Chapitre 15. Révolutions dans la chose militaire et dans les sciences sociales : Rupture et continuité
p. 339-355
Texte intégral
1Avec l’entrée en scène de la nouvelle logique dans la réflexion stratégique soviétique, les théoriciens militaires n’en vont pas moins poursuivre leurs débats sur la chose militaire. La période qui commence à la fin de 1964 est caractérisée par une plus faible intensité du discours politique sur ce sujet et par une plus grande discrétion quant aux réalisations techniques. Par contre, les débats d’idées se poursuivent, tenant compte de ce que l’observateur ne pourra connaître qu’a posteriori ou par déduction.
2Le « triumvirat » qui succède à Khrouchtchev en octobre 1964 se manifeste peu, au moins publiquement, sur les questions militaires ou politico-stratégiques. Cette discrétion est sans doute d’autant plus grande que c’est à ce même moment que l’arsenal des missiles intercontinentaux soviétiques amorce sa véritable montée en puissance et que, menant une politique de rapprochement avec l’ouest et de réduction des tensions, l’URSS s’arme. C’est également durant ces années que l’URSS amorce un nouveau cycle de développement des armements qui, à la différence des précédents, s’échelonne sur vingt ans (1966-1985)1.
3Dans le même temps, s’engage une réflexion plus globale dans les milieux, en général civils, sur une question qui, pour être plus large que la seule chose militaire, ne la concerne pas moins directement. C’est en effet au cours des années 1963-1966 que s’engage un grand mouvement en faveur de la promotion des sciences sociales et de l’obtention de leur autonomie relative à l’égard du carcan dans lequel elles étaient jusqu’alors enfermées : le marxisme-léninisme.
4Il existe, en effet, une corrélation logique entre l’introduction d’une nouvelle ligne « historique » présentant le bilan des années de l’après-guerre d’une part et l’émergence d’une réflexion globale sur la société en URSS, prenant quelque distance avec le discours stéréotypé en vigueur, non seulement sous Staline mais, également, durant les dix années qui ont suivi sa mort.
5Il est en effet paradoxal de constater qu’il faut attendre le limogeage de Khrouchtchev – ou tout au moins sa préparation – pour que l’impulsion qu’il a vraisemblablement donnée porte ses fruits, dans le domaine militaire – sans doute plus lent à se mouvoir – comme, surtout, dans tous les autres domaines des sciences de la société.
6Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, on s’interrogera sur le fait de savoir s’il n’y aurait pas eu, alors, effectivement, un revirement dans la conception soviétique de la nature du futur conflit mondial, un revirement qui se serait produit, selon certains, en 1966. C’est une question qui peut se poser et dont la réponse ne peut être exempte d’ambiguïtés, surtout si l’on confronte cette hypothèse à certaines déclarations antérieures à 1966 (voir chapitre 14). Car, sans doute en raison de l’apparition d’une nouvelle approche des questions stratégiques, et, peut-être aussi à la suite de la chute de Khrouchtchev, les débats sur la chose militaire n’ont pas cessé après la publication du manuel de Sokolovskij. A côté des débats sur la future guerre et la nature de la stratégie qui ont poursuivi leurs cours, on se demandera donc dans quelle mesure l’année 1966 constitue, effectivement ou non, une rupture dans l’évolution de la doctrine militaire soviétique.
La chose militaire et la révolution dans les sciences sociales
7Le thème de la « révolution dans la chose militaire » ne semble pas pouvoir être dissocié du mouvement, engagé dans la seconde moitié des années cinquante et qui a conduit à l’émergence des sciences sociales en tant que discipline autonome ou quasi autonome. Il s’agit, pour les Soviétiques, avant tout, de mettre au point une méthodologie qui puisse, dans les limites du raisonnable, s’émanciper de la seule méthodologie jusqu’alors autorisée : le marxisme-léninisme. Mais tout en prenant garde de ne pas renier pour autant cette dernière.
8Ce processus a notamment concerné le développement de la réflexion sur les relations internationales auxquelles sont étroitement liées les nouvelles conceptions de la guerre et de la paix ainsi que la nouvelle approche du désarmement engagée en 1963. Mais la nouvelle réflexion sur la chose militaire doit aussi être mise en étroite relation avec l’émergence de la sociologie comme discipline autonome, disposant d’une méthodologie propre et entretenant des liens avec la philosophie, fût-elle matérialiste dialectique. Or, c’est justement autour de l’année 1964 que la sociologie en tant que telle fait son apparition en URSS. Elle fera son entrée officielle sur la « scène internationale » deux ans plus tard, à l’occasion du Congrès Mondial de Sociologie qui se tient à Evian, en 1966.
Les changements à l’Académie des Sciences
9Sur un plan institutionnel, le début de la décennie soixante est marqué par la création ou la transformation de plusieurs instituts dans le domaine des sciences sociales, au sein de l’Académie des Sciences de l’URSS. Ils complètent ainsi la création, en 1956, de l’IMEMO qui reste, à l’époque, le principal institut chargé d’étudier et d’analyser les relations internationales. Parmi ces nouveaux instituts qui vont petit à petit ajouter leurs recherches à celles de l’IMEMO, et qui en sont souvent des émanations, on peut citer les instituts d’Afrique (créé en 1959), d’Amérique Latine (1961) d’Extrême Orient (1966), des Etats Unis et du Canada (1968) pour les spécialisations régionales. Leur création est indéniablement liée à la « mondialisation », dès cette époque, de la politique soviétique qui commence alors à tenter d’agir au-delà de sa périphérie immédiate.
