Les décideurs français et leur perception de la puissance française en 1948
p. 11-30
Texte intégral
"Nous avons de bons bras, de bonnes têtes, de bons coeurs, et, à notre portée, de vastes trésors de la terre. Il y faut un travail acharné, un long temps, beaucoup d’initiative. Mais la puissance est au bout, une puissance qui, celle-là, n’écrasera personne et, au contraire, profitera à tous nos semblables. Cette puissance, ah ! puisse-t-elle devenir la grande ambition nationale !"
Discours du Général de Gaulle à l’Assemblée Consultative, le 2 mars 19451.
1A peine un mois après la conférence de Yalta, à laquelle il ne participe pas, le Général de GAULLE espère que la France se donnera comme objectif majeur la reconquête du rang de puissance. Le moment même où ce discours est prononcé, présente une réelle signification. Non seulement la France a été écartée de la conférence qui doit mener la guerre à son terme et préparer la paix, mais quelques jours plus tard, le chef du gouvernement français a dû décliner l’invitation de ROOSEVELT de le rencontrer à Alger, sur un croiseur américain, en territoire français, tout comme étaient alors invités des rois ou des chefs d’Etat arabes d’Orient :
"Je trouvai la chose éxagérée, quel que fut le rapport actuel des forces. La souveraineté, la dignité, d’une grande nation doivent être intangibles"2.
2 Si le refus gaullien de se rendre à Alger n’est pas unanimement apprécié en France, en 1945 il ne fait guère de doute que les Français sont encore largement persuadés de demeurer une Puissance, malgré leur défaite de juin 1940 et malgré la faiblesse de leurs moyens à la Libération.
3Trois ans plus tard, en Avril 1948 le Secrétaire Général du Quai d’Orsay Jean CHAUVEL écrit à l’Ambassadeur de France aux Etats Unis, Henri BONNET, à propos du sort futur de l’Allemagne :
"le gouvernement français, conscient de l’effet que son adhésion au plan anglo-saxon, ne peut manquer d’avoir sur les Russes, mesure l’étendue de ses responsabilités et s’inquiète des moyens dont il dispose pour y faire face. Ces moyens sont, vous le savez, à l’heure actuelle à peu près nuls, ou plutôt ils sont entre les mains américaines et il appartient au Gouvernement de Washington d’en faire le compte et d’en disposer l’usage en fonction de la politique qu’il poursuit"3.
4Alors que la tension monte entre les deux Super-puissances, à la veille de la crise de Berlin, les responsables français mesurent amèrement leur incapacité à faire prendre en considération leur politique allemande ; leur souhait de se situer en dehors des deux camps opposés est de plus en plus irréalisable. Lucide et presque cynique, en mai 1948, le Ministre des Affaires étrangères, Georges BIDAULT, résigné à signer les accords de Londres sur l’Allemagne contre lesquels le Parlement et l’opinion publique française s’élèveront certainement, s’exclame en plein conseil des Ministres, "on ira devant le Parlement et ce sera certainement le refus. Je me sacrifierai s’il le faut, mais ce que nous ne ferons ne servira pas car nous n’aurons rien"4.
5En juin 1948, le Président de la République française, Vincent AURIOL, excédé par cette "résignation" s’écrie pendant un autre Conseil des Ministres :
"Nous ne sommes pas obligés de nous taire et de rester inactifs, parce que les autres ne veulent pas. On attend souvent la voix de la France, mais la France ne fait pas entendre sa voix. SCHUMAN (Président du Conseil) appuie ce que je dis"5.
6Trois années après la fin de la guerre, les responsables français ont peut-être encore une ambition, mais les moyens font cruellement défaut. Chez les décideurs français, est-ce la fin de tout espoir d’être encore une Puissance ? Les illusions ou les rêves de 1945 sont-ils balayés, enfuis ?
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7 André SIEGFRIED écrivait dans Le Figaro, peu après la Libération du territoire national (septembre 1944) :
"Nous n’avons pas besoin que nous soit délivré un certificat de grande puissance, mais que notre nation s’impose comme telle par son mérite... Par un redressement presque sans précédent, le Général de GAULLE nous a rendu l’honneur ; grâce à lui, grâce aux résistants, nous pouvons de nouveau regarder le monde en face. Malgré tout, cette crise nous a touchés et il y a une rude pente à remonter"6.
8Ces quelques phrases du grand analyste-politiste résument bien le sentiment dominant ches les responsables français en 1944-1945. La France a été fortement atteinte par la guerre, mais nous allons être en mesure de prouver au monde que nous sommes restés une puissance, grâce à un vigoureux effort national : la faiblesse est momentanée, même si elle est forte. Le statut de puissance ne peut être valablement mis en cause ; la France est reconnue comme telle puisqu’elle reçoit un siège de membre permanent du Conseil de Sécurité et puisqu’elle dispose d’une zone d’occupation en Allemagne. Certes, nous sommes écartés de la conférence de Potsdam comme nous l’avons été de celle de Yalta, mais on se trouve en temps de guerre, période pendant laquelle les rapports de forces sont déterminants7.
9La guerre terminée, l’Allemagne battue, la France redevient en Europe la Puissance qu’elle est depuis longtemps ; bien plus, en conservant son Empire, y compris l’Indochine où l’on se rétablit, la France recouvre une position internationale de "Grande Puissance". Le Général de GAULLE exprime sans doute une opinion française très répandue lorsqu’il situe le rôle de la France dans le monde dans un interview au Times le 10 septembre 1945 :
"Dans le monde, l’Angleterre et la France sont les deux principales puissances dont la tâche est de guider les autres nations vers un plus grand développement matériel, une plus grande maturité politique et un niveau plus élevé de civilisation"8.
10Un an plus tard, en 1946, l’état d’esprit a déjà changé, notamment lorsqu’il faut aller à Washington, demander une aide financière importante. La paix est rétablie, mais la faiblesse financière persiste. Le Canard Enchaîné, journal satirique assez représentatif de la susceptibilité nationale choquée par les obligations qui marquent les "assistés", titre par dérision :
"Le Président TRUMAN vient à Paris nous offrir des milliards. Mais le Gouvernement français demande des garanties"9.
11 Dans l’article en question, on fait dire à M. André PHILIP (alors Ministre de l’Economie Nationale) :
"La France veut bien faire des concessions à sa grande alliée d’Amérique ; elle veut bien l’aider en la soulageant du trop plein de capitaux qui l’étouffe, cependant sa capacité d’absorption n’est pas illimitée et elle ne peut pas accepter la somme énorme qui lui est offerte pour ne pas dire imposée..."
