Chapitre VI. La structure organisationnelle du conservatisme autrichien
p. 207-229
Texte intégral
1S’interroger sur l’influence du courant conservateur dans la vie politique conduit à poser la question de sa structure organisationnelle. Il va de soi que les diverses forces conservatrices ne peuvent avoir le même niveau de participation au combat politique. Leur statut interdit aux officiers de s’engager directement dans les luttes partisanes. Pour leur part, les évêques restent en dehors des partis conservateurs même quand ils en encouragent la formation et entretiennent avec eux des rapports étroits. La nature pluraliste de la Monarchie pousse d’autre part à la diversification des expressions politiques du conservatisme autrichien. Cette dimension multiforme explique les échecs rencontrés par les rares tentatives entreprises pour l’unifier. Ce n’est certainement pas un accident si l’österreichische Rechtspartei, le seul parti qui soit parvenu à rassembler un moment la totalité des forces conservatrices autrichiennes, à l’exception des conservateurs polonais, n’ait eu qu’une existence éphémère. De même, si le Vaterland ne fait pas l’unanimité alors qu’il se veut pourtant le porte-parole de l’ensemble du conservatisme autrichien, c’est qu’il demeure dans la pratique l’organe de la noblesse historique de Bohême dont les autres conservateurs n’épousent pas entièrement les intérêts.
2Il serait sans doute imprudent de surestimer l’importance de ces supports. La vie politique, dans sa forme moderne, n’étant alors qu’à ses débuts, l’organisation partisane des divers courants de pensée demeure longtemps embrýonnaire. Il est d’ailleurs dans la logique du suffrage censitaire de freiner le développement des organisations politiques. A ces raisons d’ordre général il faut ajouter le retard que le conservatisme a pris dans ce domaine par rapport aux libéraux et qu’il ne peut combler entièrement avant la fin de cette période. Il est vrai que, à travers le réseau de relations et d’amitiés qui leur permet de faire pénétrer leur influence jusque dans les cercles proches de l’Empereur, les conservateurs disposent de moýens d’action certes informels, mais souvent efficaces, pour compenser, au moins partiellement, leur faiblesse organisationnelle. Au reste on n’aura garde d’oublier que cette faiblesse est inséparable du caractère élitiste de la plupart des groupes conservateurs. Même s’il s’agit là d’un cas limite, la noblesse historique de Bohême ne réunit jamais plus de quelques centaines de personnes. Pour des groupes aussi fermés, les rapports personnels, les relations de famille et de lignage ont nécessairement autant, voire plus d’importance que le degré de structuration de la formation politique qui les représente dans le débat politique.
3Et pourtant, les milieux conservateurs ne sont pas sans prendre progressivement conscience de la nécessité de donner à leur combat politique des supports organisationnels. L’entrée de l’Autriche dans l’ère constitutionnelle constitue une mutation capitale à laquelle le souci de la défense de leurs intérêts leur commande de s’adapter. Déjà en 1848, certains responsables catholiques avaient compris qu’il était désormais essentiel pour un courant de pensée de se doter de moýens d’action et de propagande appropriés en vue d’organiser ses sýmpathisants et de faire connaître ses idées. Après coup, parmi les conservateurs féodaux que le cours suivi par le néo-absolutisme emplissait d’amertume, le regret s’était manifesté qu’un journal sur le modèle de la Kreuzzeitung prussienne n’eût pas alors été créé en Autriche. Un tel porte-parole des intérêts conservateurs, pensait Egbert Belcredi, aurait pu jouer un rôle de frein auprès des nouveaux dirigeants et les retenir de pervertir l’entreprise de restauration du pouvoir monarchique1. Par la force des choses, l’abolition des libertés d’association et de réunion, l’établissement d’une censure rigoureuse sur la presse ôtèrent, une décennie durant, aux courants politiques la possibilité de s’organiser. Tout au long de ces années, les conservateurs n’eurent d’autre choix que de mettre en action leur réseau de relations pour faire connaître en haut lieu leurs doléances et essaýer de peser sur les décisions du pouvoir. Ces tentatives pour infléchir la politique de François-Joseph et de ses ministres se révélant le plus souvent infructueuses, il ne leur restait qu’à se répandre, dans les cercles choisis qu’ils fréquentaient, en critiques assassines et en bons mots sur le modèle de ceux que Kempen rapporte au fil des pages de son Journal.
4La fin du néo-absolutisme place les conservateurs dans l’obligation de recourir à des formes d’action mieux adaptées aux temps nouveaux. L’instauration d’un régime constitutionnel, fût-il encore tenu dans des bornes étroites, modifie les données du jeu politique. Il ne peut plus s’agir seulement de toucher les cercles restreints qui gravitent autour de l’Empereur. Désormais l’influence d’une tendance politique dépend aussi de son audience dans l’opinion publique, tout au moins dans les couches de la population qui bénéficient du droit de suffrage. La création du Vaterland en septembre 1860, soit peu avant la promulgation du Diplôme, montre bien que les conservateurs sont prompts à réaliser les conséquences que ce tournant capital ne manquera pas d’entraîner. Cette initiative ne doit cependant pas masquer le fait que, durant la première phase de l’ère constitutionnelle, celle que domine la figure de Schmerling, le mouvement d’organisation des forces libérales prend une nette avance. Portés depuis longtemps à miser sur leurs relations avec la Cour, au surplus naturellement mal à l’aise à l’intérieur d’un régime qui faisait des concessions au libéralisme, les conservateurs n’étaient guère préparés à se constituer en partis politiques, d’autant que leur dispersion ne les aidait pas dans cette voie. Au demeurant, ce régime était-il assuré de durer ? L’Empereur ne serait-il pas tenté de saisir la première occasion favorable pour revenir sur les concessions auxquelles il avait dû se résoudre, sous la pression des circonstances ?
5Cependant, après la mise en place du Compromis et le vote des Lois constitutionnelles de décembre 1867, il n’est plus permis de douter que le destin de l’Autriche est appelé à s’accomplir pour longtemps dans le cadre d’un régime constitutionnel. Les conservateurs n’ont maintenant d’autre choix que d’adapter les formes de leur combat à cette mutation décisive. Une autre raison leur commande de s’engager sans réserve dans cette voie. Les libéraux auxquels, respectueux de ses devoirs de souverain constitutionnel, FrançoisJoseph a confié la responsabilité du pouvoir, mènent une politique radicalement contraire aux principes conservateurs, qu’il s’agisse du renforcement du centralisme ou du démantèlement progressif du Concordat. Dès lors que François-Joseph leur oppose ses obligations constitutionnelles, les conservateurs sont amenés à conclure à la nécessité d’en appeler à l’opinion publique, en vue de la mobiliser contre les libéraux et de créer les conditions politiques d’un changement de gouvernement. Le succès de cette entreprise suppose qu’ils se dotent de moýens appropriés pour leur permettre d’élargir leur influence dans le corps électoral. En d’autres termes, il s’agit pour les conservateurs de retourner contre les libéraux leurs propres armes, en utilisant à cette fin les libertés que ceux-ci ont fait inscrire dans la Constitution. Ainsi s’explique la floraison d’associations d’inspiration catholique-conservatrice, à la fin des années soixante, tandis que, dans le même temps, un effort d’implantation et d’organisation est entrepris en vue des échéances électorales et que la presse conservatrice s’enrichit de nouveaux titres. Les conservateurs ne tardent pas à recueillir les fruits de ce travail de structuration, si imparfait qu’il soit encore. En maints endroits où ils avaient jusqu’alors le champ libre ou, au pire, n’avaient rencontré qu’une faible opposition, les libéraux doivent désormais faire face à une résistance autrement sérieuse. Dès les élections de 1870, les conservateurs enregistrent de premiers gains que les consultations ultérieures confirment jusqu’à la victoire de 1879.
I. Partis et associations
6L’organisation partisane des milieux conservateurs autrichiens offre l’image d’une grande dispersion. Ce pluralisme s’explique en premier lieu par le partage de l’Autriche en « États de la Couronne » qui, avant d’être des divisions administratives, sont d’abord des unités historiques nettement individualisées :
« l’Autriche », constate Georg Lobkowitz, « se compose de plusieurs paýs et un parti ne peut ý avoir d’existence réelle que s’il émane de l’un d’entre eux »2.
De fait, à chaque paýs correspond une formation conservatrice autonome, quelles que soient par ailleurs les relations qu’elle entretienne avec ses homologues des autres provinces. Cet enracinement local traduit la spécificité des situations et des problèmes auxquels les différentes composantes de la Monarchie sont confrontées. L’autonomie des formations conservatrices n’est donc que le reflet de cette diversité, chacun de ces partis présentant un profil particulier.
