La puissance militaire de la France vue à travers les articles de la revue de la défense nationale (juillet 1945 – Décembre 1948)
p. 289-302
Texte intégral
1Les documents d’archives décrivent la puissance militaire de la France telle que le Gouvernement et le haut commandement la perçoivent. Les articles des revues militaires, officielles et officieuses, présentent cette puissance telle que ces autorités souhaitent que les lecteurs la voient. La simple honnêteté intellectuelle voudrait que ces deux points de vue concordent. Diverses considérations peuvent cependant les amener à diverger sur quelques points. C’est pourquoi, à côté de contributions rédigées à partir des archives des Services Historiques des trois Armées, il a paru intéressant d’étudier sinon toutes ces revues, du moins la plus prestigieuse d’entre elles, la Revue de Défense Nationale.
2Comme son nom l’indique, cette publication ne traite pas seulement des questions militaires. Elle aborde également les sujets diplomatiques, économiques, sociologiques, techniques et culturels. L’étude qui va suivre ne négligea aucun de ces domaines car chacun contribue, plus ou moins explicitement, à définir la puissance militaire de la France.
3Le premier numéro de la Revue des Questions de Défense Nationale1paraît en juillet 1945, alors que la seconde guerre mondiale n’est pas encore terminée. La paix étant revenue en Europe, il est cependant possible de reprendre les études de défense au point où elles avaient été laissées en septembre 1939.
4 Le haut commandement français était alors porté à surestimer sa puissance militaire : dans le décompte de ses forces, il incorporait celles de ses alliés éventuels2. La conquête de la Pologne, l’effondrement de la Belgique et l’évacuation de Dunkerque prouvaient qu’on ne pouvait pas additionner les armées de pays réunis dans une coalition mal préparée.
5Dès 1940, le poids de l’Empire colonial apparaissait : sans la force qu’il représentait, la France n’aurait combattu à Bir Hakeim, en Tunisie et en Italie ; elle n’aurait pas non plus signé la capitulation du IIIe Reich.
6Malheureusement, cet empire riche en hommes et en matières premières ne possède pas l’infrastructure industrielle nécessaire à la mise sur pied d’armées modernes. De ce fait, le réarmement français fut tributaire des Américains et ne put atteindre l’ampleur souhaitée par les généraux de Gaulle et Giraud.
7Si nécessaire soit-elle, la puissance matérielle ne suffît pas. Elle doit s’appuyer sur les forces morales qui assimilaient alors ces notions nouvelles qu’étaient l’idéologie et la guerre psychologique.
8L’étude de ces quatre thèmes se combine dans la Revue de Défense Nationale pour porter un jugement évolutif sur la puissance militaire de France. De juillet 1945 à décembre 1948 de la victoire au plan Marshall, quatre images de cette puissance apparaissent. Après un bilan de la situation à la fin de la guerre (juillet 1945 – février 1946), l’espoir de rendre à la France son rang d’avant 1939 s’évanouit (mars 1946 – février 1947). Les difficultés de tous ordres qui rendent ce rêve impossible engendrent une phase de désillusions : une mesure plus exacte des possibilités est alors prise (mars 1947 – janvier 1948). Enfin, à partir de février 1948 le réalisme prévaut.
I – Un temps pour les bilans
9En tête du premier numéro de la Revue des Questions de Défense Nationale, un éditorial du général Juin, chef d’état-major général de la Défense nationale, définit les missions de la publication :
Ce sera la tâche de la nouvelle Revue des Questions de Défense Nationale de se pencher sur cette question tumultueuse de la folie destructrice des humains et d’en dégager les leçons profitables. Ce sera également sa tâche de remuer des idées qui puissent servir aux constructeurs de l’avenir3.
10De juillet 1945 à février 1946, la revue étudie le passé récent et dresse un bilan ambigu des forces et des faiblesses de la France car des facteurs comme la situation économique et l’existence de l’Union française peuvent être à la fois favorables et défavorables.
