, l’arrestation des syndicalistes et des grévistes et leur déportation sur les navires, révélait la forfaiture du régime qui n’avait donné que des « fusillades aux travailleurs »26. Aussi s’interrogea-t-elle si le Portugal n’allait pas connaître ses journées de juin 1848, en souvenir des soulèvements ouvriers parisiens et de la brutale répression dont ils furent l’objet, événement qui fut le vrai prélude de la chute de la seconde République en France.
37Alors que L’Humanité rappelait que l’action contre les travailleurs faisait le jeu de la restauration monarchique, La Bataille Syndicaliste s’élevait contre l’utilisation de l’opposition monarchiste contre ce qu’elle appelait le développement de la lutte des classes ; elle considérait surtout comme une calomnie lancée contre la classe ouvrière portugaise l’accusation d’être en complicité avec les monarchistes, tandis qu’impunément, les carbonari et les bataillons de volontaires – sorte de milice républicaine – intervenaient contre les syndicalistes et les anarchistes. S’expliquant sur la situation, elle devait faire remarquer :
« Pour avoir méconnu le principe de la lutte des classes, les travailleurs portugais ont fait un marché de dupes en versant leur sang pour l’établissement d’une république bourgeoise. Ils sont aujourd’hui persécutés »27.
38Les rubriques régulières sur la situation socio-politique portugaise sous divers titres évocateurs du genre « Despotisme au Portugal » faisaient notamment état de l’agitation sociale et des mesures gouvernementales. Ces rubriques s’accompagnaient de salutations des syndicalistes portugais à la C.G.T., d’appels des organisations syndicales portugaises à la solidarité internationale contre la répression, ou d’articles émanant de journaux syndicalistes et anarchistes, de militants isolés ou de groupes de révolutionnaires portugais.
39Il y avait, par conséquent, des échanges relativement importants puisque ces échanges semblent constituer la source essentielle d’information (ou d’inspiration) de La Bataille Syndicaliste qui lançait le 21 juillet 1913, à propos des troubles à Lisbonne en juin et juillet 1913 : « Nous devons attendre l’arrivée de nouvelles émanant des milieux ouvriers pour être clairement fixés sur la nature du complot que la police, perspicace, aurait déjoué ». Le 22 juillet 1913, le même journal ajoutait :
« Pas plus qu’hier, nous ne voulons nous prononcer sur les événements de Lisbonne. Le gouvernement républicain du Portugal nous a, depuis son origine, trop montré qu’il s’entend à merveille, à jouer du télégraphe et à cuisiner les faits pour que nous ne devions pas attendre des renseignements venus des milieux ouvriers ».
Ainsi, autant que le courant monarchiste et nationaliste, l’opinion ouvrière
sur la naissance de la République portugaise et son évolution durant les premières années fut importante dans la formation de l’image de ce pays. A l’inverse, l’opinion républicaine bourgeoise, au vu de ce que les sources peuvent offrir, fut loin d’être aussi riche.
3. L’opinion républicaine bourgeoise
40Les réactions des milieux républicains à la proclamation de la République au Portugal furent des plus enthousiastes, illustrées par le nombre de messages que des conseils généraux, des comités d’action et de défense républicaine, adressèrent au gouvernement provisoire28.
41L’éditorial du Radical du 6 octobre 1910 fut un salut au nouveau régime. Le salut, dont le ton était révélateur des préoccupations internes, semblait manifestement être également une réponse aux organes monarchistes et nationalistes. On pouvait y lire en effet :
« Quoi qu’il en soit, nous saluons la révolution portugaise comme une nouvelle victoire de l’idée républicaine. On a voulu proclamer la faillite de la République. La meilleure preuve que son esprit est fort, c’est qu’il se répand à l’extérieur, pénètre et attaque les monarchies apparemment les mieux gardées ».