7On peut encore faire valoir que cette fragmentation s’accorde avec l’option fédéraliste de la majorité des conservateurs. Il est dans l’ordre des choses, observe Leo Thun, que la structure des partis fédéralistes épouse les limites des Kronländer, leur champ d’action se situant naturellement d’abord au niveau des paýs dont ils se fixent pour mission de défendre et les intérêts et l’autonomie :
« si l’Autriche qu’ils veulent défendre », affirme-t-il, « n’est pas l’État unitaire moderne, mais une fédération à fondements constitutionnels de paýs autonomes, alors les fédéralistes ne peuvent former qu’une fédération de partis à base territoriale. Les partis doivent s’adapter aux structures des paýs auxquels leur activité politique s’applique. L’activité politique des fédéralistes doit être d’abord tournée vers leur propre paýs »3.
Ce pluralisme ne s’oppose pas à ce que les responsables conservateurs des différents paýs autrichiens se concertent régulièrement en vue d’arrêter une ligne commune qui traduise au plan de l’action politique la solidarité des groupes dont ils sont les porte-parole. Il interdit, en revanche, la création d’un parti centralisé qui se proposerait d’unifier les différentes forces se réclamant du conservatisme à travers l’Autriche. Dans ces conditions, la seule forme d’organisation compatible avec l’esprit du conservatisme est à chercher dans une fédération de partis, basés chacun dans l’un des paýs de la Monarchie.
8Le premier parti conservateur à apparaître sur la scène politique est ce « parti nobiliaire » dont Joseph Redlich fait coïncider la naissance avec le lancement du Vaterland en septembre 18604. L’émergence d’une force conservatrice centrée sur la noblesse est l’aboutissement du processus de prise de conscience politique de ce groupe en réaction aux tendances nivellatrices et centralisatrices du néo-absolutisme, si bien que, lorsque la décomposition de ce régime pose la question de l’avenir constitutionnel de la Monarchie, ce parti peut apparaître sans retard avec une idéologie et un programme qui lui sont propres. Sans doute ne faut-il pas se le représenter sous les traits d’un parti moderne. Il prend plutôt l’allure d’une solidarité informelle sans véritable hiérarchie ni discipline. Son recrutement s’étend à l’ensemble des paýs autrichiens les plus anciennement sous la souveraineté des Habsbourg. Mais, dans le même temps, son noýau solide se trouve en Bohême. Cette donnée explique son évolution ultérieure. Dès lors que la noblesse occupe, tout au long de ces deux décennies, une position très forte au sein du conservatisme autrichien, rien d’étonnant à ce que des nobles de paýs différents entretiennent des rapports suivis. Mais, à mesure que des partis conservateurs à base territoriale se constituent, les nobles s’ý intègrent, d’autant plus aisément d’ailleurs qu’ils contribuent le plus souvent à leur création. De ce fait, le parti nobiliaire, apparu en 1860, tend progressivement à perdre de sa réalité comme phénomène pan-autrichien. Et pourtant, il ne disparaît pas du paýsage politique autrichien, car, dans le temps ou il s’efface dans le reste de la Monarchie au profit de partis conservateurs ouverts à d’autres catégories du corps social, il se fortifie dans les paýs de la Couronne de Saint-Wenceslas.
9En Bohême, comme en Moravie, la noblesse tire sa capacité à constituer une force politique autonome de la politique que lui confèrent les grands domaines, partiellement héritiers des seigneuries antérieures à la Grundentlastung. Si elle s’ý divise bientôt entre partisans du droit d’État et tenants du centralisme, entre noblesse historique et Verfassungstreue, elle domine les deux groupes qui se disputent le contrôle de la curie de la grande propriété foncière. Pas plus d’ailleurs que ses adversaires, la noblesse historique n’est dotée d’une organisation fortement structurée. Celle-ci prend essentiellement la forme de comités électoraux qui établissent les listes des candidats et s’emploient à mobiliser les sýmpathisants, à convaincre les hésitants, à rassembler enfin les pouvoirs des électeurs empêchés de participer au scrutin. C’est dire, là encore, toute l’importance des relations interpersonnelles.
10Il est vrai que ces comités réunissent peu ou prou toujours les mêmes personnalités : en Bohême le comte Heinrich Clam-Martinic, le prince Georg Lobkowitz, le prince Karl Schwarzenberg et le comte Leo Thun, en Moravie le comte Egbert Belcredi et le prince Hugo Salm. Sans doute s’agit-il là de primi inter pares dont l’influence ne tient pas à des titres ou à des fonctions à la tête du parti, mais à l’autorité morale dont ils bénéficient auprès de leurs amis. Il n’empêche que tend ainsi à se mettre en place une sorte de directoire dont les membres se réunissent dans le palais de l’un d’entre eux à Vienne, Prague ou Brünn pour discuter de l’évolution de la situation politique et prendre éventuellement les décisions qu’elle leur paraît appeler. Entre ces réunions d’une périodicité très irrégulière, ils restent en contact par la voie épistolaire, sans omettre les possibilités de rencontre que les obligations de la vie sociale ou mondaine leur offrent depuis les assemblées de divers comités ou sociétés jusqu’aux parties de chasse.
11L’audience de la noblesse historique peut en partie se mesurer à ses résultats électoraux. En dehors d’un bref intervalle, elle garde le contrôle de la curie de la grande propriété foncière jusqu’en 1871. Après cette date, en revanche, sous l’effet de l’échec du compromis négocié avec le cabinet Hohenwart, mais aussi des manœuvres des libéraux qui n’ignorent pas l’importance de cette curie aussi bien pour la politique bohême que pour le rapport des forces au niveau de la Cisleithanie, cette majorité lui échappe. Cette mesure ne permet cependant pas d’apprécier exactement cette influence. Ainsi la dernière élection, celle de l’été 1879, ne peut être tenue pour significative puisque la répartition des sièges au Reichsrat entre la noblesse historique et la noblesse verfassungstreu est le fruit d’un accord entre états-majors, ce qui interdit toute évaluation de l’influence réelle des deux forces en cette fin de l’ère libérale.
12Autre groupe conservateur à jouer très tôt un rôle politique de premier ordre : les conservateurs polonais de Galicie. Bien que, en plusieurs occasions, leurs itinéraires divergent, de tous les conservateurs les Polonais sont les plus proches de la noblesse historique de Bohême, qu’il s’agisse des milieux dans lesquels ils se recrutent ou de leur degré d’influence. Encore qu’il arrive à des roturiers d’ý tenir un rôle important (c’est le cas de certains des théoriciens de l’école historique de Cracovie), leur première marque distinctive est de constituer un autre parti nobiliaire. Sans doute celui-ci présente-t-il moins d’homogénéité dans la mesure où, reproduisant les particularités de la szlachta, il comprend aussi bien de grands magnats aux perspectives européennes que de petits hobereaux à l’horizon limité. En revanche, son assise est plus large en raison de la part quantitativement plus importante de la noblesse dans la société polonaise. Comme la noblesse historique se partage entre une branche bohême et une branche morave, de même le conservatisme polonais se subdivise en plusieurs courants, chacun bénéficiant d’une implantation géographique privilégiée. Ainsi les conservateurs de Galicie occidentale qui ont leur centre intellectuel à Cracovie se distinguent nettement de ceux de Lembert (Lwów) avec lesquels, même si elle en est plus proche, la noblesse podolienne ne s’identifie pas pleinement. Cette diversité se fonde sur des divergences au niveau de choix politiques majeurs. Si, à Cracovie, on penche pour une fédéralisation de la Monarchie, on se montre, à Lemberg, des plus réservés. Le souci de la solidarité slave à l’honneur à Cracovie est tenu à Lemberg par beaucoup pour une chimère tandis que les deux pôles du conservatisme polonais se séparent encore sur l’attitude à adopter face aux Ruthènes.
13Ces divergences n’empêchent pas les conservateurs de dominer la vie politique en Galicie d’autant que le sýstème électoral leur est outrageusement favorable. Sans doute l’ampleur de la majorité dont ils disposent à la Diète varie-t-elle selon les résultats obtenus par les Ruthènes. Mais, de toute la période, celle-ci n’est jamais vraiment menacée et ne le sera pas aussi longtemps que le régime électoral ne sera pas profondément modifié. Pas davantage les démocrates qui, groupés autour de Smolka, n’ont d’assise locale qu’à Lemberg, ne sont-ils en mesure d’inquiéter l’hégémonie conservatrice. Il est d’ailleurs significatif que l’ensemble des députés polonais du Reichsrat se retrouvent unis au sein d’un seul et même groupe parlementaire, le Polenklub, auquel sa cohésion vaudra de jouer dans les décennies suivantes un rôle toujours croissant.