12Quelques semaines plus tard des athlètes français ayant remporté des succès internationaux (Yvon PETRA gagne le tournoi de tennis à Wimbledon, en boxe Marcel CERDAN devient champion du monde, Yvan SEPHERIADES remporte un titre mondial en aviron), le même journal titre :
"Enfin la France relève l’athlète (jeu de mot pour "la France relève la tête")"10.
13Il est vrai que l’austère journal le Monde a écrit à propos de la victoire de PETRA : "Il n’est nullement puéril de considérer cette victoire comme un indice du redressement français" (numéro du 3 juillet 1946). On sent bien le doute s’emparer des Français, qui se raccrochent à des signes de grandeur pour le moins contestables.
14Le désenchantement persiste dans les mois qui suivent, lorsque les alliés occidentaux, pourtant les proches, manifestent peu d’attention pour les thèses françaises à propos de l’Allemagne. Lisons encore le Canard Enchaîné après le fameux discours du Secrétaire d’Etat américain BYRNES à Stuttgart, en septembre 1946. Inventant une information absurde mais logique dans l’esprit des Français de l’époque, voici BYRNES prononçant un discours à Vichy, capitale de la "collaboration" :
"Poursuivant sa tournée de conférences, M. BYRNES... a prononcé un grand discours politique à Vichy (France). Il a tenu à rassurer aussitôt notre pays sur les sentiments professés à son égard par les Américains. Les Etats Unis, s’est-il écrié, n’ont aucun parti pris contre la France... Nos premiers soins vont évidemment à l’Allemagne. Mais votre tour viendra. Sachez être patients... L’Europe ne peut vivre que dans l’union. Comment pourrait-elle s’unifier autrement qu’autour de l’Allemagne ?"11.
15La germanophobie, dominante alors en France ne tolère pas l’idée d’un relèvement allemand. Sur ce point, l’accord entre Français est large ; dans le Figaro, en janvier 1947, l’écrivain Georges DUHAMEL commente un discours de Winston CHURCHILL où celui-ci a évoqué les Etats Unis d’Europe et poussé à la réconciliation franco-allemande :
"Ce que M. CHURCHILL ne saurait imaginer, lui, dont la patrie n’a pas été envahie, c’est que, nous autres Français, nous ne pouvons présentement, penser aux Allemands sans un sentiment d’aversion, de répugnance ou, pour mieux dire, d’horreur... Je ne pourrai plus jamais oublier le mal que les Allemands ont fait aux autres peuples et singulièrement à la France. Je ne veux pas l’oublier et il ne faut pas qu’on l’oublie"12.
16Or, dans les années qui suivent, en 1948-1949 notamment, la politique allemande de la France se trouve peu à peu réduite à néant devant les volontés des Anglo-saxons (dans son rapport, Madame UHEL-de- CUTTOLI montre bien "la peau de chagrin” d’une politique française vis-à-vis de l’Allemagne, irréalisable face aux exigences de ses alliés occidentaux). Cette impuissance manifeste, sur un sujet fondamental pour l’avenir de la sécurité française, traduit la faiblesse de la politique extérieure mais traduit-elle une perte de puissance ou, à tout le moins, d’influence ? En particulier, chez ceux qui ont la responsabilité de conduire les relations extérieures de la France, constate-t-on cette impression négative et a-t-on pris conscience d’un déclin, accéléré entre 1945 et 1948-1949 ?
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17Le présent rapport ne peut avoir la prétention de répondre pleinement à la question précédente. Il se fonde sur six communications qui, à des degrés différents, envisagent divers milieux qui ont un pouvoir de décision sur les relations internationales de la France13. Tout d’abord, on pense aux diplomates du Quai d’Orsay, soit lorsqu’ils sont en poste au centre de l’administration diplomatique (communication de Annie LACROIX-RIZ), soit lorsqu’ils ont à traiter des aspects particuliers de la stratégie diplomatique (communication de Catherine UHEL-de-CUTTOLI sur le cas allemand, de Christine SELLIN sur le cas indien, de Claire ANDRIEU sur le cas suisse). Cependant, les diplomates traditionnels sont souvent "doublés" ou "épaulés" par des techniciens, notamment lorsqu’il s’agit d’affaires économiques ou financières ; ce sont alors les bureaux des Ministères des Finances, de l’Economie Nationale, du Commissariat au Plan (créé en 1945), des Commissions économiques spécialisées qui jouent un rôle certain (communication de Philippe MIOCHE et de Michel MARGAIRAZ). Parfois des fonctionnaires venus de ces différents Ministères ou organismes d’Etat se retrouvent, en des associations conjointes, tel le Secrétariat Général du Comité Interministériel pour les questions de Coopération économique européenne (S.G.I.C.) (Communication de Gérard BOSSUAT).
18En théorie, la diplomatie relève du seul Ministère des Affaires Etrangères depuis le départ du Général de Gaulle (janvier 1946) ; le Ministre responsable du Département détient une assez large marge de manoeuvre. Certes, il doit rendre compte au Conseil des Ministres et c’est celui-ci qui, en principe, oriente les choix importants sous l’autorité du Président du Conseil. En réalité, le Conseil tranche peu, sauf pour quelques questions fondamentales ou lorsque divers Ministères disposent conjointement d’un droit de regard sur des négociations avec l’extérieur (emprunts, prêts, finances externes, affaires coloniales, problèmes de sécurité, d’approvisionnement).
19Au surplus, les informations sur l’étranger proviennent pour l’essentiel des services diplomatiques qui peuvent ainsi orienter les réactions des autres responsables. Le Président de la République, Vincent Auriol, élu en janvier 1947, qui constitutionnellement doit être tenu informé des principales orientations diplomatiques et qui du même coup devrait recevoir copie des principales dépêches envoyées et reçues, se plaint souvent d’être soumis à la discrétion du Quai d’Orsay ; selon lui, le Quai d’Orsay agit à sa guise, formant un corps autonome, peu enclin à partager les responsabilités en ce domaine et surtout, lui, Président de la République, est partiellement informé des événements extérieurs.
20Le Président du Conseil, lui-même, est-il mieux tenu au courant par le Ministre responsable ? Celà dépend du degré d’intimité politique entre ces derniers. Dans le ministère présidé par le membre du M.R.P., Robert Schuman (novembre 1947 – juillet 1948), le ministre Georges Bidault, également M.R.P. doit, en principe, être proche du Président, mais les deux hommes ont-ils des vues parallèles ? Dans le ministère André Marie (juillet 1948 – août 1948), qui succède à celui de Robert Schuman, le ministre des Affaires Etrangères est Robert Schuman lui-même ; compte tenu de la personnalité du Président du Conseil, la conduite des affaires extérieures est tenue bien en mains par les spécialistes du Quai. Henri Queuille, successeur d’André Marie, gouverne de septembre 1948 à octobre 1949 ; bon manoeuvrier parlementaire, attaché aux problèmes agricoles, l’élu de la Corrèze, attentif au franc et au budget, laisse l’initiative à Robert Schuman (encore ministre), et qui restera encore au Quai, lorsque Georges Bidault succèdera à Henri Queuille en octobre 1949. Dès lors, on peut parler d’une réelle continuité technique de la diplomatie française : Robert Schuman reste titulaire du portefeuille des affaires étrangères sans interruption, du 26 juillet 1948 au 8 janvier 1953, à travers huit ministères différents !
