Chapitre I. La reconnaissance officielle du nouveau régime : la confraternité républicaine à l’épreuve
p. 13-23
Texte intégral
I – La révolution du 5 octobre 1910, aboutissement d’une longue crise de la monarchie portugaise
1Le 5 Octobre est proclamé, à Lisbonne, le régime républicain qui met fin au règne de la dynastie des Bragance et au système monarchique au Portugal. C’est l’aboutissement d’une longue crise de la monarchie qui avait accumulé des difficultés de toutes sortes durant les vingt dernières années.
2Le premier coup porté au régime date de Janvier 1891. Un an auparavant, le 11 Janvier 1890, l’Angleterre avait adressé un ultimatum au gouvernement portugais pour qu’il retirât ses forces du Chiré et du Mashona, dans le Nord-Ouest du Mozambique. Elle voulait mettre un terme au projet portugais de jonction des deux colonies du Mozambique et de l’Angola, permettre à Cecil Rhodes et à la British South-African Company d’étendre leur contrôle du Betchouanaland1 au lac Tanganyka, première étape dans l’établissement de l’axe Le Caire – Le Cap. Le gouvernement portugais céda. Ce recul, qui découlait d’un rapport de forces évident, car l’Angleterre menaçait de rappeler son ministre et, par conséquent, de créer un état de guerre, porta un rude coup à la monarchie ; il y eut, dans tout le pays, des remous et des manifestations réclamant l’instauration de la République, l’ultimatum anglais et son succès étant attribué à l’indifférence du gouvernement de la monarchie et à la corruption de la royauté2. Ces mouvements s’amplifièrent et débouchèrent sur une véritable insurrection le 31 Janvier 1891 à Porto. Animé et dirigé par les Républicains, le mouvement insurrectionnel échoua. Mais il avait suffisamment secoué le régime pour que l’on pût considérer l’événement comme un tournant. De cette épreuve, tandis que la monarchie devait faire face à une situation de plus en critique, le Parti Républicain portugais sortit renforcé.
3Au niveau économique et financier, la situation ne cessait de se dégrader. Le commerce extérieur et les finances publiques connaissaient un perpétuel déficit. Pour combler celui-ci, mais aussi pour faire face aux charges de la dette extérieure, le seul moyen était d’aller d’emprunt en emprunt. En Juin 1891 éclate une grave crise financière qui se transforme en une banqueroute de l’État, à tel point que les billets de banque au Portugal deviennent inconvertibles3. Le pays est menacé d’interventions des puissances étrangères. Des accords interviendront peu après, mais la situation restera pour longtemps critique et alimentera de plus en plus les spéculations sur la vente des colonies comme moyen de résoudre le problème financier. Les difficultés économiques s’accompagnent de graves problèmes sociaux et politiques. Le coût élevé de la vie entraîne, d’une part l’émigration des populations rurales, et de l’autre, donne lieu à l’agitation des couches sociales pauvres des villes. Sur le plan politique, la décomposition des forces de la monarchie s’accentue. Sous la pression des républicains dont les succès furent manifestes après 1891, des scissions se produisent à partir de 1900 au sein des partis monarchistes. Ces scissions détruisent du coup, le « système rotatif »4 ouvrant ainsi une période d’instabilité gouvernementale et de troubles politiques dont la dictature de Joâo Franco constitue une tentative désespérée de conjuration. La tentative dictatoriale s’est terminée tragiquement par l’insurrection républicaine manquée du 28 Janvier 1908 et l’assassinat, le 1er Février, du roi Don Carlos et du prince héritier.