11L’état de l’économie, qui conditionne le développement des armées françaises, constitue la principale carence. La nécessité, vitale pour la France, de reconstruire les usines et de relancer l’agriculture, interdit de donner la priorité aux armements4. L’armée de terre, l’aviation et la marine ne peuvent donc se développer autant que les ambitions de la France l’exigeraient. Le capitaine Valentin le constate ainsi dans sa chronique de février 1946 :
Dans l’Europe où venait de s’effronder le Reich, nos huit divisions apparaissaient comme une force bien modeste comparée aux masses des armées américaine, britannique ou russe. Animé du désir que la France pût assumer en Europe toutes les responsabilités d’une grande puissance, le chef du Gouvernement estima nécessaire de fixer suffisamment haut le niveau de nos armées5.
12Du fait des contraintes budgétaires, on en revient ainsi, dans l’armée de terre, à la situation d’août 1944.
parce que les matériels dont nous disposons sont restés au même niveau qu’à l’époque de la Libération tant il est vrai que le matériel est la réalité essentielle d’une armée et que, bien plus que les effectifs dont on peut disposer, c’est l’armement qu’on possède qui commande l’organisation à mettre sur pied6.
13Cette pauvreté devient bénéfique lorsqu’elle stimule l’imagination et la recherche. Elle contraint en effet les militaires à "scruter le plus soigneusement possible le problème qui leur est posé par le Gouvernement : en fonction des tâches à remplir, déterminer les moyens minimum pour les réaliser"7. Les progrès accomplis en matière d’armement au cours de la guerre amènent, d’ailleurs, à financer les études plutôt que les fabrications8.
14En dépit de ce dénuement, la France demeure une grande puissance militaire parce qu’elle a su conserver intacte ce qu’on va bientôt appeler l’Union française.
La sûreté de la France ne peut être distinguée de celle de l’Empire. Si l’unité en était menacée, c’est l’existence même de la France qui serait en péril de mort. C’est ce lien vital que nous devons matérialiser sans lésiner sur l’effort qu’il nous demandera9.
15La situation est donc inversée par rapport à celle de l’avant-guerre : le haut commandement estimait alors que le sort de l’Empire se jouerait sur le Rhin. En 1945, il admet que les colonies se défendent sur place en Afrique et en Asie. Par là-même, un des éléments majeurs de la puissance militaire devient un facteur de faiblesse puisqu’il impose la dispersion des efforts.
16Cette analyse mesurée paraît malgré tout dominée par la note d’espoir qu’exprime Maurice Pernot, le chroniqueur diplomatique de la revue, en juillet 1945. Pour le présent, la France conserve les attributs d’une grande puissance car elle dispose d’un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’O.N.U. et car elle est responsable d’une zone d’occupation en Allemagne et en Autriche10. Il reste à prouver que la France demeure bien une grande puissance.
II. Le rêve
17Après avoir dressé un bilan, la Revue de Défense Nationale s’attache, comme le lui demande le général Juin, à préparer la construction de l’avenir. Partant de l’armée existante considérée comme une armée de transition11, elle définit les forces nécessaires à la France pour tenir sa place dans le monde, sans fixer de calendrier à la réalisation des projets présentés car la situation économique impose la prudence. Il s’agit, en effet, selon le capitaine Valentin, de "prévoir et préparer pour les années à venir la reconstitution de notre appareil de Défense nationale sans nous faire d’illusion sur nos moyens actuels"12.
18Dans l’immédiat, le colonel Chassin affirme au sujet de l’aviation – et cela s’applique également à l’armée de terre – que la France ne peut avoir d’autre ambition que de "maintenir une structure d’ensemble, un minimum d’unités, un entraînement aussi sérieux que possible"13. Soumis aux contraintes budgétaires qui limitent notamment les crédits consacrés à l’achat de carburants (mais ces restrictions ne sont-elles pas également une conséquence de la pénurie de produits pétroliers dont les chroniqueurs ne parlent pas ?), l’entraînement des forces armées n’a pas l’ampleur souhaitée. L’aptitude opérationnelle des formations est cependant maintenue à un niveau acceptable. Et la marine parvient même à expérimenter sa force d’intervention.