21Dans ces conditions de relative stabilité, le "corps diplomatique" est assuré d’une marge de manoeuvre appréciable. Sans doute, le Quai d’Orsay ne jouit-il pas de l’exclusivité absolue dans la conduite des relations internationales françaises. Tantôt à titre temporaire des missions sont confiées à des personnalités politiques (mission de Léon Blum aux U.S.A. en 1946) ou à des personnalités du monde économique (missions d’achats) ; tantôt des fonctions à caractère international sont attribuées à des non- diplomates, tels les généraux commandants en chef des zones d’occupation en Allemagne (Koenig), en Autriche (Béthouard) qui peuvent avoir une certaine influence (malgré leurs conseillers diplomatiques détachés du Quai), ou bien encore les proconsuls "coloniaux" comme le haut commissaire en Indochine (Emile Bollaert) ou les Résidents généraux en Tunisie (Jean Mons) ou au Maroc (Général Juin). Toutefois les grandes décisions sont préparées ou surveillées par le ministre des affaires étrangères. Ainsi, en principe, le Ministère de la France d’Outre-Mer mène dans l’Union Française sa politique ; mais en réalité les directeurs des affaires politiques (Henri Laurentie jusqu’en mars 1947, puis Robert Delavignette) et des affaires économiques (Georges Peter) doivent compter avec le responsable de la division Afrique du Quai d’Orsay (Guy Monod)14.
22Sans vouloir dresser une liste complète des diplomates capables de peser sur les décisions, on peut retenir quelques personnalités significatives, dont les noms reviennent dans les communications précitées. Le Secrétaire général du Quai d’Orsay, Jean Chauvel, le Directeur des affaires politiques, Maurice Couve de Murville, le Directeur des affaires économiques, Hervé Alphand, le Directeur de cabinet, Bernard Clappier, forment le corps principal de la machine diplomatique avec les ambassadeurs en poste dans quelques grandes capitales, comme René Massigli à Londres, Henri Bonnet à Washington, ou Jacques Tarbé de Saint Hardouin, Directeur politique auprès du gouverneur français en Allemagne15. Peut-on parler d’une équipe pour caractériser ce groupe de hauts fonctionnaires ? On peut en douter, non tant à cause de divergences idéologiques ou politiques internes que de la place occupée dans la machine diplomatique. Henri Bonnet, bien placé pour connaître les réactions américaines (notamment celles du Congrès ou celles de l’opinion publique américaine), est plus conscient de la dépendance française que certains collègues du Quai, encore disposés à croire à une certaine "naïveté" américaine. Hervé Alphand, directement concerné par les difficultés économiques de la France, accepte, sans doute plus rapidement que d’autres, les conséquences politiques d’une impuissance financière caractérisée.
23Il convient en effet de remarquer combien les contingences matérielles l’emportent sur les autres considérations en ces années de misère budgétaire, de marché noir vivace et de déséquilibres commerciaux prolongés. Dès lors, les hauts fonctionnaires chargés de traiter de ces problèmes entrent de manière décisive dans le processus de formation de la diplomatie française, même s’ils n’appartiennent pas à la Carrière. Au premier rang de ces spécialistes de l’économie, se place Jean Monnet. Sa très forte personnalité, son indépendance administrative (comme Commissaire au Plan, il relève directement du Premier Ministre), son sens de la négociation, la qualité de ses collaborateurs directs, en font un personnage à part, capable d’influencer fortement les décisions dans le domaine diplomatique. On peut ajouter qu’il connaît parfaitement les idées, voire les intentions, américaines grâce à ses étroites relations avec les milieux dirigeants de Washington, de l’E.C.A. et des "antennes" économiques américaines en Europe. Cette intimité avec les Américains et le sens de l’organisation propre à J. Monnet expliquent sans doute le rôle de coordinateur entre les différents départements ministériels concernés par l’aide américaine qui lui est confié en février 194816. Cette position-clef lui vaut d’ailleurs d’être critiqué par d’autres fonctionnaires ou par des hommes politiques17 ; mais, à en juger par ses interventions auprès du Président de la République, on sent le poids singulier de cette personnalité parmi les réels décideurs français.
24Face à Jean Monnet, sans doute contre Jean Monnet pour certains, il faut ensuite évoquer le groupe des Inspecteurs des Finances, en charge soit des finances extérieures de la France, soit du développement de la reconstruction française d’après guerre. On avait déjà noté combien le corps de l’inspection des Finances avait joué un rôle important dans la France de la fin des années trente18. Cette influence est encore plus marquée après la Libération. Plusieurs personnalités se détachent alors, qui, par leur fonction, pèsent sur les destinées de la politique extérieure française : Guillaume Guindey, directeur des finances extérieures, Pierre-Paul Schweitzer, responsable du S.G.I.C., François Bloch-Lainé, à la direction du trésor, Emmanuel Mönick, gouverneur de la Banque de France. Si ces personnalités ne forment pas un bloc homogène, elles réagissent pour l’essentiel selon des idées communes ; sans doute par formation (l’enseignement néo-libéral de l’Ecole libre des Sciences Politiques) et par nécessité découlant de leur emploi, ces fonctionnaires conçoivent une politique économique externe fondée sur la rigueur financière, sur la recherche prioritaire d’un équilibre externe et sur une stricte défense de la monnaie. Pendant plusieurs années, entre 1944 et 1948, une lutte sourde mais tenace, les a opposés aux fonctionnaires du Plan et plus encore à ceux du ministère de l’Economie Nationale, davantage portés à accepter un certain déficit et une inflation certaine pour donner la priorité aux investissements destinés à la reconstruction industrielle française. En 1948, de l’aveu même de Gaston Cusin, secrétaire général du Comité économique interministériel, adversaire des conceptions de l’inspection des finances et de la tutelle dominatrice du ministère des Finances ("la rue de Rivoli"), la cause est entendue ; le "Financier" triomphe19.