4L’avènement du jeune roi, Manuel II, ne change rien et voit au contraire, le succès des Républicains qui enlèvent aux élections d’Avril 1908, la municipalité de Lisbonne. Ils mettent alors à profit toutes les difficultés internes de la monarchie et mènent une active propagande. Sur le plan intérieur, ils présentent l’avènement de la République comme une ère nouvelle : l’ère des réformes économiques et du redressement des finances, en ce qui concerne le monde du négoce ; celle de la fin de l’ignorance et de la misère pour le peuple des villes, d’une juste répartition des charges publiques pour les gens des campagnes5. Sur le plan extérieur, ils accusent la monarchie de ne rien faire contre les visées étrangères sur les colonies et même de vouloir liquider celles-ci. Ils jouent à fond la carte de la défense du patrimoine national et mènent la propagande dans l’armée et dans la marine. Enfin, leurs forces politiques et paramilitaires, occultes celles-là, la Franc-Maçonnerie et la Carbonari, pénètrent de leurs ramifications les centres du pouvoir dans tout le pays6. A partir de ce moment, ils ne guettent que la première opportunité pour renverser la monarchie.
5Après de vaines tentatives, dont celle de l’été 1910, une série de concours de circonstances précipitent les événements. Il y a d’abord la visite à Lisbonne du Président du Brésil, le maréchal Hermès da Fonseca. Comme en 1905 lors du séjour officiel du Président de la République Française, Émile Loubet, cette visite donne lieu à des manifestations républicaines. C’est ensuite l’assassinat le 3 Octobre, du docteur Bombarda, député républicain de Lisbonne. Cet assassinat considéré comme un crime politique surchauffe l’atmosphère politique et donne lieu à des remous dans la ville. Ce qui sert enfin de détonateur à l’insurrection, c’est la nouvelle qu’un des navires mouillés dans le Tage, le croiseur Adamastor, acquis à la cause des Républicains, a reçu l’ordre de quitter la rade le 5 octobre7. La révolution éclate dans la nuit du 3 au 4 octobre. Conduite par l’un des chefs des Carbonari et de la maçonnerie, l’officier de marine Machado Santos, elle gagne des points stratégiques de la capitale. Et tandis que les vaisseaux mouillés dans le Tage bombardent au petit matin le Palais Royal, Machado Santos, à la tête de ses hommes, ouvre les portes de l’arsenal à la population. Au terme de la journée du 4, la situation est aux mains des Républicains. Le 5, tandis que la famille royale prend la fuite et que les insurgés obtiennent la reddition des dernières troupes loyalistes, la République est proclamée à l’Hôtel de Ville et dans les colonies.
6Un gouvernement provisoire, présidé par Téofilo Braga, décrète, en application du programme politique du Parti Républicain, une série de mesures qui jettent les bases du nouveau régime8. Certaines de ces mesures, telles celles relatives aux questions religieuses, vont constituer en même temps, un facteur de difficultés externes.
II – La politique anti-cléricale du régime républicain et son isolement diplomatique
7Le Portugal républicain éprouve des difficultés à se faire reconnaître officiellement sur le plan international. Près d’une année entière s’écoule avant sa reconnaissance diplomatique par les principales puissances. La cause des difficultés, au-delà du fait que le nouveau régime ne s’était pas encore doté d’institutions régulières, est l’hostilité à sa politique relative à l’Église et aux institutions religieuses portugaises et étrangères.
8L’Église, une des principales bases sociales et institutionnelles du système monarchique, est l’objet des premières mesures de réforme du gouvernement provisoire qui, par plusieurs décrets-lois, s’attaque aux privilèges et aux biens de l’Église et des congrégations9, en même temps qu’à l’organisation de la vie religieuse. Les mesures prises sont notamment la suppression et l’expropriation des congrégations religieuses, l’expulsion des membres de ces congrégations, en particulier les Jésuites ; la laïcisation de l’instruction publique, l’interdiction de l’enseignement de la doctrine chrétienne dans les écoles publiques, l’institution du divorce et de l’état civil, l’exclusion de la hiérarchie ecclésiastique des Juntes (ou conseils) paroissiales et de l’organisation du culte. Ces mesures que vient parachever en avril 1911 la loi de séparation de l’Église et de l’État, créent d’abord un véritable état de guerre entre le gouvernement provisoire et le clergé portugais.