42Comme le firent les milieux monarchistes, nationalistes et ouvriers, l’opinion républicaine porta également sur les moyens mis en œuvre dans l’avènement de la République, plus précisément le rôle de l’armée et de la violence dans le processus d’établissement du pouvoir républicain. A ce sujet, Le Radical se félicitait, dans le même éditorial, que la révolution n’ait pas été une espèce de pronunciamento à la mode en Amérique Latine, mais qu’elle fût plutôt une insurrection, œuvre d’un peuple conscient de lui-même et décidé à se regénérer pacifiquement. En effet, envisageant l’avenir, Le Radical vit dans la naissance de la République le début d’un réveil national, réveil qui était à mettre au compte des principes et des idées qui faisaient la force des Républicains.
43Mais l’opinion républicaine n’allait pas suivre le déroulement de ce réveil. Dès que l’avènement du nouveau régime cessa d’être un sujet d’actualité, l’intérêt porté aux affaires du Portugal devint moindre dans l’opinion républicaine exprimée de façon spontanée, car celle-ci, du moins au niveau de la presse, s’estompa. La nouvelle situation n’inspirait pas plus d’enthousiasme qu’elle n’autorisait de commentaires flatteurs ; à l’opposé de la presse monarchiste, nationaliste et ouvrière, la presse républicaine garda le silence ou se limita à la simple information ou encore, de temps à autre, intervint « sur commande ».
44Atténuer les effets de la mauvaise presse dont le Portugal était l’objet, par des articles favorables à ce pays, n’était pas seulement une nécessité politique de propagande pour de la propagande. Cela relevait également d’une exigence économique. De l’image donnée par le climat social et politique dépendait le crédit du pays et ses opérations financières sur les marchés internationaux. Aussi, l’intervention, non seulement de la légation du Portugal, mais également des groupes économiques intéressés à ce pays, devint un contrepoids nécessaire à la mauvaise presse.
45Se situèrent dans ce cadre, le voyage au Portugal du directeur de l’Économiste Européen et la série d’articles qu’il publia de septembre à novembre 191229. Le rapport nettement favorable au nouveau régime, se termina par une condamnation explicite de l’attitude du monde ouvrier. « La révolution, écrivit Théry, accorda le droit de grève... Le malheur, c’est que les ouvriers que l’ancien régime avait tenus en tutelle, grisés par les événements et entraînés par les meneurs des syndicats et comités socialistes, usèrent sans réflexion et sans ménagements de la liberté qu’ils venaient d’acquérir »30. En conclusion, il considéra le conflit entre le capital et le travail comme « le vrai danger pour la prospérité matérielle du Portugal et, on peut ajouter », écrivit-il, « pour l’avenir du régime républicain »31.
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46Ainsi, l’existence des courants d’opinion sur le Portugal à travers les organes de presse ne s’explique que par le phénomène d’identification qui s’établit entre les forces socio-politiques de France et du Portugal. S’il n’est pas possible d’étudier dans le cadre de ce travail toutes les réalités relationnelles qui germèrent à partir de cette identification, les échanges effectifs qui sous-tendent ce phénomène et forment, entre autres, les éléments constitutifs des rapports extra-gouvernementaux, il convient sans doute, en marge de la question de l’opinion, de s’arrêter à une question brûlante de l’époque, celle des rapports entre les maçonneries française et portugaise.
III – La franc-maconnerie et les relations internationales, une histoire a approfondir : l’exemple franco-portugais
47Les récents travaux de Pierre Chevalier32 et ceux plus anciens de Borges Grainha33, apports importants à l’histoire de la Franc-Maçonnerie, respectivement en France et au Portugal, constituent sans doute, une réponse aux préoccupations de recherches formulées par Jean-Baptiste Duroselle34 sur l’action politique de cette institution. En revanche, la connaissance de son action extérieure, aussi bien sur le terrain de la politique extérieure que sous l’angle des relations extra-gouvernementales, est une question qui mérite d’être approfondie.
48En dépit des limites de son aspiration à l’universalisme, la maçonnerie n’en reste pas moins une des formes par lesquelles différentes sociétés entretiennent des rapports et maintes réalités politiques, sociales et idéologiques se reproduisent à l’échelle internationale.
49L’approche des relations maçonniques franco-portugaises se heurte à des obstacles qui tiennent au cadre chronologique étroit de ce travail et aux questions matérielles d’absence de sources. Les relations, pour la période qui concerne cette étude, unirent d’une part le Grand Orient, la principale obédience maçonnique en France, et le Grande Oriente Lusitano Unido35 qui jouaient, l’un et l’autre, dans les deux pays, un rôle de choix dans la vie politique et sociale, rôle qui leur confère toute leur importance en matière d’étude historique.