10Mais, on assiste également à la création d’instituts « thématiques » tels celui de l’Economie du Système Socialiste Mondial (1960), du Mouvement Ouvrier International (1966), ou encore du Conseil de l’Académie des Sciences pour l’Histoire de la Politique Etrangère de l’URSS et des Relations Internationales (1963), faisant office de coordonnateur de toutes ces recherches2.
11Comment se manifeste cette émergence des sciences sociales dans la chose militaire ? On a vu comment les militaires avaient manifesté, dans leurs écrits, ces nouvelles possibilités d’expression. Mais, dans ce domaine particulier, s’il existe encore des contraintes – on l’a vu notamment avec l’incapacité de débattre de la « guerre absolue » en termes non exclusivement idéologiques – on peut penser, en accordant aux chercheurs soviétiques le bénéfice du doute, que cette « ouverture ne concerne que la possibilité de rendre publics des débats qui, de toutes façons, avaient déjà eu lieu en milieu fermé, ou auraient nécessairement eu lieu.
12C’est plutôt de la perspective inverse qu’il sera question ici : comment les milieux « universitaires » s’introduisent-ils dans le débat sur la chose militaire ? Ils le font par le biais du développement des études de théorie des relations internationales, mais aussi par celui de la sociologie et de la philosophie ainsi que par l’histoire, mais dans une moindre mesure car les militaires disposent de leurs propres historiens avec leur propre revue. Mais il est aussi vrai que cette dernière a été créée au cours de cette période de développement des sciences sociales.
Une théorie des relations internationales
13Dans la discipline la plus directement liée aux questions de la guerre et de la paix, celle des relations internationales, les études théoriques ont commencé à se développer dès la fin des années cinquante. L’un des principaux, sinon l’un des seuls, théoriciens soviétiques des relations internationales – et qui l’était encore à la fin des années quatre-vingt – revendiquait, dès 1962, l’existence d’une science des relations internationales en tant qu’objet d’étude autonome3. Certes, l’idée de l’autonomie de cette discipline ne fait pas encore l’unanimité mais l’idée est néanmoins reconnue officiellement et a ses adeptes.
14Cette théorisation – ou tout au moins l’établissement d’une base méthodologique – des relations internationales tournait autour de trois grandes questions lancées sous Khrouchtchev : les relations internationales perçues comme un système d’Etats qui en sont ses acteurs principaux, par opposition à une vision fondée sur la confrontation idéologique ; le rôle des institutions comme source de la conduite des relations internationales ; enfin, résultant d’une approche plus complexe, la reconnaissance de la non-inévitabilité des guerres qui permet de cerner le système international comme un système clos, c’est à dire susceptible d’être appréhendé par une théorie générale générant des solutions prévisibles à tous les niveaux4. Dans un certain sens, il s’agit d’une conception des relations internationales proche de celle en vigueur aux Etats Unis, ce qui ne saurait vraiment étonner !
15Or, cette approche, préparée à partir de la fin des années cinquante et émergeant au début des années soixante va survivre à la période khrouchtchévienne et même prendre un essor très rapide au cours de la décennie. On constate que cette approche, initiée par Khrouchtchev au XXème Congrès – le besoin d’un institut de relations internationales s’est fait explicitement ressentir en cette occasion – n’est pas nécessairement et immédiatement au service du pouvoir politique en place.
16Mais il est aussi évident que ce dernier tire profit de ces réflexions pour conduire et justifier une politique qui peut, dans sa pratique, prendre quelque « liberté » avec l’orthodoxie marxiste-léniniste. Plutôt qu’un rapport de soumission entre la pratique politique et l’élaboration d’une théorie – ou au moins d’une réflexion de type scientifique – des relations internationales, on peut voir un rapport de complémentarité, les premiers ayant besoin des seconds et inversement. En accordant la possibilité d’alléger – certes modérément – le carcan idéologique qui pesait sur les théoriciens, le pouvoir cherche également une légitimité : la part de liberté accordée à l’un sert nécessairement les intérêts et les espaces de liberté de l’autre.
17La transformation des rapports internationaux et la révolution dans la chose militaire impliquaient un tel aggiornamento de l’orthodoxie, rendue encore plus pesante durant les années du stalinisme. Certes, il n’est pas question de rejeter en bloc l’ensemble de l’idéologie dominante pas plus que certains de ses éléments constitutifs. Il s’agit simplement d’en alléger les contraintes en lui adjoignant des méthodes de raisonnement qui se situent en parallèle par rapport à elle plutôt qu’elles ne s’y substituent
18Tout en restant encore fortement imprégnés de marxisme-léninisme5, tous ceux qui interviennent dans la construction de cet édifice parallèle insistent d’abord sur les questions de méthode. Méthode dans l’étude des relations internationales et dans les sciences sociales, mais aussi méthode dans l’étude de la chose militaire6, voire sur la nature même de la guerre dans une perspective extra-idéologique7. On a vu comment certains écrits militaires avaient tenté de résoudre ce problème. Comment, à leur tour, les sociologues ont-ils organisé leurs idées autour de ces questions de méthodologie ?
Sociologie et relations internationales
19Le VIème Congrès Mondial de Sociologie qui se tient à Evian en 1966 permet à l’URSS à la fois de présenter au monde son école sociologique mais aussi à certains de ses membres de présenter leur approche des relations internationales et des questions de la guerre et de la paix8.
20Présentés parfois de façon encore maladroite, et ce, d’autant plus que le modèle suivi par l’école soviétique est le modèle empirique américain, les travaux plus théoriques restent, en 1966, encore très marqués par le discours idéologique dominant. Mais, tant dans les présentations de sociologie générale que dans les rapports traitant de sociologie des relations internationales, on ressent un besoin de se détacher d’un vocabulaire essentiellement politique.