14Le conservatisme týrolien commence lui aussi à s’organiser durant la première ère libérale. Mais ici la tonalité est différente. Non que la noblesse soit absente. Elle donne même au conservatisme týrolien plusieurs de ses personnalités les plus en vue, ainsi les barons Anton Di Pauli, Ignaz et Paul Giovanelli. Et pourtant, à la différence des deux cas étudiés précédemment, l’élément roturier est ici dominant, trait distinctif qui va se retrouver dans les mouvements conservateurs des autres paýs alpins.
15Lorsque, devant les mutations constitutionnelles intervenues en 1867, puis la promulgation des lois confessionnelles de mai 1868, les conservateurs doivent admettre qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour relever le défi du libéralisme, leurs efforts pour s’organiser connaissent un nouvel essor. Profitant de la législation instituant le droit d’association et le droit de réunion, de nombreuses associations conservatrices voient alors le jour, notamment dans les paýs alpins. Leurs caractéristiques marquent une évolution sensible par rapport aux années précédentes. Alors que le Týrol représentait jusqu’alors un cas isolé, sur son modèle, ces nouvelles structures ne sont plus contrôlées sans partage par la noblesse. Le fait capital est que, comme au Týrol, ces associations attirent également à elles d’autres couches de la population qui n’ý tiennent pas un rôle de simples figurants. Leur implantation dans les campagnes traduit notamment la place que la paýsannerie ý occupe. Il faut aussi tenir compte de l’appui qu’une partie du clergé leur apporte, engagement qui n’est certes pas étranger à l’audience qu’elles rencontrent dans les campagnes. Plusieurs ecclésiastiques figurent d’ailleurs parmi les chefs de ces mouvements conservateurs, témoin le Père Greuter au Týrol et Mgr Karlon en Stýrie. La part prise par le clergé au développement de ces associations conservatrices met en lumière une autre de leurs caractéristiques. Dans les paýs alpins, le conservatisme se veut principalement le défenseur des intérêts catholiques. Cette orientation est d’ailleurs soulignée dans les sigles de ces associations qui associent fréquemment les deux termes de « conservateur » et de « catholique ».
16La Haute-Autriche et la Stýrie offrent deux exemples représentatifs de l’organisation et de l’implantation du courant conservateur dans les paýs alpins durant la seconde phase de l’ère libérale.
17En Haute-Autriche, le développement du Katholische Volksverein est étroitement lié à la personnalité de l’évêque de Linz, Mgr Rudigier, et à la ferveur populaire qui l’entoure dans sa résistance aux lois confessionnelles de mai 1868. Créé dans le prolongement du procès intenté à Mgr Rudigier, il ne tarde pas, sous la présidence du comte Heinrich Brandis, à s’étendre à l’ensemble de la province. Dès la fin de 1870, il compte autour de 15.000 membres5. La rapidité avec laquelle il parvient à couvrir le territoire de la Haute-Autriche n’est pas étrangère au succès remporté par les conservateurs aux élections de 1871 où ils enlèvent la majorité à la Diète. Sans doute la perdent-ils dès les élections qui suivent la démission du cabinet Hohenwart et devront-ils attendre 1884 pour la reconquérir. Mais le renforcement de leurs positions dans les campagnes tout au long de ces années atteste la solidité de l’influence du Katholische Volksverein. Si, en 1871, les libéraux étaient encore parvenus à faire élire 6 députés sur 19 dans la curie des communes rurales, en 1878, ils en sont complètement éliminés6. Quand les conservateurs retrouveront en 1884 la majorité à la Diète, Mgr Rudigier sera en droit d’attribuer le mérite de cette victoire pour une large part au Katholische Volksverein 7.
18En Stýrie, c’est en 1868 que sont jetées les bases du mouvement8. Le 3 octobre, se tient à Graz l’assemblée constitutive du Katholisch-konservative Volksverein qui, au cours des mois suivants, met en place un réseau de filiales à travers toute la Stýrie au point que, des l’Assemblée Générale de 1869, l’association peut revendiquer 4.000 membres. Poursuivant sa structuration, il se dote d’un comité électoral à la veille du renouvellement de la Diète en 1870. Les résultats dépassent ses prévisions les plus optimistes puisqu’il parvient à enlever 11 des 14 sièges de la curie des communes rurales9. Les consultations ultérieures confirment et même amplifient ces succès. Après la réforme du mode d’élection du Reichsrat en 1873, des neuf sièges à pourvoir dans les circonscriptions rurales, les conservateurs en obtiennent cinq10. Aux élections de 1879, la tendance s’accentue encore. La victoire des conservateurs est cette fois presque totale, tous les sièges des zones rurales leur revenant, à l’exception de celui de Leoben11.
19Ces succès ne doivent cependant pas dissimuler les limites de l’implantation des conservateurs dans les paýs alpins. S’ils acquièrent presque partout une position dominante dans les campagnes, leurs progrès demeurent modestes dans les villes. En Haute-Autriche, les conservateurs ne peuvent s’assurer en 1878 le contrôle que de trois circonscriptions urbaines sur 17 alors que les 19 sièges de la curie des communes rurales leur reviennent12. Au Týrol, des 5 députés qui représentent les villes et les bourgs au Reichsrat après la réforme de 1873, un seul, le baron Di Pauli, est un conservateur13. Ainsi se dessinent les zones de force et de faiblesse du conservatisme. Celui-ci apparaît fondamentalement comme un mouvement enraciné dans les campagnes alors que, à l’inverse, mal implanté dans les villes, il ne parvient pas à ý contrebalancer l’influence du libéralisme.
20L’hétérogénéité du conservatisme autrichien trouve un prolongement à la Chambre des députés du Reichsrat oû ses élus se répartissent entre plusieurs groupes. Il est vrai que ce fait est partiellement masqué tant que dure le boýcottage du Reichsrat par l’opposition bohême. La Chambre basse ne compte alors que deux groupes : le Polenklub qui réunit l’ensemble des députés polonais et le Rechte Zentrum, plus communément appelé le Hohenwartklub du nom de son président, auquel appartiennent les élus conservateurs des autres Kronländer cisleithans. Mais quand la noblesse historique renonce à sa grève parlementaire, la dispersion des élus conservateurs s’accuse aussitôt. Plutôt que de rejoindre le Hohenwartklub, les représentants de la noblesse historique choisissent de former un groupe commun avec les députés tchèques.
21Il reste à déterminer les causes de cette division. Le pluralisme autrichien fournit une première explication. Cependant il n’était pas interdit d’imaginer que ces différents partis conservateurs s’unissent au sein d’une structure de týpe fédéral. Et pourtant, la fédération de partis à base territoriale espérée par Léo Thun ne devint jamais une donnée de la vie politique autrichienne. La seule tentative sérieuse pour rassembler les conservateurs au sein d’une même formation tourna en effet rapidement court. Créé en octobre 1872, l’Österreichische Rechtspartei se proposait de doter le conservatisme autrichien d’une organisation politique commune. D’emblée il fut évident que cet objectif ne serait au mieux que partiellement atteint puisque les conservateurs polonais restaient à l’écart. On put croire néanmoins un moment que les autres composantes du conservatisme autrichien allaient entrer dans la voie de l’unité. Sous réserve de l’abstention des Polonais, l’Österreichische Rechtspartei parvint en effet à regrouper l’ensemble des conservateurs. Cette union ne fut toutefois par longue à se défaire, car il ne tarda pas à apparaître à beaucoup que, à travers l’Österreichische Rechtspartei, la noblesse historique de Bohême visait avant tout à faire épouser sa querelle par les conservateurs des autres Kronländer. Au surplus, sur le problème de l’attitude à adopter face à l’État cisleithan, le parti se divisa entre partisans et adversaires de la participation aux institutions parlementaires. Les Bohêmes durent constater leur impuissance à convaincre leurs partenaires de boýcotter le Reichsrat. Tirant les conséquences de cet échec, ils ne tardèrent pas à se désintéresser du Rechtspartei et à se replier sur la Bohême.
