Chapitre II. La convention franco-polonaise du 3 septembre 1919
p. 35-50
Texte intégral
1En novembre 1918, la Pologne renaît de ses cendres. Fin octobre, une commission de liquidation a pris le pouvoir en Galicie, première autorité pleinement indépendante. Le 7 novembre, se constitue à Lublin un gouvernement populaire, ouvrier et paysan. Et le 11 novembre le général PiƗsudski libéré de la forteresse de Magdebourg où le gardaient les Allemands, arrive à Varsovie. Il est proclamé chef de l’État le jour même où l’Allemagne signe la capitulation de Rethondes.
2La restauration d’un État polonais devrait, en bonne logique, renforcer sa position dans les débats concernant l’émigration d’éléments de sa population active. Mais si Varsovie pèse d’un plus grand poids que Lwów avant guerre, Paris dans le même temps a modifié radicalement son attitude. Les motivations françaises, d’abord vacillantes, ont gagné en fermeté. La Pologne ne retrouve donc plus les interlocuteurs d’antan. Dans le rapport de forces entre les deux partenaires, l’écart loin de se combler s’accroît, tout en s’inversant.
Le legs des années de guerre en France
3L’accélération de l’immigration après 1919 se résume en deux chiffres : le recensement général de 1921 dénombre un peu plus d’un million d’étrangers ; dix ans plus tard, il s’en trouvera officiellement près de trois millions. Il ne suffit pas d’invoquer les ravages de la guerre pour comprendre un tel rush. La dénatalité, sensible depuis un demi-siècle, s’accentue. La recherche d’un mieux-être continue à vider les campagnes et commence à toucher les métiers industriels les plus pénibles. La législation du travail qui s’efforce d’étendre la journée de huit heures à toutes les professions du secteur secondaire et le retard de la mécanisation face à la dynamique industrielle des années 1920 obligent sans cesse à accroître les effectifs de main-d’œuvre immigrée. Or dans cette conjoncture, l’État naguère indifférent au problème, a changé de comportement. L’origine en remonte aux hostilités.
La nouvelle attitude des pouvoirs publics
4Par suite des énormes besoins créés dans le marché de l’emploi par la mobilisation générale, le gouvernement dut adopter des principes nouveaux destinés à favoriser l’introduction massive d’ouvriers venus des pays neutres ou alliés.
5Ce sont les Portugais qui, en 1916, étrennèrent le système ainsi mis en place : une Mission française autorisée à se rendre dans le pays afin de sélectionner les candidats ; un contrat de travail pour tous, garantissant l’égalité des salaires avec les Français de même profession et de même catégorie employés dans le même établissement ou dans la même région ; à l’arrivée, un séjour d’au moins vingt-quatre heures au dépôt de Bayonne pour y subir une visite médicale et la désinfection des vêtements. Des accords semblables furent signés ensuite avec Athènes et Madrid, d’autres dépôts ouverts à Marseille pour les Grecs, à Perpignan pour les Espagnols1.
6Le fait d’imposer un contrat de travail à des ouvriers industriels et l’adoption du principe de l’égalité des salaires contrastent avec l’attitude antérieure des employeurs français. Étant donné les circonstances, cela s’explique. L’État cherchait à attirer la main-d’œuvre la plus nombreuse possible à une époque où la loi de l’offre et de la demande jouait au détriment de la France en guerre. Mais il voulait aussi préserver les intérêts des soldats au front afin qu’un emploi immodéré d’ouvriers sous-payés ne les empêche de retrouver leur place, la paix revenue.
7Deux organismes officiels virent le jour à Paris. Le Service de la Main-d’œuvre étrangère (M.O.E.), ouvert en 1916 et transféré en 1917 du ministère de l’Armement au ministère du Travail, assurait le recrutement des travailleurs industriels. Le Service de la Main-d’œuvre agricole (M.O.A.), rattaché au ministère de l’Agriculture, s’occupait de trouver et de placer des ouvriers en secteur rural. La généralisation des contrats n’entraîna pas l’uniformisation des règles d’embauche.
8Après l’armistice, on aurait pu envisager un « retour à la normale » comme aux États-Unis, le gouvernement rendant peu à peu au secteur privé ses prérogatives. Mais à la différence de l’Amérique, la France est meurtrie et la confiance souvent ébranlée. Le libéralisme économique du xixe siècle a vécu. Nous assistons, dans le marasme des lendemains de la guerre, à un renforcement de ce que l’on appelle aujourd’hui « le recours à l’État-providence ».
Le rôle du Comité central des Houillères
9Toute l’habileté des responsables des charbonnages va consister à utiliser les pouvoirs publics pour leur permettre, en invoquant les difficultés du moment, de retrouver puis d’accroître leur production et leurs profits.
10Depuis 1887, il existe un Comité central des Houillères de France (C.C.H.F.) chargé de défendre les intérêts de la profession. Ses relations avec les autorités civiles sont ambigües et parfois marquées de défiance. Fort de l’adhésion de presque toutes les compagnies minières et des importantes relations personnelles qu’entretiennent son président Henry Darcy et son secrétaire général Henri de Peyerimhoff, le C.C.H.F. intervient par des pressions savamment dosées sur les personnalités politiques lors de la discussion des lois touchant directement ou non l’exploitation charbonnière. Avant 1914, le recrutement de la main-d’œuvre étrangère ne constituait qu’un problème annexe à l’échelle de la production nationale et il laissa les compagnies d’Aniche, d’Anzin, de Nœux, de Courrières agir seules. Il en va tout autrement à l’issue de la guerre.
11Les deux-tiers du bassin houiller du Nord/Pas-de-Calais ont subi l’invasion allemande et les destructions systématiques apparaissent plus pernicieuses encore que les effets des combats. L’ennemi ennoya des puits et certaines galeries sont restées quatre ans sous les eaux. En 1918, au moment d’évacuer le pays, les troupes se sont livrées à des sabotages quasi généraux qui, joints aux bombardements, ont transformé les corons en tas de décombres désertés par leurs habitants. Le bilan dressé par le C.C.H.F. fait état de 200 fosses inutilisables. Henry Darcy ne compte que sur une production de 20 millions de tonnes pour 1919, moitié moins qu’en 1913 et estime à plus de dix ans le temps nécessaire pour tout remettre à flot. Les effectifs des Houillères baissent encore après l’armistice par suite du rapatriement des 18 000 prisonniers allemands mineurs ou manœuvres qu’on y avait employés, du départ des réfugiés belges du Borinage, ainsi que des Français qui n’avaient cherché dans l’extraction du charbon qu’un emploi temporaire jusqu’à la fin des hostilités. Au lieu de 207 000 mineurs en France en décembre 1918, il n’en reste plus que 163 000 au 1er juillet 19192. La différence est presque totalement imputable à la région du Nord/Pas-de-Calais.