50En France, la maçonnerie, et plus précisément le G.O.D.F., était un pilier du parti républicain, aussi bien sur le plan idéologique qu’institutionnel. Il était alors aux forces politiques et sociales républicaines ce que l’Église catholique était aux forces attachées au principe de l’ordre et de l’autorité. Ces dernières qui comprenaient les forces nationalistes, monarchistes et cléricalistes, représentaient une menace pour l’institution républicaine, menace que les Républicains entendaient combattre dans divers domaines et par divers moyens.
51Comme le parti républicain, la maçonnerie se recrutait dans la petite bourgeoisie et la bourgeoisie moyenne36 qui fournissaient l’essentiel du personnel politique de la Troisième République et constituaient sa base sociale. Se posant en continuateurs des traditions de 1789, les maçons affirmèrent la défense et la propagation des principes de la raison, du positivisme scientiste, en vue du progrès de l’humanité contre le principe d’autorité et le dogme religieux. Ce dernier aspect de la question fonde les rapports entre la Franc-Maçonnerie et la Libre-Pensée.
52Sur le plan pratique, les préoccupations de la maçonnerie coïncidèrent avec le programme du Parti Radical, par une étroite corrélation entre les sujets étudiés dans les loges et les convents, et ceux discutés dans les congrès radicaux et dans les débats parlementaires. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’à la guerre, les préoccupations maçonniques s’orientèrent dans le sens de l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise comme moyen d’affermissement du régime républicain37.
53La maçonnerie fut alors, non seulement un « comité consultatif » de la Troisième République, mais aussi quelquefois, une sorte de réserve du pouvoir, voire une sorte de pouvoir parallèle. Jouant un rôle déterminant dans l’histoire politique et sociale, elle s’intéressa à la réforme de l’instruction, à la réforme électorale, aux relations entre l’Église et l’État, à la question cléricale et des congrégations, aux réformes sociales, etc.
54Ainsi la maçonnerie mena bataille pour l’institution de l’école laïque gratuite et obligatoire, parce que la formation de la jeunesse dans de telles conditions apparut dans le contexte politico-social de l’époque, comme le meilleur moyen de saper l’influence de l’Église, d’obtenir l’adhésion de nouvelles générations et d’assurer l’avenir de la république. Parallèlement aux luttes parlementaires sur ces questions, les francs-maçons avaient développé des écoles et inspiré la création des ligues de l’enseignement et des sociétés de gymnastique. Autour des années 14, les préoccupations portèrent sur la guerre des manuels, livrée par les forces cléricales, et le projet du monopole de l’enseignement, comme le moyen le plus radical de laïcisation.
55L’action maçonnique porta également sur les questions sociales. La maçonnerie prit une part active à l’élaboration des lois sociales et chercha également à s’implanter en milieu ouvrier et socialiste pour contrebalancer l’action de l’Église catholique. Celle-ci, depuis la publication par Léon XIII de l’encyclique Rerum Novarum sur la condition ouvrière (15 mai 1891), disposait désormais d’une doctrine sociale, instrument précieux en matière d’action politique et sociale. Ainsi les conditions furent-elles créées à partir de 1893 par un abaissement du droit d’initiation et des cotisations pour favoriser l’intégration des ouvriers, mais surtout des dirigeants de partis et syndicats ouvriers38 dont les membres, par ailleurs, étaient divisés sur la question de savoir si la maçonnerie était neutre ou si elle appartenait à l’organisation politique de la bourgeoisie.
56Mais l’exemple le plus édifiant du besoin pour la maçonnerie d’être présente partout et de contrôler les institutions fut l’affaire des fiches (1904-1905). Dans le but de remplir un devoir de défense républicaine, la maçonnerie accepta de servir d’agence de renseignements pour le compte du ministère de la guerre, en procédant au fichage systématique par l’intermédiaire des loges, des « Jésuites casqués et bottés », c’est-à-dire des officiers de l’armée de conviction monarchiste et catholiques pratiquants, réfractaires à l’idéal républicain et éventuels fauteurs de coup d’État39. Le fait que la maçonnerie n’opère que de manière occulte laisse supposer que l’affaire des fiches reste un cas parmi d’autres.
