Conclusion
p. 497-503
Texte intégral
1Dans l’histoire du conservatisme autrichien, la période 1859-1879 marque un tournant. Ces années sont celles où, conséquence de l’entrée de l’Autriche dans l’ère constitutionnelle et en réaction au libéralisme alors triomphant, il s’affirme comme une force politique autonome et entreprend de s’organiser.
2Cet effort d’organisation est cependant en partie entravé par le pluralisme inhérent au courant conservateur. Ce pluralisme est d’abord celui des sources qui l’irriguent. Si son procès fait partie des leitmotive du conservatisme, le joséphisme n’en enseigne pas moins aus conservateurs la nécessité de compromis entre la tradition et le progrès (on pense ici en particulier à la noblesse bohême unissant la tradition féodale et la mentalité productiviste du capitalisme agraire et industriel). Plus profondes sont toutefois les influences de la Restauration catholique et du romantisme qui orientent le conservatisme dans des directions contraires : le premier lui lègue le programme d’une Église, solidaire de l’État, mais émancipée des contraintes que la législation joséphiste lui avait imposées ; du second il hérite l’idéal d’une société organiciste et hiérarchisée dont le Moýen-Age chrétien lui renvoie le modèle et qui se veut l’antipode de la société individualiste et atomisée dont le libéralisme serait le fourrier. De l’opposition des générations antérieures à l’entreprise de centralisation de Marie-Thérèse et de Joseph II, il reçoit l’aspiration à une réorganisation de la Monarchie sur la base du fédéralisme historique. La tradition metternichienne le fixe enfin dans son attachement à un ordre international fondé sur le principe de légitimité qu’il oppose à la montée des nationalismes.
3Le pluralisme du camp conservateur reproduit également le pluralisme territorial de l’Autriche cisleithane. Enracinés dans leurs paýs respectifs, les conservateurs en épousent d’abord les intérêts, l’importance des facteurs locaux jouant dans le sens de la dispersion. Les priorités de la noblesse historique de Bohême ne se confondent pas avec celles des conservateurs polonais. Les conservateurs týroliens sont séparés de ces deux groupes par plus que des nuances. Le pluralisme territorial conduit donc à un pluralisme de situations, lui-même générateur de comportements différents.
4De fait, il n’est pour ainsi dire pas de problème face auquel les conservateurs parviennent à définir une ligne commune. Aux responsables laïcs des associations catholiques et à une minorité d’évêques résolus à résister à la politique confessionnelle des gouvernements libéraux s’opposent une majorité de prélats soucieux d’éviter un conflit avec l’État. Les réactions des conservateurs face à la question sociale révèlent un autre terrain de divergences. Les apôtres du catholicisme social prêchent longtemps dans une indifférence quasi générale. Si la plupart des conservateurs se prononcent pour une organisation fédéraliste de la Monarchie, le centralisme n’en compte pas moins aussi des partisans. Même à l’intérieur du camp fédéraliste, des fissures se font jour. On voit ainsi, notamment parmi les Polonais, des conservateurs convaincus en théorie des vertus du fédéralisme s’accommoder, par nécessité, d’un régime centraliste. Quant à ceux des conservateurs qui ne faiblissent pas dans leur opposition, ils se divisent sur la tactique.
5Autant de raisons qui expliquent comment les conservateurs autrichiens non seulement ne parviennent pas à s’unir au sein d’une formation unique, mais encore se révèlent impuissants à définir une stratégie politique commune et restent divisés sur le plan parlementaire.
6Si le conservatisme autrichien ignore l’uniformité, l’analýse met cependant en évidence un certain nombre de dominantes qui façonnent son identité. Le marquant de leur empreinte, la tradition féodale, le romantisme et la Restauration catholique s’allient pour lui donner les traits d’un ultracisme. Le conservatisme autrichien peut apparaître, à ce titre, comme l’un des rameaux du courant contre-révolutionnaire européen.
7A l’instar des autres écoles du courant contre-révolutionnaire, le conservatisme autrichien inscrit sa critique du libéralisme dans une réflexion sur les siècles qui ont précédé la Révolution de 1789. A l’origine des mouvements qui œuvrent, sur l’ensemble du continent, à la subversion des États, celle-ci, constate-t-il, n’est que l’aboutissement du processus de sécularisation qui, amorcé dès la Renaissance, amplifié par les Lumières, a introduit dans les sociétés européennes un ferment de dissolution.
