Conclusion de la première partie. Les relations franco-soviétiques à l’ère de la détente grands traits et problèmes
p. 203-211
Texte intégral
1Indéniablement, l’ère de la détente, de 1964 à 1974, a représenté pour les relations franco-soviétiques, une période privilégiée, sans précédent dans l’histoire des relations bilatérales, tant par son ampleur que par la variété des domaines qu’elle a embrassés.
2Si l’on compare cette période de la détente aux périodes antérieures d’entente cordiale franco-soviétique (1924, 1935-36, 1956-57), la différence est manifeste : en 1924, la reprise des relations est une reprise essentiellement politique ; en 1935, des intérêts géopolitiques et économiques sont à l’origine du rapprochement ; en 1956, la réconciliation après la guerre froide s’amorce sur des bases culturelles. Jamais durant ces trois périodes, les dimensions politique, économique et culturelle ne sont véritablement confondues. Elles le sont par contre durant la décennie de la détente, où le dialogue strictement politique qui conduit à l’établissement de consultations régulières au plus haut niveau, est étayé par des relations économiques privilégiées et des échanges scientifiques et culturels dynamiques.
3Si ces relations privilégiées sont sans précédent dans l’histoire des relations bilatérales, elles le sont aussi dans l’histoire des rapports Est-Ouest et en ce sens, France et Union Soviétique font largement figure de pionniers.
4Alors que les autres pays, à peine sortis de la guerre froide, continuent de garder entiers leurs préjugés et se manifestent mutuellement de la défiance, les Etats français et soviétique s’engagent dans un nouveau type de relations en multipliant les structures de dialogue : l’on institue une ligne politique directe entre Paris et Moscou ; l’on crée une infastructure économique et commerciale, avec la mise en place de la « Grande » Commission, l’instauration de la Chambre de Commerce franco-soviétique et la signature de nombreux accords ou de protocoles d’accords économiques et commerciaux ; enfin, l’on s’oriente vers une véritable coopération scientifique dans des secteurs de pointe (énergie nucléaire, espace) et des relations culturelles régulières grâce à l’adoption de protocoles biennaux et d’accords plus ponctuels comme en 1967 dans le domaine cinématographique.
5 Ces différentes instances visent toutes à établir un dialogue dénué de préjugés et de mythes, et à travers une connaissance plus authentique de l’autre, à instaurer des liens durables entre les deux pays.
6La détente franco-soviétique s’inscrit dans la durée et ce facteur est d’une très grande importance : de part et d’autre en effet, l’on tient à des liens durables et ni l’élection d’un nouveau président de la République en France ni les remous politiques qui en U.R.S.S. marquent l’ascension au pouvoir personnel de Leonid Brejnev, n’apportent de remise en cause de cette orientation diplomatique.
7Pourtant, la détermination montrée de part et d’autre est à la mesure des réactions internationales défavorables qu’elle suscite : les dirigeants chinois condamnent sans rémission tout rapprochement de l’Union Soviétique avec l’Occident1 ; en 1966, l’administration américaine se montre très hostile à l’égard du voyage en U.R.S.S. du général de Gaulle et ce d’autant plus qu’il coïncide avec le retrait français de l’O.T.A.N. ; en 1968, lors du coup de Prague, les presses américaine et britannique dénonce les errements diplomatiques de l’Etat français qui l’ont conduit à « pactiser » avec le diable...