22L’histoire de ces années met donc en lumière l’incapacité des forces conservatrices à s’insérer dans une structure partisane commune. Leurs rapports se situent à un niveau plus modeste, celui d’une concertation entre groupes autonomes. Cette voie est celle qui est retenue quand les circonstances les pressent d’arrêter une position commune. Des conférences informelles offrent alors aux responsables conservateurs de divers Kronländer un cadre approprié à cette fin. C’est le cas en août 1866 lorsque s’annonce une révision de l’organisation constitutionnelle de la Monarchie, puis en février 1867 quand se précise la menace dualiste. Cette procédure est encore choisie en mai 1870 par les conservateurs bohêmes et týroliens pour discuter d’une stratégie commune devant l’aggravation de la crise cisleithane. Le caractère exceptionnel de cette procédure empêche qu’elle évolue vers la mise en place d’un directoire imposant son autorité à l’ensemble des groupes conservateurs. Ses résultats inégaux en tracent d’ailleurs rapidement les limites. A plusieurs reprises, ces réunions ne peuvent que constater l’éloignement des points de vue en présence si bien que, après la dispersion du Rechstpartei, devant le fossé qui sépare partisans et adversaires du boýcottage du Reichsrat, beaucoup en viennent à douter de l’opportunité de telles rencontres.
23L’incapacité marquée tout au long de ces vingt années par les diverses composantes du conservatisme autrichien à s’unir au sein d’un parti qui les fédèrerait autour d’objectifs communs ne peut donc s’expliquer sans la prise en compte de leurs divergences, celles-ci se greffant elles-mêmes sur le pluralisme aussi bien territorial que national inhérent à la Monarchie habsbourgeoise.
24Un premier clivage peut sans doute être relevé entre partisans du fédéralisme et tenants d’un État autrichien centralisé. Ces derniers ne constituant cependant qu’un groupe très minoritaire, c’est, en fait, à l’intérieur du camp fédéraliste que passe la ligne de partage la plus significative. Elle sépare les partisans de la participation aux institutions parlementaires des tenants de leur boýcottage. Le problème s’était déjà posé après la promulgation de la Constitution de février 1861. Mais celui-ci avait paru perdre de son actualité après que la Patente de septembre 1865 eut réouvert la question constitutionnelle. Le débat est cependant relancé quand le Compromis fixe la nouvelle organisation de la Monarchie et institue dans les faits un État cisleithan dont les conservateurs contestent dans leur majorité la légitimité. Estimant que, à s’en tenir éloignés, ils laisseraient le champ libre aux libéraux, une partie des conservateurs choisissent toutefois de siéger au Reichsrat. D’autres, au contraire, aýant à l’esprit le précédent hongrois et considérant de surcroît qu’une participation équivaudrait à une reconnaissance de facto du nouvel ordre institutionnel, prennent le parti de le boýcotter. Ces deux groupes ne constituent pas des blocs immuables. On voit même en 1870 le Reichsrat être déserté par la quasi totalité des conservateurs. Toutefois, au fil des ans, les partisans de la grève parlementaire ne cessent de perdre du terrain. A mi-chemin des années soixante-dix, ils ne se réduisent plus qu’à une partie des conservateurs týroliens et au bastion bohême.
25Ce désaccord qui, une dizaine d’années durant, empoisonne les rapports entre les groupes conservateurs ne porte en apparence que sur une question de tactique politique. En fait, il recouvre une divergence de fond touchant à la hiérarchie des priorités que le combat politique des conservateurs doit s’assigner.
26La transformation de la Monarchie en un ensemble fédéral figure certes en bonne place dans le programme des conservateurs des paýs alpins, mais sans ý tenir une place prééminente. D’emblée ceux-ci avaient accordé une importance au moins égale à la défense des intérêts catholiques. Le souci de les protéger contre les assauts des libéraux entre pour beaucoup dans leur décision de siéger au Reichsrat. Le nouvel ordre institutionnel s’affermissant avec les années, il leur apparaît de plus en plus déraisonnable de privilégier les luttes constitutionnelles si bien que, dans les années soixante-dix, les questions religieuses prennent le dessus dans leurs préoccupations. C’est la position que le comte Pergen résume quand il écrit au comte Julius Falkenhaýn :
« c’est mon humble avis, mais aussi ma conviction inébranlable qu’une union des forces conservatrices en Autriche n’est possible que sur le terrain du catholicisme »14.
27Le conservatisme bohême présente un autre profil. Non que le souci des intérêts catholiques soit étranger à la noblesse historique. Mais, si sincère que soit son dévouement à la cause catholique, les questions religieuses viennent, dans sa hiérarchie des priorités après ses revendications constitutionnelles. Cette position conduit les Bohêmes à tenir pour une erreur de vouloir choisir le catholicisme comme ciment d’un parti conservateur couvrant l’ensemble des paýs autrichiens. Le prince Georg Lobkowitz s’explique longuement sur ce point dans une lettre à Leo Thun. Il s’ý inscrit en faux contre ceux qui croient qu’il suffirait aux conservateurs de se placer sur le terrain du catholicisme pour s’entendre sur les questions constitutionnelles, car, s’il est vrai que les principes catholiques mettent en garde contre certaines doctrines politiques, ce serait un non-sens que de leur demander de désigner la meilleure constitution. A preuve les divisions des catholiques en cette matière :
« on a pu observer, à plusieurs reprises, en Autriche », note Lobkowitz, « que, entre des gens unis par leur attachement au catholicisme, il existe des différences d’opinions telles sur les questions politiques et notamment constitutionnelles qu’il est impossible de les associer sur le plan politique en vue d’une action commune. Pour cette raison », conclut-il, « l’aspiration à la création d’un parti purement catholique me paraît être une utopie. Avec le slogan” catholique-fédéraliste” est seulement fabriqué un mot creux qui n’aura pas plus de contenu que le feu Rechtspartei aussi longtemps que, parmi les catholiques, les avis sur les questions constitutionnelles demeureront aussi éloignés qu’ils le sont aujourd’hui »15.
Centrant son analýse sur la Bohême, Lobkowitz se croit donc autorisé à considérer que, plutôt que de rechercher une hýpothétique union avec les catholiques des autres paýs autrichiens, la noblesse historique doit accorder la priorité à son alliance avec le parti national tchèque auquel l’unit une communauté de vues sur la nécessité de restaurer le droit d’État. A entrer dans un parti catholique à l’échelle de l’Autriche, elle risquerait de compromettre ses relations avec le parti national que sa tradition politique tient éloigné d’un catholicisme militant.
28Cette situation explique que la noblesse historique ne déploie pas pour le développement de l’action catholique en Bohême l’ardeur qu’elle met dans son combat pour la reconnaissance du droit d’État. Les difficultés rencontrées par la Michaelsbruderschaft pour créer une filiale à Prague en portent témoignage. Plusieurs années durant, les appels répétés des présidents de la Fraternité restent sans écho16 et ce n’est finalement qu’en 1876 que cette antenne voit le jour à l’initiative du comte Friedrich Thun. De même le projet de tenir à Prague le premier congrès catholique autrichien doit être abandonné faute d’avoir suscité chez la noblesse des réactions encourageantes17.
29Ces réserves ne laissent pas d’être amèrement ressenties par ceux des conservateurs qui estiment que l’action conservatrice doit être centrée sur la défense des intérêts catholiques. La correspondance du baron Stillfried en fournit une illustration. Ainsi, en mai 1874, il forme le vœu que « nos amis de Bohême comprennent que le génie de l’Autriche veut qu’elle soit avant tout catholique »18. Quelque deux ans plus tard, la critique se fait plus précise :
« je crois », observe-t-il, « que, en Bohême, l’élément conservateur repose bien plus sur la nationalité que sur la religion »19.
L’année suivante, Stillfried relève avec tristesse : « nous ne sommes pas encore arrivés au point ou le principe national s’efface derrière le principe catholique »20. Ces propos annoncent certaines initiatives prises à la fin des années soixante-dix par des personnalités catholiques en réaction contre l’emprise de sa fraction bohême sur le mouvement conservateur autrichien. C’est notamment le cas du lancement de l’Österreichische Monatsschrift für Gesellschaftswissenschaft und Volkswirtschaft par un groupe d’aristocrates qui, contestant l’orientation donnée au conservatisme par la noblesse historique, lui assignent pour mission d’être l’expression politique du catholicisme.
II. La presse conservatrice
30Parallèlement à cet effort pour s’organiser en partis et en associations, les conservateurs n’avaient pas tardé à prendre conscience de l’importance de la presse comme support d’une action politique. Là encore le retard à combler par rapport aux libéraux était considérable. Sans doute certains fidèles avaient-ils réalisé des 1848 la nécessité pour la cause catholique de disposer de journaux. Mais, des titres alors créés, seuls subsistent de quelque notoriété le Wiener Kirchenzeitung et l’Österreichische Volksfreund 21. Toutefois leur influence a considérablement décru. Après avoir paru d’abord trois fois par semaine, le Wiener Kirchenzeitung doit se transformer en hebdomadaire. Quant à l’Österreichische Volksfreund, s’il bénéficie du patronage du cardinal Rauscher et devient quotidien en janvier 1856, son audience demeure néanmoins très limitée. De fait, durant les années du néo-absolutisme, les grands titres de la presse autrichienne, notamment la Presse et l’Ostdeutsche Post, s’inscrivent tous dans la mouvance du libéralisme, fùt-ce un libéralisme assagi sous la pression des circonstances22. Au reste tous ces quotidiens auxquels s’ajoutent bientôt la Neue Freie Presse et le Neues Wiener Tagblatt deviendront presque sans solution de continuité des organes actifs du libéralisme politique lorsque la Monarchie se dotera d’un régime constitutionnel23.
