– IX – "Tout en mesure, et harmonieusement"
p. 101-113
Texte intégral
1L’ Argentine va-t-elle pouvoir souffler un peu ?
2Deux jours seulement après l’élection du général Perón à la Présidence de la République, voici qu’un nouvel événement ébranle le pays : José Rucci, secrétaire général de la C.G.T., grand hiérarque du régime péroniste, est assassiné en pleine rue dans la capitale.
3La veille, l’"Armée Révolutionnaire du Peuple" (E.R.P.) avait été mise hors la loi par le gouvernement du Président intérimaire Raúl Lastiri.
4Fidèle à Perón, avec qui il entretenait d’excellentes relations, Rucci dirigeait la centrale ouvrière depuis 1970 avec la bénédiction de l’illustre exilé madrilène.
5C’est, pour Perón, un coup dur. D’autant plus dur, que le général, depuis son retour, va répétant que la révolution péroniste en train de s’accomplir est une révolution tranquille qui s’effectue dans le cadre de la communauté organisée.
6Le général a alors recours à un leitmotiv qui émaille ses discours : "tout en mesure, et harmonieusement". Cette formule, empruntée à la Grèce de Périclès, donne le ton qui caractérisera, au cours des 280 jours de la Présidence Perón, sa politique étrangère, sa politique économique et sociale, ainsi que sa politique intérieure.
7La politique étrangère a toujours été le domaine de prédilection du Péronisme.
8Dès son retour, Perón mène une offensive diplomatique destinée, d’une part, à tenter de faire pièce à l’impérialisme brésilien dans le cône sud, d’autre part à conforter les objectifs du plan triennal lancé par son ministre de l’Economie José Gelbard.
9Le 9 août 1973, l’Argentine a fait une entrée remarquée dans le groupe des pays non-alignés. Le communiqué indique : "Cette attitude s’insère dans la doctrine justicialiste qui, voici presque trente ans, a préconisé la Troisième Position internationale et qui, aujourd’hui, appelle à l’assiociation étroite des pays du Tiers Monde, notamment avec l’Amérique latine" 1.
10En novembre 1973, le Président bolivien Banzer arrive à Buenos Aires pour une visite officielle.
11Puis Perón est reçu en Uruguay par le Président Bordaberry. Est alors signé l’"Acte de Confraternité des deux pays du Río de la Plata". La question épineuse de l’utilisation des eaux du bassin est alors apparemment résolue.
12En décembre, le ministre argentin des Affaires Etrangères Vignes, accompagné d’Isabel Perón, voyagent à Asunción, au Paraguay, pour y signer le traité de Yaciretá-Apipé, traité qui prélude à la construction d’un grand barrage hydro-électrique sur le fleuve Paraná.
13En juin 1974, Perón va rendre visite à son vieil ami le Président Stroessner (qui l’avait accueilli au temps de l’exil) pour donner un éclat particulier à la relance de la coopération entre le Paraguay et l’Argentine, et aussi pour tenter de désembourber le projet de l’important barrage hydro-électrique de Corpus, qui ennuie tant le Brésil.
14Avec les nouvelles autorités du Chili en place depuis le 11 septembre, les relations sont excellentes. En mai 1974, le Président Pinochet rencontre en Argentine le général Perón. Les deux pays développent en Antarctique une action harmonisée et signent un accord sur les transports maritimes. En fait, depuis l’accession de Perón à la Présidence, un terrain naturel d’entente était tout trouvé avec Pinochet sur le thème de la subversion : de part et d’autre, on assiste à un égal acharnement à éradiquer le terrorisme du Cône sud. Car malgré le parrainage de l’ancien Président Salvador Allende lors de l’installation d’Héctor Cámpora à la Casa Rosada, malgré les déclarations de bonnes intentions faites par le général Perón, jamais le régime de l’Unité Populaire au Chili n’avait été considéré d’un bon oeil par le philosophe de la "communauté organisée". L’ambassadeur chilien Huidobro en avait d’ailleurs fait l’amère expérience. Vingt-sept jours avant la chute de Salvador Allende, il avait demandé à voir de toute urgence le Président Perón pour l’entretenir de la tragique situation du gouvernement chilien. Lorsqu’Allende fut renversé le 11 septembre, Perón n’avait toujours pas reçu l’ambassadeur.