21Dans sa présentation générale, traitant de « sociologie et idéologie », l’Académicien F. Constantinov affirme, en bonne orthodoxie que la seule sociologie valable et « objective » est celle qui est le produit d’une société sans classe ou qui tend à la devenir, en luttant pour le progrès social. Car, selon Constantinov, le sociologue est toujours le produit, consciemment ou non, de la société dans laquelle il vit. De même, la seule méthodologie scientifique est celle qui est enseignée par le marxisme-léninisme9. Mais, derrière ce discours en apparence parfaitement orthodoxe, ce qui peut se concevoir pour la présentation générale d’une délégation nationale d’une jeune école de sociologie, percent néanmoins quelques nuances, notamment sur la scientificité de la sociologie, et des sciences sociales en général. Car, toute « objective » et « impartiale » qu’elle puisse être, « la sociologie peut comporter des thèses qui vieillissent ou perdent de leur vérité »10.
22On retrouve ce même niveau de nuances dans la section consacrée aux questions de relations internationales. Ces nuances peuvent même être, parfois, exprimées de façon plus directes que ne le faisait Constantinov. Cette perspective est particulièrement claire dans l’article de D. Ermolenko sur « le conflit international étudié par la sociologie »11. Quelque temps auparavant, on eut trouvé un article sur l’analyse des contradictions chez Marx et Lénine. Or, Ermolenko ne cite pas une seule fois ni l’un ni l’autre. Par contre, il s’appuie sur les résultats des travaux de H. Kahn, de R. Osgood et de l’école behaviouriste. Certes, Ermolenko défend-il les positions politiques orthodoxes sur la paix et les conflits, estimant qu’une sociologie des relations internationales ne peut ignorer « la lutte entre les deux systèmes sociaux opposés ». Mais, dans le même temps, il affirme que cette discipline étudie d’abord les relations entre les Etats, les institutions, les personnalités12.
23Toujours dans la même optique, I. Krassine, traitant de la « coexistence pacifique vue par les sociologues », estime ainsi que « la sociologie progressiste de nos jours est, à juste titre, l’héritière de nos meilleures traditions humanistes de la pensée sociale du passé »13. Or, il ne s’agit pas là d’une tradition qui commencerait à Marx et finirait à Lénine, Staline, Khrouchtchev ou... Brejnev, mais bien d’une authentique tradition à laquelle Krassine fait explicitement référence, citant les noms de Erasme, Rousseau, Kant, Saint Simon... Dans cette liste, on peut relever des présences inattendues telles celles de Kant, mais surtout des absents encore plus inattendus, tel Hegel ou de « grands » ancêtres de plans de « paix universelle » tel Pierre le Grand. En d’autres termes, cette sélection des « ancêtres » est déjà un signe très significatif d’une prise de distance avec « la ligne ».
24Le contenu de cette série d’interventions au Congrès est également un reflet de cette prise de distance. Sur un sujet certes « classique », Krassine cherche en fait à élaborer la mise au point d’une « méthodologie scientifique relative à l’analyse sociologique des problèmes de la paix »14. Or, pour trouver une méthode des sciences sociales, où chercher, sinon là où elle se fait, c’est à dire surtout en France et aux Etats Unis. Il est donc tout à fait paradoxal de constater que, pour mettre au point cette méthodologie permettant d’étudier la coexistence pacifique, élément constitutif du champ idéologique soviétique, ce soit à des sociologues occidentaux (Wright Mills, Parsons, Aron...) que les Soviétiques aient dû faire appel, et, surtout, qu’ils le proclament publiquement.
25C’est en fait là que paraît se situer la rupture avec le passé, la marque d’une véritable entrée des sciences sociales dans la recherche scientifique. Mais il est aussi évident que certains blocages ou certaines incompatibilités n’ont pas disparu aussi rapidement. On l’a vu avec toute la part du non-dit ou du « non-dicible », dans le débat sur la guerre réelle et la guerre absolue.
26L’émergence d’une véritable réflexion sur les sciences sociales, reliée à l’émergence d’une réflexion authentiquement stratégique sur le nucléaire – même si cette dernière n’a pas été suivie d’effet immédiat – tendent à montrer qu’une rupture a bien eu lieu en ce milieu des années soixante. Une rupture dans la réflexion qui concerne plus particulièrement la conception soviétique de la nature de la future guerre.
La rupture : 1964 ou 1966 ?
27Les thèmes de discussion sur la chose militaire, abordés au cours des années précédentes, ont continué de faire l’objet de nombreux articles tout au long des années soixante ; qu’il s’agisse du débat sur l’histoire et la périodisation de l’art militaire ou sur le caractère de la future guerre. Mais on voit également apparaître – ou réapparaître – quelques thèmes nouveaux qui, pour être plus liés, à première vue, à l’art opératif qu’à la stratégie n’en ont pas moins une implication sur la conception stratégique globale de l’URSS. La multiplication d’articles sur l’opération en profondeur, manœuvre de base de l’art opératif depuis les années vingt, n’est pas sans signification sur les intentions stratégiques réelles de l’URSS.
28L’expression générale qui transparaît de cet ensemble de travaux est celle d’un abandon rapide du discours triomphaliste qui avait prévalu durant les deux ou trois années précédentes. La chute de Khrouchtchev a indéniablement été l’une des causes de cet abandon. Mais l’on peut également se demander si, indépendamment de cette « péripétie » de la vie politique interne soviétique, l’URSS aurait, dans tous les cas, poursuivi dans cette même voie du triomphalisme. En effet, un tel discours semble avoir eu pour fonction de compenser par la rhétorique une infériorité stratégique réelle de l’URSS. Or, à mesure que les forces stratégiques soviétiques se développent et que les Soviétiques se font une idée de plus en plus précise de la nature de la future guerre, la fonction déclaratoire décroît au profit de réalités plus tangibles.