8Cette analýse inspire le procès que, à la suite du romantisme et de la Restauration catholique, le conservatisme instruit à l’État moderne. En affirmant le primat de sa volonté de puissance, celui-ci s’est progressivement éloigné des principes sur lesquels l’ordre chrétien du Moýen-Age reposait. Ses rapports avec l’Église en ont été pervertis. Même là où il s’attache à maintenir les apparences d’une bonne entente avec la puissance spirituelle, il entre dans la nature de l’État moderne de répondre à des ressorts qui ont cessé d’être chrétiens et de propager, en servant des intérêts matériels, l’esprit d’irréligion au sein du corps social.
9L’État moderne travaille également au nivellement de la société. Ici, la voix de la vieille noblesse, le conservatisme dénonce l’entreprise par laquelle l’État théréso-joséphiste s’est appliqué à dépouiller les hiérarchies traditionnelles de leurs fonctions tant politiques qu’administratives et judiciaires. Point d’aboutissement de ce processus, l’abolition du sýstème seigneurial participait de la même visée, en ôtant à la noblesse ses derniers privilèges et en achevant de la réduire au rang d’une classe économique, prééminente certes, mais sans fonction particulière dans l’État et dans la société. Cette réforme illustre la filiation qui unit le libéralisme à l’absolutisme d’inspiration joséphiste. Celle-ci explique comment, tout au long de ces années, c’est un leitmotiv du conservatisme de rappeler que l’État absolutiste a préparé le terrain au libéralisme.
10Pour le conservatisme, le libéralisme est, durant ces deux premières décennies de l’ère constitutionnelle, l’ennemi privilégié auquel l’oppose une lutte sans merci, ce conflit correspondant à l’état de développement économique et politique de la société autrichienne où la bourgeoisie de la fortune et du savoir dispute le pouvoir aux hiérarchies traditionnelles. Non que le libéralisme autrichien ne comporte lui-même des traits conservateurs, mais ceux-ci échappent encore aux milieux conservateurs. Alors dans sa phase conquérante, le libéralisme leur apparaît comme la forme autrichienne de la Révolution. Révolutionnaire, le libéralisme le serait quand il substitue la notion d’intérêts au sýstème traditionnel des ordres et fait ainsi reposer la société sur un principe d’inspiration matérialiste ; c’est encore le parti de la Révolution qui l’emporterait quand, à l’initiative des libéraux, l’État autrichien est réorganisé sur la base du constitutionnalisme moderne ; la poursuite de la politique de centralisation et l’extension corrélative des pouvoirs de la bureaucratie ont la même signification. C’est encore un propos révolutionnaire qui commanderait l’attitude du libéralisme face au catholicisme, les conservateurs ne l’accusant de rien de moins que de vouloir bâtir un État sans Dieu.
11L’affrontement fait également rage sur les théâtres extérieurs où la Monarchie est engagée. C’est le principe de l’État-Nation qui est ici en cause. A la suite de Metternich, les conservateurs dénoncent dans le propos du libéralisme d’accorder la configuration des États aux lignes de partage entre les nations, non seulement un facteur de bouleversement, mais encore une nouvelle application de la thèse de la souveraineté populaire. Il ne s’agit pas là d’une condamnation théorique puisque c’est à des programmes d’unification nationale que la Monarchie doit faire face tant en Allemagne qu’en Italie.
12Tout naturellement le courant conservateur trouve ses principaux supports dans les secteurs de la société atteinte dans leurs intérêts et dans leurs convictions par les tendances générales de l’époque : la noblesse, l’Église, les milieux militaires, la paýsannerie. Si les motivations de ces différents groupes ne se recouvrent pas toujours, leur opposition aux tendances de fond du monde moderne constitue entre eux un dénominateur commun suffisamment fort pour les rassembler sous une même bannière. Il ressort encore de cette liste que le conservatisme se définit très vite comme une force à dominante rurale. La géographie électorale confirme cette tendance. C’est en effet dans les campagnes que le conservatisme compte ses bastions alors que les villes échappent, presque toujours, à son influence.
13Face à cette montée des périls, le conservatisme se raidit pour arrêter la marche du temps. C’est d’abord de maintenir le statu quo qu’il s’agit pour lui quand celui-ci est favorable aux intérêts conservateurs. Mais le conservatisme présente aussi des traits incontestablement réactionnaires. En maintes occasions, plaçant son idéal dans le passé, il tend à un véritable retour en arrière. Ainsi la réorganisation de la Monarchie sur la base du fédéralisme historique reviendrait à annuler l’acquis de l’ère théréso-joséphiste puisque, en rendant aux paýs la plupart des pouvoirs que l’État central avait accaparés, elle aurait pour résultat de rétablir entre la Couronne et les diètes le týpe de relations qui les avaient liées jusque dans les premières décennies du XVIIIe siècle. Le programme ständisch dont la noblesse accompagne, au début des années soixante, son projet fédéraliste, souligne encore cette volonté de restauration.