57Instrument de défense du régime républicain en France, la maçonnerie fut au Portugal celui de sa création. « L’œuvre de la révolution est due exclusivement à la maçonnerie »40 aurait écrit Machado Santos dans son rapport sur le 5 octobre. En effet, si officiellement la révolution fut conduite par le Parti Républicain Portugais41 la maçonnerie et ses divers prolongements ont joué un rôle essentiel. Sur le plan idéologique et politique, la Franc-Maçonnerie fut à l’avant-garde du combat contre les Jésuites et le cléricalisme sous la monarchie, en particulier depuis 1901, date du retour en force des ordres religieux au Portugal, et dans les premières années de la république. L’action maçonnique visait à saper l’influence et le pouvoir des forces cléricales dans les domaines sociaux de l’éducation, de la santé, de l’état civil, au profit d’une laïcisation de l’ensemble des institutions sociales.
58La maçonnerie fournit également l’appareil logistique du Parti Républicain, à travers ce qui constituait alors, dans les conditions du Portugal, son prolongement armé : la carbonaria. A l’origine de celle-ci, il y avait la Franc-Maçonnerie Académique, constituée des étudiants des grandes écoles de Lisbonne et de fervents républicains. Connue également sous le nom de Comité Révolutionnaire Académique, la maçonnerie académique initia les hommes du peuple, institua de nouveaux règlements et se transforma en une organisation révolutionnaire, la Carbonaria Lusitana, dont chaque membre possédait une arme et recevait une instruction militaire. Elle aurait compté 40.000 membres42 à la veille de la proclamation de la République. Un membre du directoire du P.R.P. était chargé des relations avec la carbonaria, mais celle-ci agissait plus par le biais de ses rapports avec la loge Montanha qui comptait dans ses rangs les principaux chefs carbonari.
59Cette loge s’était déjà illustrée en 1907 en contribuant à l’élection de Magalhaès Lima, un des dirigeants républicains, à la tête de la maçonnerie pour mieux la « républicaniser »43. C’est elle qui, en élisant le 14 juillet 1910 une commission secrète ayant des pouvoirs souverains et composée des principaux protagonistes du 5 octobre dont Machado Santos et Miguel Bombarda créa un puissant facteur de triomphe des Républicains. Ce n’était donc pas sans intérêt que le chef de la maçonnerie portugaise, Magalhaès Lima, écrivait à propos de ce triomphe :
« Le 5 octobre aurait-il été possible sans la carbonaria ? Hardiment, je peux répondre que ce fut la carbonaria qui détermina le cours de la révolution. On n’imaginait pas ce que fut et ce que représentait cette organisation en courage, en effort et en sacrifice »44.
60Les réformes du nouveau régime furent largement inspirées par elle. Son intervention fut quelquefois publique et directe. C’est ainsi que, sous sa direction, le 14 janvier 1912, une foule immense, avec en tête le Grand Maître, Magalhaès Lima, accompagna l’Association du Registre civil au ministère de la Justice pour appuyer le gouvernement de la République dans la lutte contre le cléricalisme45.
61Ce rôle important de la maçonnerie en France et au Portugal amène à s’interroger sur la réalité des relations maçonniques. La maçonnerie portugaise s’est largement inspirée de l’histoire maçonnique française qui apparaissait à bien de ses représentants comme l’exemple achevé de la corrélation entre la maçonnerie et les exigences de l’élargissement de la démocratie bourgeoise. Ce n’est pas sans intérêt que Magalhaès Lima, libre penseur et grand maître du G.O.L.U. célèbre dans ses écrits les faits notoires de l’histoire maçonnique et républicaine française, telle que la préparation de la Déclaration des Droits de l’Homme par la Loge des Neuf Frères à laquelle avait appartenu Diderot46. Au cinquantenaire de la constitution de la loge Philosophie Cosmopolite en mars 1913 à Nice, il déclarait, après avoir remercié les frères du soutien qu’il a eu durant son exil, en tant que partisan républicain :
« C’est l’esprit de la maçonnerie française qui nous a toujours guidés et c’est par lui que nous avons libéré les esprits et émancipé les consciences des vieilles tutelles »47.