29Peut-être également – certaines allusions peuvent le suggérer – l’URSS revient-elle à la conception qui, malgré tout, a toujours été la sienne : celle d’un conflit continental limité à l’Europe. Certains auteurs américains ont fixé un tournant dans ce sens entre décembre 1966 et avril 1967. Il semble en fait que, si tournant il y a, il aurait eu lieu plus tôt. Mais l’on peut également envisager l’hypothèse selon laquelle la conception d’un échange nucléaire entre les systèmes centraux, si elle a effectivement prévalu, n’a pu, au mieux, avoir cours que pendant un laps de temps très bref : entre 1963 et 1964. Ainsi, derrière les mots, on peut penser que l’URSS n’a jamais pu sérieusement envisager une telle éventualité : avant 1963 par incapacité matérielle de la réaliser ; et, lorsque cette capacité est apparue, par raison.
1964 ou 1966 ?
30En 1987, paraissait, sous la plume d’un soviétologue américain – considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la stratégie navale soviétique – un ouvrage dont la thèse principale consistait à démontrer qu’entre décembre 1966 et avril 1967, s’était produit un tournant radical dans la pensée militaire – et dans la stratégie – soviétique15. Fort utile et intéressant sur le plan méthodologique, cet ouvrage tente de démontrer que, dans l’intervalle de ces quatre mois, a été prise une décision politique qui, de fait, aurait rendu périmé le « discours sokolovskien » du début des années soixante.
31On a déjà vu quelles étaient les limites de ce « discours sokolovskien » et que la stratégie qui en découlait était, en fait, plus celle de la fin des années cinquante que celle des années soixante. Il s’agissait d’une stratégie fondée sur une incapacité de l’URSS à frapper le territoire américain, à la fois pour des raisons quantitiatives et qualitatives. Cette infériorité était compensée par un discours triomphaliste, voire catastrophiste, plus fondé sur des considérations d’ordre politique et idéologique que militaire.
32Ceci constitue également l’un des points de départ de l’ouvrage de McGwire. Par différentes déductions, celui-ci tire la conclusion que, entre la fin de 1966 et le début de 1967, les dirigeants politiques et militaires soviétiques ont abandonné ce qui faisait office de dogme, en l’occurrence l’idée d’un conflit majeur pouvant conduire à la destruction des deux sanctuaires. En d’autres termes, si une confrontation décisive entre les deux systèmes devait se produire, elle devrait pouvoir être limitée au continent européen et, dans la mesure du possible, éviter d’atteindre le territoire soviétique.
33Cette idée que l’URSS, comme les Etats Unis, n’auraient jamais réellement envisagé un conflit majeur, un « grand échange » nucléaire entre eux deux, est, en soi, parfaitement satisfaisante et correspond effectivement à tout le non-dit du discours soviétique depuis les années cinquante. Mais la démonstration qui est faite par M. McGwire et surtout la corrélation qu’il établit entre le facteur temporel, l’état de la politique, l’évolution des armements et celle des idées, ne paraît pas réellement convaincante. De surcroît, pour pouvoir parler, en URSS, d’un authentique changement doctrinal, celui-ci doit avoir été repris à leur compte par les principaux dirigeants politiques et militaires – secrétaire général, ministre de la défense et premier ministre, à la rigueur par le chef d’état-major si ce dernier a une personnalité comme en ont eu, en leur temps, Sokolovskij ou Ogarkov.
34Or, les inflexions du discours, décrites avec beaucoup de minutie par McGwire n’ont pas été reprises par les dirigeants politiques avant la fin des années soixante-dix ou le début des années quatre-vingt. Dans ces conditions, l’on peut certes considérer que, à l’époque, il y a eu débat sur la question de la première phase – nucléaire ou non – de la guerre, sur sa durée – brève, si elle est immédiatement nucléaire ; prolongée si elle comprend une première phase classique – et que ce débat trouve son issue quelque dix ans plus tard.
35Mais, sans partager l’analyse de Mc Gwire, il est indéniable que son ouvrage conduit, rétrospectivement, à s’interroger sur la véritable durée de validité du « concept sokolovskien » des frappes nucléaires massives dès la phase initiale de la guerre, et prévoyant une guerre courte, mais sans pour autant exclure un conflit prolongé.
36En fait, Mc Gwire, tout en démontrant l’existence d’un tournant à la fin de 1966, n’en reconnaît pas moins que la « période 1967-1975 a été une période de transition pour les concepts stratégiques et opératifs »16, durant laquelle l’une et l’autre conception ont coexisté, le pouvoir politique n’ayant pas fait son choix. Il y a donc contradiction entre l’affirmation, de cette estimation de l’existence d’un tournant fondamental en 1966-67 et ce qui vient d’être dit.
37Mais il est aussi indéniable que, vers le milieu des années soixante, s’est produit un tournant conceptuel dans la réflexion stratégique soviétique, un tournant qui a fait entrer la pensée militaire dans une véritable logique du nucléaire. Ce que perçoit Mc Gwire en 1966-67 semblerait plutôt n’être que l’apparition d’un élément nouveau dans le débat stratégique qui ne trouvera son issue qu’une dizaine d’années plus tard, à la fin des années soixante-dix.