15Enfin, en juin 1974, se tient à Buenos Aires la 6° conférence des ministres des Affaires Etrangères des pays du bassin de la Plata : les ministres de Bolivie, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et de l’Argentine se réunissent pour traiter l’éternel problème, celui de l’utilisation des fleuves du bassin.
16 La politique économique du gouvernement est l’oeuvre, on le sait, du ministre Gelbard, qui a été choisi personnellement par Perón, et qui est l’ancien dirigeant du Patronat argentin (C.G.E.).
17Son parcours ressemble à s’y méprendre à celui de Miranda, lequel fut ministre de l’Economie du premier gouvernement Perón, dès 1946. Tous deux sont anciens chefs d’entreprise. Tous deux sont d’origine vaguement socialiste. Tous deux incarnent les aspirations de la bourgeoisie industrielle montante.
18Le 22 décembre 1973, Gelbard lance le "Plan triennal pour la reconstruction et la libération nationale". C’est à la fois, du moins l’assure-t-on, un plan anti-inflationniste et un plan de relance de l’activité économique. L’objectif immédiat est de ramener l’inflation à des normes raisonnables.
19La lutte anti-inflationniste se fait essentiellement par une résorption du déficit budgétaire, qui doit être ramené en 1974 de 19 à environ 13 milliards de pesos. Le projet de budget prévoit que le déficit de 1974 sera financé par émission monétaire de la Banque Centrale.
20Il s’agit, d’autre part, de promouvoir une croissance soutenue au moyen de l’élargissement du marché, d’abord grâce à une relance massive des exportations, puis à l’augmentation de la consommation des ménages. A ce titre, la production, notamment agricole, doit faire un bond en avant. L’Etat garantira l’écoulement des produits : l’I.A.P. I. (Institut Argentin de Promotion de l’Inter-échange) de 1946, qui fut créé par le général Farrel, et qui contrôlait tout le commerce extérieur sous Perón, n’est pas officiellement remis en vigueur. Néanmoins, des organismes d’Etat d’inspiration similaire prennent en charge les exportations.
21Autre arme de la nouvelle politique agricole : la pénalisation de la sous-utilisation des terres cultivables. Son application sera toutefois différée en raison de l’opposition du secteur agraire.
22En matière industrielle, un plan sidérurgique, pétro-chimique et énergétique est lancé aux fins de réduire les importations, et de permettre l’auto-suffisance énergétique du pays.
23L’Argentine mène alors une vaste offensive pour conquérir des marchés extérieurs.
24Un important courant d’échanges, fruit de la "rupture des frontières idéologiques", est créé avec les pays de l’Est et le monde arabe. Des contrats bilatéraux sont conclus avec la Chine populaire, l’U.R.S.S., la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Corée du Nord, la Libye (c’est López Rega qui négocie un contrat de pétrole à la tête d’une délégation argentine envoyée à Tripoli).
25Certains pays du Comecon, dont surtout l’U.R.S.S., consentent d’importants crédits à l’Argentine pour l’achat de biens d’équipement. L’U.R.S.S. s’engage également à financer de grands travaux d’infrastructure et des industries de base. La coopération avec l’Union soviétique doit être couronnée par un voyage officiel que Perón effectuerait en Union soviétique à l’invitation de la troïka. Ce rapprochement soviéto-argentin n’est pas nouveau : en 1946, deux jours seulement après avoir accédé à la Présidence, Perón avait rétabli les relations diplomatiques avec l’U.R.S.S.