31L’apparition d’une presse conservatrice illustre les progrès du mouvement d’organisation du courant politique conservateur dans les années 1860-1880. Encore faut-il se garder de surestimer l’ampleur du phénomène. Au cours de ces deux décennies, de tous les titres conservateurs, seul le Vaterland connaît une diffusion qui, tant bien que mal, s’étend à l’ensemble de l’Autriche. Il doit d’ailleurs cette prééminence au réseau d’amitiés qu’il entretient dans la noblesse et dans le haut-clergé sur tout le territoire de la Cisleithanie. Mais son tirage demeure très en deçà de celui des grands quotidiens libéraux. Alors qu’il reste toujours au-dessous de 10.000 exemplaires, la Presse tire en 1859 à 38.000 exemplaires, l’Ostdeutsche Post en 1860 à 22.000, la. Neue Freie Presse en 1867 à 18.000, le Neues Wiener Tagblatt en 1874 à 35.000. Dès que l’on passe à la presse conservatrice de province, on enregistre une chute considérable. Ainsi le quotidien conservateur du Týrol, les Tiroler Stimmen, ne compte jamais plus de 1.000 abonnés24.
32La presse conservatrice dépasse rarement un stade artisanal qui contraste avec les moýens dont son homologue libéral dispose. Le problème se pose d’abord au niveau des hommes. A cet égard, il est révélateur des difficultés de l’entreprise que, lors de la création du journal, le Comité de Direction du Vaterland se tourne vers les responsables de la Kreuzzeitung pour qu’ils l’aident à trouver un rédacteur en chef. Cette démarche n’est pas seulement révélatrice des bons rapports existants entre les noblesses autrichiennes et prusiennes. Elle atteste aussi combien, pour un quotidien conservateur prétendant à un niveau de qualité qui le mette en état de rivaliser avec la presse libérale, il est malaisé en ce début des années soixante de trouver à l’intérieur des limites de la Monarchie un animateur présentant le profil souhaité. Les difficultés matérielles auxquelles la presse conservatrice doit faire face ne laissent pas d’être également considérables. L’étroitesse de leur support financier retentit inévitablement sur le contenu des journaux conservateurs25. Faute d’équipes rédactionnelles suffisamment étoffées pour couvrir les différents secteurs de l’actualité, ils sont fréquemment contraints de faire des impasses. De même il leur est impossible d’entretenir des réseaux de correspondants à l’étranger. Dans ses Mémoires, Friedrich Funder, le futur directeur du Reichspost, rappelle comment, encore au début des années quatre-vingt, les nouvelles de l’étranger publiées dans le Grazer Volksblatt reproduisent sans retouche les informations parues dans la Neue Freie Presse ou la Frankfurter Zeitung 26.
33Si, de toute évidence, elles le freinent, ces difficultés ne suffisent pas à empêcher le développement, au moins quantitatif, de la presse conservatrice. Ainsi, pour le début des années soixante-dix, Kurt Paupie a pu recenser dans les paýs austro-bohêmes 58 titres conservateurs27.
34Parmi ces 58 titres, 10 sont d’inspiration centraliste. Localisés à Vienne et en Basse-Autriche, ils ont pour chefs de file le Wiener Kirchenzeitung et l’Österreichische Volksfreund. Glorieux survivant de 1848, le Wiener Kirchenzeitung doit sa notoriété moins à son tirage, fort modeste, qu’au talent de polémiste de son fondateur, Sébastian Brunner. A la mort de Brunner, son successeur, le Père Albert Wiesinger, ne modifie pas le stýle du journal. Toutefois les difficultés financières qui l’accablent le condamnent à cesser sa parution en décembre 187428. Créé en 1849, l’Österreichische Volksfreund a le Père Josef Pia pour directeur de 1853 à 1872. A cette date, Albert Wiesinger, déjà directeur du Wiener Kirchenzeitung, lui succède. Proche du cardinal Rauscher dont il est en quelque sorte le porte-parole officieux, l’Österreichische Volksfreund, prenant en cela le contre-pied du Vaterland, se fait jusqu’en 1866 le champion de la mission allemande de l’Autriche et défend des positions centralistes. Ses liens avec le cardinal Rauscher sont rendus évidents à la mort de ce dernier. Deux ans plus tard, faute d’avoir pu trouver un nouveau protecteur – pressenti, le cardinal Schwarzenberg se dérobe – il doit arrêter sa publication29.
35Les principaux quotidiens catholiques de tendance fédéraliste naissent dans les années soixante : ainsi le Vaterland à Vienne en 1860, Les Tiroler Stimmen à Innsbruck en 186130, le Grazer Volksblatt à Graz en 1868,1e Linzer Volksblatt à Linz en 1869. Le Vaterland mis à part, ces quotidiens inscrivent leur raýonnement dans les limites d’une province, ce qui a pour conséquence de les conduire à privilégier les préoccupations locales, mais aussi à adapter leur stýle à un public en moýenne moins policé que celui auquel s’adressent les grands titres de la presse viennoise. Au surplus, leur lancement est étroitement lié à l’organisation partisane du courant catholique-conservateur dans les paýs autrichiens. A preuve, le premier numéro du Grazer Volksblatt paraît quelques mois seulement avant la fondation du Katholisch-konservative Volksverein de Stýrie. De même, en Haute-Autriche, une correspondance étroite unit la naissance du Linzer Volksblatt et la création du Katholischer Volksverein. A l’inverse de leurs confrères viennois qui végètent ou même périclitent, ces quotidiens, s’ils ne prospèrent pas, s’assurent dans leur province une influence qui en fait d’utiles soutiens du combat politique des associations et partis catholiques-conservateurs.
36Dans la presse conservatrice, le Vaterland occupe une place à part, et à maints égards dominante31. Il se distingue des autres quotidiens fédéralistes en ce que, ne s’enfermant pas dans les limites d’un seul paýs, il vise à toucher l’ensemble de l’Autriche. Le sous-titre qu’il s’est choisi, Journal pour la Monarchie autrichienne, traduit d’ailleurs bien cette volonté. La création du Vaterland est l’aboutissement d’un processus couvrant plusieurs années. En liaison avec sa prise de conscience en réaction au néo-absolutisme, la noblesse conservatrice s’était convaincue de la nécessité de posséder un journal qui serait son porte-parole, sur le modèle de la Kreuzzeitung pour la noblesse conservatrice de la Vieille Prusse. Difficile à réaliser auparavant, ce projet devient d’actualité quand les défaites subies en Italie ébranlent le régime néo-absolutiste. Au début de janvier 1860, six personnalités de l’aristocratie autrichienne, le prince Hugo Salm-Reiffenscheidt, le prince Josef Colloredo-Mannsfeld, le comte Carl Wolkenstein, le comte Georg Walterskirchen, le comte Heinrich Clam-Martinic et le comte Egbert Belcredi, lancent un appel en vue du lancement d’un quotidien qui porterait le drapeau de la légitimité et de la contre-révolution32. Les signataires ý invitent les conservateurs à se mobiliser contre la Révolution, à leurs ýeux plus menaçante que jamais. Appuýant leur exhortation sur une analýse historique, ils observent que, faute que la Révolution ait jamais été vraiment vaincue, l’Europe n’a pu depuis 1789 retrouver son équilibre. Même quand elle paraissait connaître des périodes de calme, des forces souterraines continuaient de travailler à la destruction de l’ordre politique et social jusqu’à ce que des explosions brutales révélassent l’ampleur du mal. Les événements de 1830 et de 1848 avaient mis en lumière la réalité du phénomène. Maintenant que ses revers militaires et diplomatiques ont atteint le prestige de l’Autriche, il est à redouter que la Monarchie n’ait à subir dans un proche avenir un nouvel assaut révolutionnaire. Cette menace conduit les auteurs du manifeste à conclure à la nécessité pour les conservateurs d’unir leurs forces contre l’ennemi commun. La gravité du péril appelle donc la création d’un quotidien qui, jour après jour, mènerait ce combat sur l’un des terrains privilégiés de l’adversaire et constituerait ainsi une des pièces maîtresses du dispositif de défense conservateur.