25Jean Monnet lui-même supporte mal leur influence et leur stratégie externe ; il est pessimiste en octobre 1948 devant les Inspecteurs des Finances qui dominent et qui sont "médiocres" (sic) ; il est découragé en décembre 1948 devant les menaces de drastiques diminutions dans les investissements du Plan et il veut s’en aller20. Pourtant Jean Monnet ne démissionne pas et la collaboration entre le Plan et la rue de Rivoli persiste, non sans difficultés. C’est sans doute parce que les uns et les autres mesurent la faiblesse de leur marge de manoeuvres vis-à-vis du géant américain ; les solutions au problème de la dépendance économique française sont contenues dans un double effort, celui de la transformation en profondeur de l’économie française (préconisée par Monnet) et celui de la rigueur fiscale et budgétaire (préconisée par l’équipe du Trésor).
26En 1948, la tendance à plus de rigueur, à un retour rapide vers l’économie de marché, à l’affaiblissement du dirigisme et, pour tout dire, au libéralisme économique l’emporte sur l’autre tendance. Le Quai d’Orsay suit alors les mêmes inspirations que le ministère des Finances ; le ministère de l’Economie Nationale, tenant d’une autre ligne, est contraint de se soumettre. En juin 1948, Pierre Mendès-France, ancien ministre de l’Economie Nationale, vient voir Vincent Auriol pour lui suggérer de constituer un ministère des Relations Economiques Extérieures, "à cheval" sur les Affaires Etrangères, l’Economie Nationale et les Finances21 ; proposition vaine puisque le ministère André Marie, constitué six semaines plus tard consacre la victoire de l’orthodoxie libérale (Paul Reynaud aux Finances et Joseph Laniel, simple secrétaire d’Etat à l’Economie Nationale). Un tournant décisif est pris.
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27Il est toujours difficile de cerner les conceptions intimes des décideurs, comme on l’avait remarqué lors du précédent colloque. Tout comme en 1938, le plus souvent ceux-ci expriment leurs idées à propos de telle ou telle affaire en train ou bien ils suggèrent telle ou telle décision immédiate ; rarement, on les voit prendre du recul pour analyser leur perception globale de la situation. Ce sont gens pressés, contraints à l’action. Dans ces conditions, la recherche dans les archives de textes susceptibles de mesurer leur perception de la puissance française, se solde par un constat d’impuissance... de l’historien. Pourtant, la génèse des actions entreprises, le sens des choix réalisés, voire même le silence sur les raisons de décisions gênantes ou de ralliements ponctués de lourds soupirs permettent de discerner les principales lignes de force de la pensée des décideurs français.
28Si nous nous situons en 1948, il semble que la majorité des décideurs ait alors subi une véritable crise de conscience prenant en compte avec réalisme la terrible dépendance française face à deux contraintes majeures : la faiblesse financière et la coupure du monde développé en deux camps hostiles. Le spectre de la banqueroute se double de la crainte de la prochaine troisième guerre mondiale. Seul le pessimisme peut être de rigueur. Cela signifie-t-il que la conclusion à tirer à propos des restes de puissance française soit empreinte du même noir pessimisme ? La France n’est-elle plus une Puissance, contrairement aux espoirs de la Libération ?
29Avant de répondre à cette dernière question, tentons de retrouver les références qui viennent alors à l’esprit des décideurs français, pour mesurer cette Puissance. La plupart des hommes politiques et des hauts fonctionnaires ont été marqués par trois épisodes majeurs des dix dernières années : Munich, juin 1940 et la Résistance. Avec le temps, la "capitulation" de Munich apparaît comme la première étape vers la défaite française ; plus personne ne veut défendre la politique française de ce moment22 ; le mot même de Munich a acquis une véritable portée symbolique. La défaite de juin 1940 est la seconde référence négative : non seulement la France avait été battue, mais elle avait été occupée. Cette servitude, encore si proche en 1948, est à l’origine de plusieurs réflexes : tout d’abord, une hostilité profonde, voire une haine tenace pour les "occupants" allemands (on la verra jouer un rôle non négligeable dans les comportements des Français) ; ensuite, une réserve ou même une susceptibilité inquiète envers tout ce qui peut rappeler une présence étrangère dominante (on le voit à propos des Commissions américaines du Plan Marshall) ; enfin, demeure le souvenir obsédant des conditions de la vie pendant l’occupation avec son cortège de misères, de marché noir et de collaboration ; à cet égard, en 1948, la référence à Vichy reste marquée d’opprobre, surtout pour ceux qui n’ont pas choisi la Résistance après l’occupation de la zone libre en novembre 194223.
30La Résistance a été ensuite le creuset où se formèrent les hommes politiques nouveaux et les nouveaux hauts fonctionnaires. Le 31 décembre 1947, Vincent Auriol fait le bilan de la première année de vie normale pour la jeune IVème République. Gouverner est un art et une science, écrit-il ; il y faut des hommes de caractère, habiles, ayant de l’expérience ; avant 1939 les anciens formaient les nouveaux.
"Il y avait continuité. Cette fois, il y a eu un trou formidable... Avec de jeunes hommes inexpérimentés et des fonctionnaires indécis dont la plupart, les meilleurs, avaient été compromis dans Vichy ou avaient été révoqués, il fallait reconstruire la République"24.
Sans doute l’épuration commence-t-elle à s’estomper en 1948-1949 et bon nombre de personnalités peu engagées retrouvent alors leur poste. Toutefois, un certain esprit demeure prédominant. Depuis les années 1942-1944, la France, pour survivre, doit se transformer profondément, sur tous les plans, politique, économique, social, culturel. Le retour à la tradition, à un passé glorieux est beaucoup moins souhaité qu’un nouveau départ, un avenir résolument différent. Les moyens pour réaliser cette mutation peuvent différer, voire même être contradictoires selon les choix idéologiques, entre dirigistes et libéraux par exemple, mais on peut parler d’un accord quasi général sur la nécessité de moderniser la France. En 1943-1944 des plans de modernisation avaient été élaborés à Londres, à Alger, à Washington par les Français de l’extérieur, tout comme le Conseil National de la Résistance avait opté pour la transformation profonde du pays et pas seulement pour sa libération. Aussi, lorsque Jean Monnet fait démarrer le plan de modernisation et d’équipement, il ne trouve pas de "décideurs" hostiles ou indifférents à ses projets.
"Comme on allait le voir, le passé ne résista pas. Il n’y eut rien à forcer, s’il y eut beaucoup à convaincre. La France était bien un pays neuf, plein d’énergie neuve qui n’attendait qu’un cadre où s’employer, une méthode pour agir et des objectifs vers quoi converger"25.
En somme, Puissance signifie novation. Il nous faut entrer différents dans le Nouveau Monde, issu de la guerre. Le passé n’est pas une référence.