26Parallèlement (l’Argentine est un pays non-aligné), l’Argentine bénéficie de l’appui financier de la Banque interaméricaine de Développement (B.I. D). On apprend, au début de l’année 1974, que la B.I. D est disposée à fournir un crédit de 756 millions de dollars pour appuyer le plan de Gelbard, en échange de quoi l’Argentine, qui exerce une influence naturelle sur les pays non-alignés, s’efforcerait de convaincre les pays arabes de l’OPEP (surtout le Libye, l’Arabie Saoudite et certains émirats) de placer leurs pétro-dollars auprès de cette institution.
27Seconde priorité pour relancer la croissance, ce sont les investissements publics.
28L’Etat entreprend une vigoureuse action : grands travaux hydroélectriques et construction de 500.000 logements (350.000 autres étant à la charge du secteur privé).
29En monnaie constante, ces investissements doivent augmenter de 50 % en 1974, puis de 11 % chaque année jusqu’en 1977. Pour remédier aux possibilités limitées de l’Etat-investisseur, les capitaux étrangers, même si la nouvelle loi votée sous Cámpora renforce le contrôle des Pouvoirs Publics, sont particulièrement recherchés.
30Ce plan triennal ne manque pas d’ambition pour l’échéance de 1977 : création d’un million de nouveaux emplois ; élévation du produit intérieur brut à 1.800 dollars per capita ; augmentation des exportations de 3 milliards de dollars en 1973 à 5,8 milliards ; participation des travailleurs à concurrence de 48 % du revenu national ; augmentation du salaire réel de 7 % par an, et croissance économique annuelle de 7,5 % pendant les trois ans.
31Mais surtout, ce plan est lancé, comme le premier plan quinquennal de 1947, dans un contexte économique très favorable. L’Argentine, depuis dix ans, connaît une croissance ininterrompue de 5,3 % en moyenne par an. Par ailleurs, en 1972-73, les cours des produits alimentaires et des matières premières sont élevés.
32Quels en sont les premiers résultats ?
33A la fin de l’année 1973, le rythme d’inflation s’est considérablement ralenti : il passe de 80 % à 12 % par an ; la consommation populaire connaît une sensible progression ; le déficit budgétaire est réduit ; les réserves de devises, en un an, passent de 529 millions de dollars (31/12/72) à 1.400 millions (31 /12/73). Cet engrangement de devises est du, pour l’essentiel, à la remarquable expansion des exportations en viandes et en céréales (+50 % au total).
34 Toutefois, le Plan triennal doit encore franchir sans encombres les années 1974, 75 et 76. Il ne peut réussir que dans un climat de paix sociale.
35Or le "Pacte social", base du programme de reconstruction qui a été conclu sous Cámpora entre les chefs d’entreprise de la C.G.E. et les syndicalistes de la C.G.T., symbolise précisément le consensus exigé par Perón.
36Les prix et les salaires sont, rappelons-le, théoriquement gelés pour deux ans.
37Pour atteindre les objectifs fixés, le consensus doit donc être sans bavures. A cet égard, le ministre de l’Economie déclare : "Ce seront les organisations ouvrières et patronales, étudiantines et professionnelles, qui devront surveiller, concurremment avec le Parlement, si nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour réaliser un taux de croissance annuel de 7,5 %, et si nous distribuons bien les dividendes de cette croissance" 2.
38Le gouvernement fait alors voter une série de réformes ayant trait aux Associations Professionnelles, au Code Pénal et à la Constitution, lesquelles doivent parfaire, aussi harmonieusement que possible, la grande oeuvre de la communauté organisée.
39En ce qui concerne les Associations Professionnelles, il s’agit de permettre aux organisations syndicales de s’engager en tant que telles sur le terrain politique. Cela revient, en somme, à légaliser une situation de fait, à savoir le rôle privilégié qu’exerce la C.G.T. dans la conduite politique du parti justicialiste.
40Aux termes de la nouvelle loi, le mandat des dirigeants syndicaux ne peut excéder une durée de quatre ans, mais ils sont rééligibles. L’Etat péroniste concède à la C.G.T. quelques nouveaux privilèges qui renforceront encore son hégémonie sur la classe ouvrière. Les fédérations et confédérations sont, désormais, autorisées à "intervenir" (placer sous tutelle) les associations professionnelles de niveau inférieur (commissions internes, etc...)