19Par là, on prépare cet avenir dont monsieur Michelet, ministre des Armées, jette les bases dans deux discours cités dans la chronique de l’armée de terre. L’un rappelle qu’il faut désormais "considérer l’Afrique du Nord et même toute l’Afrique française comme un élément capital de notre système de défense nationale"14. L’autre traite de la force d’intervention : elle se justifie moins par la nécessité d’agir vite comme le faisait De Gaulle dans Vers l’armée de métier que par le peu de moyens disponibles :
La faiblesse des effectifs... impose de toute évidence d’être en mesure de parer au moindre trouble sans délai : que nos éléments d’intervention ne puissent être actuellement nombreux, c’est un fait. Mais que toute notion de force disponible doive être bannie, ce serait là une conception lourde de périls15.
20Sur le premier point, l’organisation militaire de la Fédération indochinoise projetée pourrait devenir le prototype des armées de l’Union française :
Les armées nationales devront concourir avec l’armée de l’Union française à la défense de la Fédération et de l’Union française. L’armée française donnera toute l’aide nécessaire à l’organisation des armées nationales, tant au point de vue de la fourniture du matériel que de la formation des cadres qui seront instruits dans les écoles militaires françaises. Les troupes de l’Union française auront le droit de libre circulation sur le territoire des Etats fédérés et pourront établir les bases terrestres navales et aériennes nécessaires à la défense de la Fédération et de l’Union. Les troupes de l’Union française comprendront des troupes métropolitaines et des troupes mixtes à recrutement français et autochtone. Les troupes mixtes normalement stationées ne comprendront pas d’éléments étrangers à cet état. Enfin, en cas de nécessité, les Etats fédérés placeront leur armée natonale sous le commandement du Commandant en Chef des forces françaises en Extrême-Orient pour la défense de la Fédération et de l’Union française16.
21Sur le second point, la France est plus avancée puisque la force d’intervention navale existe déjà. Ne pouvant utiliser les bases de métropole, Brest, Cherbourg et Toulon, qui se reconstruisent, elle se prépare à s’établir à Casablanca et à Dakar dans "une zone d’intérêts vitaux non seulement pour notre défense impériale mais aussi pour l’Organisation des Nations Unies au service de laquelle nos bâtiments seraient mis le cas échéant". De plus, cette force se trouverait ainsi à proximité du Centre d’entraînement aux opérations amphibies en cours de création à Bizerte17.
22Ce dernier détail est important car les théoriciens débattent sur la nature de la force d’intervention de l’armée de terre. Sera-t-elle seulement aéroterrestre ou faudra-t-il la rendre apte aux opérations combinées ?
23Les marins défendent cette deuxième solution18. Se référant à l’actualité, le commandant Sauvage insiste :
Les opérations d’Indochine auraient grandement été facilitées s’il nous avait été possible de mettre en oeuvre des forces combinées suffisamment fortes et nombreuses pour saisir simultanément la péninsule non seulement sur ses façades maritimes, mais encore profondément à l’intérieur, grâce au dédale de deltas et de voies fluviales19.
24Les représentants de l’armée de terre penchent pour un corps aéroporté et aérotransporté renforcé par des engins lourds acheminés par les voies maritimes ou terrestres20.
25Des divergences existent donc sur la composition delà force d’intervention. Par contre, l’unanimité se fait au sujet de ses personnels : elle devra être composée de soldats de métier disponibles en permanence, le chef de bataillon Buchalet écrit à leur sujet sans se référer à Vers l’armée de métier :
Se priver du soldat (servant à long terme), c’est renoncer à agir jusqu’au jour où le sol national est envahi et l’Empire perdu. C’est renoncer à prévenir le mal et ne s’organiser que pour les catastrophes auxquels la Nation est fatalement acculée par une inaction prolongée. C’est priver enfin la politique étrangère de ce soutien précieux que constitue une force militaire toujours prête à intervenir au-delà des frontières et des mers21.