31Dans ce Nouveau Monde, chacun constate que la véritable puissance appartient aux deux Super-Grands, les U.S.A. et l’U.R.S.S. Il n’est pas question de rivaliser avec eux, mais la France peut jouer un rôle mondial à la mesure de ses moyens. Une sorte de classification pourrait ainsi s’établir : les deux géants sont hors concours, mais ensuite les vieilles puissances, sorties "victorieuses" de la guerre et encore pourvues de territoires coloniaux, donc la Grande-Bretagne et la France, sont dignes du rang de véritable puissance. A court terme, l’Italie vaincue et dépouillée de son Empire colonial, l’Allemagne occupée, divisée, contrôlée, ne peuvent prétendre à ce titre de puissance, pas plus que les Etats neufs, lointains, vastes, mais peu peuplés, comme les Dominions, le Brésil ou l’Argentine, ou misérables et surpeuplés comme la Chine et les Indes26. La France peut donc jouer son rôle de Puissance, surtout si elle se modernise.
32Or ce rôle est conçu comme celui d’un Etat non seulement indépendant pour lui-même, mais encore capable d’assumer, peut-être avec d’autres Etats européens, la liberté d’action d’une troisième force entre les deux camps exalliés qui, depuis 1945, s’éloignent l’un de l’autre. La rupture entre Washington et Moscou est vite apparue aux yeux des responsables français, même si la "guerre froide" débute seulement en 1947 et si l’on a pu jusque là se bercer de quelques illusions. Même à ce moment, en 1947 et au début de 1948, on espère encore rester à mi- chemin entre les Américains et les Soviétiques. On compte sur quelques atouts européens : les Britanniques, les Etats du Bénélux n’ont-ils pas les mêmes intérêts que les Français, puisque, comme eux, ils ont à assurer leur sécurité vis-à-vis de la revanche allemande, comme eux, ils conservent des Empires coloniaux, gages de puissance à condition de les moderniser et de s’associer plus étroitement avec ces territoires ? Une Europe Occidentale mieux organisée, plus unie, serait ainsi un espace de liberté par rapport aux volontés des deux grands.
33Une telle organisation et un tel rôle de la France dépendent cependant de plusieurs facteurs : il faut tout d’abord une volonté commune des Etats concernés, notamment du partenaire britannique ; il faut ensuite avoir des moyens économiques suffisants pour résister à des pressions externes ; il faut surtout que la paix subsiste, en particulier en Europe, et que les contraintes d’un réarmement coûteux soient esquivées ; il faut enfin que les territoires coloniaux soient des pôles de développement et non des boulets onéreux. Concrètement, ces conditions nécessaires se trouvent dépendre essentiellement de la solution de deux problèmes-clef : la question allemande d’une part, le financement des investissements industriels d’autre part. Expliquons-nous.
34Aux yeux des Français, l’Allemagne est non seulement ennemi potentiel dont il faut se garder avec ses alliés européens, mais elle peut être la source commode de ressources financières et techniques capables de pallier certaines insuffisances internes ; à court terme, l’Allemagne, c’est du charbon, donc la Ruhr, des réparations, donc une zone d’occupation bénéfique, un Etat muselé, donc divisé et soumis à ses voisins. La modernisation économique française suppose, par ailleurs, que "le riche" allié américain fasse preuve de bonne volonté et qu’il accepte d’allouer les indispensables crédits externes, quitte en échange à lui concéder des avantages pour son commerce, ses films, voire pour une mise en valeur conjointe des pays coloniaux. Les U.S.A. n’ont-ils pas besoin de vendre à l’extérieur pour passer de l’économie de guerre à l’économie de paix ? Ce que l’on pourrait appeler le "pari français" suppose donc un allié américain complaisant et une Allemagne soumise.
35En 1948, avec plus ou moins de rapidité, les décideurs français comprennent que ces deux conditions ne sont pas ou plus remplies. Le climat de guerre froide a, en effet, joué de manière décisive. La politique allemande de la France est un fiasco27. Depuis la fin de l’année 1947, les Anglo-Saxons ont décidé de se passer d’un accord soviétique pour régler le problème allemand ; ils veulent créer un Etat allemand occidental, capable de vivre et de se développer. Or, si le principe du relèvement économique allemand a été accepté par la France, celle-ci continue à réclamer des garanties solides pour sa sécurité lorsque la conférence de Londres commence le 23 février 194828. En particulier, l’idée de voir se constituer un Etat Allemand occidental, qui entraînera du même coup la création d’un Etat Est-Allemand, est mal acceptée ; on est persuadé en France que le désir d’unité allemande sera ensuite si puissant qu’il poussera les Allemands à se tourner vers l’Est, car Berlin et la Prusse continueront d’exercer leur fascination ; le pire viendra avec une Allemagne forte, épaulée par l’Est européen29. La première partie de la conférence de Londres (jusqu’au 6 mars) se passe plutôt bien pour les Français ; le Quai d’Orsay respire mieux, mais lorsque la conférence reprend en avril, la position française se révèle rapidemment insoutenable.
36Depuis le "coup de Prague" et surtout pendant tout le mois de mars 1948, les Européens, puis les Américains ont eu le sentiment que Staline allait passer à l’action directe en Europe. Un vent de crainte a soufflé tant au Quai d’Orsay qu’à la Maison Blanche ou au Département d’Etat ; la peur de la guerre immédiate se développe nettement avant le blocus de Berlin. Aussi les solutions radicales du Général Clay (qui "perd la tête par anticommunisme" selon Massigli) sont-elles acceptées par son gouvernement : constituer rapidement un gouvernement Ouest-Allemand, capable d’entrer dans le camp occidental sans s’occuper en priorité de garanties à accorder à la France. Les risques d’invasion soviétique priment sur tout, y compris sur la sécurité française. Henri Bonnet signale à la fin mars que :
"Le souci principal est pour le moment du moins, d’organiser en Allemagne un point d’appui contre l’U.R.S.S. avec l’accord et la coopération active des Allemands eux-mêmes"30.
37Cet activisme américain est jugé maladroit et même provocant par presque tous les Français. Jean Chauvel, Maurice Couve de Murville, les ministres socialistes, Vincent Auriol pensent que la constitution accélérée d’une Allemagne occidentale va faire l’effet d’une provocation sur les Russes et que ceux-ci vont y trouver le prétexte à une action directe ;
"la création d’un gouvernement d’Allemagne Occidentale... est l’acte le plus provocant qu’il soit possible d’imaginer contre l’Union Soviétique" écrit M. Couve de Murville le 10 mai 194831.
Or, toujours selon le même haut fonctionnaire qui s’est rendu à Berlin au début avril,
"Le Russe est physiquement en mesure de nous pousser hors de Berlin par la faim, la soif et les ténèbres" et "nulle communication aérienne ne peut suppléer aux obstacles terrestres qu’apporteraient les Soviets aux communications entre les zones de l’Ouest"32.