8Cette hostilité, loin de se limiter au champ politique, s’étend à tous les domaines concernés par ce rapprochement bilatéral et atteste indirectement de l’ampleur de ce dernier :
9En 1964, la presse américaine, reflétant le sentiment des autorités fédérales, s’en prend violemment aux dirigeants français qui au mépris des accords de Berne, accordent à l’Etat soviétique des crédits d’une durée supérieure à cinq ans et mettent ainsi à mal la solidarité occidentale. Ce thème d’une solidarité bafouée surgit également lorsque les projets franco-soviétiques de coopération économique se heurtent aux restrictions du C.O.C.O.M. ; c’est en particulier le cas lors du projet de coopération industrielle informatique, élaboré sous la présidence du général de Gaulle ; là, à la différence de la négociation de l’accord de 1964, l’influence américaine sera suffisamment forte pour entrâver le projet et finalement le faire échouer. Enfin, dans le domaine scientifique, les responsables américains ont à maintes reprises mis en garde leurs homologues français contre un rapprochement hasardeux avec l’Etat soviétique, – principalement dans la recherche spatiale –, dont les conséquences pourraient être dangereuses pour cette même solidarité occidentale... Seul le champ des relations culturelles, parce que moins « sensible », semble donc avoir échappé aux critiques et aux inquiétudes américaines.
10 Cette position des autorités américaines souligne à quel point le rapprochement franco-soviétique, – du moins dans la phase initiale de la détente –, « fait peur », « inquiète », en introduisant dans la configuration des relations internationales un nouvel élément d’incertitude. A partir de 1972-73 par contre, avec la généralisation de la détente, le dialogue franco-soviétique n’est plus un phénomène marginal ; il se double d’un dialogue germano-soviétique, d’un dialogue américano-soviétique et en conséquence, perd beaucoup de sa « nocivité ». Il devient alors un « modèle », un exemple et il est à noter que plusieurs des accords contractés par FU. R.S.S. avec des pays occidentaux, dans la seconde moitié des années 70, s’inspireront très précisément des précédents franco-soviétiques. Ce sera en particulier le cas de certains accords américano-soviétiques et germano-soviétiques...
11Phénomène marginal du moins dans sa phase initiale, phénomène global, puisqu’il concerne tant le champ politique que le champ économique ou culturel, phénomène subversif aux yeux des tenants d’un monde clairement coupé en deux, le rapprochement franco-soviétique des années 60 et 70 n’a pas revêtu la même signification en France et en U.R.S.S. et, comme tel, il n’échappe pas à un certain nombre d’ambiguïtés.
12Durant la décennie 1964-1974, l’Union Soviétique est essentiellement préoccupée de son rayonnement politique et économique. Un rayonnement politique accru est susceptible de l’aider à parvenir à son objectif majeur qui est alors la consécration par la « légalisation » du status quo hérité de la Seconde Guerre Mondiale, et dans cette optique, l’appui de la France, première puissance politique, militaire et nucléaire du vieux continent, peut être un atout.
13Par ailleurs, le pays traverse alors de sérieuses difficultés économiques et cherche, par des moyens très différents (tentatives de réformes économiques intérieures, place accrue accordée au commerce extérieur considéré comme un « électrochoc » nécessaire...) à dynamiser et à rentabiliser son appareil de production. Ce souci nouveau d’une « dynamisation » et d’une « rentabilisation » de l’économie s’explique tant par la volonté interne d’avoir une économie plus performante, que par la volonté idéologique de rattraper le niveau de vie des pays capitalistes afin de pouvoir offrir aux pays du Tiers-Monde alors à la recherche de leur propre voie, l’image séduisante d’un socialisme dynamique et efficace. Ces éléments expliquent pourquoi l’Etat soviétique se montre tout au long de cette décennie particulièrement attaché aux questions diplomatiques et économiques, manifestant dans ces deux domaines, une indubitable « bonne volonté » à l’égard de son partenaire français. Sur