12La « reconstruction » ne demandera pas dix ans, mais cinq. Dès 1924, le bassin du nord de la France retrouvera sa capacité d’extraction de 1913 et la production nationale atteindra cette année-là 45 millions de tonnes. Il paraît difficile de reprocher à Henry Darcy de l’avoir ignoré au départ et, dans la mesure où la venue de travailleurs polonais en grand nombre va permettre pour une bonne part ce succès, de n’avoir pas su le prévoir.
13En janvier 1919, le C.C.H.F. traite avec le Commissariat général de l’Émigration italienne pour l’envoi d’un contingent de 7 000 hommes. Parallèlement, il intervient auprès du Service de la Main-d’œuvre étrangère du ministère du Travail afin d’engager des négociations avec Varsovie, et en août 1919 envoie un délégué en Pologne étudier sur place les ressources en ouvriers immédiatement disponibles3.
14La comparaison avec l’industrie textile, également touchée par la guerre, ne manque pas d’intérêt. Plutôt que de s’associer aux projets de recrutement d’ouvriers étrangers, elle préfère accentuer la part féminine de son personnel. C’est ainsi que des filles de mineurs polonais s’emploieront dans les usines de peignage et de tissage de Lille-Roubaix-Tourcoing à côté de jeunes Françaises. Cette solution est exclue pour les Houillères. Si à la fin du Second Empire, les fillettes roulaient les berlines au fond des galeries, telle Catherine Maheu l’héroïne d’Émile Zola dans Germinal 4, la loi du 19 mai 1874 a interdit l’emploi des femmes dans les travaux souterrains, précisément les plus déficitaires. Les ouvrages de surface sont recherchés tant par les accidentés de la mine que par les très jeunes garçons. Les femmes restent donc peu nombreuses dans l’industrie charbonnière et ne sauraient dispenser de faire appel aux étrangers.
15Au lieu de recruter des ouvriers dans des contrées lointaines, les compagnies du Nord et du Pas-de-Calais auraient pu procéder à une modernisation de leurs techniques d’exploitation. Lorsque l’appareil de production est détruit, il devient plus facile de tout repenser et éventuellement d’innover. Or comme avant guerre, elles accordent la priorité à l’homme sur la machine.
16S’agit-il d’une attitude délibérée, dictée par le moindre coût ? L’adoption du principe d’égalité des salaires entre Français et immigrés en 1916 et le vote définitif de la loi de huit heures le 24 juin 1919, permettent d’en douter. Les dirigeants des Houillères ne se feront pas faute de tenter de violer les textes et parfois d’y parvenir impunément. Mais de là à imaginer qu’ils aient construit toute une politique d’avenir en supposant ces lois nulles et non avenues, il y a loin. D’ailleurs rien ne permet de dire que la question ait été clairement posée et que l’idée d’un choix à faire entre deux solutions ait été soulevée à un niveau quelconque de la hiérarchie du Comité central des Houillères. Trois raisons interviennent pour rendre compte de la ligne suivie. Le C.C.H.F. est pressé par le temps ; or l’appel à la main-d’œuvre étrangère constitue le moyen le plus rapide. Si des machines existent déjà pour l’extraction du charbon et si l’on peut envisager de les actionner à l’électricité au lieu de l’air comprimé, par contre rien ne remplace la main de l’homme pour les travaux de déblayage, de déminage et de reboisement des galeries qui l’emportent dans les préoccupations du moment. Enfin, le C.C.H.F. n’entreprend pas seul ces démarches ; il travaille en corrélation avec la Confédération des Associations agricoles des Régions dévastées (C.A.R.D.), fondée au lendemain de l’armistice par regroupement de sociétés agricoles du Nord et du Nord-est ; le souvenir des tentatives malheureuses d’avant-guerre joue un grand rôle dans le désir de ces organisations de se décharger des responsabilités en les confiant à l’État. Dans l’économie rurale, la priorité accordée aux bras sur la machine est encore plus écrasante que dans l’industrie.
17Dernière question, et non la moindre. Entre toutes les nationalités étrangères possibles, pourquoi le C.C.H.F. préfère-t-il les Polonais ? La satisfaction éprouvée par les compagnies du Nord qui employèrent des mineurs « westphaliens » avant 1914 – « compétents, stables, animés d’esprit de famille » – rejaillit à présent sur la communauté toute entière5. Les stéréotypes ne sont pas toujours dévalorisants. En outre, l’intelligentsia parisienne s’est fait l’écho du surpeuplement des campagnes polonaises et de la misère qui règne dans les mines de Haute-Silésie, donc de l’existence d’une masse considérable de paysans et d’ouvriers disponibles, les premiers pour les réparations et les travaux d’entretien, les seconds pour l’abattage. En dernier lieu, le désir clairement exprimé par le gouvernement français de favoriser les ressortissants des pays alliés6 et la renaissance d’une Pologne indépendante, interlocuteur valable avec qui traiter et jeune Etat faible sur qui peser, confirment le C.C.H.F. dans ses résolutions. La Tchécoslovaquie se trouve dans le même cas et, bien que Henri de Peyerimhoff n’ait pas pour elle de prédilection particulière, Paris signera aussi avec Prague une convention d’émigration. Avec Rome, pareillement.
18La Pologne devait fournir à la fois des mineurs qualifiés et de simples manœuvres. Aussi le regret perce-t-il lorsque Varsovie, à la veille de la signature de la convention, le 2 septembre 1919, fait savoir que le nouvel État manque d’ouvriers compétents pour ses propres bassins de charbon et que l’éventualité d’un envoi prochain en France de professionnels de la mine doit être écartée. Dans l’immédiat n’arriveront que des manœuvres7. Le choix préférentiel des travailleurs polonais de la part du C.C.H.F. repose donc en partie sur un malentendu. Mais les intéressés taisent leur déception car, pour obtenir plus sûrement l’appui gouvernemental, ils insistent sur le besoin de reconstruire les zones dévastées. Seule la guerre, avec son cortège de désastres, justifie aux yeux des pouvoirs publics les difficultés des Houillères. Officiellement, la cause patriotique prévaut et l’expression même de « reconstruction » servira pendant plusieurs années à masquer la réalité de la croissance industrielle.