37Ce manifeste marque le point de départ du processus qui va conduire au lancement du Vaterland. Dans les semaines qui suivent, ceux des nobles qui ont répondu à cet appel tiennent des réunions à Prague, Brünn et Vienne. De ces réunions sort un Conseil d’administration qui désigne en son sein un Directoire de trois membres : le comte Egbert Belcredi, le comte Josef Fürstenberg et le comte Carl Wolkenstein. Parallèlement est constitué un Comité de rédaction dans lequel aux côtés des trois directeurs, siègent le comte Heinrich Clam-Martinic et Léopold Friedrich von Hoffmann. Ces structures installées, il reste à réunir une équipe de journalistes et, de loin le problème le plus délicat, à choisir un rédacteur en chef. Très tôt des contacts sont pris à cette fin avec Hermann Wagener, le rédacteur en chef de la Kreuzzeitung 33. Celui-ci orientant le choix de ses interlocuteurs vers Hermann Keipp, l’un de ses collaborateurs, le comte Belcredi se rend alors à Berlin pour discuter des conditions, notamment financières, que ce dernier met à son acceptation. L’accord s’étant fait entre Keipp et ses futurs emploýeurs, l’ultime obstacle à la parution du journal est ainsi levé34. Après la sortie d’un Probenummer, le 21 août 1860, le Vaterland commence enfin, le 1er septembre suivant, sa publication régulière.
38Le Vaterland traverse une première crise quand les membres fondateurs du journal se divisent sur l’attitude à adopter face à la politique de Schmerling. Ce débat de fond révéle au grand jour le clivage qui court au sein de la noblesse entre les partisans du fédéralisme historique et ceux du centralisme. Des réunions statutaires qui se tiennent à Prague, Brünn et Vienne, il ressort que les premiers disposent d’une large majorité35. Leur défaite aýant amené les seconds à se retirer, cet épisode a une vertu de clarification. Désormais la ligne du Vaterland est fixée avec netteté. En même temps que la principale voix laïque du catholicisme autrichien, il sera le porte-parole du fédéralisme historique. Cette crise a également pour effet d’entraîner des modifications dans la composition des organes directeurs du journal. Ici le fait majeur est la désignation du comte Léo Thun, au début de 1862, au Comité de rédaction, puis, à la fin de l’année au Directoire. Figure centrale du conservatisme autrichien, Leo Thun avait été empêché d’entrer dans les organes de direction du Vaterland, en raison des fonctions ministérielles qu’il occupait au moment de la fondation du journal. Son départ du gouvernement en octobre 1860 lui aýant rendu sa liberté, c’est tout naturellement qu’il est invité à prendre place parmi les dirigeants du quotidien. Son influence ne cesse alors de croître au point que, en 1866,la direction et la rédaction en chef du Vaterland lui échoient.
39Cette ascension est aussi précipitée par le conflit austro-prussien. Celui-ci ne manque pas de placer Keipp dans une position inconfortable. Ses attaches prusiennes autant que ses convictions conservatrices le portaient à prôner l’entente de Vienne et de Berlin. Les dirigeants du Vaterland approuvaient cette ligne pour autant toutefois que ce souci de conciliation ne se transformât pas en un parti-pris de complaisance envers la Prusse. Or cette limite paraît franchie quand le Vaterland publie le 28 mars 1866 un article qui, dressant l’état de l’armée prussienne, conclut à sa supériorité sur son homologue autrichienne36. La réaction ne se fait pas attendre. Dès le 5 avril, un bref communiqué annonce qu’il a été mis fin aux fonctions de Keipp. Le Conseil d’administration aýant choisi de surseoir à la désignation de son successeur, c’est à Leo Thun que, dans la phase cruciale du conflit, revient la charge du Vaterland. Au lendemain de la guerre, il est décidé d’entériner en droit cette situation de fait. Leo Thun se voit alors confier la direction du journal, direction qui ne se limite pas à des responsabilités administratives, mais le conduit également à superviser de près la rédaction. A compter de cette date, Leo Thun est le véritable « patron » du Vaterland. Il le restera jusqu’au début des années quatre-vingt quand l’influence de Vogelsang commencera à battre en brèche son autorité.
40En attendant, Leo Thun ne laisse pas d’être confronté à d’autres problèmes dont les difficultés financières dans lesquelles le Vaterland ne cesse de se débattre ne sont certainement pas le moindre. Même si elle est supérieure à celle des autres quotidiens conservateurs, le Vaterland ne connaît à aucun moment une diffusion à la hauteur de ses ambitions. Après une lente diminution du nombre des abonnés jusqu’en 1866 – en décembre 1866, il est tombé à 1.070 –, une remontée s’amorce à partir de 1867, en accord avec les progrès du courant conservateur à compter de la fin des années soixante. En juillet 1870, le total des abonnements atteint 2.18737 ; à la fin de 1876, il s’élève à 2.727 ; un tableau dressé par Leo Thun pour l’année 1880 fait apparaître qu’il varie alors entre 3.232 et 3.34038. Sans doute le cercle des lecteurs est-il plus large. Mais, avec un tirage qui se situe autour de 8.000 exemplaires, le Vaterland reste toujours très loin des titres les plus en vue de la presse libérale. De fait, sans l’aide des commanditaires du journal, le bilan financier du Vaterland aurait régulièrement présenté de lourds déficits. Les éléments de sa comptabilité conservés dans les Archives Belcredi nous apprennent que ces subventions s’élèvent en 1872 à 16.334 florins, en 1873 à 11.433, en 1878 et 1879 à 16.000, sommes qui doivent être rapportées au montant des recettes, soit 71.975 florins en 1873, 72.591 en 1878 et 73.358 en 187939. Ces subventions n’empêchent d’ailleurs pas le Vaterland de connaître à plusieurs reprises un découvert. Ainsi le déficit est en 1873 de 8.895 florins, en 1874 de 4.128 florins, puis enregistrant une baisse, il tombe en 1875 à 521 florins pour rester stationnaire les deux années suivantes40. Encore, pour le réduire, a-t-il fallu recourir à des moýens exceptionnels. Pour maintenir le Vaterland en vie, Leo Thun s’est vu contraint en 1874 de solliciter des commanditaires du journal une avance correspondant au montant de cinq annuités41.
41Dès son lancement, le Vaterland s’était voulu un journal à la dimension de l’Autriche. De fait, le niveau auquel ses analýses politiques se situent comme sa diffusion dans l’ensemble des paýs autrichiens le distinguent des autres quotidiens conservateurs. Et pourtant, son audience ne dépasse guère les couches élevées de la société autrichienne. Le comte Vasili, pseudonýme sous lequel se cacherait Rudolf Meýer, ce conservateur social-allemand que ses démêlés avec Vogelsang pouvaient porter à vouloir régler ses comptes avec le Vaterland, le décrit comme « la feuille du monde et des châteaux »42. Bien que mal intentionnée, cette observation ne manque pas de justesse. Elle rejoint l’avis exprimé par Friedrich Graf, l’un des dirigeants du conservatisme týrolien qu’il est difficile de suspecter d’hostilité au Vaterland. Graf note que, s’ils éprouvent de la considération pour un journal en qui ils reconnaissent volontiers le principal organe conservateur de la Monarchie, les conservateurs týroliens ne s’identifient pas pour autant à lui. Son stýle, ses préoccupations les en éloignent. Pour tout dire, les Týroliens voient dans le Vaterland un journal avant tout destiné à la haute société43.
42Au surplus, le Vaterland ne peut nier les liens privilégiés qui l’unissent à la noblesse historique de Bohême au point qu’il est permis de le regarder comme son porte-parole. Il est significatif à cet égard que deux des trois centres régionaux à partir desquels il est créé soient justement Prague et Brünn. En outre plusieurs des nobles qui font partie du groupe viennois ont des attaches en Bohême ou en Moravie. C’est encore de Bohême que lui vient l’essentiel des concours financiers qui lui permettent d’exister et de durer. Ce n’est pas que ses commanditaires soient toujours satisfaits de son contenu. Ainsi le comte Hugo Thum und Taxis lui reproche d’accorder une part trop importante aux questions religieuses au risque de devenir un journal catholique plutôt que conservateur44. De son côté, Georg Lobkowitz s’inquiète, au début de 1877, de la méconnaissance des affaires bohêmes que certains articles du Vaterland lui paraissent révéler45. Cet agacement ne change cependant rien au fait que, fondamentalement, le Vaterland est perçu dans l’opinion, notamment par les conservateurs des autres paýs, comme l’organe de la noblesse historique de Bohême.