41S’agissant du Code Pénal, le gouvernement veut frapper un grand coup contre le terrorisme. L’assassinat du leader cégétiste José Rucci en septembre 1973, et l’épisode de la garnison militaire d’Azul en janvier 1974, sont dans ce but habilement exploités.
42La législation pénale en vigueur sous le régime militaire avait été abrogée par le Parlement, le 26 mai, au moment où Cámpora devenait Président.
43Perón reprend cette législation, et la renforce. "Nous voulons déclare-t-il aux députés péronistes du secteur "Jeunesse" venus lui exprimer leur opposition au projet, continuer à agir dans le cadre de la loi, et pour ne pas en sortir, nous avons besoin que la loi soit tellement rigoureuse qu’elle supprime ces maux... Celui qui n’est pas d’accord, qu’il s’en aille !" 3.
44Le nouveau projet distingue plusieurs cas de privation de liberté, et allonge considérablement les peines de prison. Une nouvelle peine est prévue en cas de prise d’otage avec demande de rançon. Surtout, le projet établit un délit dont les frontières sont très floues : celui d’"association illicite" (article 210 du Code Pénal), qui risque d’y englober la simple opposition politique.
45Selon Perón, faute d’une définition précise, c’est au juge qu’il appartient d’en apprécier l’objet et la portée.
46Hormis huit députés du secteur "Jeunesse" qui préfèrent démissionner, ainsi que les députés radicaux et ceux de l’"Alliance populaire révolutionnaire", lesquels votent contre, les autres députés approuvent le projet.
47En décembre 1973, le Parlement vote également une réforme de la Constitution : désormais, la police fédérale voit son champ d’action étendu aux provinces.
48Cette réforme porte atteinte aux principes mêmes du fédéralisme argentin. Auparavant, les pouvoirs de police appartenaient à chacun des vingt deux états. Selon la lettre de la Constitution, l’"intervención" était l’exception. A présent, elle devient la règle.
Dans cette réforme de la Constitution, est également étudiée la possibilité de créer un Conseil d’Etat et, au niveau de l’exécutif, une fonction de premier ministre.
49L’existence d’un premier ministre responsable de l’action gouvernementale et, de ce fait, ayant vocation à recevoir les coups, était envisagée, semble-t-il, pour le jour où Isabelita aurait à assumer le pouvoir.
50Cette disposition eût peut-être facilité la démission du général, et lui aurait permis de juger de son vivant de la "viabilité" du régime dirigé par son épouse.
51Toujours est-il que ce dernier projet est abandonné, probablement à cause de la désapprobation du parti radical qui considère qu’une "Constitution doit garantir l’expression pluraliste, et ne pas être l’instrument de domination d’une idéologie partisane".
52A ce projet est substitué, fin mai 1974, un document intitulé "Modèle argentin", qui recherche le "consensus total du pays pour mener à bien les activités nationales dans une ambiance de paix, de cordialité et d’harmonie" 4. Ce modèle de "République universaliste", véritable charte de la communauté organisée, doit régir le destin de l’Argentine au moins jusqu’à l’an 2.000.
53Autant voir grand, tant que je suis présent, pense Perón.
54Cependant, dès le début de 1974, les premières fissures apparaissent, qui mettent en péril le projet de Perón.
55Cela commence par la décision prise par les pays membres de la C.E.E. de suspendre leurs importations de viande.
56Une telle mesure protectionniste touche de plein fouet l’Argentine, qui exporte près de 40 % de sa production vers la Grande-Bretagne, la France et l’Italie.
57Puis une série de faillites affecte le fragile tissu industriel argentin. Elles sont le fait de petites et moyennes entreprises qui sont étranglées par l’encadrement du crédit, les hausses de biens d’équipement importés, et le gel des prix.
58Mais surtout, l’inflation tend à déraper à nouveau. Enfin, certains produits commencent à se raréfier, et le marché noir se développe de jour en jour.
59Le 27 mars 1974, alors que la première négociation est prévue pour fin juin 1975, le "Pacte social" doit être révisé.