le plan politique, cette bonne volonté apparait dans le « traitement de faveur » dont bénéficient la France et ses gouvernants, au moins jusqu’en 1973-74. Alors que les autres pays occidentaux sont fréquemment la cible privilégiée des médias soviétiques, la France se trouve épargnée par ces attaques. Ce souci d’apaisement caractérise également les relations économiques et commerciales. Alors qu’une distorsion flagrante existe tout au long de la période entre le grand nombre (plus d’une centaine) de contrats de coopération passés au profit de l’industrie française et l’infime nombre de contrats au bénéfice de l’industrie soviétique (une dizaine de 1966 à 1974), les Soviétiques se sont contentés de dénoncer verbalement cette inégalité, sans toutefois adopter de mesures de rétorsion ou de représailles, alors que ces décisions, dans un pays où l’Etat a le monopole du commerce extérieur, n’auraient pas représenté une insurmontable difficulté... Il semble donc que du côté soviétique, une sorte de « gentleman’s agreement » se soit établi sur les questions politiques et économiques à l’égard de la France, parce que ces questions constituaient aux yeux des dirigeants soviétiques des impératifs majeurs. Par contre, pour ces mêmes dirigeants, les questions culturelles importent beaucoup moins et comme telles n’appellent ni compromis ni bonne volonté particulière. Les relations culturelles participent certes de la « diplomatie culturelle » mais l’enjeu de cette diplomatie vise davantage les pays en voie de développement, jugés plus « vulnérables », que les pays occidentaux perçus comme des citadelles idéologiques du capitalisme difficiles à prendre. Par ailleurs, les questions culturelles apparaissent aux yeux des dirigeants soviétiques comme dangereuses, « subversives » : Au moment où le processus d’Helsinki est en cours, où les pays occidentaux se déclarent de plus en plus nettement et fréquemment favorables à la libre circulation des hommes et des idées, le champ culturel peut devenir une arme politique, en ce qu’il peut aider à « mesurer » d’une manière tout à fait claire, le degré et les limites de cette ouverture tant prônée par l’Etat soviétique. C’est pourquoi ce dernier a volontairement accordé aux relations culturelles une importance secondaire, leur donnant de plus une définition stricte, de nature à se protéger au mieux de leur « nocivité ».
14Du côté français, les priorités sont differentes : les relations avec l’Etat soviétique sont perçues dans leur globalité, dans leurs composantes tant politiques et économiques que scientifiques et culturelles. Toutefois, au-delà de ce trait général saillant, quelques nuances s’observent entre les deux présidences : dans la période gaullienne, la « grande » politique prônée par le président s’appuie sur deux piliers essentiels : la diplomatie et le champ culturel et scientifique. Pour le général de Gaulle en effet, toute « politique de grandeur » se définit par le rayonnement diplomatique d’un Etat, sa capacité à intervenir efficacement sur la scène internationale, sa crédibilité. Toute la politique gaullienne à l’égard de l’U.R.S.S. (qui vise à faire de la France un « intermédiaire obligé » entre l’Est et l’Ouest), s’inscrit dans cette quête de rayonnement et de crédibilité. Parallèlement, et en cela fidèle à l’esprit de la IIIe et de la IVe Républiques, cette politique de grandeur est indissociable d’un rayonnement culturel et scientifique de grande envergure. La place dévolue au ministère de la Culture devenu ministère d’Etat, le choix à sa tête d’une personnalité aussi forte et aussi riche qu’André Malraux, sont autant d’éléments qui attestent de l’importance accordée par le général au rayonnement culturel et scientifique de la France et de son attachement à l’idée messianique d’une « mission » culturelle mondiale du pays. C’est durant la présidence du général de Gaulle que les grands axes de la coopération scientifique et technique (nucléaire, espace) sont définis et que les premiers projets sont mis en œuvre. Par rapport à ces deux priorités, les questions économiques et commerciales apparaissent comme en retrait.