26Ces projets ne sont cependant pas prêts d’être réalisés car l’équipement des armées est réduit au minimum pour deux causes principales.
27Faute de crédit, les industries d’armement sont contraintes, pour survivre, de travailler pour le secteur civil : dans les manufactures d’armes, trente-huit pour cent du temps de travail est consacré à satisfaire des commandes civiles22.
28Sur le plan technique, les bureaux d’études doivent rattraper le temps perdu sous l’occupation23. Le ministre de l’Armement, Charles Tillon, estime d’ailleurs "qu’il ne serait pas sage de s’exciter sur la fabrication de matériels... qui, par le fait même de l’évolution de ces nouvelles techniques encore à peine expérimentées, seront vite dépassées"24.
29Le tableau de la puissance militaire française que la Revue de Défense Nationale présente, de mars 1946 à février 1947, est donc optimiste à terme : une fois surmontées les difficultés présentes – et elles ne sont pas prêt de l’être puisqu’un abattement de crédit est prévu pour 194725 – la France pourra disposer d’une force armée à la mesure de ses prétentions.
III. La désillusion
30Ce bel espoir disparaît d’un coup dans le numéro de mars 1947. Le coup de force du Viet Minh à Hanoï en décembre 1946 hypothèque cette force d’intervention qu’on croyait pouvoir organiser dans le calme. Un article sur le moral se conclut ainsi : "l’armée, soumise, souffre (en silence mais avec un peu d’amertume) des restrictions" et de son isolement dans la Nation à cause de son manque d’éclat et de sa pauvreté relative26. Enfin, dans une étude historique, Henry Contamine affirme brutalement : "1940 est avant tout français et 1944 surtout russe et anglo-saxon. Une concluion s’impose : il ne faut jamais être vaincu"27.
31Ce pessimisme ne va pas cesser de s’exprimer jusqu’en janvier 1948. Les convulsions de l’Union française, la crise financière et la situation internationale ne cesseront de le justifier.
32Depuis l’été en 1945, la revue affirme que la puissance militaire de la France repose, en grande partie, sur l’Union française. Or, voici que celle-ci "craque". Après l’Indochine, c’est Madagascar qui se révolte ; ce sont les Comptoirs de l’Inde et la Tunisie qui s’agitent. Cette situation scandalise.
Au moment même où (la France) prenait l’initiative de transformer son ancien empire en une "union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion...", elle aurait pu s’attendre à une plus grande loyauté28.
33Encore faudrait-il réaliser ces réformes. Or, certains doutent qu’elles le soient jamais et un article consacré à la Tunisie avertit :
La clé de la situaiton se trouve dans la réalisation des réformes annoncés... Mais si cette mise à exécution était remise en question ou même si elle devait tarder, il s’ensuivrait une crise morale29.
34Sous la pression des événements, la défense de l’Union française devient prioritaire. Mais la pacification de Madagascar et la guerre d’Indochine révèlent la limite des possibilités puisque la première utilise des troupes destinées à la seconde30. Or, le déroulement des opérations, les restrictions budgétaires et le désordre des institutions (le budget de la Défense nationale pour 1947 est voté par douzièmes provisoires successifs, procédure qui interdit toute planificaiton) freinent la modernisation et la réorganisation des armées. D’où la remarque du chef d’escadron Gouraud :
A une époque où la main d’oeuvre et les matières premières font presque autant défaut que les crédits, il est aussi indispensable d’ajuster les demandes de cet ordre aux possibilités nationales que d’équilibrer le budget de l’Etat31.