60L’âpre négociation entre la C.G.T. et la C.G.E. nécessite une intervention des plus énergiques de la part de Perón. La C.G.T., pressée par la base, renâcle. En juin, elle demande une réunion d’urgence avec le ministre Gelbard car, selon elle, les augmentations de prix ont rompu, dans les faits, le pacte.
61Elle ne s’estime plus en mesure de contenir les revendications de salaires.
62Toutefois, le blocage reste en vigueur après le nouvel ajustement du salaire minimum qui passe de 100 à 130 dollars, et une nouvelle hausse moyenne des salaires de 13 %.
La politique du crédit est légèrement assouplie, ainsi que celle des prix (les industriels pourront désormais relever leurs prix avec l’autorisation du ministre de l’Economie).
63Une nouvelle fois, les tarifs des services publics subissent de fortes hausses : +15 % pour les transports, +30 % pour le gaz, +80 % pour l’électricité. L’essence, à elle seule, augmente de 100 %. Ce prix, qui devient prohibitif, vise, en pleine crise de l’énergie, à supprimer quasiment toute nouvelle importation de pétrole, la production d’hydrocarbures de l’Argentine couvrant à l’époque 85 % de ses besoins.
64 A la veille de la grande négociation paritaire de juin 1974, la C.G.T. s’apprête à demander aux entreprises le paiement d’un "aguinaldo" 5 entier pour les travailleurs percevant les plus bas salaires, cela au lieu du demi-mois prévu. La C.G.E. réplique en disant qu’une telle concession de sa part reviendrait à provoquer la faillite d’une grand nombre d’entreprises qui ont dépassé la capacité tolérable d’endettement, ainsi qu’à relancer l’inflation.
65L’état de grâce a bien pris fin. Il aura duré, depuis l’élection du général en septembre 1976, exactement six mois.
66Le signe avant-coureur avait été l’assassinat de Rucci. Puis, le 20 janvier, l’épisode d’Azul avait ébranlé l’édifice. Dans cette petite ville au sud de la capitale, quelques six cents hommes de l’"Armée Révolutionnaire du Peuple" (E.R.P.) avaient attaqué une caserne de blindés, tué le colonel commandant la garnison, et emporté en otage un lieutenant-colonel.
67Et puisque, dans ce processus saccadé, il faut une franche rupture, ce sera le 1° mai 1974, date symbolique, s’il en est, dans la geste péroniste, qui en fournira l’occasion.
68Cet épisode pathétique permet au Péronisme de se "resituer". Il consomme, en effet, le divorce entre Perón et les secteurs radicalisés de sa "Jeunesse".
69Pour célébrer la Fête du Travail, les organisateurs avaient prévu une fête populaire, au cours de laquelle Isabel Perón devrait couronner une jeune fille qui serait choisie comme "Reine du Travail", à la suite de quoi le "Líder", dont l’arrivée était prévue pour seize heures, prononcerait un discours public.
70Le climat, ce jour-là, est particulièrement tendu.
71Quelques jours auparavant, López Rega avait été promu "Commissaire général", et avait appelé à ses côtés les commissaires Villar et Margaride, lesquels s’étaient illustrés pendant la dictature militaire comme responsables de la répression.
72Par ailleurs, pour éviter l’expression des tendances au sein du justicialisme, on interdit pour la manifestation toute pancarte et emblème : seuls sont admis les drapeaux argentins et les bannières des syndicats.
73A quinze heures, un spectacle de chanteurs est offert au public. Soudain, les premières colonnes des Montoneros et de la "Jeunesse Péroniste" envahissent la Place de Mai, en s’approchant le plus près possible de la Casa Rosada. Jaillit alors le slogan, rythmé par les bombos (tambours) : "Que se passe-t-il, que se passe-t-il, général, le gouvernement populaire est plein de gorilles !"
74 Vers seize heures vingt, un autre slogan est lancé : "Nous sommes les Montoneros, qui avons tué Aramburu6 !"
75Les militants syndicalistes répliquent aussitôt : "Assassins ! Assassins !"