62Déjà, en 1906, le G.O.L.U., tirant les enseignements de ce qui se passait en France, abondait dans le même sens et proclamait :
« ... Faisons honneur à ces glorieuses traditions. En France, la maçonnerie est un des principaux appuis de la démocratie et le principal adversaire du cléricalisme réactionnaire auquel il s’affronte dans toutes les circonstances et attaque dans tous les domaines. Pour cela, le peu d’hommes d’État de ce pays qui n’appartiennent pas à notre ordre ne l’attaque pas et l’estime. Au Portugal, la maçonnerie devrait suivre le même chemin pour ne pas trahir sa mission »48.
63C’est dans cette perspective que les rapports entre les deux maçonneries semblent s’être développés. En 1909, Magalhaès Lima, élu deux ans plus tôt grand maître du G.O.L.U., était nommé par le congrès du P.R.P. chef de la commission chargée de la propagande à l’extérieur. A Paris, où il résidait et où fut publié, au courant de 1910, le manifeste du P.R.P. à l’intention des nations européennes pour les rassurer sur le fait que le régime républicain devait apporter ordre intérieur et extérieur49, les responsabilités de représentant officiel des Républicains et celles de la maçonnerie portugaise se confondirent dans les faits et se complétèrent. En effet Magalhaès Lima, qui avait entretenu le 19 décembre 1907 la Loge Cosmos de Paris du thème « Portugal, nécessité d’un régime républicain »50, participa en septembre 1910 au convent du G.O.D.F. ; d’où la question posée par la presse nationaliste, à savoir jusqu’à quel point la Franc-Maçonnerie française était intervenue dans la révolution portugaise. S’il est difficile de répondre à cette question, il est tout à fait possible de retenir l’hypothèse que le soutien des frères français à la mission de propagande de Magalhaès Lima fut important au regard de la revue de presse réalisée par la Légation de Paris au cours de cette même période. Cette hypothèse mérite d’être retenue d’autant plus que l’un des moyens d’action de la maçonnerie est « d’inspirer » la presse.
64Lorsque la République fut proclamée, les loges du G.O.D.F. saluèrent tout naturellement sa naissance et les frères de Paris organisèrent une conférence publique où Magalhaès Lima prit la parole51. Ils se penchèrent, dans les loges, sur le soutien à apporter à la république et aux frères portugais. Ce soutien dont il est difficile de déterminer les différentes formes, a été l’objet d’abondants commentaires. Ainsi le 25 août 1912, le publiciste portugais Homen Christo Filho écrivait dans la revue catholique libérale Le Correspondant que la République ne se maintenait que par le soutien que lui apportaient les frères étrangers52. Il faisait sans doute allusion à l’aide des frères étrangers quant au dépistage des diverses manœuvres internationales des partisans monarchistes. En effet, les relations tissées dans les milieux maçonniques et la presse permirent à Magalhaès Lima, au cours de la même période, d’être informé des tractations financières des monarchistes auprès de certaines banques parisiennes et d’obtenir l’annulation de ces projets en intervenant auprès des autorités gouvernementales53.
65Si ces types de rapports sont moins saisissables, on peut affirmer en revanche, que les rapports maçonniques classiques – échanges des expériences, circulation des informations maçonniques, inspiration de l’intérêt porté par l’une des maçonneries aux problèmes de l’autre pays – furent florissants, en dépit de la faiblesse des sources disponibles.
66Au courant de l’année 1913, Magalhaès Lima fit une importante tournée de propagande en France pour préparer le congrès international de la libre pensée à Lisbonne qui devait se tenir en octobre de la même année ; comme en 1910, il eut l’occasion de participer à différentes manifestations maçonniques et de lancer l’appel au congrès qui devait coïncider avec le troisième anniversaire de la République et le second centenaire de la mort de Diderot qui, selon les propres termes de Magalhaès Lima, lutta contre dix-huit siècle de superstition.