35Le général Chassin note que l’aviation risque de devenir inemployable si l’on ne planifie pas, dès à présent, la construction de bases aériennes car ces travaux exigent un effort de longue haleine32. Enfin, le chroniqueur maritime, André Reussner, juge la situation très grave :
L’avenir de la marine reste compromis par la crise financière que travers le pays : les compressions budgétaires qu’elle a dû accepter l’empêchent de pousser au point où elles l’ont été dans d’autres nations la recherche scientifique et les expériences sur les armes nouvelles ; elles ont interdit jusqu’à présent l’exécution des travaux neufs dans les bases ; elles retardent les constructions33.
36Ce pessimisme est cependant tempéré en fin d’année par la constitution d’un groupe amphibie de trois L.S.T.34 "complément indispensable des forces mobiles d’intervention que l’armée de terre a prévues dans son plan de réorganisation"35.
37Cette perception très nette d’une réalité particulièrement dure disparaît lorsqu’il s’agit de la participation française à la force armée internationale de l’O.N.U. dont le principe n’est pas encore abandonné. Voulant paraître l’égale des quatre autres membres permanents du Conseil de Sécurité, la France propose de mettre à la disposition de l’O.N.U. seize divisios36, ce qui est manifestement exagéré car elle n’en possède que huit comme on l’a vu plus haut.
38En l’occurrence, la puissance militaire de la France est surtout verbale comme en témoigne le satisfecti que s’attribue le chef de la délégation française au Comité d’Etat-Major de l’O.N.U.
La tâche de la Délégation française a été probablement plus facile que celle d’aucune autre ; il lui a suffi, en effet, de suivre les leçons de la politique traditionnelle française en matière d’organisations internationales inaugurée par Sully, Vergennes, Talleyrand et poursuivie par Léon Bourgeois, Gabriel Hanotaux, Aristide Briand et les autres hommes d’Etat français de d’entre-deux guerres37.
39En fait, la France cherche à masquer sa faiblesse militaire en se présentant comme l’égale des plus grands dans une organisation internationale. Mais cette prétention est déjà dépassée au moment où elle est formulée : la guerre froide est sur le point de se déclencher. En outre, par le traité de Dunkerque (4 mars 1947), la France s’engage dans une alliance militaire avec l’Angleterre. Officiellement, le traité est destiné à prévenir une agression de l’Allemagne. Mais n’y a-t-il pas des buts inavoués comme l’explique Maurice Pernot dans ses chroniques diplomatiques.
(Sur le plan économique) il est indispensable que, dès à présent, Londres et Paris se mettent d’accord sur la façon d’administrer et d’exploiter le bassin de la Ruhr. Il n’importe pas moins que, pour un avenir prochain, les deux gouvernements se concertent au sujet du statut politique de l’Alllemagne38.
40Du point de vue stratégique, ce traité peut constituer les bases d’un front européen qui s’opposerait aux prétentions soviétiques lors de la conférence de Moscou qui devrait régler le sort de l’Allemagne39.
41Les économistes rappellent également que la France doit s’intégrer dans un système d’alliances pour préserver son rôle international.
Placée dans un monde chaque jour plus petit, la France isolée n’a aucune possibilité de s’y faire une place qu’elle n’est plus de taille à occuper toute seule... L’Europe, dont les barrières douanières doivent être renversées, comme l’ont déjà été celles de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg, doit s’agrandir à toute l’Afrique qui doit, sous sa direction, retrouver la splendeur passée de l’époque romaine40.
42Ces rappels à la modestie, même s’ils sont masqués par des références historiques à une grandeur passée, préparent un retour à des conceptions plus réalistes de la puissance militaire française.
IV. Le réalisme
43Après plus de trente mois partagés entre la gestion du quotidien et le rêve d’un avenir impossible, il convenait de faire un point précis de la situation militaire de la France. Le général Lèchères s’y attache au moment où il devient chef d’état-major général de l’armée de l’air, dans un article sur "la politique militaire de la France"41.