Bien plus, les Américains, malgré les appels français n’ont pas encore prévu la parade à l’invasion du continent européen par les Soviétiques ; l’idée américaine d’un arrêt de l’Armée Rouge au pied des Pyrénées (sic) n’est pas faite pour réjouir les Français, persuadés que la situation serait irréversible. "Il n’existe même pas de projet à échéance rapide pour des livraisons d’armements. La France est donc réduite strictement à ses propres moyens, car le Pacte de Bruxelles ne réunit que des impuissances. En d’autres termes, elle est totalement à découvert" commente M. Couve de Murville31. Dès lors, trois solutions sont théoriquement possibles pour les Français : tenter de se dégager du conflit menaçant par une politique "neutraliste" entre les deux superpuissances, prendre l’initiative d’une nouvelle conférence à quatre pour faire au moins baisser la tension, s’aligner en rechignant sur la position américaine.
38La première solution, défendue par le courant "neutraliste" dans la presse (Claude Bourdet dans Combat, Franc Tireur) est rejetée par presque tous les "décideurs", car elle suppose ou bien que la France est capable, seule, de défendre son intégrité, ou bien que l’Europe Occidentale peut mener une politique commune entre les blocs. Le ministre des Armées P.E. Teitgen ne cesse de répéter en Conseil des Ministres que notre armée est incapable de tenir en cas d’attaque soviétique (au maximum six jours). L’unité de vues avec les Britanniques n’existe pas, au moins sur le problème allemand et sur un éloignement vis-à-vis des U.S.A. Même si Bevin se montre bien disposé à propos d’une création européenne, on ne sent pas d’intimité avec la Grande-Bretagne, au grand regret de l’ambassadeur Massigli, qui incrimine aussi l’incompréhension personnelle entre Bidault et Bevin. En tout cas, la politique britannique n’ira pas vers le neutralisme.
39La seconde solution, préconisée par Vincent Auriol et par les ministres socialistes33, est considérée par Bidault et par le Quai d’Orsay, comme parfaitement illusoire. Les Etats-Unis n’y sont guère disposés et de toute manière, les Soviétiques ont prouvé lors des précédentes conférences qu’ils se refusaient à tout dialogue concret. On sent sur ce point que les expériences récentes de conférences ratées pèsent sur les convictions des décideurs du Quai d’Orsay, qui, en outre, sont hostiles à l’égard du communisme. A l’image du ministre Georges Bidault qui se range de plus en plus aux vues américaines l’anti-communisme gagne du terrain dans ces milieux ; on ne se sent guère disposé à discuter avec les Soviétiques.
40Au reste, pourrait-on valablement discuter, c’est-à-dire aider à trouver des solutions en servant de pont entre les deux Géants ? Pour les décideurs du Quai, pour Jean Monnet, pour les fonctionnaires des Finances, la réponse ne fait aucun doute : si nos relations avec les Etats- Unis se distendent, la France ne pourra plus compter sur l’aide économique américaine. G. Bidault le clame au Conseil des Ministres :
"Il n’y a pas l’ombre d’une chance pour cumuler le bénéfice de l’aide Marshall et le refus d’une Allemagne qui serait tout de même conforme à 50 % de nos vues. Il y a des moments où il faut savoir conclure. Si nous voulons agir seuls, nous perdons tout. Dans la situation malheureuse où nous sommes, nous ne devons suivre que la logique de l’intérêt national"34.
Georges Bidault avait raison, et les autres décideurs se résignaient à suivre : la signature des accords de Londres et leur vote par le Parlement Français en juin 1948 marquaient la fin d’une certaine politique allemande de la France. Le blocus de Berlin qui signifiait un nouveau raidissement soviétique lié au raidissement américain n’avait laissé aucune chance à la France de mener une politique indépendante.
41Le sentiment de l’impuissance marque les décideurs français en cet été 1948. Pourtant, dans le même temps, en ce qui concerne la reconstruction économique de la France grâce à l’aide américaine, l’impression de sauvegarder l’essentiel peut prévaloir dans l’esprit des décideurs français. Donc l’impuissance française ne serait pas totale35. Au printemps 1948, la grande question concernant l’aide Marshall est de savoir si les alliés américains exigeront de larges concessions de la part des bénéficiaires de cette aide. Dans le contexte de crise internationale, les négociateurs français préparent avec les représentants américains la signature d’un traité bilatéral sur les conditions de l’aide Marshall. Certaines prétentions américaines sont jugées excessives du côté français : la France doit prendre des engagements sur son équilibre budgétaire, établir des restrictions de crédit à l’exportation, attribuer la clause de la nation la plus favorisée à l’Allemagne et au Japon, se soumettre à un contrôle sur le taux de change des dollars reçus au titre de l’aide, enfin accepter que les Etats-Unis se fournissent en matières stratégiques dans les territoires d’outre-mer36. Une difficile négociation se déroule jusqu’à la fin juin 1948. Là encore, les concessions américaines sont fort limitées, sauf sur la liste des matières stratégiques et sur les conditions d’accès aux territoires coloniaux français. Aussi, par résignation et non sans débats délicats, gouvernement et parlement français s’inclinent : le 28 juin 1948 l’accord franco-américain est signé37. Nouvelle preuve d’impuissance ?
42En fait, il convient de situer où se situent les véritables enjeux. Pour redevenir une puissance, la France doit se moderniser sur le plan économique ; elle ne peut y parvenir seule, sans crédits externes. Les Etats-Unis peuvent contribuer à ce renouveau grâce à une aide sous formes de dons. C’est bien le cas du plan Marshall (90 % de dons, 10 % de prêts). Si, en outre on laisse les Français choisir le lieu de leurs investissements, c’est-à-dire la liberté de développer tel ou tel secteur économique à leur guise, on peut considérer que la dépendance, momentanée, donnera ensuite la possibilité d’être développé, donc puissant. Non seulement le montant de l’aide est un élément important, mais encore les modalités de son versement donnent un sens positif ou négatif aux relations franco-américaines.
43En fait Jean Monnet et un certain nombre d’experts français souhaitent pouvoir rester maîtres de l’affectation des crédits. Dans ce cas, ils pourront vraiment moderniser la France, lui éviter ainsi "la décadence et la servitude".