38De plus, ce tournant a-t-il vraiment eu lieu entre décembre 1966 et avril 1967. Il semble, en fait, que si l’élément nouveau apparaît explicitement à cette date, il a été annoncé bien avant, par une série d’articles qui montrent que, dès 1964-65, les Soviétiques avaient relativisé leurs conceptions antérieures parce qu’ils pensaient la stratégie autrement. Ces inflexions, ces signes, sont autant le fait de changement de politique intérieure – chute de Khrouchtchev, adoption de ce que l’on pourrait qualifier de « loi de programmation militaire » pour les vingt ans à venir – que des changements en matière de politique internationale – annonce du concept des MAD, escalade au Vietnam, théorie des « deux guerres et demi » à mettre en corrélation avec le conflit sino-soviétique, relance du discours sur le revanchisme allemand.
39Cet ensemble, lié également au progrès de l’armement, a insensiblement conduit à une relativisation du dogme et à repenser la notion de guerre limitée, de conflit qui, au moins dans sa première phase, pourrait ne pas être nucléaire. Ceci s’est notamment manifesté par une recrudescence d’articles sur l’opération de base de l’art opératif, et ce, dès 1964. De plus, le fait que, durant l’année 1965, on ait pu constater, chez des auteurs qu’a priori l’on ne peut qualifier d’hérétiques, plusieurs références sur la fonction dissuasive des armes nucléaires stratégiques, peut renforcer cette hypothèse d’un changement antérieur à 1966.
40Enfin, le développement des systèmes anti-missiles – quelle qu’ait pu être leur degré d’efficacité – peut également venir étayer cette hypothèse d’une volonté de sanctuarisation des deux superpuissances, même si un conflit devait éclater entre les deux systèmes.
L’opération en profondeur
41C’est à partir de 1964 que la littérature militaire soviétique remet au goût du jour la théorie des opérations en profondeur, soit directement soit en relation avec l’histoire. C’est en effet au cours des années vingt qu’est introduite, notamment par Frounze, une catégorie intermédiaire dans l’art militaire : l’art opératif. Celui-ci correspond à ce que, à l’ouest, l’on appelle la grande tactique ou la petite stratégie. La manœuvre principale correspondant à cette catégorie intermédiaire est celle de l’opération en profondeur, mise au point au cours de la décennie suivante, notamment par Toukhatchevskij et Triandafilov. Elle est menée principalement par des forces aéro-terrestres – et notamment une combinaison char/aviation – destinées à effectuer une percée décisive dans la profondeur des lignes adverses.
42Ce type d’opération a été mené à plusieurs reprises – après la réhabilitation de fait des idées de Toukhatchevskij – au cours de la Seconde Guerre mondiale, notamment lors de la bataille de Koursk. Quelque peu tombée en désuétude avec l’apparition des armes nucléaires et des missiles, elle revient brièvement à l’ordre du jour durant l’année 1955 – année où l’on remet à l’honneur le principe de la surprise et des frappes préemptives – puis, de nouveau, à partir de 1964 et surtout de 1965. Cet intérêt renouvelé de l’opération en profondeur ne saurait être compris comme totalement innocent. Il est indéniablement le reflet d’une préoccupation nouvelle de la part des stratèges soviétiques qui pourraient, par là, tenter de relativiser le dogme établi de la frappe nucléaire massive... par la réintroduction d’un autre dogme préexistant !
43S’agit-il là d’un nouvelle « fronde » des officiers des armes classiques qui, dans la perspective et à la suite de la chute de Khrouchtchev, cherchent à imposer leur point de vue ? En fait, compte tenu de la multiplication des références, il semblerait que l’on ait affaire à un processus plus profond, correspondant à une réévaluation plus globale du discours militaire.
44Est-ce à dire qu’en 1964-65, la stratégie des frappes nucléaires massives dès la phase initiale de la guerre a vécu ? Il serait quelque peu excessif de l’affirmer. Par contre, semble se mettre en place une stratégie alternative, ou peut-être même un double discours stratégique conduisant à la réévaluation des conceptions de Khrouchtchev-Malinovskij-Sokolovskij.
45De même qu’à la fin des années cinquante, on l’a vu, il est peu vraisemblable que l’URSS ait envisagé – ou ait pu envisager – autre chose qu’une guerre mondiale limitée à l’Europe, il semblerait que la rationnalité militaire ait conduit à faire de même quelques années plus tard, malgré les changements intervenus en matière d’armement – ou peut-être justement en raison même de ces changements.
46Il pourrait à ce moment s’être produit une dissociation du discours stratégique officiel qui se serait scindé en un discours strictement politique reprenant le dogme sokolovskien et un discours plus opérationnel qui aurait privilégié l’hypothèse d’un conflit classique et limité dans l’espace, au moins dans sa première phase. Ce dernier discours n’aurait, à la différence du premier, reçu aucune caution du pouvoir politique, en raison notamment de la détente qui s’engageait alors avec les pays de l’Europe de l’ouest. De plus, la réintroduction du double aspect de la doctrine militaire, avec la caution du ministre de la défense, s’inscrit parfaitement dans cette logique et prend tout son sens. Ces deux discours auraient ainsi coexisté jusqu’à la fin des années soixante-dix, jusqu’à ce que la stratégie sokolovskienne soit officiellement déclarée périmée.
47Les allusions à l’opération en profondeur se sont ainsi multipliées dans la presse, ouverte ou non, tant quotidienne que périodique, dès le début de 196417, mais surtout au cours de l’année suivante.
48Dès le mois de janvier 1965, la revue d’histoire militaire publie un article consacré au « développement de la théorie de l’art opératif soviétique dans les années trente »18. La même revue consacrait, quelques mois plus tard, un long passage au thème de l’opération en profondeur dans un article plus général. Il y était notamment fait allusion à son insuffisante mise au point à la fin des années trente, et à sa validité toujours d’actualité. En d’autres termes, le message contenu dans cet article est de réaffirmer la nécessité d’actualiser et de perfectionner cette conception19.