9Le Vatican, en tant qu’autorité suprême de la chrétienté catholique, réagit aux mesures prises. Après un moment de diplomatie secrète et de protestations sans succès, la rupture, consommée de fait depuis les premiers mois de la République, devient définitive après la promulgation de la loi de séparation. Dans une encyclique en date du 21 mai 1911 et adressée aux chrétiens du monde entier, le pape Pie X condamne officiellement la loi portugaise de séparation comme une loi de « spoliation en ce qui concerne les biens matériels et d’oppression du point de vue spirituel ». Pour le pape, cette loi proclame dans les faits l’apostasie. La déclarant, en conséquence, « nulle et d’aucune valeur contre les droits inviolables de l’Église »10, il affirme son soutien à l’épiscopat portugais, l’exhortant à rester fidèle et uni.
10Le conflit intéressait directement la consolidation, l’autorité et la légitimité du nouveau régime au niveau interne et externe. En déclarant nulles ses lois, le Vatican justifiait toute attaque contre le régime républicain. Ces difficultés, nées de la question cléricale, constituèrent des points d’appui pour les monarchistes qui, dans leur propagande, promirent l’abrogation de toutes les mesures anti-cléricales.
11Mais, en plus de l’Église catholique portugaise et du Vatican, les réformes anti-cléricales lèsent également des intérêts étrangers : d’une part, elles remettent en question le fonctionnement des Églises nationales placées sous la protection des légations et jouissant de privilèges anciens11 ; d’autre part, elles suscitent auprès des chancelleries de leurs pays respectifs, de nombreuses plaintes des particuliers, propriétaires des biens, meubles ou immeubles, et des domaines agricoles dont faisaient usage les congrégations et associations étrangères qui s’occupaient des missions aux colonies, de l’enseignement et des hospices au Portugal même. Ces deux questions – Églises nationales et biens des particuliers – fondent une sorte de communauté d’action des puissances, avec à leur tête l’Angleterre. En réalité, l’ensemble aligne sa position sur celle de l’Angleterre en raison, dit-on, de la présence ancienne de celle-ci au Portugal.
12Au lendemain de la proclamation de la République, l’Angleterre et la France, de concert, décident de maintenir des relations de fait sans aucun caractère officiel et de différer la reconnaissance diplomatique jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse. Officiellement, pour l’Angleterre, c’est l’affirmation d’un principe qui exclut de ses habitudes diplomatiques la reconnaissance d’un gouvernement provisoire. Mais son attitude, comme les faits l’attesteront, s’explique moins par ce principe que par la méfiance vis-à-vis du régime républicain, et son opposition aux mesures de réforme qui touchent d’importantes institutions britanniques et qui, en même temps, soulèvent la question de la politique du nouveau régime et de ses rapports avec les intérêts généraux de l’Angleterre. La France, pour des raisons exposées plus loin, aligne pendant longtemps sa position sur celle de l’Angleterre. L’Espagne subordonne sa décision à celle de ces deux pays ; l’Italie en fait autant, tandis que l’Allemagne, dont les nationaux sont touchés par la loi d’expropriation des congrégations, affiche une attitude intransigeante et agressive.
13Ainsi, la position officielle de ces différents États, l’Allemagne mise à part, est déterminée par celle de l’Angleterre. Celle-ci n’avait pourtant pas de raisons de se méfier des Républicains. Certes l’histoire du Parti Républicain Portugais s’était confondue avec certaines manifestations anti-britanniques et d’indépendance nationale : une première fois autour de la défense de la colonie de Lourenço-Marquès (la question de Delagoa Bay), une deuxième fois autour de l’ultimatum du 11 janvier 1890. Ces mouvements avaient été dirigés, à l’intérieur, contre la monarchie, et à l’extérieur contre l’Angleterre.