L’émigration massive, nécessité impérieuse pour la Pologne
19En 1919, la Pologne est confrontée à trois problèmes qui la paralysent : la poussée des nationalismes, l’incertitude politique et les retards économiques et sociaux.
20Le nationalisme polonais qui éclate au grand jour à la faveur de l’indépendance recouvrée n’a d’égales que les haines qu’il suscite à l’intérieur des groupes minoritaires. L’antisémitisme s’exacerbe avec son cortège de pogroms. La lutte des troupes ukrainiennes du général Semen Petlura menace le pays et laissera des séquelles. La Galicie orientale a d’ailleurs failli ne pas être incluse dans l’État polonais, les partisans de Petlura ayant su acquérir la sympathie du président Wilson qui permit à une délégation ukrainienne de siéger à la Conférence de la Paix contre l’avis de la France et de la Grande-Bretagne8.
21A l’est et au nord-est les frontières, non précisées par le traité de Versailles, dépendront jusqu’en août-septembre 1920 du rapport de forces entre l’Armée rouge et celle de Józef Piƚsudski. Au sud-ouest, les Tchèques revendiquent Cieszyn (Teschen). Les Allemands s’accrochent à la Silésie et à ses mines de houille.
22Le bastion est également assiégé de l’intérieur. Répondant aux mouvements révolutionnaires de Russie, d’Allemagne et de Hongrie, un peu partout des conseils de délégués ouvriers voient le jour et, de décembre 1918 à l’automne 1919, une vague de grèves se propage.
23Cependant le retard économique et les déséquilibres sociaux constituent le handicap majeur. Ils plongent leurs racines dans le xixe siècle, ont été encore aggravés par la guerre, ainsi que, paradoxalement, par la fin des hostilités.
Les difficultés héritées du xixe siècle
24La zone qui vécut sous régime tsariste, de loin la plus vaste, est celle où se trouve la plus forte proportion d’ouvriers agricoles entièrement démunis de toute propriété et de détenteurs d’exploitations si petites qu’elles ne suffisent pas à les nourrir et les obligent à gagner le complément en s’employant sur les terres d’autrui. C’est celle où le niveau d’instruction est le plus bas (45 % d’illettrés en 1921), où le réseau de routes et de chemins de fer est le plus lâche, où les distances à parcourir et l’isolement qui en résulte sont les plus grands. C’est donc celle qui put le moins résoudre ses problèmes en recourant à l’émigration temporaire ou définitive d’une partie de ses membres ; seules les régions occidentales fournissaient avant guerre à l’Allemagne un contingent appréciable de salariés agricoles. La population y augmente vite : de 4,8 millions d’habitants en 1860, elle est passée à 13 millions en 1913. Au surpeuplement des campagnes, s’ajoute l’engorgement des villes qui, malgré l’existence d’activités industrielles, ne peuvent fournir du travail à tout le monde. Varsovie compte déjà 800 000 habitants, la grande cité textile de Ƚódź près d’un demi-million, parmi lesquels de nombreux Juifs.
25En Galicie, restée encore plus rurale, la natalité n’a pratiquement pas diminué au xixe siècle : 43 % pour la décennie 1841-1850 et 42,5 % en moyenne pour les années 1901-1910. L’émiettement des terres a atteint des proportions inouïes, en partie parce que le gouvernement autrichien par la loi du 1er octobre 1868 a rétabli la possibilité de partager les petites exploitations, ce qu’une loi de 1787 interdisait. Sur dix propriétés foncières, huit sont inférieures à 5 hectares de superficie, et quatre sont appelées « propriétés naines » car elles n’atteignent pas 2 hectares. L’analphabétisme, lot de 35 % des habitants en 1921, dépasse 50 % chez les paysans les plus pauvres. C’est ici que l’habitude d’émigrer est la plus répandue, vers l’Amérique, l’Allemagne et même, à partir de 1908, vers la France. Le réseau ferré un peu plus développé que dans le Royaume du Congrès va jusqu’à Lwów, d’où partent les convois de travailleurs à destination de Cracovie, puis du pays d’accueil.
26La Grande Pologne (« Wielkopolska »), anciennement prussienne, serait presqu’aussi affligée si les structures économiques de l’État souverain n’avaient permis de vider le trop-plein des campagnes par un départ massif vers le bassin houiller rhéno-westphalien, ce qui dispense peu à peu de s’embarquer pour les États-Unis (3 000 partants en 1902 contre 50 000, vingt ans auparavant). L’enseignement primaire obligatoire a réduit à 3 % le taux d’illettrés : cela facilite l’emploi dans l’industrie mais ne résout pas les difficultés du secteur rural. On retrouve ici une proportion appréciable de paysans sans terre, des propriétés naines dans plus de cinq cas sur dix, tandis que 1 % de richissimes Polonais se partagent 40 % du sol qu’ils ne mettent pas en valeur tout entier. La politique de rachat des terres libres par des sociétés allemandes, entreprise sous Bismarck et au début du xxe siècle à l’initiative de von Bülow, a en grande partie échoué mais elle a fait monter les prix des terrains. Les paysans pauvres ont dû renoncer à tout espoir d’en acquérir et seuls les nantis peuvent encore arrondir leurs biens. Or, conséquence d’une mortalité plus réduite qu’ailleurs, cette région est celle qui connait l’accroissement naturel le plus important.
On comprend dans ces conditions qu’après guerre, l’ancienne zone allemande possède encore de nombreux candidats à l’émigration.
27Finalement, l’observateur est partagé entre le désir de montrer l’originalité de chaque région de la Pologne et l’impression de ressemblances plus saisissantes encore, tant la misère suinte de partout en milieu rural.
28L’intelligentsia s’était illusionnée, avant la guerre :
« L’émigration ne peut être enrayée que par l’abolition des lois d’oppression agraire que la Russie, l’Autriche et la Prusse ont édictées contre le pays polonais. »10
Condition nécessaire certes, mais non pas suffisante. En supprimant la cause, on n’élimine pas les effets.