44Plusieurs batailles sont indispensables pour parvenir à ce but. D’abord, un véritable préliminaire : il faut stopper l’inflation. Dès l’été 1947, Jean Monnet, bien informé des souhaits américains, avait souligné l’urgence d’une bataille contre l’inflation. Or ce souhait est partagé par toute l’administration des finances, à l’image de G. Guindey qui présente à son ministre (Robert Schuman) vers juin-juillet 1947, en accord avec E. Mönick, un plan destiné à "renverser la vapeur"38 : nécessité d’un taux de change "réaliste", libération des importations afin de soumettre l’industrie française à la compétition internationale, lutte contre l’inflation par assainissement budgétaire et resserrement du crédit, libération du marché de l’or, retour favorisé des capitaux privés "réfugiés" à l’étranger. Ce plan sera partiellement mis en vigueur au début de 1948 par René Mayer, malgré l’hostilité britannique à l’égard des manipulations monétaires françaises, puis repris et amplifié par le gouvernement Queuille à l’automne 1948. Ainsi, une politique financière plus orthodoxe, bien comprise par Washington, entre en vigueur. Est-ce à la sollicitation des Américains ? En fait les experts français n’ignorent pas les vues des experts américains, mais, en outre, comment procéder autrement dès lors que l’on se tourne vers une gestion "classique" des finances publiques ? Il n’est pas besoin d’injonction américaine pour oeuvrer dans cette direction.
45La seconde bataille relève directement des relations franco-américaines. Le plan Marshall doit fournir des dollars à la France pour régler ses achats externes, mais ne serait-il pas possible, comme le propose J. Monnet, en décembre 1947, d’affecter la contre-partie en francs de ces dollars à des fins productives comme la reconstruction et l’équipement ? Après discussions avec les Américains et contre l’avis "théorique" des fonctionnaires français des Finances (G. Guindey, F. Bloch- Lainé), les vues de Jean Monnet l’emportent ; dès avril 1948, à partir de l’aide intérimaire qui précède le Plan Marshall lui-même, la France peut utiliser la contre valeur en francs pour des investissements productifs39. C’est une choix décisif, qui va permettre ensuite à la France d’être le seul pays européen à obtenir cet avantage. Sans doute des frictions postérieures entre les Français et l’E.C.A. montreront la précarité de cet accord, mais, au bout du compte, la France pourra bénéficier d’un apport financier décisif ("il nous a sauvés", dira plus tard François Bloch-Lainé) et assez librement réparti. En 1948, 70 % des investissements sur fonds publics et en 1949, 90 % de ces mêmes investissements proviennent de cette source40. A vrai dire, les autorisations d’utilisation de ces contre valeurs dépendent des Américains qui ne manquent pas, pendant l’année 1948, d’en jouer comme d’un moyen de pression sur les autorités françaises ; mais à voir la convergence des vues entre Jean Monnet et les administrateurs de l’E.C.A., on peut même se demander si la "pression" américaine n’est pas suggérée par le Commissaire au Plan. Sans doute, d’un côté, on constate une constante pression américaine pour que les Français s’engagent dans la voie de la rigueur fiscale et budgétaire, notamment en décembre 1948, au point d’indisposer certains responsables français (sinon l’usage de la contre valeur et même l’aide en général seraient subordonnés à des conditions politiquement inacceptables) ; mais d’un autre côté, Averell Harriman et les responsables de l’E.C.A. en France ont compris l’intérêt pour les Américains d’une France modernisée, capable ainsi d’échapper à la misère et à des tentations politiques pernicieuses (de leur point de vue). En décembre 1948, Jean Monnet sauve son plan menacé par les réductions draconiennes du gouvernement Queuille grâce à l’appui américain et à celui de Vincent Auriol ; les grands équipements seront sauvegardés et l’objectif d’un équilibre réel de la balance des paiements en 1952 reste souverain.
46Une troisième bataille est menée sur le même terrain. L’effort français de modernisation doit-il se faire dans un cadre européen, au sens d’une insertion dans un ensemble interdépendant où les intérêts nationaux sont subordonnés à l’intérêt supranational, ou bien doit-il obéir au seul point de vue national ? Jean Monnet pour l’instant, a opté pour la seconde solution :
"La coopération est certes nécessaire, mais elle viendra ensuite, prenant appui sur les efforts nationaux qui la précèdent et la préparent"41.
Aussi, lorsque le plan est l’objet de modifications en fin d’année, celles-ci se font toujours sur la base nationale. "Les Français gardent la maîtrise de leur plan de développement" (G. Bossuat). Certes, Jean Monnet sait et sent qu’une autre phase, d’organisation européenne, devra prolonger les efforts de 1948-1949, mais pour l’instant c’est l’horizon national qui prévaut. C’est la puissance française qui est enjeu.
***
47Il n’est guère commode de conclure tant les impressions ressenties paraissent actuellement encore incomplètes et incertaines. Il aurait fallu pouvoir prolonger l’enquête, notamment auprès des personnalités dominantes, comme les ministres Robert Schuman, René Mayer, ou les "mentors" de la vie politique comme Léon Blum, Edouard Herriot, ou bien encore auprès de nombreux hauts fonctionnaires. Tel quel cependant, il semble que ce rapport de synthèse peut aboutir à quelques conclusions d’ensemble.
48Tout d’abord, en nous situant précisément en 1948, il semble que les "décideurs" soient parfaitement conscients de la dépendance politique française. Une politique allemande manquée, un besoin criant de ressources financières et militaires américaines sont les deux aspects les plus marquants de cette dépendance. Toutefois dépendance ne signifie point du même coup, impression d’impuissance définitive. On peut être faible ou affaibli pour un moment ; le tout est de préparer "les lendemains qui chantent". L’idéal de la modernisation est un pari sur l’avenir. La nouvelle République est encore toute jeune, mais bientôt, grâce à l’effort de tous, elle aura retrouvé les éléments constitutifs de la puissance.
49Cependant, on a abandonné les illusions de 1945 et on sait que la lutte sera dure : un monde divisé en deux blocs ne facilite pas la remontée en puissance ; des finances plus qu’incertaines sont un lourd handicap. Sans doute des atouts subsistent : un dynamisme culturel maintenu ; une Union Française qui devrait assurer la présence française dans le monde42 ; un solide réseau d’alliances en Europe Occidentale, notamment avec les Britanniques, tandis que les adversaires d’hier, Allemagne et Italie, sont affaiblis. Si à court terme, la paix peut être maintenue, l’avenir sera plus rose.
50 A la différence de 1938, on pourrait parler d’un relatif optimisme pour le futur et d’une plus grande lucidité sur la faiblesse du moment. On sait en particulier que le danger d’un déclin absolu a été très proche ; juin 1940 reste présent à tous les esprits. Le pire n’est-il pas derrière nous ? A condition de se relever sur le plan économique, de se moderniser, on peut espérer. En définitive, on sent bien que le facteur décisif pour la puissance, c’est la force économique.
51Par la croissance, on assurera le rang.