44Une politique militaire doit assurr la sécurité et la victoire. La poursuite simultanée de ces deux buts est obligatoire car "on glisse facilement de la notion "nécessité de préparer la défense pour assurer la sécurité" à la notion dangereuse "éviter la guerre à tout prix"42. Or, la situation nationale et internationale ne permet pas d’atteindre actuellement ce double objectif. L’O.N.U., qui voudrait disposer d’une force d’intervention, pense plus à la paix qu’à la victoire. La création de l’Union française impose des contraintes particulières en matière de défense. Enfin, à l’intérieur, le pays est divisé : le parti communiste ne veut pas gêner l’action de l’URSS et les autres mouvements pensent plus à la sécurité qu’à la victoire.
45Dans ces conditions, une politique militaire réalité doit se fonder sur deux facteurs. La France doit d’abord s’intégrer dans un réseau d’alliances qui ne saurait être dominé par les Etats-Unis ou par l’URSS. Il convient donc de créer un ensemble européen qui s’interposerait entre les deux blocs. A plus longue échéance, la réussite de l’Union française permettrait "d’espérer un jour retrouver la puissance nécessaire à l’organisation d’une défense de l’Union qui pourrait compter dans le monde"43.
46Il importe ensuite de combattre la montée des nationalismes en Afrique et en Asie par l’idéologie :
Les pays qui se préoccupent uniquement de leur sécurité, dont les gouvernements sont faibles et n’arrivent pas à formuler un idéal capables de rassembler les pays sont fatalement la proie de ceux dont la puissance est mise au service d’un idéal si discutable qu’il soit44.
47Cette idée est reprise par le capitaine Argoud qui demande la définition d’une idéologie
susceptible de s’adresser à tous les peuples de l’Union française... de proposer une solution pour la construction moderne de la société qui réponde aux nécessités des progrès techniques et au développement du machinisme et de s’inscrire dans la longue tradition de la civilisaiton française toute imprégnée d’humanisme et de respect de la personne humaine45.
48En l’absence d’une telle idéologie, la France n’est pas armée moralement pour supporter une guerre moderne quelle que soit sa puissance militaire. Cette mobilisation psychologique ne saurait cependant suffire. La sécurité de la France sera comprise si le Gouvernement ne restructure pas les industries d’armement46 et si le budget de la défense n’est pas accru.
49Or, après un semestre de douzièmes provisoires, le budget de 1948 en augmentation de vingt-huit pour cent par rapport à celui de 1947, est bien accueilli. Cette satisfaction ne dure guère car les difficultés financières demeurent : moins de trois mois après le vote du budget, les engagements de dépenses et les passations de marchés ne correspondant pas à des mesures conservatoires, sont interdits. De plus, les crédits du ministère de la Défense nationale subissent un abattement de huit milliards de francs47. Les dépenses de fonctionnement étant incompressibles, ces deux mesures compromettent une fois de plus l’équipement des armées alors que des projets prévoient une armée de terre forte de vingt-deux divisions48.
50Avec les huit divisions existantes ou même avec les vingt-deux projetées, la France ne saurait assurer seule sa défense. Elle se voit ainsi contrainte d’adhérer à une alliance plus étendue que celle signée à Dunkerque en mars 1947. La création de l’Union de l’Europe occidentale (U.E.O.) à Bruxelles, le 17 mars 1948 résout partiellement ce problème : le traité prévoit, seulement, que les Etats contractants (France, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) se doivent mutuellement assistance en cas d’agression en Europe.
51L’U.E.O. limitant ses garanties à l’Europe, la France demeure seule pour défendre l’Union française. La France sera-t-elle capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’une et de l’autre ? De plus, comme le fait remarquer Maurice Pernot, l’élargissement de l’U.E.O. à des pays comme le Danemark, l’Italie ou la Grèce est risqué :
Aucun des pays envisagés n’est assez fort, assez riche, assez puissamment armé pour apporter un allègement ou même une compensation aux charges de la coalition, et chacun d’eux est assez menacé pour aggraver les obligations qu’elle devrait s’imposer49.