29En 1919, la Pologne reste un pays essentiellement agricole car le retard pris dans l’industrialisation ne peut être comblé avant de longues années. La structure foncière défectueuse demeure. Le retard des techniques agricoles joint à la pauvreté naturelle de nombreux sols et à la rudesse du climat expliquent que, en dessous de 5 hectares en moyenne on ne puisse subvenir aux besoins d’une famille, surtout si elle est nombreuse. Or les dirigeants polonais ne comprennent pas tous la nécessité inéluctable d’une réforme agraire. Les députés nationaux-démocrates, nombreux à la Diète constituante élue en janvier 1919, y sont hostiles. Ils ne pourront empêcher le vote de la loi le 11 juillet suivant, mais leur opposition contribuera à renforcer celle des propriétaires fonciers et freinera son application.
30Des trois causes de l’émigration : économie agraire dominante, mauvaise répartition du sol et surpeuplement des campagnes, la première est la plus importante. Il suffit de comparer avec l’Allemagne où le développement de la grande industrie sous Guillaume II stoppa les départs à l’étranger, tandis que la population connaissait un rythme d’accroissement supérieur à celui des terres polonaises. Malgré les apparences, la cause démographique n’est donc pas déterminante. Sur ce point, historiens et économistes sont d’accord depuis longtemps. Déjà Józef Okoƚowicz écrivait en 1920 :
« Avec la même densité de population, le mouvement migratoire n’aurait pas été aussi massif si un développement général de la production du pays lui avait répondu, c’est à dire si l’offre de main-d’œuvre n’avait pas dépassé la demande sur le marché de l’emploi. »11
La guerre et les rapatriements
31L’équilibre précaire antérieur fut rompu par les hostilités. On s’est battu sur le sol polonais qui servit d’enjeu aux puissances, comme cela avait déjà été le cas pendant les campagnes napoléoniennes. Après un an d’affrontements, la défaite russe entraîna en 1915 l’occupation du territoire polonais tout entier par les Austro-allemands. En 1917 les combats reprirent et les troupes, dans leur avance vers l’est, défoncèrent les terres traversées. Par suite des dévastations, les surfaces ensemencées en Pologne centrale en 1919 sont inférieures de plus de 10 % à celles de 1912-1913, ce qui réduit d’autant les possibilités d’emploi dans l’agriculture. Les engrais industriels qu’utilisait naguère la Poznanie venaient d’Allemagne et ils manquent à présent ; les rendements diminuent et la première récolte d’après-guerre est désastreuse. Cet échec, prévisible sinon déjà connu au moment des dernières tractations qui précèdent la signature de la convention franco-polonaise d’émigration, pèse dans le souhait de Varsovie de ne pas en retarder davantage la conclusion.
32La guerre a eu également pour effet d’entraver l’industrie, déjà si faible. Les occupants ont procédé à des démontages de machines. Avec la révolution de 1917 le marché russe s’est fermé, lui qui représentait le principal débouché pour les produits textiles, notamment ceux de Ƚódź. Dans l’impossibilité de lui substituer une clientèle polonaise équivalente, les usines encore en état de marche ont dû réduire leurs effectifs. Le chômage urbain provient en partie de là. Sur 325 000 ouvriers employés dans la grande industrie du Royaume du Congrès en 1913, il n’en reste plus que 47 000 en 1918, à peine 15 %.
33La renaissance de la Pologne provoque l’enthousiasme de nombre de ses enfants dispersés de par le monde. Des États-Unis, certains, depuis longtemps émigrés, décident de venir mourir au pays afin d’être inhumés dans la terre natale. D’autres, plus jeunes et déjà en Europe où ils ont servi dans la Légion étrangère puis dans l’armée Haller, n’ont qu’un pas à franchir pour se retrouver chez eux. Des mineurs de Westphalie font de même. D’où un brusque afflux de population et un accroissement de l’offre sur le marché de l’emploi.
34La défaite de l’Allemagne et de l’Autriche entraîne la libération des prisonniers de guerre, parmi lesquels se trouvent des Polonais de l’ancien Royaume. Rentrent de Russie d’autres prisonniers, anciennement citoyens des Empires centraux et des ouvriers polonais qu’on avait envoyés travailler dans les usines du tsar et qui ont réussi à s’enfuir. Le ministère du Travail crée en toute hâte un département spécial qui va servir de structure d’accueil : c’est le célèbre J.U.R. dont le nom est formé à partir des initiales des mots « Jeńcy » (prisonniers), « Uchodźcy » (émigrés), « Repatrianci » (rapatriés). Ce service fonctionnera jusqu’en 1924, fournissant des vêtements civils aux démobilisés, un logement provisoire à tous et s’efforçant de trouver quelques emplois. Il accueille plus de 300 000 personnes12.
35Des ouvriers agricoles rentrent également d’Allemagne après un séjour forcé de plus de quatre ans puisqu’ils avaient été bloqués là-bas, l’été 1914. Les Galiciens et les citoyens prussiens furent mobilisés mais les sujets russes, considérés comme prisonniers civils, travaillèrent en lieu et place des Allemands appelés sous les drapeaux. Par mesure de rétorsion contre le jeune État formé en partie à ses dépens, la République de Weimar ne veut plus employer de saisonniers polonais. Le retour de ces hommes et de ces femmes risque d’engorger les régions qui les ont vus naître, soit surtout les anciennes provinces de Kalisz et de Galicie. Ce sont souvent ceux-là qui repartiront peu après vers la France, tant par misère et manque d’ouvrage que parce que le pli est pris de voyager. A côté des causes matérielles, les motivations psychologiques sont essentielles pour appréhender l’émigration du travail.
36La Pologne ne dispose dans l’immédiat que d’un volant restreint de solutions.
37Scolariser tous les enfants réduira d’autant le nombre de demandeurs d’emploi et à terme favorisera le décollage économique. La décision en est prise par décret dès le mois de janvier 1919, car il convient de gommer les différences sur ce plan entre les trois régions de la Pologne en s’alignant sur le niveau d’instruction des démocraties occidentales.