15Par contre, sous la présidence de Georges Pompidou, les priorités changent quelque peu ; la France, qui a pris conscience de la nouvelle donne internationale, ne se définit plus comme une grande puissance, mais comme une puissance moyenne au coeur de l’Europe ; l’idée d’une « mission » politique de la France subsiste mais, plus réaliste, cette dernière est désormais indissociable de l’aventure européenne et ne s’oppose pas à elle. En conséquence, l’Etat français ne poursuit plus l’objectif, de plus en plus chimérique, de servir d’interlocuteur entre l’Est et l’Ouest. Si la volonté d’entretenir des relations politiques cordiales avec l’Etat soviétique est toujours présente, la signification de ces relations n’est plus aussi essentielle qu’auparavant : les relations franco-soviétiques constituent un des exemples de l’attachement français à une « pluralité » des contacts, mais elles ne constituent plus un instrument privilégié du rayonnement diplomatique de la France ; elles ne servent plus à affirmer aux yeux des autres pays occidentaux, une différence, une spécificité française. De même, l’affirmation culturelle, devenue autant française qu’européenne, est moins importante que dans la période gaullienne. Par contre, les questions économiques et commerciales se trouvent propulsées au premier plan, reflétant ainsi l’évolution de la notion même de puissance et de pouvoir répandue dans les sphères gouvernementales : à l’idée d’une primauté du champ diplomatique sur le champ économique, se substitue l’idée inverse, qui fait de l’arme économique et commerciale, un instrument privilégié de la puissance. Et dans ce domaine, le gouvernement français soucieux de ménager son partenaire soviétique, a lui-même manifesté une bonne volonté qui s’est en particulier traduite par une politique de libération des contingents frappant les produits en provenance d’U.R.S.S.
16Malgré de légères différences entre l’ère gaullienne et l’ère pompidolienne, les responsables français sont foncièrement restés attachés à l’idée d’une « globalité » des relations bilatérales, alors que leurs homologues soviétiques se disaient essentiellement préoccupés par les questions politiques, économiques et commerciales, préférant laisser dans l’ombre les problèmes culturels jugés d’autant plus subversifs que le processus d’Helsinki était lancé.
17 A partir de ce constat qui met en lumière des priorités différentes de part et d’autre, il est intéressant de comparer les diverses chronologies, propres à chaque domaine.
18Sur le plan politique, les années antérieures à 1966 sont des années de « tâtonnement ». Peu de réalisations sont acquises ; l’on assiste plutôt à une approche mutuelle, à une « observation » de l’autre et de ses intentions, qui s’exprime par des rencontres fréquentes d’ambassadeurs et de ministres (en particulier des Affaires étrangères), sans toutefois que les chefs d’Etat ou de gouvernement soient encore partie prenante dans ce rapprochement. Différents facteurs expliquent cette prudence mutuelle : les précédents échecs (dont celui du sommet de Paris de 1960) qui attestent de la difficulté d’un rapprochement effectif entre les deux pays, les conséquences potentielles de ce rapprochement qui paradoxalement peut conduire à l’isolement, les incertitudes qui pèsent sur un certain nombre de questions (dont le problème allemand), enfin l’aléa que représente en 1965, pour les Soviétiques, l’ouverture en France d’une campagne électorale présidentielle... A partir de 1966, la plupart de ces hypothèques sont levées et un consensus s’observe sur un grand nombre de questions (problème du Viet-Nam, place des deux Allemagnes sur la scène internationale...) ; les Etats français et soviétique s’engagent dans une relation solide, qui résiste au choc brutal causé en Occident par le coup de Prague de 1968, mais se trouve à partir de 1972- 73 minée par des sources de malentendus de plus en plus nombreuses, – affirmation de plus en plus nette du « condominium » américano-soviétique, divergences franco-soviétiques sur le rôle de la C.S.C.E., émergence de la question des droits de l’homme comme une barrière insurmontable...
19Cette chronologie des relations politiques ne correspond ni à celle des relations économiques et commerciales ni à celle des relations culturelles et scientifiques.