67Le congrès retint l’attention en France d’autant plus qu’il portait sur l’expérience de la République portugaise et sur l’éducation rationaliste. Le 1er octobre 1913, Magalhaès Lima fit au Radical une déclaration qui était un appui aux partisans de la laïcité en France :
« ... C’est, dit-il, dans cet esprit de libre examen et de propagandisme fécond que le congrès de Lisbonne proclamera la nécessité de la défense laïque pour un peuple épris de liberté. Et la République portugaise à qui la Rome papale ne pardonne point sa politique nettement laïque, verra le congrès de Lisbonne célébrer l’avènement de de l’école laïque et de la sécularisation de tous les services publics »54.
68Il y a lieu de s’interroger sur l’impact de ces échanges dans l’évolution de la question scolaire dans les deux pays et plus particulièrement au Portugal où les débats et les luttes autour de cette question en France semblent s’être répercutés et avoir exercé une influence importante, facilitée par l’existence des circuits traditionnels de pénétration de l’influence culturelle et des courants idéologiques en provenance de la France : l’histoire et la langue d’une part, et d’autre part l’admission en franchise sur le marché portugais, depuis la convention littéraire de 1866, de livres et manuels français.
69Le congrès de Lisbonne devait illustrer les rapports entre maçons et libres penseurs français et portugais. Sous l’action des délégués des deux pays, la question de la laïcité fut définitivement résolue. Le congrès de la libre pensée adopta une résolution qui proclama l’exclusion de l’enseignement religieux, mesure que les deux pays appliquaient déjà.
*
70Il découle des lignes qui précèdent que les relations entre maçonneries française et portugaise étaient importantes et assez régulières. Certes, l’état des matériaux disponibles ne permet pas de saisir ces rapports dans toutes leurs dimensions. Dans quelle mesure ont-elles eu des incidences sur la politique officielle ? Quelle a pu être la portée pratique des discussions abondantes des loges françaises sur le problème des possessions coloniales portugaises ? Il n’est pas possible de répondre. Mais, s’il n’est pas possible de saisir le rôle de la maçonnerie dans la politique extérieure des gouvernements, ce rôle est beaucoup plus précis et plus saisissable dans les relations bilatérales entre les maçonneries des deux pays ; elles constituent une composante des divers rapports entre les forces sociales et politiques correspondantes dans l’une et l’autre société. Réalités souterraines, ces rapports ont été parmi les principaux éléments d’interpénétration du Portugal et de la France, plus importants que les rapports officiels qui, dans bien des cas seront déterminés par les réalités de la politique internationale et seront marqués pendant la période considérée par la question de l’empire colonial portugais.
Notes de bas de page
1 . DUROSELLE (J.B.) : L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, P.U.F., 1970, IIIe partie : Problèmes, débats, directions de recherches, p. 227.
2 . BELLANGER (Claude) : Histoire de la presse française, Tome III 1870-1940, Paris, P.U.F., 1972, p. 135.
3 . BELLANGER (Claude) : op. cit. A la page 137 et 296 sont données quelques indications chiffrées : la grande presse politique parisienne comptait en novembre 1910, 70 titres (parmi lesquels 24 journaux fantômes) avec un tirage de 4.937.000 exemplaires, dont les trois quarts aux quatre principaux : le Petit Parisien, le Petit Journal, le Matin et le Journal.
4 . BELLANGER (Claude), op. cit., p. 137.
5 . RÉMOND (René) : La Droite en France, Paris, Édition Montaigne, 1975, Tome I (1815- 1940), p. 180.
6 . Sur la naissance et l’épanouissement de l’Action Française, on pourra lire : Weber, Eugen J., L’Action Française, Paris, Stock, 1964 ; en particulier, les deux passages « La Préparation 1899-1908 » et « La Reconnaissance », pp. 19-86.
Il convient sans doute de préciser que l’importance que nous accordons à l’Action Française dans la « monographie » des courants d’opinion est due, comme l’écrit René Rémond (La Droite Française, T. I, p. 178), non pas au nombre de ses adhérents déclarés, mais à sa capacité d’agitation (Les Camelots du Roi), à la puissance de sa doctrine, à l’influence de celle-ci à l’intérieur, mais surtout à l’extérieur de la France ; à propos de cette influence, on pourra se référer, dans L’Action Française de Eugen J. Weber, au passage intitulé : « Les amis étrangers » pp. 525-547.