49Ceci est encore plus clairement exprimé lorsque l’auteur de l’article affirme que « la révolution dans la chose militaire n’exclut en rien la possibilité d’utiliser à l’avenir toutes les différentes formes d’action militaire qui ont prévalu dans le passé » et d’appeler à leur étude approfondie. Une étude d’autant plus nécessaire que « la presse militaire étrangère, ces derniers temps, attire l’attention sur la possibilité d’actions militaires sans usage de l’arme nucléaire »20.
50Mais, à côté des messages transmis à travers l’histoire, d’autres affirmations, bien plus directes et abondant dans le même sens, ont été publiées durant cette même année. Ainsi, en novembre, le général Lomov, dans son article déjà cité, insiste-t-il, lui aussi, sur la nécessité de l’actualisation de la théorie de l’opération en profondeur. En fait, sa formulation est quelque peu ambiguë – mais sa tâche était moins facile que pour les historiens – dans la mesure où il voit dans la guerre nucléaire l’une des formes contemporaines de l’opération en profondeur. Mais encore plus ambiguë est sa formulation, selon laquelle « une frappe simultanée au moyen de coups nucléaires et classiques dans toute la profondeur des formations opératives des groupements de forces adverses transforme l’opération actuelle en conduite simultanée d’actions armées contre plusieurs échelons de la profondeur opérative.21
51Le message sur l’actualité de l’opération en profondeur a également fait l’objet de publications dans la revue Voennaja Mysl’. Cette corrélation et cette similitude renforce encore le poids des articles publiés dans la presse ouverte et l’importance qui est, de nouveau, accordée à cette question. Sans que l’on puisse déterminer l’importance quantitative exacte des articles sur l’opération en profondeur publiés dans Voennaja Mysl’ faute d’un accès aux sources directes, on peut relever l’existence d’au moins trois articles publiés en 1964 et d’un en 1966, abordant directement ou non cette question. Cela dit, l’importance relative que l’armée de l’air américaine a accordée à ce thème ne peut être a priori considérée comme exempte de préjugés, ni d’objectifs politiques internes aux Etats Unis et à l’OTAN, et qui correspondent à la date de publication de la traduction de ces articles « choisis ». 1982 est en effet une année où l’on parle beaucoup, dans la presse spécialisée occidentale, de la création des Groupes de Manœuvre Opérationnelle (GMO), fer de lance de cette opération en profondeur22.
52Mais ces articles de 1964 et 1966 n’en existent pas moins et correspondent indéniablement à une réalité du moment. On retrouve d’ailleurs, dans ces articles, la même perspective que celle présentée dans la littérature ouverte, notamment dans le premier des articles de cette série qui utilise l’approche par l’histoire23. Comme toujours, sa conclusion tend à démontrer l’ actualité du sujet traité. On constate ainsi que, alors que Kuročkin avait, dans le corps de son article, insisté sur les seules forces blindées, il conclut que « l’expérience du soutien aérien des armées blindées est très importante pour les opérations modernes. Bien sûr, le soutien des groupements de chars sera considéré d’une toute autre manière en raison de l’utilisation des armes nucléaires y compris par l’aviation. Dans le même temps, il est impossible de ne pas compter sur l’aviation porteuse de munitions classiques tant dans une guerre nucléaire que dans une guerre non-nucléaire »24.
53Publié en novembre 1964, cet article de Kuročkin montre ainsi que, dès cette époque, toutes les hypothèses conflictuelles étaient envisagées et notamment celle d’un conflit non-nucléaire sur un modèle proche de celui de la dernière guerre. Mais il est tout aussi vrai que Kuročkin ne s’est jamais fait remarquer par son modernisme en matière de pensée militaire et qu’il n’est sans doute pas le porte-parole de l’innovation dans la revue de l’état-major !
54De même que l’article de Kuročkin précédait de quelques semaines celui que faisait publier Isserson dans la revue d’histoire militaire, de même, mais en sens inverse, un article de Voennaja Mysl’ allait succéder à l’article de Lomov de novembre 1965. De même que les articles historiques abordaient essentiellement – et cela était parfaitement logique – les opérations en profondeur menées par les armes classiques, de même l’article du général major Dželauhov aborde-t-il en priorité, comme celui Lomov, la fonction des armes nucléaires dans ces opérations25. Le général Dželauhov a été l’un des principaux théoriciens militaires de cette époque à l’Académie de l’Etat-Major, responsable, notamment, de cours de stratégie dont la chaire était tenue alors par le général Lomov. On a donc affaire ici à deux articles, présentant deux perspectives différentes, correspondant à leurs supports éditoriaux respectifs, mais reflétant une seule et même école de stratégie.26
55Comment la revue confidentielle présente-t-elle ces frappes en profondeur ? Comme Lomov, Dželauhov aborde esssentiellement la question dans la perspective d’un conflit nucléaire et cherche à appliquer une théorie élaborée quelque trente ans auparavant à la « révolution dans la chose militaire ». L’ambiguïté cependant demeure au sujet de l’équivalence entre la théorie des opérations en profondeur à l’âge nucléaire et à l’âge pré-nucléaire. S’agit-il de la frappe nucléaire massive initiale ou bien s’agit-il d’une conception d’emploi plus opérative ?