Notes de bas de page
1 Cité en annexe des Mémoires de Guerre, tome 3, Le salut 1944- 1946, Plon, Paris, 1959, p. 454.
2 Ibidem, p. 88.
3 Lettre du 15 avril 1948. Papiers Henri Bonnet, volume 1, p. 37. Archives du Ministère des Relations Extérieures.
4 Noté par Vincent AURIOL dans ses mémoires, à la date du 26 mai 1948, Journal du Septennat, tome 2,1948, p. 242, A. Colin, 1974.
5 Noté par Vincent AURIOL dans ses mémoires à la date du 9 juin 1948, Journal du Septennat, ibidem, p. 260.
6 Le Figaro, numéro du 21 septembre 1944.
7 Dans un discours prononcé à Béthune, le 11 août 1945, le Général de GAULLE déclare : "Nous savons bien que, par le temps qui court, chacun se fait entendre en proportion de sa puissance. Tout en pensant que, pour l’ordre du monde, cette sorte de règle du jeu, née des brutales exigences de la guerre ira en s’adoucissant...". Mémoires de Guerre, op.cit., p. 596.
8 Interview donnée au correspondant parisien du Times le 10 septembre 1945. Ibid., p. 559.
9 Le Canard Enchaîné, numéro du 13 mars 1946.
10 Le Canard Enchaîné, numéro du 10 juillet 1946.
11 Leader du numéro du 11 septembre 1946, signé du rédacteur en chef Pierre BENARD. Dans le même numéro, deux slogans : "L’Allemagne a gagné la guerre de 1914 en 1933. L’Allemagne a gagné la guerre de 1939 en 1946".
12 Chronique intitulée "Une oeuvre de longue haleine". Numéro du 16 janvier 1947. G.
DUHAMEL, membre de (’Académie Française, est un écrivain politiquement non-engagé.
13 Nous avons laissé de côté les "décideurs” militaires, de même que les hommes ou les partis politiques, puisqu’ils relèvent d’autres rapports de synthèse. Toutefois lorsque les uns ou les autres sont mêlés aux "machines" qui élaborent la diplomatie, nous avons cru bon d’analyser leurs perceptions de la puissance française.
14 Voir Marc MICHEL, "La coopération intercoloniale en Afrique Noire 1942-1950 : un néocolonialisme éclairé". Relations internationales, n° 34, été 1983.
15 L’ambassade de France à Moscou ne semble pas être un centre aussi important que celle de Londres ou de Washington. Yves CHATAIGNEAU, ancien Gouverneur Général de l’Algérie, succède au Général CATROUX dans ce poste en mars 1948.
16 Ce choix est proposé par Georges BIDAULT, Ministre des Affaires Etrangères. Cf. la communication de M. MARGAIRAZ.
17 Dans un conseil des ministres, le 1er décembre 1948 Jean MONNET est vivement attaqué par certains ministres pour sa position trop américanophile. Vincent AURIOL, Journal du Septennat, op.cit., tome 2, p. 551.
18 Voir les deux articles de R. FRANK et de N. CARRE de MALBERG publiés dans Relations Internationales, n° 33, printemps 1983.
19 Voir le témoignage de G. CUSIN, "Les services de l’Economie nationale 1944/1948”, Comité d’Histoire de la 2é guerre mondiale, décembre 1977.
20 Vincent AURIOL, Journal du Septennat, op.cit., tome 2, pp.551-566 (en date du 1er et du 8 décembre 1948).
21 Vincent AURIOL, Journal du Septennat, op.cit., tome 2, p. 264 (en date du 10 juin 1948).
22 Malgré son attitude courageuse pendant la guerre et sa déportation, Edouard DALADIER "symbole” de Munich, est mis à l’écart des dirigeants politiques. Lorsqu’il prend la parole à l’Assemblée en juillet 1948, Vincent AURIOL s’étonne que "personne ne lui ait rappelé 1938” (Journal, tome 2, p. 321).
23 Nombre de hauts fonctionnaires ont alors choisi de rallier la France combattante (Jean CHAUVEL, Maurice COUVE de MURVILLE, Guillaume GUINDEY, Emmanuel MONICK, René MASS1GLI, etc...).
24 Journal du Septennat, tome 1, p. 656.
25 Jean MONNET, Mémoires, A. Fayard, Paris, 1976, tome 1, p. 332.
26 Sur le peu de compréhension des décideurs français à l’égard de la jeune république indienne, voir C. SELLIN.
27 Nous suivons ici les analyses de C. H. CUTTOLI et d’A. LACROIX.
28 Trois types de garanties sont réclamées : démilitarisation du pays et occupation illimitée des provinces rhénanes, constitution d’une Allemagne très fédérale, gestion de la Ruhr, confiée à une autorité internationale occidentale (Instructions de Georges BIDAULT à R. MASSIGLI, 21 février 1948).
29 Curieusement, Vincent AURIOL comme le Quai d’Orsay ne prennent pas en compte l’hostilité des Allemands à l’égard des Russes. Le Général KOENIG est plus nuancé.
30 Télégramme du 25 mars 1948. Archives Bidault.
31 Note du 10 mai 1948, Ibidem.
32 Ce sont les termes cités par J. CHAUVEL dans une lettre personnelle à H. BONNET du 15 avril 1948. Archives Relations Expérieures, papiers Henri Bonnet, tome 1.
33 Voir la lettre des ministres socialistes à Robert Schuman, datée du 22 avril 1948. Journal du Septennat, tome 2, annexe, p. 596.
34 Conseil des Ministres du 26 mai 1948. Journal du Septennat, tome 2,p. 241.
35 Les rapports de G. BOSSU AT, de M. MARGAIRAZ et de Ph. MIOCHE m’ont beaucoup servi pour cette partie du rapport de synthèse.
36 Note de G. GUINDEY du 4 juin 1948, Archives du Ministère des Finances, série F 60.
37 Au Parlement, en dehors des députés communistes, 89 députés s’abstiennent ou refusent de voter cet accord. Le Conseil des Ministres montre également peu d’enthousiasme.
38 Voir le témoignage de G. GUINDEY dans Le Bulletin du Centre d’Histoire de la France contemporaine, n° 3, 1982, Université de Paris X, Nanterre.
39 Cf. G. BOSSU AT, "Le poids de l’aide américaine sur la politique économique et financière de la France", Relations Internationales, printemps 1984, n° 37.
40 Selon les calculs de M. MARGAIRAZ.
41 Note au Président du Conseil du 13 juillet 1948, F 60.
42 Nous avons laissé cet aspect de côté. Voir le rapport d’A. NOUSCHI.
Auteur
Université de Paris I
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L’Europe des Français, 1943-1959
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