7 . RÉMOND (René) : La Droite en France, Tome I (1815-1914), p. 182.
8 . Sur l’agitation sociale et le développement quantitatif et qualitatif du mouvement syndical, et leur importance sur la politique en France, on pourra lire dans : GOGUEL (François), op. cit., le passage intitulé « Aggravation de la lutte des classes et tentative de réformes des mœurs politiques » pp. 129-136.
9 . VALENTE (Vasco P.) : « A Republica e a classes trabalhadoras, Outubro de 1910 – Agosto de 1911 » in Analyse Sociale, 2e série n° 32, vol. IV, 1972, p. 315.
10 . Lorsqu’en janvier 1912, à l’occasion de la grève générale nationale, la maison des syndicats fut encerclée et des centaines de personnes détenues, une femme du peuple, pendant que des policiers l’emmenaient, aurait crié en montrant son tablier plein de cailloux : « Voilà le pain que la République nous donne à grignoter », JOAO (Ameal), Historia de Portugal, Oporto 1940, p. 765, cité par NOWELL (Charles E.) Histoire du Portugal, Paris, Payot, 1953, p. 267.
11 . Il y aurait en 1910, 119 syndicats en activité totalisant 23.237 membres, et répartis comme suit : à Lisbonne, 33 syndicats avec 7.570 membres, à Porto, 39 syndicats avec 7.645 membres, et pour le reste du pays, 47 syndicats avec 8.022 membres. Au printemps de 1911, le nombre de syndicats ouvriers dans le pays s’éleva à 356 d’après VALENTE (Vasco P.), op. cit., pp. 294-295.
12 . L’Action Française du 6 octobre 1910.
13 . L’Autorité du 8 octobre 1910. Il faut rappeler, relativement à la référence au juif que la doctrine nationaliste définissait la République Française comme l’instrument des quatre États confédérés pour perdre la France : juif, protestant, maçon et métèque. Cf. RÉMOND (René), La Droite en France, Tome I (1815-1940), Paris, Éd. Montaigne, p. 164.
14 . L’Autorité du 9 octobre 1910.
15 . L’Action Française du 6 octobre 1910. Paiva Couceiro est le chef des partisans monarchistes qui conduisit les différentes incursions monarchistes de 1911, 1912 et 1919 ; Monk (Georges, 1er Duc d’Albemarle) est le général et l’homme politique anglais qui, maître de la situation après la mort de Cromwell, rétablit la royauté en Angleterre en 1660 au terme de l’intermède républicain (1649-1659).
16 . L’Autorité du 3 février 1912.
17 . Pour mémoire, on notera le communiqué ci-après, de Paiva Couceiro, publié par Le Gaulois à l’occasion des élections à la Constituante : « Lisbonne, 4 juin 1911. Au nom d’une forte majorité d’électeurs portugais et en mon nom propre, pour la défense des droits qui doivent appartenir à tous les citoyens libres, et ne voulant pas que le silence soit interprété comme une approbation tacite, je viens déclarer que nous ne reconnaissons pas la validité de l’acte que le gouvernement provisoire de la République réalisera sous le nom d’élection aux Constituantes. De cette sorte, on ne saurait dire que des élections ont eu lieu au Portugal, puisqu’il s’agit tout simplement d’une fabrication de députés, non pas choisis par une votation démocratique libre, mais en vérité par l’autocratie du directoire républicain » Coupure de presse, MNE/LPP, 189.
18 . C’est la définition qu’en donne l’historiographe de ce mouvement. L. Ramos de Ascençâo cité par FERRAO (Carlos) dans O Integralismo e a Republica. Autopsia dum mito, Lisbonne, 1964, Vol. I, p. 30.
19 . MARQUES (A.H. de Oliveira) : Historia de Portugal : deste os tempos antigos até ao Governo do Snr Marcello Caetano, Vol. II Das Revoluçoes Liberais aos nossos dias, Lisbonne, Palas Editores, 1975, pp. 291-292.