38Accroître les effectifs de l’armée en augmentant la durée du service militaire et en encourageant les hommes à s’enrôler, permet aussi de lutter contre le chômage. En 1919, le J.U.R. persuade des jeunes gens rentrés de Westphalie ou de Saxe de s’engager pour combattre les Bolcheviks, leur affirmant qu’après la victoire on leur donnera de l’ouvrage par priorité : promesse de Gascon qui permet de retarder l’échéance. Le service militaire se met en place de façon assez empirique, en fonction des besoins de la défense ; en avril 1919, le gouvernement décide de mobiliser six classes d’âge (les garçons nés entre 1896 et 1901). Comme dans le cas de l’obligation scolaire, ce n’est que très indirectement et bien imparfaitement que la mesure contribue à éponger les difficultés du marché du travail.
39Réforme agraire et industrialisation restent les deux piliers sur lesquels comptent les responsables politiques pour ramener plus tard au pays ceux que la nécessité actuelle va pousser à partir, ou à repartir. Dans leur esprit, l’émigration du travail sera temporaire, et même les nationaux-démocrates, hostiles au partage des terres, s’accrochent à cet espoir en s’appuyant sur le seul développement du secteur secondaire dont ils veulent croire qu’il sera rapide, à condition de s’y consacrer tout de suite. Certes, pour les Polonais, aucun départ d’ouvrier n’est définitif et le retour semble toujours au bout du tunnel, si long soit l’éloignement. Mais en 1919, on parle d’une dizaine d’années pour tout arranger, pas plus longtemps que Henry Darcy ne juge utile pour reconstruire les Houillères sinistrées. Dans un cas règne une prudence excessive, dans l’autre un optimisme sans grand fondement.
40Quelle valeur accorder à l’accusation portée par certains communistes polonais, selon laquelle le gouvernement Paderewski aurait sciemment voulu se débarrasser d’une partie de son prolétariat afin d’enrayer le processus révolutionnaire ?
41Tout mouvement migratoire massif sert de soupape de sûreté, et la Grande-Bretagne qui encouragea ses ouvriers dans les années 1830 à partir pour les États-Unis désamorça le mouvement chartiste et connut un xixe siècle socialement plus calme que la France. Étant donnée la situation explosive en Europe centrale à la fin de 1918 et dans les premiers mois de 1919, il n’est pas impossible que cette idée ait joué un rôle, au cours des négociations. La première des trois insurrections de Haute-Silésie, du 15 août au 9 septembre 1919 constitue une circonstance aggravante. Il s’agit, à l’origine, d’une grève de mineurs qui prend rapidement un ton de lutte nationale, avec l’appui de tous les milieux polonais mûs par l’espoir de rattacher la région à la Pologne. De partout arrivent des engagés volontaires qui essayent de franchir les lignes-frontières afin de venir en aide à leurs « frères de Silésie » et les autorités ont beaucoup de mal à les canaliser et à les refouler. Après plus de trois semaines de résistance, la révolte sera matée par les Allemands et suivie d’une violente répression à l’encontre des grévistes13.
42La Pologne signe donc la convention du 3 septembre 1919 à une époque particulièrement tendue, sur fond insurrectionnel. Pourtant, si ce souci fait forcément partie des préoccupations gouvernementales, rien ne nous permet de le considérer comme prioritaire.
43En 1919, l’éloignement momentané d’une partie de sa population est une question de survie pour la Pologne. Ceux qui le déplorent parlent d’« un mal nécessaire »14. Les responsabilités des dirigeants polonais augmenteront au fur et à mesure des années, par suite des insuffisances de leur politique économique. On ne saurait leur imputer la situation dont ils héritent lors de l’indépendance.
La main de fer française
44Paris préserve les apparences d’une négociation entre deux partenaires égaux. Le souci de réciprocité va jusqu’à prévoir le recrutement collectif d’ouvriers français partant travailler en Pologne (articles 1, 5 et 13) ce qui, vu l’état du marché de l’emploi, s’avère hautement improbable, pour ne pas dire impossible. Pourtant, en tous points, Varsovie est acculée et la France profite de ses multiples difficultés pour lui imposer ses vues.
Des négociations dérisoires
45A en juger par l’indigence des sources, on croirait que la convention du 3 septembre 1919 est née de génération spontanée : presque rien avant la signature ni aussitôt après, mais le texte lui-même en bonne place dans les dossiers d’archives. Il n’est pas impossible que ce silence soit le reflet de la réalité, que les séances de travail aient été d’autant moins nombreuses que la délégation polonaise accepte très vite ce que la France lui propose, faute d’oser faire autrement tant pour ne pas vexer la Nation amie que parce qu’il est urgent d’aboutir.
46Les premières conversations exploratoires se situent en février 1919, trois mois seulement après l’armistice, lorsque le ministre polonais du Travail envoie un représentant à Paris chargé d’obtenir des informations sur le marché français de l’emploi et savoir quand et dans quelle mesure on serait susceptible d’y accueillir des salariés polonais :
« La question de l’émigration ouvrière vers la France prend une singulière actualité étant donné l’important chômage de ce pays et la situation politique qui paralyse l’habituelle émigration saisonnière vers l’Allemagne. »15
Ceux qui entreprennent cette démarche pensent moins amorcer une politique nouvelle que renouer avec celle d’avant-guerre :
« Il y a lieu de s’attendre qu’aussitôt la paix conclue, nombre d’ouvriers polonais voudront reprendre leur route vers la France... Il s’agit en particulier d’ouvriers ne se rendant à l’étranger que pour la durée d’une saison »,
précise le président du Conseil Ignacy Paderewski16. Il suppose la France surtout désireuse d’ouvriers agricoles, ce qui montre son ignorance à cette date des projets du C.C.H.F. Au fond, il cherche un pays qui se substitue à l’Allemagne en attendant que la stabilisation des relations diplomatiques permette aux paysans polonais de retourner chaque printemps « en Saxe ». En tous cas, l’empressement manifesté par Varsovie est significatif et Paris en tire d’utiles conclusions.