52L’U.E.O., et donc la France, se trouverait ainis, en cas de crise, dans la situation française d’avant 1939 à devoir soutenir des alliés faibles. A l’heure du plan Marshall, cela incite à se tourner vers les Etats-Unis, même au prix de la bipolarisation du monde.
53Ce constat réaliste ne neutralise pas les rêves de puissance militaire à vocation universelle puisqu’au même moment, la France s’engage plus avant dans la guerre d’Indochine, mais il fixe clairement ses limites dans le domaine militaire.
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54Entre juillet 1945 et décembre 1948 la France passe ainsi de l’espoir d’une politique militaire indépendante au désir de s’inclure dans un bloc dirigé par les Etats-Unis. Une comparaison avec la situation internationale en 1938 permet de mesurer l’importance du déclin.
55A la veille de la seconde guerre mondiale, la France n’était plus capable d’affronter seule ses adversaires potentiels. Mais la puissance de ses armées, le soutien d’Empire colonial qui se défendait sur le Rhin et le prestige qui entourait ses chefs militaires lui donnaient la première place dans la coalition.
56En 1945, elle ne peut plus prétendre à ce rang. Aussi tente-t-elle simultanément deux politiques. La première tend à l’indépendance en s’appuyant sur l’Union française. La seconde la hisserait au niveau des Etats-Unis et de l’URSS dans le cadre de la force d’intervention de l’O.N.U. L’une et l’autre sont condamnées par la faiblesse de l’économie française qui interdit l’entretien d’armées importantes et par les forces qui tendent à dissocier l’Union française.
57La France en vient ainsi tout naturellement à s’intégrer dans une alliance non plus comme leader, mais comme membre subalterne.
Notes de bas de page
1 A partir du numéro de septembre 1945, la revue prendra le nom de Revue de Défense Nationale (RDN).
2 Service historique de l’Armée de Terre (SHAT). 7 N 3434/3. Note pour le général secrétaire du Conseil supérieur de la Défense Nationale, 5 janvier 1939.
3 Général Juin. "Renaissance de la Revue". Revue des Questions de Défense nationale (RDN), juillet 1945, p. IV.
4 Henry Laufenburger. Liquidation de nos finances de guerre. RDN, juillet 1945, pp.52 à 67. Robert Fabre, La France et le charbon, RDN, septembre 1945, p. 378 à 392. Robert Tortrat, Les problèmes de la reconstruction, RDN, janvier 1946, p. 46 à 64. René Cercler, L’indépendance agricole de la France, RDN, février 1946, p. 192 à 206.
5 Capitaine Valentin, Chronique militaire, RDN, février 1946,p. 249.
6 Ibid., p. 252.
7 Colonel Chassin, Chronique de l’air, RDN, février 1946, p. 254.
8 André Reussner, Chronique maritime, RDN, février 1946, p. 261.
9 Lieutenant-colonel Mesnet. Les bases navales et aériennes et la sécurité colective, RDN, Juillet 1945, p. 94.
10 Maurice Pernot, Les Nations Unies à San Francisco, RDN, juillet 1945, pp.23 – 38.
11 Cette notion d’armée de transition développée par la revue n’apparait pas dans le plan d’armement du 8 mai 1946. Ce plan est exposé dans : Chef de bataillon J. Vernet, Le réarmement et la réorganisation de l’armée de terre française (1943-1946). Vincennes, Service Historique de l’armée de terre, 1980, pp.114 à 119.
12 Capitaine Valentin, Chronique de l’armée de terre, RDN, mai 1946, p. 676.
13 Colonel Chassin, Chronique de l’armée de l’air, RDN, mais 1946, p. 679.
14 Capitaine Valentin, Chronique de l’armée de terre, RDN, décembre 1946, p. 831.
15 Chapitaine Valentin, Chroniques de l’armée de terre, RDN, septembre 1946, p. 400.
16 Pierre Bouchart, Chronique d’outremer, RDN, octobre 1946,pp.551-552.
17 André Reussner, Chronique maritime, RDN, janvier 1947, p. 101.
18 Vice-amiral Lemonnier, Débarquement et défense des côtes, RDN, août 1946, p. 147 à 159. Commandant Frat, Opérations combinées, un exemple : l’opération de Narvik, RDN, septembre 1946, pp.294 à 295.