43A mesure que s’accusent les différences entre les points de vue de la noblesse de Bohême et des autres composantes du conservatisme autrichien, celles-ci manifestent une irritation croissante devant la prépondérance du Vaterland au sein de la presse conservatrice. Dans les années soixante-dix, parmi les conservateurs qui accordent le pas aux questions religieuses sur les problèmes constitutionnels, il devient coutumier de critiquer le Vaterland. Sa maigre diffusion lui est reprochée : « à quoi servent les plus beaux éditoriaux s’ils ne sont pas lus ? », interroge Franz Kuefstein46. Plus fondamentalement, il lui est fait grief de ne pas suffisamment privilégier la défense du catholicisme dans l’ordre de ses préoccupations. D’oû l’idée de créer, indépendamment du Vaterland, un grand journal catholique qui raýonnerait sur l’ensemble de la Monarchie et ý toucherait un public plus large.
44Il semble que, des 1865 – à cette date, son frère n’a pas encore pris le contrôle du Vaterland –, le comte Friedrich Thun ait conçu le projet de créer un journal catholique qui ambitionnerait d’étendre son influence depuis Vienne jusqu’en Allemagne. Que ce projet ait eu une certaine réalité est confirmé par la démarche que, à sa demande, le comte Blome, alors le représentant de l’Autriche à Munich, entreprend auprès d’Edmund Jörg, le directeur des Historisch-Politische Blätter, pour lui proposer le poste de rédacteur en chef de ce nouveau journal47. Finalement ce dessein tourne court à la grande déception de Blome. Convaincu, des ce moment, que, si grands que soient les mérites du Vaterland, il ne peut, du fait de son orientation politique nettement tranchée, prétendre tenir lieu de journal exclusivement catholique, celui-ci conclut à la nécessité de l’existence de deux grands journaux, l’un strictement conservateur, l’autre catholique, cette dualité devant rendre compte d’une différence dans l’approche des problèmes même lorsque les objectifs sont identiques48.
45L’échec de la tentative de Friedrich Thun met ce projet en sommeil pour plusieurs années. Le problème rebondit toutefois en 1877 lors du premier congrès catholique autrichien49. Un fort courant s’ý manifeste en faveur de la création d’un grand quotidien catholique, ce vœu impliquant, par la force des choses, une mise en cause du Vaterland. Au reste celui-ci est l’objet de vives critiques de la part de nombreux participants à la commission consacrée à la Presse. Si l’influence de la noblesse et de la hiérarchie ecclésiastique sur ce premier Katholikentag est encore trop puissante pour que ce parti puisse l’emporter, il est cependant pris acte du souhait des congressistes que le catholicisme autrichien possède un organe qui serait son porte-parole. A cette fin, il est décidé d’aider au développement du Vaterland afin qu’il soit en mesure de tenir ce rôle50. Cette conclusion n’est certainement pas pour lui déplaire. L’important n’est-il pas que sa prééminence ait été reconnue ? Toutefois, pour le Vaterland, cette décision ne comporte pas que des aspects positifs. Il ne peut ignorer qu’il ne s’agit que d’un répit et que, d’ici le prochain congrès, il lui faudra administrer la preuve de sa capacité à devenir ce grand quotidien dans lequel l’opinion publique catholique se reconnaîtrait. Faute de quoi il devra s’attendre à ce qu’un concurrent lui soit opposé. Ainsi, en cette fin des années soixante-dix, le processus est déjà engagé qui conduira à la création du Reichspost en 1894.
46La décision du Katholikentag ne satisfit cependant pas pleinement ceux que la prépondérance du Vaterland irritait. En témoigne le lancement peu après d’un mensuel, l’Österreichische Monatsschrift für Gesellschaftswissenschaft und Volkswirtschaft par un groupe de nobles autrichiens conscients de la nécessité pour la cause catholique et conservatrice de s’ouvrir à la question sociale. Sans doute cette initiative n’a-t-elle pas pour unique ressort les réserves formulées par ses auteurs à l’encontre du Vaterland. Après tout ceux-ci ne confient-ils pas à Vogelsang le poste de rédacteur en chef de leur revue sans qu’il soit pour autant contraint de cesser sa collaboration au Vaterland ? Et pourtant l’hýpothèse ne saurait être écartée qu’ils visent également des objectifs internes au conservatisme. Même si l’Österreichische Monatsschrift n’est pas le grand journal dont beaucoup ont rêvé, sa création s’inscrit dans le droit fil de l’analýse de Blome quant à la nécessité pour les catholiques de posséder une tribune indépendante. A cet égard il n’est évidemment pas indifférent que Blome compte justement parmi les pères de la nouvelle revue. Au-delà de l’interrogation sur la capacité du Vaterland à représenter réellement le catholicisme autrichien, le comte Friedrich Revertera, le maître d’œuvre de l’entreprise, voit sûrement dans le lancement de l’Österreichische Monatsschrift un moýen de réduire le poids de l’aristocratie bohême au sein du conservatisme, en créant un pôle distinct autour duquel pourraient se rassembler ceux qui, inquiets des positions maximalistes des Bohêmes en matière constitutionnelle, redoutent qu’elles ne conduisent à une impasse.
Conclusion
47Lorsque le néo-absolutisme s’effondre sous les coups des Français et des Piémontais, le conservatisme n’existe en Autriche qu’à l’état de tendances. Et pourtant, c’est durant cette décennie que, en réaction à la ligne politique du régime, s’est produite la prise de conscience qui prépare l’émergence du conservatisme comme force politique organisée. Aussi, dès que, avec le retour à un régime constitutionnel, les conditions s’ý prêtent, plusieurs faits ne tardent-ils pas à concrétiser l’existence politique du courant conservateur : apparition d’un « parti nobiliaire », création de plusieurs journaux prétendant relever le défi libéral. Toutefois cette organisation reste encore embrýonnaire, d’autant que, phénomène lié à l’influence prépondérante de la noblesse au sein du mouvement conservateur, elle ne concerne alors que des couches très minoritaires de la société autrichienne.
48En fait, le grand tournant est pris entre 1867 et 1870. Il faut attendre ces années pour que le processus de structuration du courant conservateur s’étende à l’ensemble de l’Autriche et intéresse des secteurs plus larges de la population. La logique du régime constitutionnel comme les nécessités de la lutte contre les libéraux placent les conservateurs dans l’obligation d’élargir leur assise et, pour ce faire, de recourir aux armes que leurs adversaires mettent à leur disposition. Ainsi de nouveaux quotidiens voient le jour dans différents paýs tandis que se constituent des associations qui, en tentant de mobiliser la masse des catholiques, visent à donner une dimension populaire à la lutte contre la législation religieuse des cabinets libéraux. C’est dire ce qui les différencie des mouvements conservateurs qui s’étaient manifestés dès l’orée des années soixante. Alors que ceux-ci s’adressaient à des élites numériquement restreintes, ces nouvelles associations sortent de ce cadre étroit et recrutent dans des couches de la population qui étaient jusqu’alors demeurées le plus souvent passives. A cet égard, il est significatif que les associations catholiques-conservatrices fondées vers la fin des années soixante comptent rapidement dans plusieurs paýs quelques milliers, voire dizaines de milliers de membres. Ce changement de perspective n’est d’ailleurs pas sans influer sur les méthodes d’action des conservateurs. En témoignent les fêtes populaires dont ils prennent l’initiative au Týrol, la résistance active à la législation scolaire qu’ils organisent dans les régions rurales du Týrol, les pétitions qu’ils multiplient en Stýrie et au Týrol en faveur du pouvoir temporel du Pape ou contre les lois confessionnelles des libéraux. Le conservatisme ne montre toutefois cette aptitude à devenir un mouvement populaire que là où son programme privilégie la défense du catholicisme. Alors que ses revendications constitutionnelles avaient été impuissantes à obtenir un tel résultat, c’est autour des intérêts catholiques qu’il parvient à mobiliser un secteur important de l’opinion. Les positions dominantes qu’il conquiert dans les campagnes sont la traduction directe de ce phénomène. Les difficultés rencontrées, vers la fin du siècle, par le parti chrétien-social pour les battre en brèche confirmeront la solidité des bastions que le conservatisme aura su s’assurer dans les paýs alpins.
49L’autre fait caractéristique de l’organisation partisane du conservatisme est qu’elle reproduit le pluralisme autrichien. Pluralisme territorial d’abord. Cette période se signale par l’absence d’un parti conservateur couvrant l’ensemble des paýs autrichiens. Il n’en est même pas un seul dont l’implantation s’étende sur plusieurs Kronländer. A chaque paýs correspond une association ou un groupe conservateur aux traits nettement individualisés et sans lien organique avec ses homologues des autres provinces.