47Le 17 mars 1919, le quai d’Orsay informe officiellement Paderewski de son intention de créer, sinon tout de suite une ambassade, du moins une légation « par amitié pour la Pologne ». Le 4 avril, Eugène Pralon remet ses lettres de créance à Piƚsudski, chef de l’État17. Le gouvernement polonais qui attendait son arrivée pour entamer des conversations sur les problèmes de main-d’œuvre semble déçu de son interlocuteur. Le ministre de France reste évasif. Il n’a pas d’instructions précises. C’est à Paris que tout se décide. La Commission interministérielle de l’Immigration siégeant auprès du ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon, rencontre en mars-avril une délégation du Comité national polonais de Roman Dmowski et lui soumet un projet de convention d’émigration18. Le texte part alors pour Varsovie par la voie diplomatique. Persuadé qu’il ne s’agit que d’une formalité, le quai d’Orsay s’impatiente et, le 21 juin, réclame le retour du document.
48C’est le seul moment où la Pologne peut exercer une pression, si limitée soit-elle. Effectivement, les syndicats ouvriers ont protesté devant l’insuffisance des garanties sociales consenties et le ministre du Travail a remis le projet à l’étude pour y introduire quelques corrections19. Peu nombreuses, si l’on en juge par le résultat final.
49Dans les papiers du ministère polonais des Affaires étrangères figure le texte français de la convention, inséré à l’intérieur d’une chemise qui porte pour intitulé :
« 25 août 1919, projet de convention d’émigration »20.
S’agit-il encore d’un projet à cette date ? Est-il encore temps de l’amender quand on pense que les signatures seront échangées le 3 septembre, soit neuf jours après ? Les feuillets reviennent une nouvelle fois de Paris et viennent d’être remis par Pralon à Paderewski. La comparaison ligne à ligne avec le texte définitif qui paraîtra au Journal officiel est éloquente. Rien ne sera modifié, à l’exception d’un membre de phrase de l’article 13 :
« ... Les ouvriers ainsi recrutés seront, antérieurement à leur départ, acceptés et classés ou refusés, soit par une mission officielle du gouvernement français, soit par le représentant de l’employeur. »
Les autorités polonaises font remplacer l’expression « gouvernement français » par « gouvernement du pays sur le territoire duquel ils doivent être employés ». L’auteur, emporté par son élan, avait négligé de respecter la fiction de la réciprocité.
50Tout le reste, à une virgule près, Varsovie l’accepte. Après avoir critiqué un premier projet de convention au mois de juin, les responsables se résignent à entériner celui-ci en bloc, non qu’il leur paraisse tout à fait satisfaisant, mais parce qu’ils ne peuvent plus tarder davantage.
Un texte incomplet
51Les juristes examinent ensemble les deux conventions franco-polonaises, celle du 3 septembre 1919 « relative à l’émigration et à l’immigration » et celle du 14 octobre 1920 « relative à l’assistance et à la prévoyance sociales » parce que, à la fin du texte de la première est annoncée la deuxième qui la complétera21. Ce faisant, ils rejettent dans l’ombre un élément capital résultant du décalage chronologique. Lorsque le 30 octobre 1919, les députés de la Diète de Varsovie votent la ratification du document signé moins de deux mois auparavant, rien ne leur prouve que la suite viendra en son heure – en effet, au lieu de trois mois comme il est prévu, il en faudra treize – et ils ne peuvent préjuger de son contenu. Ils donnent donc un blanc-seing à la France, au seul vu du texte de la première convention22. Sans évacuer totalement la deuxième, puisqu’elle est à l’horizon, attachons-nous pour l’instant à analyser uniquement le traité conclu le 3 septembre 1919 et à le confronter avec les deux autres conventions d’immigration signées par la France à la même époque, avec l’Italie le 30 septembre 1919 et avec la Tchécoslovaquie le 20 mars 1920.
52De la lecture comparative jaillissent d’importantes constatations. Souvent le libellé est identique. Prenons pour exemple l’article 10 de la convention franco-polonaise et l’article 4 du traité de travail franco-italien :
« Au cas où l’état du marché du travail ne permettrait pas à certaines périodes, dans certaines régions et pour certaines professions de procurer un emploi aux émigrants venant individuellement et spontanément chercher du travail, le gouvernement intéressé en avertirait immédiatement, par voie diplomatique, celui du pays qui, à son tour, en informerait ses nationaux. »
Seul, dans le second cas, le verbe « procurer » devient « trouver » et au lieu de « celui du pays qui, à son tour, en informerait ses nationaux », il faut lire : « le gouvernement de l’autre pays, afin de le mettre à même de faire le nécessaire ».
53Deuxième exemple : l’article 12, 2e alinéa (Fr.-Pol.) et l’article 5 (Fr. Ital.) :
« Les gouvernements des deux pays fixeront d’un commun accord le nombre et la catégorie des travailleurs qui pourront faire l’objet d’un recrutement collectif, de manière à ne nuire ni au développement économique de l’un des pays, ni aux travailleurs nationaux de l’autre. Ils constitueront à cet effet une commission qui se réunira alternativement à Paris et à Varsovie au moins une fois par an. »
Dans le traité signé à Rome, « fixeront » devient « veilleront... à ce que » et la commission « se réunira, normalement, à Paris au moins deux fois par an. »
54Entre la convention franco-polonaise et celle conclue avec le gouvernement de Prague, la ressemblance est telle que l’on irait plus vite à ne relever que ce qui diffère. Force est de penser que les trois documents ont jailli de la même plume ou du même groupe de travail, probablement la Commission interministérielle de l’Immigration qui siège au quai d’Orsay. Prétendre que des amendements présentés par Varsovie auraient été ensuite imposés à Rome n’a pas grand sens. Le faible laps de temps qui s’écoule entre la conclusion des deux traités ne permet même pas de savoir lequel fut achevé le premier.
55La convention franco-polonaise du 3 septembre 1919 marque un sérieux progrès par rapport à la situation d’avant-guerre. Mais les problèmes de recrutement y occupent une si grande place que le reste est sacrifié.
56Seuls les articles 2 à 5 regroupés sous le nom de « Dispositions générales » établissent le principe de l’égalité des salaires (art. 2), le bénéfice des lois de protection ouvrière en matière d’accidents du travail (art. 3), la clause de la nation la plus favorisée (art. 4) et la responsabilité de l’administration du pays d’accueil quant à l’application des stipulations ci-dessus (art. 5). L’article 13 traite également des contrats de travail obligatoires pour les ouvriers recrutés collectivement.