14Mais, dans la perspective du renversement de la monarchie, les Républicains, tout en parlant de régénération nationale, ne faisaient plus cas du thème de l’indépendance nationale, s’étant à leur tour convertis à ce qui constituait une constante de la politique au Portugal, la prédominance anglaise, appelée Alliance. Aussi, des émissaires du Parti Républicain, Alves da Veiga, Magalhaes Lima et José Relvas, s’étaient-ils rendus au cours de l’été de 1910 à Londres et à Paris où fut publié à l’intention de l’Europe un manifeste concluant à la nécessité du régime républicain comme la seule solution à la crise du Portugal12 ; ils auraient même été reçus par Sir Edward Grey13.
15Après le 5 octobre, le gouvernement provisoire annonce solennellement et le notifie à l’Angleterre, que le Portugal républicain reste fidèle à l’Alliance et entend respecter les accords passés sous la monarchie. Mais l’extension de la loi d’expropriation des congrégations et de séparation aux Églises et aux biens étrangers apparaît aux yeux de l’Angleterre comme étant en contradiction avec la promesse de respecter les personnes et les biens étrangers ainsi que les engagements et actes internationaux. Elle exige que le Portugal se dessaisisse des biens des congrégations et des particuliers avant toute discussion et revienne au statu quo ante en ce qui concerne les Églises.
16Une double préoccupation explique l’attitude anglaise : d’une part, la volonté de limiter la portée de l’avènement de la République au Portugal, car le contexte était celui d’une Europe monarchique où les changements de régime jetaient l’incertitude sur l’équilibre au niveau de la politique internationale et dans le jeu des alliances ; d’autre part, la volonté de maintenir une pression, voire de mettre au pas un pays qui, en raison de sa situation géographique et de ses possessions coloniales, tenait une place importante dans la stratégie britannique et dans la lutte entre les puissances14. Situation délicate pour le gouvernement provisoire. La question cléricale était le seul point de friction avec les puissances et la principale cause de son isolement diplomatique. Il ne peut répondre aux différentes exigences sous peine de compromettre une partie importante de son programme politique et de paraître faible en politique extérieure, comme les gouvernements monarchiques. Aussi ne cède-t-il pas aux différentes conditions, admettant néanmoins le principe des discussions. Son isolement diplomatique se maintint jusqu’en août 1911. Seules les élections à la Constituante et les reconnaissances consécutives à celles-ci, devaient le briser et forcer l’Angleterre à suivre le courant.
17Dans la période qui va de la proclamation de la République à la constitutionnalisation du régime, un effort particulier est fait en direction de la France pour obtenir de celle-ci une reconnaissance officielle prompte, propre à affirmer une certaine solidarité républicaine.
III – L’attitude française : la sympathie politique et les réalités de la politique internationale
18Comme indiqué ci-dessus, les relations de fait entre Paris et Lisbonne avaient été maintenues au lendemain de la proclamation de la République et permis la signature, le 17 février 1911, d’un modus vivendi commercial. La reconnaissance officielle du nouveau régime n’interviendra que tardivement. Pourtant, le gouvernement provisoire attendait cette reconnaissance avec un vif intérêt. Les Républicains la considéraient comme une sorte de patronage et de soutien politique. Cette attente se fondait sur des raisons précises, certainement idéalistes eu égard aux réalités internationales, mais qui cadraient avec le romantisme républicain dans lequel le Portugal était versé.
19En effet, il existait entre les deux pays, de solides liens culturels et idéologiques ; le républicanisme portugais s’était inspiré et nourri, à la source, de l’histoire et des idées républicaines françaises15, ce dont se réclamaient ouvertement les dirigeants du nouvel État. Mais la France n’était pas seulement une référence au niveau des théories et de l’histoire républicaines. Elle était une République sœur dans une Europe à dominante monarchique. Elle constituait, par conséquent, un appui politique potentiel dont les Républicains portugais étaient en droit d’attendre le soutien, et sur lequel ils fondèrent leur espoir pour débloquer la situation diplomatique qui était la leur. Cet espoir était d’autant plus grand que la proclamation de la République avait donné lieu, en France, à de nombreuses manifestations de sympathie : messages de soutien de conseils généraux, de municipalités, de comités de défense républicaine, ...16.