20Les relations économiques comme les relations culturelles reprennent dès 1964 après l’interruption de la guerre froide et les difficultés du début des années 60. En 1964 est en effet signé un important accord commercial qui prévoit un accroissement sensible du volume des échanges et institue pour la première fois, le principe de crédits à long terme, à des taux très avantageux. Alors que de part et d’autre, de fortes résistances au rapprochement politique subsistent, les échanges économiques et commerciaux ne suscitent aucune réticence, et deviennent au contraire l’instrument privilégié de l’« apprentissage », du dialogue franco-soviétique. Par la suite, ce rapprochement économique et commercial qui se traduit bientôt par la signature de grands contrats (dont ceux successivement signés entre la Régie RENAULT et MACHINOEXPORT sont les exemples les plus frappants) échappe à tous les « accidents » politiques de la période, et en particulier au coup de Prague. Alors que les visites officielles politiques sont suspendues durant les mois qui suivent la condamnation par la France de l’entrée des chars soviétiques dans la capitale tchécoslovaque, le rythme des relations économiques ne subit aucune modification. Par ailleurs, les relations économiques ne sont pas touchées par les aléas qui frappent le champ politique à partir de 1972-1973. L’on n’observe aucun ralentissement des échanges à la fin de la période ; bien au contraire, le volume croissant des échanges commerciaux, le montant des contrats de coopération de plus en plus élevé, tout indique que globalement, sous la présidence de Georges Pompidou, les relations économiques et commerciales connaissent une période d’essor sans précédent... A partir de 1972-73, un tassement s’observe cependant en ce qui concerne la signature de grands contrats d’équipement.2 Il correspond clairement à la volonté soviétique de diversifier l’origine géographiques de ses fournisseurs occidentaux et en particulier, de nouer des relations avec des firmes américaines qui par leur gigantisme et leur capacité de production supérieure à celle des firmes françaises, pourront apporter à l’U.R.S.S. des possibilités que les capacités plus limitées des entreprises françaises ne lui offrent pas.
21Si la chronologie des relations économiques et commerciales diffère largement de la chronologie des relations politiques, révélant ainsi une certaine autonomie par rapport au strict domaine politique, l’on observe à la fin de la période, une morosité proche de celle qui affecte désormais les relations politiques : dans le domaine économique et commercial comme dans le domaine politique, l’on a le sentiment que les relations franco-soviétiques sont parvenues à une limite, un seuil qu’elles ne peuvent pas franchir, faute d’avoir de nouveaux intérêts convergents. Dans le domaine politique comme dans le domaine économique et commercial, la France n’apparaît plus aux yeux des dirigeants soviétiques comme un partenaire exclusif dont l’appui est capital, mais comme un partenaire parmi d’autres, qui faute d’avoir l’envergure tant politique qu’économique de son grand allié américain, n’est pas toujours capable de répondre à la demande soviétique ; de leur côté, les autorités françaises se plaignent que les efforts institutionnels auxquels elles ont consenti ne permettent pas à la France de dépasser la R.F.A. dans les échanges commerciaux avec l’U.R.S.S.
22La chronologie des relations culturelles est encore différente : c’est le domaine culturel et scientifique qui dès 1956-57 a permis après plusieurs années de guerre froide, de réamorcer le dialogue entre les deux pays ; c’est encore lui qui, dès 1963, avec l’organisation de festivals franco-soviétiques de cinéma, témoigne d’une volonté nouvelle de part et d’autre de mieux connaître l’autre, d’aller à la découverte de sa culture. Pourtant, ces relations culturelles restent, durant toute la décennie, d’une ampleur limitée.
23 Si l’on observe donc trois types différents de chronologies, l’on constate que les relations politiques, commerciales et culturelles ont été toutes trois marquées par un net essouflement à partir de 1972-73.