56La réponse à cette interrogation est, en fait, fonction de la définition du terme de « théâtre ». Car, ces frappes en profondeur sont portées sur le théâtre des opérations militaires (TVD) et sur « le pays situé dans la profondeur de ce théâtre »27. En d’autres termes, peut-on envisager que les Etats Unis constituent un théâtre d’opération ? Ceci ne correspond pas à ce que l’on sait de la planification militaire soviétique. Par contre, ce qui est évident, est que l’Europe constitue indéniablement un théâtre – et même plusieurs ! – pour les Soviétiques. Et que, pour ce théâtre, les Soviétiques envisagent normalement l’emploi de moyens nucléaires stratégiques. Ceci reviendrait à renforcer l’hypothèse selon laquelle les Soviétiques auraient toujours envisagé la conduite d’un conflit limité en Europe28.
57Une autre ambiguïté apparaît également dans cet article : celle de l’usage ou non de l’arme nucléaire dans ces attaques en profondeur. Il y est, en effet, affirmé que « les attaques en profondeur sont menées par les efforts combinés de tous les types de forces armées ». Et Dželauhov ajoute que « les attaques menées au moyen des missiles stratégiques sont une partie constitutive de la première attaque de missiles nucléaires »29. Or, l’emplacement des qualificatifs contenus dans ces affirmations ne laisse pas de surprendre. On aurait pu, en effet, s’attendre à voir qualifiés de nucléaire les missiles stratégiques, dans la première partie de la phrase, et de stratégiques les missiles nucléaires, dans le seconde partie. Or, il y a dissociation des deux ensembles.
58Ceci pourrait-il laisser sous-entendre que des missiles stratégiques pourraient être dotés de charges classiques et que les seules armes nucléaires, dont on envisage l’emploi dans une telle attaque, seraient les missiles tactiques ? Ceci correspondrait alors à certaines hypothèses envisagées par les Etats Unis et l’OTAN et que la littérature soviétique a largement critiquées. Mais l’on peut également comprendre cette affirmation comme visant à démontrer que les missiles intercontinentaux n’ont pas la même importance stratégique que les autres types de missiles et, par là, que l’objectif principal n’est pas le territoire américain mais le théâtre européen.
59Ainsi, derrière les aspects strictement militaires, cet article pose de nombreuses questions et ouvre un certain nombre d’incertitudes. Il n’est, en effet, plus affirmé aussi péremptoirement que par le passé qu’une guerre sera nécessairement nucléaire dès sa phase initiale. Mais, de cela, on ne peut pour autant déduire immédiatement que les Soviétiques auraient abandonné le concept sokolovskien et adopté le principe de la guerre conventionnelle, au moins dans sa première phase. Il semblerait plutôt que, encore une fois, l’on cherche à faire coexister les deux options – pour autant qu’elles n’aient pas, en permanence, été envisagées – au moins implicitement.
60Ces deux conceptions coexistantes sont-elles contradictoires, voire incompatibles ? En fait, non. Car que disent précisément ces deux discours ? Le « dogme » sokolovskien prévoit une frappe massive au moyen de missiles nucléaires stratégiques dès la première phase de la guerre, simultanément sur les objectifs militaires et les centres de décision de l’adversaire. L’autre option est celle d’un conflit qui doit éclater en Europe. Un tel conflit sera tout autant le reflet de la confrontation entre les deux systèmes, entre les deux alliances militaires. Lorsque l’URSS annonce qu’elle portera une frappe sur la concentration des forces adverses et notamment de ses forces nucléaires, cela n’implique pas nécessairement qu’elle entende par là des forces situées aux Etats Unis. Ces derniers disposent, en effet, de nombreuses forces déployées en Europe et notamment des bombardiers stratégiques porteurs de l’arme nucléaire. Il est, par conséquent, possible d’interpréter le discours soviétique, autant dans sa version maximaliste – le « grand échange » entre les systèmes centraux – que dans sa version « limitée », mettant également en œuvre ses missiles nucléaires, intégrés dans les forces stratégiques, mais de portée intermédiaire.
61Cette inflexion du discours pourrait également avoir été influencée par les changements intervenus dans la politique internationale, tant au vu des conflits en cours que des changements conceptuels chez l’adversaire.
Les facteurs externes de changement
62Dès l’adoption, en 1962, par les Etats Unis de la doctrine de riposte graduée (doctrine Kennedy-Mc Namara), les Soviétiques ont réagi de façon extrêmement critique. Mais, le contraire eut été anormal. Pourtant, cette nouvelle doctrine, derrière les critiques affichées, pourrait, au moins dans un deuxième temps, avoir, en fin de compte, satisfait l’URSS. Sans aller jusqu’à dire, comme nous l’affirmait le général Mil’stejn en 1987, que l’URSS a, de fait, toujours eu la même doctrine stratégique que les Etats Unis, et notamment une conception de riposte graduée en cas de conflit en Europe30, il était évident que l’idée de la préservation du sanctuaire national – de même que les américains cherchaient à préserver le leur – n’a pas pu réellement déplaire à l’URSS. Ceci explique sans doute pourquoi, en 1964-65 paraissent dans la presse soviétique toutes ces allusions à la fonction dissuasive des armes nucléaires stratégiques. Dès le moment où l’URSS détient une réelle capacité de frapper directement le territoire américain et où, dégagée de l’obligation de promouvoir le discours à la fois triomphaliste et catastrophiste khrouchtchévien, elle peut concevoir son armement stratégique intercontinental comme ayant une fonction d’abord politique.