Capitaine de vaisseau Lepotier, La guerre amphibie, RDN, novembre 1946, pp.606 à 623.
19 Commandant Sauvage, Introduction à l’étude des opérations combinées, RDN, janvier 1947, p. 45.
20 Chef de bataillon Buchalet, L’arme aéroportée, RDN, avril 1946, pp.456 à 470 t mai 1946, pp.639 à 653.
Colonel de Beaufort, L’avenir de l’arme blindée, RDN, décembre 1946, pp.727 à 737.
21 Chef de bataillon Buchalet, art.cit., p. 651.
22 Capitaine Valentin, Chronique de l’armée de terre, RDN, juillet 1946, p. 108.
23 Ibid., p. 111.
24 Cité par Général Chassin, Chronique de l’armée de l’air, RDN, novembre 1946, p. 689.
25 Chef d’escadron Gouraud, Chronique de l’armée de terre, RDN, février 1947, p. 248.
André Reussner, Chronique maritime, RDN, février 1947, p. 258.
26 Colonel Choupot, Le moral, RDN, mars 1947, p. 340.
27 Henry Contamine, De la percée sur la Meuse à la bataille de Normandie, RDN, mars 1947, p. 313.
28 Chef d’escadron Gouraud, Chronique militaire, RDN, mars 1947,p. 381.
La chronique de l’outremer exprime le même étonnement.
29 Jacques Klein, La Tunisie au début de 1947, RDN, mai 1947, p. 665.
30 Pierre Bouchart, Chronique d’Outremer, RDN, mai 1947, pp.708 à 713.
31 Chef d’escadron Gouraud, Chronique militaire, RDN, mai 1947, p. 694.
32 Général Chassin, Chronique aéronautique, RDN, mai 1947,p. 700.
33 André Reussner, Chronique maritime, RDN, juillet 1947, p. 122.
34 LST : landing ship tank ; chaland de débarquement susceptible de transporter 150 homùmes ou vingt chars.
35 André Reussner, Chronique maritime, RDN, janvier 1948, pp.110 et 111.
36 Chef d’escadron Gouraud, Chronique militaire, RDN, septembre 1947, p. 387.
37 Cité par le chef d’escadron Gouraud, Chronique militaire, RDN, juillet 1947, p. 115.
38 Maurice Pernot, Chronique diplomatique, RDN, mars 1947, p. 403.
39 Maurice Pernot, Chronique diplomatique, RDN, avril 1947, p. 586.
40 Y. Sartray, Perspectives mondiales de l’économie française, RDN, septembre 1947, p. 3690
41 Général Lecheres, La politique militaire de la France, RDN, février 1948, pp.147 à 161.
42 Ibid., p. 151.
43 Ibid., p. 155.
44 Ibid., p. 161.
45 Capitaine Argoud, La guerre psychologique, RDN, avril 1948,p. 471.
46 André Charriou, L’industrie aéronautique dans le monde, RDN, février 1948, p. 242. Marcel Jouannique, Aspects de l’industrie chimique en France, RDN, juin 1948, p. 827.
47 Chef d’escadron Gouraud, Chronique militiare, RDN, février 1948, p. 249 à 250 ; RDN, juillet 1948, p. 111 à 114 ; RDN, décembre 1948, p. 668.
André Reussner, Chronique maritime, RDN, octobre 1948, pp.429 à 430.
48 Général Breuillac, La défense de la France, RDN, juin 1948, pp.794 à 798.
49 Maurice Pernot, Chronique diplomatique, RDN, mai 1948, p. 691.
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