20Pour représenter la République à Paris, le gouvernement provisoire nomma un républicain francophile en la personne de Joâo Chagas. Mais celui-ci ne sera reçu pour la première fois par un membre du gouvernement qu’à la fin de mars 1911. L’entretien, officieux, avec De Cruppi, le ministre français des Affaires Étrangères, fut cordial, mais rien n’en sortit. Le chef de la diplomatie française se garda de toute promesse quant à la reconnaissance officielle. De même, il ne fit aucune allusion à la question dans une déclaration sur la politique étrangère qu’il fit plus tard, début avril à la Chambre des Députés. Il rappela plutôt dans ladite déclaration, ceci de significatif : « L’entente avec l’Angleterre doit être la base fondamentale de notre politique extérieure »17.
21Début mai, Chagas, à nouveau reçu par le ministre des Affaires Étrangères, affirma que la République considérait la France non seulement comme une nation amie, mais comme une démocratie sœur. Il ne pouvait être plus explicite. Quant à l’homme d’État français, il apporta son soutien verbal à la loi de séparation qui venait d’être promulguée à Lisbonne et qui, selon lui, était l’unique régime compatible avec les principes de la liberté. Bien que rien de nouveau, en ce qui concerne la reconnaissance officielle, ne se dégagea de ces entretiens, Chagas tira cependant, pour son gouvernement, la conclusion que la République française était animée des meilleurs sentiments pour le Portugal, que ses hommes d’État étaient pénétrés d’une tradition républicaine qu’on peut considérer comme une garantie de solidarité morale avec la République portugaise18.
22Cet optimisme s’expliquait en partie. Six ans plus tôt, en décembre 1905, avait été adoptée, en France, la loi de séparation après plusieurs années de luttes intenses qui avaient laissé des traces profondes. La question cléricale en rapport avec d’autres questions sociales, telles que le problème de l’enseignement, demeurait un thème d’actualité et de lutte politique ; de plus, les forces monarchistes et nationalistes continuaient à remettre en question par une intense propagande le système politique républicain.
23Dans cette situation, les hommes d’État français, personnalités gouvernementales et non-gouvernementales, apportaient en privé ou publiquement leur soutien au nouveau régime et à sa politique anti-cléricale. Ainsi eut lieu une célèbre entrevue entre Joâo Chagas et Émile Combes, un ancien président du Conseil dont le ministère avait été essentiellement absorbé par la lutte anti-cléricale19. Mais cette solidarité ne se traduisit pas par un acte gouvernemental sur le terrain diplomatique, ce dont la République portugaise avait pourtant particulièrement besoin.
24Chagas, qui accélérait son offensive diplomatique, avait obtenu, par ailleurs, la promesse qu’il serait reçu par le Président de la République, Fallières, ce qui renforçait ses sentiments de succès. Les événements ultérieurs le désillusionnèrent quant au sens qu’il pensait donner à la solidarité républicaine. L’audience à l’Élysée fut une première fois reportée en dernière minute, la raison officielle étant le calendrier chargé du Président. Joâo Chagas l’attribua à la présence des souverains bulgares et serbes et à la volonté du gouvernement de ne pas irriter ces visiteurs20. L’entretien eut lieu finalement le 27 mai 1911. Alors que le ministre du Portugal en sortait avec la conviction d’une reconnaissance future, puisque le Président aurait dit que la France attendait ce moment, la presse, certainement inspirée, annonça le lendemain : « Le Président de la République a reçu hier, à titre purement privé, en audience particulière, M. Joâo Chagas, chargé de la Légation du Portugal »21. L’information semblait avoir pour but de lever toute équivoque et de souligner que l’audience accordée ne signifiait en aucun cas une reconnaissance quelconque du régime républicain, comme la presse de Lisbonne tendrait à le faire croire. Chagas fit des réclamations au Quai d’Orsay, réclamations d’autant plus nécessaires pour lui et pour le Portugal républicain que la presse lui avait attribué le titre de « chargé de la légation ». Mais il lui fut répondu que le titre de ministre de la République du Portugal ne lui était pas reconnu22.