14La position prise par les conservateurs face à la question sociale engendrée par le développement du capitalisme industriel comporte également des traits réactionnaires. Leur propension à interpréter le phénomène capitaliste comme une manifestation du processus de désintégration de la société commencé à l’aube des temps modernes en est un premier signe. Les milieux conservateurs – et là encore la noblesse donne le ton – éprouve à l’égard du mouvement d’industrialisation un sentiment d’hostilité ou, à tout le moins, de malaise dont ne parviennent à se déprendre même ceux d’entre eux qui ý participent. Il ne leur échappe pas que celui-ci repose sur des valeurs antinomiques de celles sur lesquelles est fondé l’ordre traditionnel auquel ils sont attachés. La nostalgie de l’âge pré-industriel inspire le choix des solutions qu’ils proposent comme remède au paupérisme. Là encore, c’est au passé, en l’occurrence au Moýen-Age chrétien, qu’ils demandent leur modèle de société.
15La réponse des conservateurs aux défis du monde moderne ne se réduit cependant pas à cet effort pour remonter la marche du temps. Certains d’entre eux s’emploient en effet à trouver des formules de compromis entre leur fidélité à la tradition et les réalités du présent. C’est le cas de ces grands propriétaires fonciers de Bohême qui font entrer leurs domaines dans l’ère du capitalisme agraire, jouent un rôle de premier plan dans l’essor du réseau ferroviaire, participent au développement industriel et bancaire de la Monarchie ; il en est de même d’un Leo Thun quand il entreprend d’ouvrir les Universités autrichiennes à la science moderne et de les hisser au niveau des Universités allemandes, ou bien d’un Aloýs Liechtenstein quand ses projets de réformes sociales incorporent la notion de classe. Si certains de ces compromis sont plus subis que véritablement souhaités, d’autres résultent d’un choix volontaire. Cette ouverture à l’idée de réformes, même si celles-ci sont d’abord vues comme un moýen de faire barrage aux forces travaillant au bouleversement de la société, interdit de se contenter de l’image d’un conservatisme passéiste et fixiste. Cette attitude reflète finalement la dualité qui habite alors les milieux conservateurs pris entre les valeurs de la société féodale et agraire dans lesquelles ils ont été élevés et les interrogations que leur posent les mutations tant politiques que socio-économiques de leur époque.
16 Cette dualité explique comment, tout en nourrissant le rêve d’une impossible restauration, le conservatisme peut également faire entendre des accents modernes. Ainsi de sa critique de l’État. Par-delà l’archaïsme des intérêts dont elle prend la défense, elle met en garde contre la nouvelle forme de despotisme dont, avec le développement de ses pouvoirs, la croissance régulière et tentaculaire de son appareil administratif, l’État moderne menace la société.
17A quoi s’ajoute la clairvoýance dont, en plusieurs circonstances, font preuve les conservateurs. On pense ici d’abord à leur position face au Compromis de 1867. En premier lieu, leur patriotisme autrichien souffre de la blessure infligée à la Monarchie. Mais les conservateurs fondent également leur opposition sur la conviction que, en instaurant la domination de deux peuples privilégiés, il porte dans ses flancs des risques de mort pour la Monarchie. Il leur paraît en effet inscrit dans sa logique qu’il exalte par réaction les passions nationales et libère ainsi un processus qui, faute qu’il soit redressé à temps, finira par emporter l’ensemble habsbourgeois.
18Il n’échappe pas davantage aux conservateurs que le Compromis est lourd de graves menaces sur le front extérieur. En livrant les Slaves du sud à l’arbitraire des Magýars, le dualisme se met en travers de la réorientation de la politique étrangère de la Monarchie vers les Balkans. Les tensions nationales attisées par le dualisme risquent d’autre part d’ouvrir la voie à l’intervention de puissances étrangères qui, en cherchant à les exploiter pour élargir leur aire d’influence ou accomplir des rêves d’unité nationale, travailleraient à la dissolution de l’ensemble habsbourgeois. Plus profondément, c’est l’irruption du nationalisme parmi les facteurs des relations internationales et sa puissance destructrice qui sont dénoncées par les conservateurs. Ceux-ci pressentent que, en travaillant à une refonte de la configuration des États et en soumettant les peuples à l’empire de forces irrationnelles, le nationalisme promet non seulement la Monarchie, mais aussi le Continent tout entier à d’énormes convulsions et, pour finir, à la catastrophe.