57Par contre, que d’oublis ! Rien sur les femmes désirant suivre ou rejoindre leur mari sans signer elles-mêmes de contrat d’embauchage. Rien en ce qui concerne les enfants trop jeunes pour exercer un emploi salarié. Le patron qui recrute un travailleur polonais est-il obligé de faire venir à ses frais et de loger, éventuellement de nourrir, toute la famille ? Les fermiers élèveront à ce sujet bien des plaintes lorsque, ayant demandé un couple d’ouvriers agricoles, ils verront arriver avec eux plusieurs marmots. Les directeurs des Houillères refuseront souvent de contribuer au paiement du billet de chemin de fer des épouses de leurs mineurs polonais.
58Rien sur le cas des femmes enceintes pendant l’année de leur contrat de travail. Certains employeurs les renverront et réclameront le remboursement des sommes engagées pour les faire venir de Pologne.
59Rien enfin sur le problème de la scolarisation des enfants de moins de treize ans. On ignore si pour eux joue l’obligation de fréquenter l’école et dans quelle langue l’enseignement leur sera donné.
60Le traité de travail franco-italien est beaucoup plus explicite et complet. Il rappelle expressément l’égalité de traitement entre ressortissants des deux pays en ce qui concerne l’admission à l’école primaire. Il aborde les problèmes d’assistance et de protection sociales : régimes de retraite, soins médicaux, participation aux sociétés de secours mutuel et acquisition d’une petite propriété. La convention franco-polonaise du 14 octobre 1920, tout en s’inspirant de ces articles et parfois en les copiant textuellement, laissera encore certains points dans l’ombre, la question scolaire en particulier.
61La clause de la nation la plus favorisée a fait couler beaucoup d’encre, d’autant qu’accordée à la Pologne elle ne le sera pas à la Tchécoslovaquie. Mais si elle suffisait à compenser le handicap polonais par rapport aux droits consentis aux Italiens, comment expliquer que l’on ait dû signer un an plus tard une deuxième convention ? Et comment rendre compte du fait que cette clause ne sera jamais invoquée en cas de litiges, par exemple lorsque des petits Polonais traîneront dans la rue au lieu d’aller à l’école, au début des années 1920, tandis que les enfants italiens y seront tous admis.
62La convention du 3 septembre 1919 apparaît comme une œuvre de circonstance, négociée et signée à la hâte par Varsovie afin de parer au plus pressé, avec en arrière plan l’illusion que les obstacles s’aplaniront d’eux-mêmes, qu’aucun malentendu ne saurait survenir entre deux Nations que tant de liens, tant de souvenirs rapprochent. Le traité de travail franco-italien représente au contraire l’aboutissement d’un programme ébauché avant guerre. L’Italie bénéficie par rapport à la Pologne de l’antériorité de son existence en tant qu’État-Nation. Elle possède déjà une politique d’émigration, tandis que Varsovie improvise. Les négociateurs italiens sont exigeants. Paris s’en plaint mais est parfois obligé de céder à leurs requêtes. C’est sans doute pour cela que la formule flatteuse :
« ... désirant régler dans le plus grand esprit d’entente amicale... »
employée pour la Pologne et reprise pour la Tchécoslovaquie, disparaît ici (ligne 2 des Préambules).
63La Conférence de la Paix qui distingue les grandes et les petites puissances, range l’Italie comme la France dans les premières, la Pologne et la Tchécoslovaquie dans les secondes. En ce qui concerne les conventions d’émigration, il faut nuancer davantage. Paris domine Rome et traite encore plus mal Prague que Varsovie.
64La signature de la convention du 3 septembre 1919 ne se présente pas comme un phénomène isolé dans les relations franco-polonaises. Elle s’inscrit dans un ensemble. Or partout où se porte le regard, nous retrouvons le même déséquilibre. La France trouve normal d’imposer sa volonté et la Pologne s’incline, que ce soit dans le domaine militaire – le général Weygand joue un rôle important lors de la contre-offensive contre l’Armée rouge en 1920 – ou financier – les entreprises françaises investissent des capitaux dans les charbonnages, l’électricité, l’exploitation des pétroles, l’industrie textile de Pologne.
65Deux autres exemples significatifs ajoutent à la compréhension du contexte dans lequel s’amorce le grand flux migratoire polonais vers la France. D’abord l’attitude du général Henrys qui dirige la Mission militaire française en Pologne. Constituée en avril 1919 pour aider à l’organisation, à l’instruction et au commandement de l’armée polonaise, la Mission n’a pas qualité pour s’occuper du recrutement de la main-d’œuvre23. Pourtant, outrepassant ses attributions, Henrys lance un appel, traduit en polonais :
« Soldats polonais démobilisés, vous êtes sans emploi.
La France vous offre du travail !
La France a perdu beaucoup de soldats.
Grâce à elle, la Pologne a recouvré son indépendance... »24
66Plus typique encore est l’affaire des prêts français destinés à permettre le rachat d’entreprises allemandes sur les terres silésiennes rendues à la Pologne. En janvier 1920, les ministres des Finances des deux pays signent un accord prévoyant la constitution de sociétés mixtes franco-polonaises dans lesquelles les groupes français recevront 51 % des actions et les groupes polonais 49 %. En 1921, la France changeant d’avis s’entend avec les Allemands par dessus la tête des Polonais : les propriétaires silésiens entreront dans un consortium français en échange d’une garantie de non-liquidation25. Les Polonais sont mis devant le fait accompli. Or il est révélateur qu’au nombre des partisans de la nouvelle formule, à côté de grandes banques comme l’Union Parisienne et Paribas, se trouvent le Comité des Forges et surtout le Comité central des Houillères de France avec son secrétaire général Henri de Peyerimhoff. Celui-ci mène une sorte de double jeu. D’une part, il flatte les autorités polonaises pour obtenir d’elles la main-d’œuvre dont les compagnies minières ont le plus grand besoin. De l’autre, il n’hésite pas à sacrifier la Pologne lorsque ses intérêts financiers l’exigent. Double jeu plus apparent que réel. En fait, il existe une unité profonde dans son attitude. C’est celle d’un homme sûr de son bon droit et sûr de lui, aux postes de commande d’un des plus puissants groupes de pression qui soient en France. Un tel pouvoir donne le droit d’être parfois magnanime, mais sans faiblesse, à l’égard des partenaires.