76Les jeunes lancent à nouveau, en choeur : "Nous ne voulons pas de carnaval, mais une assemblée populaire !"
77Les syndicalistes répondent : "L’Argentine péroniste ! La vie pour Perón !"
78Mais, sur la Place de Mai, les colonnes de la "Jeunesse" sont devenues une armée, et le rapport de forces est maintenant bien établi : environ 20.000 personnes encadrées par la C.G.T. entourent le balcon, tandis qu’environ 50.000, conduites par les Montoneros et la "Jeunesse Péroniste" sont concentrées à l’arrière.
79A seize heures quarante, Perón arrive en hélicoptère. Pendant près de dix minutes, retentit le slogan : "Le peuple te le demande, nous voulons la tête de Villar et de Margaride !".
80Dans le tumulte, Isabelita parvient alors à couronner la Reine du Travail. Son geste est interrompu par : "Il n’y a qu’une seule Evita !" ("Evita, hay una sola !").
81Retentit alors l’hymne national, qui fait taire la foule. Et Perón commence son discours. Se déploient immédiatement, comme par défi, les bannières aux sigles des tendances Montoneros et J.P.
Eclate alors, en plein rituel péroniste, cet extraordinaire "dialogue" :
"Compañeros, il y a aujourd’hui vingt ans, de ce même balcon, par un beau jour comme celui-ci, je m’adressai pour la dernière fois aux travailleurs argentins. Je vous avais alors recommandé de consolider vos organisations. Des temps difficiles approchaient. Je ne m’étais pas trompé, ni sur l’appréciation des jours à venir, ni sur l’organisation syndicale, qui s’est maintenue pendant ces vingt années, n’en déplaisent à ces imbéciles qui crient..."
82Des milliers de voix l’interrompent sur-le-champ, et scandent leurs mots d’ordre : "Que se passe-t-il, que se passe-t-il, que se passe-t-il, général ? Le gouvernement populaire est plein de gorilles ! On va en finir, on va en finir, avec la bureaucratie syndicale !"
83Perón reprend : "... Je disais que pendant ces vingt années, les organisations syndicales sont restées inébranlables. Et aujourd’hui voilà que quelques imberbes prétendent avoir plus de mérite que ceux qui ont lutté pendant vingt ans..."
84Nouvelle interruption : "Rucci, traître ! Le bonjour à Vandor !7. Que se passe-t-il, que se passe-t-il, que se passe-t-il, général ? Le gouvernement populaire est plein de gorilles !".
85Perón poursuit, de plus en plus excédé : "... C’est pourquoi, compañeros, je veux que cette première manifestation du jour du Travailleur soit pour rendre hommage à ces organisations, et à ses dirigeants sages et prudents, qui ont maintenu leur force organique et ont vu tomber leurs dirigeants assassinés, sans que n’ait encore sonné l’heure du châtiment..."
86Interruption : "Rucci, traître ! Salut à Vandor ! Montoneros ! Montoneros ! Montoneros !"
87Perón : "Compañeros, nous nous sommes réunis pendant neuf ans sur cette même place, et pendant neuf ans, nous avons tous été d’accord dans la lutte que nous avons menée pour les revendications du peuple argentin. Voilà maintenant, qu’après vingt années, certains ne sont pas encore d’accord avec tout ce que nous avons fait..."
88Le choeur des Montoneros lance : "Si nous ne sommes pas le peuple, où est le peuple ? D’accord, d’accord, d’accord, général ! Les gorilles sont d’accord ! Le peuple va lutter !" 8
89Alors, dans un lent et formidable reflux, on voit les colonnes des Montoneros et de la J.P. abandonner la place.
90La revanche d’Ezeiza, d’une certaine façon, a eu lieu : la tendance péroniste d’extrême-gauche s’est affrontée, directement, au "Líder".
91Lorsque le général termine son discours, la Plaza de Mayo est à moitié vide. Jamais encore le "Vieux" n’avait aussi ouvertement proclamé que le maintien du Péronisme au pouvoir, c’était la C.G.T. qui en était le garant.