25La réponse du Quai d’Orsay révélait l’état contradictoire des rapports qui prévalaient entre les deux pays : d’une part, les hommes d’État français affirmaient leur sympathie au nouveau régime, le soutenaient et l’encourageaient dans l’application de son programme politique qui était l’objet de l’hostilité internationale et l’une des causes de sa non-reconnaissance diplomatique ; d’autre part, au niveau gouvernemental, on se refusait à toute initiative dans le sens de la reconnaissance officielle. En fait, s’il était impossible aux Républicains français de rester indifférents aux événements du Portugal, il leur était encore plus impossible de traduire leur solidarité républicaine par un acte gouvernemental de reconnaissance diplomatique dans les conditions qui prévalaient. Comme l’écrivait un chroniqueur de l’époque, la reconnaissance n’était pas une simple question de sentiment23. L’attitude officielle était dictée par des considérations plus complexes.
26L’Entente Cordiale avec l’Angleterre constituait la base fondamentale de la politique extérieure. Elle imposait la concertation, voire une certaine dépendance vis-à-vis de la diplomatie britannique. Cette dépendance était renforcée, dans la question de la reconnaissance, par le fait que le Portugal était lié à l’Angleterre par des traités séculaires qui le réduisaient à une sorte de protectorat. Aussi, toute décision du Quai d’Orsay en la matière, prise indépendamment du Foreign Office, était à écarter. Il s’agissait pour la France d’être le plus favorable au Portugal, « sans encourir le blâme de l’Angleterre »24.
27En effet, la défense de l’idéal républicain ou le soutien à une république naissante ne pouvait déterminer à cette époque un acte de politique extérieure. La politique extérieure se définissait en termes d’intérêts coloniaux, de zones d’influence, d’ententes entre puissances. Était significative à cet égard cette autre confidence recueillie par le ministre du Portugal au Quai d’Orsay : « Souvent, il nous faut faire oublier que nous sommes en République »25. Chagas conclut qu’il serait imprudent de compter en quelque circonstance que ce soit sur l’appui de la France, et que, contrairement à ce qu’il affirmait, la solidarité de la démocratie française restait purement morale. Et seules les circonstances allaient pousser la France à la reconnaissance officielle.
28A partir de juin 1911, le gouvernement français commença à éprouver quelque embarras. Somme toute, l’Angleterre avait justifié son attitude, dès le départ, par un principe diplomatique – pas de reconnaissance avant la mise en place d’institutions régulières –, tandis que la France, en s’alignant sur l’Angleterre, avait seulement évoqué la nécessité d’une concertation des puissances. Mais, jusqu’à quand cela durerait-il, d’autant plus que l’Angleterre liait désormais la reconnaissance à la solution préalable du litige né des mesures anti-cléricales. Mi-juin, la question fut à nouveau examinée, sans qu’une décision pût être arrêtée, car « c’eût été peut-être susciter à Londres un mécontentement dont les inconvénients eussent beaucoup dépassé les avantages des sentiments de satisfaction provoqués à Lisbonne »26.
29Les élections, puis la convocation de la Première Assemblée Constituante le 19 juin, en légalisant l’existence de la République, rendirent la position intenable. Dans un télégramme en date du 31 juillet, le ministre des Affaires Étrangères charge l’ambassadeur à Londres de notifier au Foreign Office qu’il devient absolument difficile au gouvernement français de retarder davantage la reconnaissance de la République portugaise et qu’il faudra en tout cas, qu’elle se produise avant les vacances parlementaires27. A cela, l’Angleterre répond : pas de reconnaissance sans solution des différends.