Sur la question des rapports entre L’Action Française et le régime salazariste, entre Salazar en personne et Charles Maurras, sur la place du mouvement intégraliste lusitanien dans l’État Nouveau, on pourra lire avec intérêt : WEBER (Eugen J.), op. cit., pp. 530- 532.
20 . FERRAO (Carlos) : op. cit., Vol. I, p. 30.
21 . RAPOSO (Hypolito) : Dois Nacionalismos (a Action Française e o Integralismo Lusitano), Lisbonne, 1929, p. 102.
22 . Ibid., pp. 31-32.
23 . Radical du 6 octobre 1910.
24 . L’Humanité du 6 octobre 1910.
25 . La Bataille Syndicaliste, 27 janvier 1912.
26 . La Bataille Syndicaliste, 1er février 1912.
27 . La Bataille Syndicaliste, 27 juillet 1913.
28 . M.N.E./A.143, Despatchos da Legacçâo de Portugal em Paris, (25 de junho 1903 – septembro de 1915), pp. 85-88.
29 . Voir ci-dessous, chapitre IV, paragraphe III-2.
30 . L’Économiste Européen, n° 1089, 22 novembre 1912, p. 648, colonne A.
31 . Ibid, p. 648, colonne B.
32 . CHEVALLIER (pierre) : Histoire de la Franc-Maçonnerie française, Tome 3, La Maçonnerie : Église de la République (1877-1944), Paris, Fayard, 1975, 473 p.
33 . GRAINHA (Borges) : Historia de Franco-Maçonnaria em Portugal (1757-1912), Lisbonne 1912, reprint Éditorial Vega 1976, 206 p.
34 . DUROSELLE (J.B.) : L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 3e éd., 1970, p. 257.
35 . Ci-après G.O.D.F. et G.O.L.U.
36 . CHEVALLIER (Pierre) : op. cit., p. 10 ; pour plus de détails, on pourra lire avec intérêt dans le chapitre I, le paragraphe sur le recrutement de la Maçonnerie et son rapport à l’organisation du Parti Républicain, pp. 9-17.
37 . On pourra lire avec intérêt pour le Grand Orient de France, les documents dits Congrès des Loges de la région parisienne, pour les années 1892, 1910-1911, 1911-1912, 1912- 1913.
38 . CHEVALLIER (Pierre), op. cit., pp. 12-13.
39 . CHEVALLIER (Pierre), op. cit., p. 91.
40 . MACHADO Santos : A Revolucâo Portuguesa, cité par GRAINHA (Borges), op. cit., p. 159.
41 . Ci-après P.R.P.
42 . LIMA (S. de MAGALHAES) : Episodios da minha vida, Lisbonne, 1927, Vol. I, p. 280.
43 . GRAINHA (Borges) : op. cit., p. 159.
44 . LIMA (S. de MAGALHAES) : Épisodiosda minha Vida, Vol. I, p. 266.
45 . GRAINHA (Borges) : op. cit., p. 195.
46 . LIMA (S. de MAGALHAES) : O centenario de José Estavâo, Homenagen da Maçonnaria Portuguesa, Lisboa, 1910, p. 19.
47 . LIMA (S. de MAGALHAES) : Discours à la fête du cinquantenaire de la loge Philosophie Cosmopolite, Nice, 1913, p. 17.
48 . Proclamation du G.O.L.U., in LIMA (S. de MAGALHAES), A vida dum apostolo, Coleçâo de textos de S. de Magalhaes Lima, Alvaro Neves Éditor, Lisbonne, 1930, Vol. II, p. 23. A propos des hommes d’État et de la maçonnerie, on pourra lire dans CHEVALLIER (Pierre), op. cit., pp. 18-29, « L’appartenance des hommes politiques à l’ordre de 1877 à 1940 ».
49 . PABON (Jésus) : op. cit., pp. 119-120.
50 . PABON (Jésus) : op. cit., p. 49.
51 . LIMA (S. de MAGALHAES) : Le Portugal Républicain, Conférence faite dans les salons du Globe à Paris, le 8 octobre 1910.
52 . Le Correspondant du 25 août 1912, p. 767.
53 . LIMA (S. de MAGALHAES) : Épisodios da Minha Vida, Vol. I, pp. 310-311.
54 . Le Radical du 1er octobre 1913.
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