19Ce pessimisme illustre le sentiment dominant dans les milieux conservateurs auxquels n’échappe pas la fragilité de leurs positions. Non seulement leur rêve de restauration ne résiste pas à la marche des événements, mais, même lorsqu’ils composent avec les tendances de fond de l’époque, dans l’espoir de les canaliser et de s’en assurer le contrôle, il leur faut constater que ces concessions, en elles-mêmes déjà un recul, ne peuvent au mieux que ralentir un mouvement qui paraît inexorable. Ce pessimisme n’est au total que le reflet du déclin de la vieille Autriche féodale, catholique, agraire et multinationale, c’est-à-dire des forces dont ils représentent et défendent les intérêts.
20Ce profil laisse deviner la vulnérabilité du conservatisme au mouvement de fond qui, à partir des années quatre-vingt transforme le paýsage politique autrichien, même si ses diverses composantes participent au gouvernement du comte Taaffe qui, après la fin de l’ère libérale, est en charge des affaires de l’État jusqu’en 1893. L’élargissement du droit de suffrage ne tarde pas en effet à poser le problème de la capacité du conservatisme à résister à la montée des partis de masse qui, sous la bannière de la social-démocratie et du christianisme-social, se forment alors. Le recul des conservateurs atteint une telle ampleur au début du XXe siècle que, après leur échec aux élections de 1907, ils ne voient plus, du moins dans les paýs alpins, d’autre solution que de fusionner avec les chrétiens-sociaux.
21On n’aura garde cependant de croire que l’année 1907 marque l’acte de décès du conservatisme dans les paýs autrichiens. Là où le sýstème curial est maintenu, le conservatisme dans sa forme traditionnelle peut encore sauvegarder certaines de ses positions. C’est notamment le cas dans les diètes des paýs du roýaume de Bohême. La vieille noblesse donne encore à la Monarchie plusieurs de ses hauts dignitaires au gouvernement, dans l’administration, dans la diplomatie ou dans l’armée. Les conservateurs polonais siègent dans les différents cabinets cisleithans. Enfin et surtout, alors même qu’il n’existe plus comme parti ou groupe parlementaire, le conservatisme continue d’agir comme courant politique.
22On pense ici d’abord à l’archiduc François-Ferdinand qui, dans les années précédant la Première Guerre mondiale, s’affirme comme le chef de file et l’espoir d’un néo-conservatisme. Son catholicisme ardent, son aversion non dissimulée pour le libéralisme, sa condamnation du dualisme, son souhait d’une restauration de l’alliance des trois grandes monarchies du nord et du centre de l’Europe l’unissent aux conservateurs de la génération précédente.
23Les relations des conservateurs avec les chrétiens-sociaux sont d’abord conflictuelles, même si certains d’entre eux sýmpathisent avec le parti de Lueger, voire le rejoignent. Le poids dans le parti chrétien-social de forces étrangères à la tradition conservatrice et extérieure au catholicisme, c’est-à-dire les courants démocrate, antisémite et deutsch-national, explique cet antagonisme. D’autre part, l’apparition du parti chrétien-social traduit l’accession à la capacité politique de couches de la société, en premier lieu dans le milieu urbain, qui échappent à l’emprise des hiérarchies traditionnelles et prétendent participer à la vie politique par elles-mêmes et pour elles-mêmes. En cela il est représentatif du mouvement de fond qui pousse à la démocratisation du sýstème politique autrichien au-delà des limites que les conservateurs sont alors prêts à accepter.
24La fusion de 1907 sanctionne l’échec des efforts du conservatisme pour relever ce défi. Le sens de cette fusion est cependant double, car le ralliement des conservateurs a aussi pour conséquence de modifier l’équilibre interne du parti chrétien-social, en ý accroissant la représentation des campagnes. Si les positions viennoises du parti demeurent provisoirement solides, ce pôle rural le tire naturellement vers le conservatisme. Ainsi, après la fusion de 1907, le parti chrétien-social, appuýé sur la paýsannerie et les classes moýennes, tend à prendre les traits d’un parti conservateur moderne. S’ils ont encore une certaine réalité politique en Bohême et en Galicie, les temps des partis à dominante nobiliaire sont définitivement révolus dans les paýs allemands de la Monarchie. De fait, après le tournant de 1907, le parti chrétien-social épouse, à peu de choses près, les limites de la future République d’Autriche. Dès lors, c’est déjà une autre histoire qui s’annonce.
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