63Reste par conséquent l’hypothèse d’un conflit « limité » à l’Europe et mettant en œuvre des armes classiques voire nucléaires tactiques ou tactico-opératives. Car, dans le même temps où se développe la doctrine Kennedy-Mc Namara et où transparaît la conception des MAD, les Etats Unis énoncent le principe des « deux guerres et demi »31 Il s’agit pour les Etats Unis d’avoir la capacité de mener deux conflits majeurs – en l’occurrence en Europe et en Asie – ainsi qu’un conflit local, dans le tiers-monde. Là encore, si les Soviétiques critiquent violemmment ce principe, il n’en est pas moins certain qu’il leur a donné à réfléchir quant à leur capacité à soutenir au moins deux conflits majeurs, conflits qui, à la différence des Etats Unis, se seraient situés à leur périphérie immédiate. Car, à côté de l’Europe, le différend sino-soviétique prend en ce milieu des années soixante, une dimension nouvelle. Sous le conflit idéologique, transparaît de plus en plus nettement un conflit inter-étatique – classique et ancestral – prenant une forme de confrontation armée plus immédiate, pour aboutir à la grande crise de 1969.
64On pourrait ainsi considérer que, sans que cela se manifeste officiellement – c’est à dire dans le discours strictement politique au plus haut niveau-dés 1964, peut-être même dès avant la chute de Khrouchtchev, ait été effectué un aggiornamento de la doctrine stratégique soviétique, sous forme de « fronde » ou de « ballon d’essai ».
65Quelle a été l’influence – ou le soutien – du maréchal Malinovskij dans cette réévaluation ? On manque d’éléments pour le déterminer précisément mais certains indices pourraient laisser supposer qu’il a au moins laissé faire. Si l’on en croit par ailleurs l’ouvrage publié à l’occasion du soixantième anniversaire de l’armée rouge, l’objectif de cette contestation du discours officiel et public aurait été une remise à de justes proportions du rôle des armes nucléaires stratégiques : « après le plénum d’octobre, ont été corrigées certaines erreurs concernant une sur-évaluation du rôle des armes nucléaires »32.
66C’est donc bien à ce moment – ou dès ce moment – que la stratégie khrouchtchévo-sokolovskienne a été réévaluée. Pourtant, il est paradoxal de constater que, malgré ces inflexions, malgré les différents articles publiés par Sokolovskij et qui retranscrivaient ces inflexions, la troisième édition de son manuel ait maintenu, pour l’essentiel, la ligne générale de ses premières éditions. Certes, des nuances ont-elles été apportées, mais le « dogme » qui avait été fixé en 1960 a été maintenu. Il le sera, officiellement, jusqu’à la fin des années soixante-dix.
Notes de bas de page
1 Voir notamment BODANSKY (Y), « 1985 – a turning point in Soviet Defense », Jane’s Defense Weekly, 9, février 1985, p. 212.
2 Mir i Razoruženie. Naucnye Issledovanija (La paix et le désarmement. Recherches scientifiques), Moscou, Nauka, 1980, p. 174-205.
3 GANTMAN (V), cité dans LYNCH (A), The Soviet Study of International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 32.
4 Ibid. p. 33.
5 Il faut attendre la fin des années quatre-vingt pour assister à une authentique prise de distance à l’égard de quelques, et de quelques seulement, éléments de l’idéologie.
6 SUSK. O (N), KONDRATKOV (T), Metodologičeskie Problemy Voennoj Teorii i Praktiki (Problèmes méthodologiques de la théorie et de la pratique militaires), Moscou, Voenizdat, 1966, 328 p.
7 Voir par exemple NIKOL’SKIJ (N), op. cit.
8 La Sociologie en URSS (Rapport des membres de la délégation soviétique au VIème Congrès Mondial de Sociologie), Moscou, Progress, 1966, 320 p. .
9 Ibid. p. 5.
10 Ibid. p. 23.
11 Ibid. p. 191-201.
12 Ibid. p. 192-193.
13 Ibid. p. 163.
14 Ibid. p. 165.
15 Mc GWIRE(M), Militarv Objectives in Soviet Foreign Policy, Washington, Brookings, 1987, 534 p.
16 Ibid. p. 43.
17 Voir notamment Krasnaja Zvezda, lOjanvier et 6 juin 1964.
18 ISSERSON (G) « Razvitie teorii sovetskogo operativnogo iskusstva v 30-gody », VIZ, 1, 1965, p. 36-46 et 3, 1965, p. 48-61.
19 ALTUHOV (P), « Voenno-istoričeskij opyt i razvitie voennogo dela » (L’expérience historique militaire et le développement de la chose militaire), VIZ, 9, 1965, p. 5.
20 Ibid. p. 8.
21 LOMOV(N), KVS, 21, 1965, art. cit. p. 21.
22 Selected Readings from Military Thought 1963-1973, Washington, USGPO, 2 tomes, 1982, 252 p et 225 p.
23 KUROCHKIN (P), « Operations of tank armies in operational depth », in Ibid., T. 1, p. 62-84. Sous réserve que d’autres articles, non traduits par l’USAF, n’aient pas été publiés dans Voennaja Mysl’.
24 Ibid. p. 83-84.
25 DZHELAUKHOV (KH), « The infliction of deep strikes », in Selected Readings..., op. cit. T. 1, p. 106-115 (paru dans Voennaja Mysl’ en février 1966).
26 Voir notamment Akademija Genstaba, op. cit. p. 137.
27 DZELAUHOV (KH), art. cit. p. 108.
28 On n’oubliera pas que les forces des missiles stratégiques incluent les missiles de portée intermédiaire, alors les SS 4 et SS 5, puis, à partir du milieu des années soixante dix des SS 20.
29 Ibid. p. 114.
30 Entretien avec le général Mil’stejn à l’institut des Etats Unis et du Canada, à Moscou, en juin 1987.
31 Voir notamment BABAKOV (A), op. cit. p. 142.
32 Sovetskie Vooružennye Sily... op. cit. p. 476.
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