92L’ennemi est à présent clairement désigné : c’est celui qui met en cause le "Pacte social".
93Le 12 juin, dans un discours radiodiffusé, appuyé par une grève générale sous l’impulsion de la C.G.T., dramatisé par une démission collective du gouvernement (qui sera refusée), Perón lance un appel à la "défense de la Patrie" : "Je suis venu pour unir... Je suis venu au pays pour lancer un processus de libération nationale... Je suis venu au pays pour apporter la sécurité à nos concitoyens. Je suis venu pour aider à reconstruire l’homme argentin..."
94Mais, ajoute le général, il y a des "minorités irresponsables" qui sabotent le processus de reconstruction nationale.
"Face à ces irresponsables, je crois qu’il est de mon devoir de demander au peuple de non seulement les identifier, mais aussi de les châtier, comme le méritent tous les ennemis de la libération nationale" 9.
95Toutes les "irrégularités" doivent être dénoncées au Secrétariat général du gouvernement.
96Le renouveau argentin a donc fleuri pendant six mois, grâce au charisme de Juan Domingo Perón.
97Les vents contraires se sont levés à partir de mars.
98Le général, au moment même où se dégradait son état physique, a-t-il pressenti la tempête imminente ?
99 "El Viejo", lorsqu’il rentre au pays en 1973, rassure les Argentins par sa robustesse apparente. Il les étonne, car le général, à soixante dix sept ans, porte beau. Mais les "ennuis de santé" étaient dissimulés, dans toute la mesure du possible, par l’entourage.
Une anecdote révèle, à cet égard, que Perón n’était pas très optimiste quant à ce qu’il adviendrait au pays après sa disparition. Début 1974, en pleine chaleur de l’été austral, Perón avait pris l’habitude, dans son bureau présidentiel de la Casa Rosada, de travailler en faisant fonctionner l’air conditionné. Lorsqu’il quittait son bureau, le brusque écart de température risquait de faire resurgir ses problèmes respiratoires. Aussi, son aide de camp, un dénommé Corral, s’empressait, quand il pénétrait dans le bureau du général, d’ouvrir la fenêtre et d’éteindre le climatiseur. Dès que l’aide de camp avait le dos tourné, Perón remettait l’appareil en marche. Un jour de janvier où l’aide de camp répétait le geste, faisant valoir au général que l’air conditionné ne lui convenait pas, Perón aborda soudain la question de sa santé, reconnut que son aide de camp avait raison, et que l’Argentine devait se préparer à sa disparition. Il eut alors ces mots : "Mais je me suis trompé. Jamais je n’aurais dû choisir Isabelita comme Vice-Présidente..." 10
100En décembre 1973, il avait été obligé d’annuler son voyage à New York où il devait prononcer un important discours à l’O.N.U.
101Et lorsqu’il rentre d’une visite officielle au Paraguay, en juin 1974, brusquement le pays apprend que son Président est gravement malade.
102C’est la fin.
103 Mais Isabelita n’est pas en Argentine : en compagnie de son inséparable López Rega, elle voyage en Europe : l’Italie, où elle est reçue par le Président Giovanni Leone et le pape Paul VI, puis elle se rend à Genève pour y prononcer un discours au siège de l’Organisation Internationale du Travail. Enfin, dernière étape de son voyage européen, elle gagne Madrid, où le programme a prévu un dîner officiel (auquel participera le général Franco), un entretien avec le prince héritier Juan Carlos, et un discours aux Cortés.
Au cours de leur séjour espagnol, López Rega regagne précipitamment Buenos Aires à la suite, probablement, du télégramme du commandant en chef de l’Armée, relatif à l’état de santé de Perón. Aussitôt arrivé, le 20 juin, López Rega annonce à la presse que Perón souffre d’un"refroidissement".