30L’élection du Président de la République le 24 août, dernière étape de la constitutionnalisation du régime républicain et la multiplication des actes de reconnaissance, de la part des États-Unis et des Républiques sud-américaines, brisèrent en fait l’isolement diplomatique et décidèrent le gouvernement français à reconnaître officiellement le Portugal républicain le 26 août 1911, en dépit de l’attitude de l’Angleterre, à laquelle furent néanmoins notifiées les raisons de la décision prise.
*
31Ainsi prit fin l’épreuve de la confraternité républicaine. La solidarité entre les deux républiques était purement intellectuelle et idéologique et ne pouvait déterminer, comme les Républicains portugais l’espéraient, un acte diplomatique du gouvernement français. Un tel acte est déterminé par des intérêts qui font fi des formes institutionnelles des pouvoirs alors en place dans les différents pays, que ce soit l’autocratie en Russie ou la monarchie parlementaire en Angleterre. Les Républicains portugais confirmèrent eux-mêmes cela dans leurs relations ultérieures avec l’Angleterre. Les velléités d’indépendance nationale, maintes fois affirmées dans des programmes et des actes politiques sous la monarchie, s’éteindront. Considérée comme la condition de la survie des colonies, l’alliance avec l’Angleterre fut réaffirmée par les Républicains au lendemain du 5 octobre et continua à conditionner les rapports avec la République sœur de France. Mais les limites de la confraternité républicaine officielle, imposée par les réalités de la politique internationale, n’altéraient pas, pour autant, le fait que ce changement était assez significatif, en ce qui concerne les relations entre les deux pays, pour susciter en France d’importants courants d’opinion.
Notes de bas de page
1 . Le Botswana actuel.
2 . GRAINHA (Borges) : Historia da Franco-Maçonaria em Portugal 1733-1912, Lisbonne, 1912, reprint 1976, p. 156.
3 . GUESDES (A. Marques) : A Aliança inglesa, Notas de Historia diplomatica (1843-1943), Lisbonne, Éditorial Encyclopedica, 1943, p. 462.
4 . Par ce système, appelé « rotativisme », les deux principaux partis monarchiques – Régénérateurs et Progressistes – ont alterné au pouvoir de 1857 à 1900 ; A. A. BOURDON en a dressé un tableau illustratif dans Histoire du Portugal, Paris, P.U.F., 1970, p. 98.
5 . MARVAUD (Angel) : « La Révolution Portugaise » in Questions Diplomatiques et Coloniales, 2e semestre, 1910, p. 525.
6 . Voir ci-dessous, dans le chapitre II, le paragraphe III : « La Franc-Maçonnerie et les Relations Internationales, une histoire à approfondir : l’exemple franco-portugais ».
7 . MARVAUD (Angel) : « La Révolution Portugaise » in Questions Diplomatiques et Coloniales, 2e semestre, 1910, p. 527.
8 . Le programme politique en dix points du gouvernement provisoire, signé de son Ministre de la Justice, Afonso Costa, et communiqué à la presse le 7 octobre 1910, était libellé comme suit :
1. Développer aussi loin que possible le programme radical dont se réclame le Parti Républicain Portugais.
2. Ouvrir toutes grandes à chaque citoyen les portes de l’instruction.
3. Assurer la défense nationale sur terre et sur mer.
4. Administrer les colonies d’après les principes de la décentralisation et du self-government.
5. Établir un régime de justice qui assure à tous les libertés essentielles.
6. Supprimer le mode actuel d’instruction criminelle et les abus de la police.
7. Expulser les moines et les religieuses.
8. Fermer les écoles congréganistes catholiques romaines.
9. Rendre obligatoire l’inscription des naissances, des mariages et des morts sur les registres de l’état civil.
10. Prononcer la séparation de l’ Église et de l’État. Questions Diplomatiques et Coloniales, 2e semestre, 1910, p. 509.
9 . Il s’agit de décrets-lois extensifs, comme l’attestent les exemples ci-après :
Art. 1. « Demeurent confiés à la garde, conservation et possession de l’État ou entreront sous ce régime, tous les biens, meubles ou immeubles, qui, en vertu du décret du 8 octobre 1910, ont été et seront inventoriés par les autorités administratives et judiciaires, pour avoir été occupés ou détenus, à quelque titre, par des Jésuites, ou par des congrégations, compagnies, couvents, collèges, hospices, associations, missions et toutes maisons de religieux de tout ordre régulier quelque fussent leur dénomination, institution, règles, etc. »
Art. 5. « Il est présumé qu’appartiennent aux respectives maisons ou associations religieuses tous les biens qui, à quelque titre, étaient occupés ou détenus par elles et dont elles avaient l’usage ».