***
67Que se serait-il passé si le gouvernement polonais avait refusé de signer la convention le 3 septembre 1919, ou encore si la Diète ne l’avait pas ratifiée ?
68Entre les besoins français de main-d’œuvre supplémentaire et la nécessité vitale polonaise de recourir à l’émigration ouvrière, il n’est pas de commune mesure. La France dispose de solutions de rechange : les Italiens, Tchécoslovaques, Belges, Espagnols, Portugais. Elle pourrait aussi se tourner, comme pendant les hostilités, vers l’Empire colonial. L’immigration massive d’Afrique du Nord a certainement été retardée par la venue des Polonais. Par contre, l’autre camp ne possède qu’une seule carte dans son jeu. Avec l’Allemagne, il n’y a rien à faire pour l’instant. La grande époque de l’émigration vers le Brésil appartient au passé. Les États-Unis eux-mêmes sont en train de se fermer : ce fut d’abord l’instauration du « Literacy Test », examen obligatoire depuis février 1917, qui gêne les immigrants illettrés ; à présent se développe une campagne de plus en plus active en faveur de l’établissement de quotas numériques. La presse polonaise ne parle pas de cette nouvelle menace. Apparemment, elle ne pèse pas directement dans la décision de négocier avec la France. Pourtant le fait est là : le temps de l’émigration libre vers l’Amérique touche à sa fin. L’abbé Kaczmarek écrira en 1927 :
« La Pologne préfère envoyer les siens dans une nation alliée et aime à voir ses travailleurs sur une terre où le sang a coulé pour sa libération et son indépendance. »26
C’est une vue de l’esprit. La Pologne n’a pas le choix. Si Paris s’était impatienté et avait rompu les négociations, les Polonais seraient restés chez eux. Et ils auraient supporté leur misère avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer : certainement une mortalité accrue, peut-être même une déstabilisation du pouvoir en place.
Notes de bas de page
1 A. Pairault, L’immigration organisée et l’emploi de la main-d’œuvre étrangère en France. Paris, P.U.F., 1926, 359 p. (ici, p. 33-42).
2 C.C.H.F., carton n° 1 : C.R. des assemblées générales, mars 1919 et mars 1920.
3 C.C.H.F., carton n° 7 : circulaire n° 534, 1er août 1919.
4 L’action se passe vers 1867 dans le bassin d’Anzin (Nord).
5 C.C.H.F., carton n° 7 : lettre du 20 août 1919.
6 Bull, du ministère du Travail, 1920, p. 20-21.
7 C.C.H.F., carton n° 7 : note du 5 septembre 1919.
8 Ukrainiens ou Ruthènes ? Le terme « Rusin » (en français : Ruthène), utilisé par les Polonais, paraît inacceptable à ceux qu’il désigne parce qu’il souligne leur appartenance au peuple russe (« Ruś ») et est chargé, en Pologne, d’une connotation péjorative. Eux-mêmes se nomment Ukrainiens (c’est à dire « aux confins du pays ») aussi bien en Galicie orientale, en Wolhynie qu’en Polésie. Les Ukrainiens les plus conscients de leur identité nationale et les plus hostiles à l’autorité polonaise sont ceux du sud-est, autour de Lwów (Lviv en ukrainien).
9 Statystyka Polski (Statistique polonaise), 1926, cité par S. Ruziewicz, op.cit., p. 131, 136, 144.
10 Polonia, n° 17, 13juin 1914.
11 J. Okoƚowicz, Wychodźstwo i osadnictwo polskie przed wojną światową. (L’émigration et la colonisation polonaises avant la guerre mondiale). Varsovie, Gebethner et Wolff, 1920, 412 p. (ici, p. 12-13).
12 Historia Polski (Histoire de la Pologne). Varsovie, P.W.N., tome IV-1, 1966, p. 118.
13 E.M.A., 5 N 190 : télégrammes du général Henrys. Id., 4 N 51.
14 Bojanowski, député national-démocrate, lors du débat à la Diète constituante sur la ratification de la convention franco-polonaise d’émigration, s’écrit pour la défendre : « L’émigration est un mal... mais à certains moments cependant, c’est un mal nécessaire. » J.O. des Débats de la Diète, 30 octobre 1919.
15 A.A.N., M.S.Z. 3896, 26 février 1919.
16 Id., 6 mars 1919.
17 M.A.E., Pologne 1919-1940 vol. 1, 17 mars, 4 et 6 avril 1919 ; E.M.A., 6 N 214, 4 avril 1919.
18 Bull. du ministère du Travail, janvier-février 1920, p. 22.
19 E.M.A., 6 N 214, 30 juin 1919.
20 A.A.N., M.S.Z. 3896.
21 E. Catalogne, La politique de l’immigration en France depuis la guerre de 1914. Paris, Tournon, 1925, 175 p. ; A. Pairault, op.cit..
22 Après un débat au cours duquel seuls les Socialistes se montrent hostiles à la ratification, le vote a lieu à mains levées. Les députés de la Diète se répartissent en une vingtaine de Clubs qui se font et se défont. Il est donc impossible d’établir une répartition précise par groupe politique qui, valable en janvier 1919 lors des élections législatives, le soit encore en octobre suivant. On peut pourtant, sans risque d’erreur, affirmer que le texte est adopté à une très large majorité, sachant que les Nationaux-Démocrates (Endecja), les Chrétiens-Démocrates (Chadecja) et les Populistes votent pour. J.O. des Débats de la Diète, C.R. sténographiques, 1919, tome III.
23 E.M.A., 6 N 213, 7 N 1450, 7 N 2989 et 7 N 3007.
24 W.A.P. Cracovie, District d’Oświȩcim, tome 58, 7 septembre 1919.
25 G. Soutou, « Les mines de Silésie et la rivalité franco-allemande, 1920-1923 ». R.I., n° 1, 1974, p. 135- 154 ; Id., « La politique économique de la France en Pologne, 1920-1924 ». R.H., 1974, p. 85-116 ; Id., « L’impérialisme du pauvre : la politique économique du gouvernement français en Europe centrale et orientale de 1918 à 1929 ». R.I., n° 7, 1976, p. 219-239.
26 C. Kaczmarek, L’émigration polonaise en France après la guerre. Paris, Berger-Levrault, 1927, 519 p. (ici, p. 96).
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