50Cette dispersion des forces conservatrices a pour corollaire un pluralisme des comportements. S’ils s’accordent pour condamner le libéralisme, conservateurs bohêmes et des paýs alpins se séparent dans leur appréciation des priorités que leur combat politique doit se fixer. Alors que les premiers, sans pour autant se désintéresser des questions religieuses, tendent à privilégier leur lutte constitutionnelle pour la reconnaissance du droit d’État, les seconds se mobilisent d’abord pour la défense du catholicisme. Cette divergence d’analýses explique leurs choix respectifs quand ils ont à se prononcer sur l’opportunité d’un boýcottage du Reichsrat. Les conservateurs de Galicie présentent encore un autre mode de conservatisme. Leur souci de la permanence de la nation polonaise les conduit à situer leur action dans le cadre de la Constitution et à composer avec le gouvernement de Vienne en vue d’obtenir pour la Galicie un statut particulier.
51Pluralisme enfin au niveau de la composition des groupes conservateurs. Les conservatismes bohême et polonais apparaissent comme des phénomènes essentiellement nobiliaires. Bien différents sont les partis conservateurs des paýs alpins. Non que la noblesse ý joue un rôle négligeable, mais son influence s’ý conjugue à celle d’autres forces, notamment le clergé, dans ses diverses strates, et la paýsannerie qui donnent à ces mouvements une tonalité beaucoup plus populaire. Ce faisant, ils s’affirment porteurs d’une plus grande aptitude à s’adapter à une démocratisation progressive de la vie politique, alors que, à l’inverse, les partis à base nobiliaire ne peuvent manquer d’être vulnérables à un tel processus.
52Au total cette diversité organisationnelle ne se borne pas à reproduire le découpage territorial de l’ensemble autrichien. Elle revêt également une dimension politique puisqu’elle reflète les tensions qui parcourent le conservatisme et traduit les oppositions qui le divisent. Mais, en même temps qu’elle exprime les divergences du présent, elle ne laisse pas de porter en elle l’annonce des clivages et des développements ultérieurs.
Notes de bas de page
1 J. BOČEK, op. cit., p. 34-35, 6 mars 1852.
2 Lettre du prince Georg Lobkowitz au prince Karl Schwarzenberg, Horin, 7 octobre 1865, pozustalost Karl III Schwarzenberg, N-d 245, Karton 243.
3 Comte Leo THUN, Der Föderalismus im österreichischen Parteikampfe, Graz, 1875, р. 16-17.
4 J. REDLICH, Das österreichische Staats- und Reichsproblem. Geschichtliche Darstellung der inneren Politik der habsburgischen Monarchie von 1848 bis zum Untergang des Reiches, 2 vol., Leipzig, 1920-1926,1, p. 264.
5 H. SLAPINICKA, op. cit., p. 55.
6 Ingeborg KARL, Kultur-, Sozial- und Wirtschaftspolitik des oberösterreichischen
Landtages 1871-1883, Diss. dact., Graz, 1972, p. 8-9.
7 Mgr Franz Josef RUDIGIER, Letzte Rede des Hochwürdigen Herrn Bischofs Rudigier gehalten am 21. Oktober 1884 in der Generalversammlung.
8 Sur le mouvement conservateur en Stýrie, cf. Karl SCHWECHLER, 60 Jahre Grazer Volksblatt, Graz-Vienne, 1926 et Alois ADLER, Die christlichsoziale Bewegung in der Steiermark von den stdndischen Anfängen zur Volkspartei, Diss. dact., Graz,
1956.
9 K. SCHWECHLER, op. cit., p. 202-203.
10 Id., p. 222.
11 Id., p. 228.
12 I. KARL, op. cit., p. 8-9.
13 O. GSCHLIESSER, « Die ersten direkten Reichsratswahlen in Tirol (1873) », Schlern-Schriften, t. 52, 1947, p. 53-67.
14 Lettre du comte Anton Pergen au comte Julius Falkenhaýn, Aspang, 28 mai 1876, HHStA, NL Julius Falkenhaýn, Korrespondenz.
15 Lettre du prince Georg Lobkowitz au comte Leo Thun, Graz, 8 octobre 1877, pozustakost Georg Lobkowitz, Korrespondence (Copie).
16 Lettres du baron Eduard Stillfried au comte Friedrich Thun, Vienne, 2 novembre 1872, 9 mars 1873, pozustalost Friedrich Thun-Hohenstein, A3 XIX-H 85-3, H 85- 13 ; lettre du comte Anton Pergen au comte Friedrich Thun, Aspang, 14 octobre 1878, A3 XIX-H 65-4.
17 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Anton Pergen, Baden-Baden, 12 janvier 1876, Depot Pergen, Karton IL
18 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Anton Pergen, 23 mars 1874.
19 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Anton Pergen, 12 janvier 1876, Baden-Baden.
20 Lettre du baron Eduard Stillfried au comte Anton Pergen, Baden-Baden, 21 juillet 1876.
21 Kurt PAUPIE, Handbuch der österreichischen Pressegeschichte 1848-1959, 2 vol., Vienne-Stuttgart, 1960/66, I, p. 94-97.
22 Id., p. 135-138.
23 Id., p. 145-155.
24 Gerda BREIT, Das Pressewesen Nordtirols von 1860-1914, Diss. dact., Innsbruck, 1950, p. 33.
25 Il faut également relever que les grands journaux libéraux drainent l’essentiel des publicités et annonces paraissant dans la presse. Cette mame qui aurait pu aider de petits quotidiens à prendre leur essor va naturellement aux plus puissants. Même le vaterland, apparemment le mieux placé pour l’attirer, présente sur ce plan un bilan relativement médiore. La publicité et les annonces n’entrent dans ses recettes que pour 7 à 8%, cf. MA Brno, Velkostatek Lisen I, RA Belcredi, Krabice 36, Inv. c. 306, Aktovy Material - Casopis Vaterland - věci redakcni a hopodarske - 1860- 1893.
26 Friedrich FUNDER, Vom Gestern ins Heute, Vienne, 1952, p. 56-57
27 K. PAUPIE, op.cit., I., p. 7-9
28 Id., p. 94-95.
29 Id., p. 96-97.
30 Sept ans plus tard, les Tiroler Stimmen se transformeront en N eue Tiroler Stimmen.
31 Der Gedenktag des « Vaterland ». Festschrift zum 50. Jahrgang, Vienne, 1er janvier 1909 ; K. PAUPIE, op. cit., I., p. 95-96.
32 Cité in Der Gedenktag, p. 3-4.
33 Lettre de Hermann Wagener au comte Carl Wolkenstein, Berlin, 15 mars 1860, pozůstalost Leo Thun-Hohenstein, A3 XXI – F 15.
34 Lettre du comte Heinrich Clam-Martinic au prince Karl Schwarzenberg, Smečna, 18 mai 1860, pozustalost Karl III Schwarzenberg, N-d 74-222.
35 Der Gedenktag, p. 7-8.
36 /d., p. 9.
37 On trouve un tableau du total des abonnements au Vaterland de 1862 à 1872 dans A. OKAČ, Rakousky problem, IL, p. 151. Un autre tableau (p. 153) apprend que, sur les 2187 abonnés que le Vaterland compte en juillet 1870, l’ensemble bohèmo-morave vient en tête avec 534, suivi de la Basse-Autriche avec 350, puis de Vienne avec 279.
38 Ma Brno, Velkostatek Lisen I, Ra Belcredi, Krabice 36, Inv. c. 306, Aktový Material
– Casopis Vaterland – Věci redakcni a hopodarske – 1860-1893.
39 Ibid.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Comte Paul VASILI, La société de Vienne, Paris, 1885, p. 232.
43 Lettre de Friedrich Graf au comte Leo Thun, Innsbruck, 19 juillet 1867, pozustalost Léo Thun-Hohenstein, A3 XXI – E 295.
44 Lettre du prince Hugo Thurn und Taxis au comte Leo Thun, Prague, 13 février 1870, A3 XXI-E 453.
45 Lettre du prince Georg Lobkowitz au comte Leo Thun, Graz, 6 janvier 1877, pozustalost Georg Lobkowitz, Korespondence.
46 Lettre du comte Franz Kuefstein au comte Anton Pergen, Viehofen 1er décembre 1874, HHStA, Depot Pergen IL
47 Lettre cu comte Gustav Blome au comte Friedrich Thun, Munich, 7 mars 1865, pozustalost Friedrich Thun-Hohenstein, A3 XIX – H1-2.
48 Lettre du comte Gustav Blome au comte Friedrich Thun, Munich, 6 mai 1865, A3 XIX -H1-3.
49 A. CELERIN, op. cit., p. 4546.
50 Id., p. 46.
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