Traduction du décret du 31 décembre 1910. Annexe à la lettre du Ministre de France à Lisbonne, en date du 7 janvier 1911, MAE/NSE, CPC 1897-1918, Portugal, n° 23.
10 . Encyclique papale du 21 mai, rapportée dans la presse parisienne du 29 mai 1911. Revue de presse annexée à la correspondance du Ministre du Portugal à Paris, 31 mai 1911, MNE/LPP 189.
11 . En ce qui concerne la France, il s’agit de l’ Église et du groupe d’immeubles qui l’entoure et connus sous le nom de Saint-Louis des Français. La création de Saint-Louis des Français par des chaudronniers bretons, constitués en confrérie (origine non établie par des documents authentiques), remonterait au XVe siècle. Les premiers privilèges obtenus des rois portugais, en matière de législation locale, dateraient de 1452 avec Alphonse V et de 1644 avec Jean IV. Saint-René Taillandier à Stephen Pichon, Lisbonne, 24 mai 1911, MAE /NSE, CPC1897-1918, Portugal, n° 23.
12 . Le Manifeste du Parti Républicain Portugais in LIMA, S. de MAGALHAES, Le Portugal Républicain, Paris, 1910, pp. 30-32.
13 . MARVAUD (Angel) : « La Révolution au Portugal » in Questions Diplomatiques et Coloniales, 2e semestre, 1910, p. 536.
14 . Voir ci-dessous, dans la présente partie, le paragraphe I du chapitre III : Les colonies portugaises dans la redistribution des cartes et le rééquilibrage du rapport de force entre les puissances.
15 . GRAINHA (Borges) : op. cit., pp. 151-160.
16 . Voir ci-dessous, chapitre II, paragraphe II-3.
17 . Joâo Chagas au ministre portugais des Affaires Étrangères, Paris, 6 mai 1911, MNE/LPP, 189.
18 . Joâo Chagas au ministre portugais des Affaires Étrangères, Paris, 6 mai 1911, MNE/LPP, 189.
19 . Cf. GOGUEL (François) : La politique des partis sous la IIIe République, Paris, Seuil, 1958. Chapitre V, paragraphe II : Combes et la lutte contre l’Église, pp. 118-123 ; sur Combes, cf. aussi RÉMOND (René), L’anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1976, p. 199.
20 . Joâo Chagas au ministre portugais des Affaires Étrangères, Paris, 28 mai 1911, MNE/LPP, 189.
21 . Joâo Chagas au ministre portugais des Affaires Étrangères, Paris, 28 mai 1911, MNE/LPP, 189.
22 . Ibid.
23 . MARVAUD (Angel) : « La Révolution Portugaise » in Questions Diplomatiques et Coloniales, 2e semestre, 1910, p. 536.
24 . En français dans le texte portugais. Confidence d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay à Joâo Chagas. Joâo Chagas au ministère portugais des Affaires Étrangères, Paris, 28 mai 1911, MNE/LPP, 189.
25 . En français dans le texte portugais. Joâo Chagas au ministère portugais des Affaires Étrangères. Paris, 28 mai 1911, MNE/LPP 189.
26 . Note pour le ministre, 21 juin 1911, MAE/NSE, CPC 1897-1918 Portugal n° 23.
27 . Télégramme du ministre des Affaires Étrangères à l’ambassadeur de France à Londres, Paris, 31 juillet 1911, MAE/NSE, CPC 1897-1918, Portugal, n° 23.
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Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016