104L’avion d’Isabelita se pose à l’aéroport de Morón, près de Buenos Aires, le 28 juin. Elle se rend tout de suite à la résidence présidentielle d’Olivos, où elle trouve un général Perón amaigri et d’une extrême pâleur. Isabel tente alors de masquer son trouble : des informations contradictoires sur l’état de santé de son mari lui étaient parvenues en Espagne. Perón, parfaitement conscient, lui déclare que le "moment est venu pour elle de montrer que l’apprentissage de toutes ces années n’a pas été une tâche inutile". Et au docteur Taiana, qui lui assure qu’il n’y a pas lieu d’être pessimiste sur son état, Perón rétorque : "Inutile de perdre du temps à me cacher la vérité. Personne ne connaît mieux Perón que le propre docteur Perón..." 11.
105Un nouveau communiqué médical est diffusé, indiquant que le Président souffre d’une "bronchite infectieuse". Le 29 juin, les media annoncent que le général Perón a délégué le pouvoir exécutif à la Vice-Présidente.
106Le 1° juillet 1974, à treize heures quinze, Juan Domingo Perón meurt à l’âge se soixante dix huit ans.
107Une détresse réelle s’abat sur l’Argentine. Aussi bien chez les partisans que chez les adversaires, l’hommage est unanime.
108Le ministre de l’Intérieur, au nom de l’exécutif, déclare : "Jamais tant d’hommes durent tant à un homme".
109Duilio Brunello, Vice-président du parti justicialiste : "Le peuple péroniste l’a aimé comme on aime un grand chef. L’a suivi comme on suit seulement un grand chef triomphant".
110Ricardo Balbín, Président de l’Union Civique Radicale : "Ce vieil adversaire salue un ami. A présent, face aux engagements qui doivent être tenus pour l’avenir..., parce qu’il est venu mourir pour l’avenir, je vous dis, Madame la présidente de la République : les partis politiques argentins seront à vos côtés au nom de votre époux défunt, pour servir la permanence des institutions argentines, que vous symbolisez à cette heure" 12.
111L’Armée, également, soutient à l’envi la poursuite du processus. L’ancien Président Lanusse écrit à Isabelita : "Le pouvoir est aux mains des véritables représentants du peuple et eux seuls, personne d’autre, n’ont les attributions pour prendre les décisions les plus adéquates à l’heure actuelle".
112Le commandant en chef des trois armes, le général Leandro Anaya :
"Mon général, vous pouvez reposer en paix. Les armes de la Patrie maintiendront une constante vigilance en assistant dans la plus stricte légalité tous les citoyens dans leurs peines, pour parvenir au but final que vous avez proposé : l’unité, le bonheur et la grandeur du peuple argentin" 13.
113Mais lorsque s’achève le grand deuil national, une angoisse diffuse gagne les Argentins : et maintenant ?
Notes de bas de page
1 "La Nación", 13 août 1973 (édition internationale)
2 "La Nación", 31 décembre 1973.
3 "La Nación", 28 janvier 1974.
4 "La Nación", 3 juin 1974 (édition internationale).
5 L’"aguinaldo" est un 13° mois de salaire. C’est l’une des premières mesures sociales imposées par Perón lors de son premier gouvernement.
6 Le Président Aramburu, l’un des vainqueurs de Perón en 1955, avait fait disparaître le corps embaumé d’Evita.
7 Rucci, Secrétaire général de la C.G.T. depuis 1970, vient d’être assassiné. Vandor, le leader métallurgiste de la C.G.T., s’était posé en rival de Perón au temps de l’exil, et avait été assassiné en 1969.
8 "El Peronista", 4 mai 1974
9 "La Nación", 17 juin 1974 (édition internationale).
10 Propos communiqués à l’auteur par Héctor Robledo, Madrid, septembre 1988
11 Enrique Pavón Pereyra, "Isabel, historia de una voluntad", ediciones mares del sur, Buenos Aires 1983.
12 Perón, bien que malade, avait reçu Ricardo Balbín quelques jours auparavant, et lui avait dit : "Yo me muero..." ("Je suis en train de mourir ").
13 "La Nación", 2 et 8 juillet 1974 (édition internationale).
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