24Cet essoufflement, ce tassement correspondent clairement à une nouvelle phase des relations bilatérales, où après les concessions originelles et les marques mutuelles de bonne volonté, l’on tire de part et d’autre les premiers bilans d’une collaboration et d’une coopération mutuelles qui s’avèrent certes profitables, mais auxquelles il ne convient plus de chercher à donner à tout prix la prééminence... Par ailleurs, du côté soviétique, ce « désengagement » vis-à-vis de la France correspond clairement à une manœuvre diplomatique : jusqu’en 1972, la France reste l’interlocuteur privilégié du dialogue Est-Ouest car aucun autre pays occidental n’est alors en mesure de jouer ce rôle ; en revanche, à partir de 1972-73, tant le rapprochement américano-soviétique que l’Ostpolitik du chancelier Brandt rendent le soutien français plus relatif. Dans le domaine économique et commercial, il en est allé de même : l’industrie française, soutenue par des accords-cadres et des taux d’intérêt subventionnés par l’Etat, a souvent permis à l’Union Soviétique d’accéder à une technologie de pointe, à un moment où le gouvernement américain, cramponné à la liste C.O.C.O.M., avait des positions plus strictes. A contrario, la détente américano-soviétique, également inscrite dans des accords commerciaux, entraîne à partir de 1973- 1974, une entrée sur le marché soviétique des produits industriels américains et un ralentissement du nombre des contrats signés en faveur de l’industrie française...
25Référons-nous maintenant aux objectifs qui ont été à l’origine de ce rapprochement bilatéral : pour la France, il s’agissait d’apparaître comme l’interlocuteur privilégié du dialogue politique et économique entre l’Est et l’Ouest, de retrouver un crédit plus grand auprès des Démocraties Populaires et de desserrer l’étau étouffant les libertés dans le monde communiste ; pour l’U.R.S.S., il s’agissait d’acquérir une meilleure image de marque, d’accroître son rayonnement en Europe et d’imposer le processus de la C.S.C.E. comme un élément incontournable de la diplomatie européenne, d’avoir plus largement accès à la technologie occidentale, enfin de favoriser les dissensions entre pays occidentaux.
26Au rappel de ces objectifs, l’on constate qu’à la fin de la décennie, l’Etat français n’a véritablement abouti que sur le plan économique et commercial, alors que sur le plan politique, il est en retrait par rapport à la plupart de ses ambitions antérieures : il n’est plus le promoteur unique du dialogue Est-Ouest et les concessions accordées en faveur de la conférence d’Helsinki ne conduisent à aucun changement en matière des droits de l’homme et et n’améliorent en rien la condition de dépendance des Démocraties Populaires. En revanche, l’Etat soviétique a atteint la plupart de ses objectifs, dont au premier plan la tenue de la C.S.C.E. Malgré l’apparent dynamisme de la diplomatie française au cours des années 60 et 70, la France semble avoir essentiellement été un instrument dans le jeu diplomatique soviétique...
27Ce constat dressé, deux autres caractéristiques ont marqué les relations franco-soviétiques, allant peut-être jusqu’à leur donner toute leur spécificité :
28Elles ont été orchestrées, dirigées et déterminées par les deux Etats qui se sont mobilisés pour les promouvoir, mais elles se sont heurtées à une nette apathie, voire une hostilité venue de l’opinion et parfois des acteurs privés et publics eux-mêmes.
29Le premier trait est manifestement une constante clef qu’il convient d’expliciter davantage, en mettant en avant les instances et les hommes qui ont été de part et d’autre à l’origine de ce rapprochement bilatéral.
30Probablement liée à cette prééminence des appareils d’Etat, mais encore faudra-t-il précisément définir la nature de ce lien, l’on observe dans les relations franco-soviétiques un manque de « relais » populaires, l’absence d’une dynamique venue des sociétés française et soviétique, en un mot l’absence d’un consensus populaire sur un rapprochement essentiellement souhaité et maîtrisé par des appareils d’Etat.
31Peut-on expliquer l’échec de cette greffe et cette absence de relais populaires ? Dès lors que l’on touche aux problèmes diffus d’opinion, une réponse nette et tranchée paraît difficile ; l’on tentera donc de proposer plutôt des pistes d’explication qui semblent avoir été déterminantes...
32Cette seconde partie, consacrée tant à démonter les mécanismes des institutions étatiques bilatérales qu’à expliquer l’absence de relais populaires, constituera donc une « radiographie » des relations franco-soviétiques à l’ère de la détente...
Notes de bas de page
1 Non sans contradiction puisque la Chine Populaire s’achemine elle-même, avec la reconnaissance diplomatique de 1964, vers un rapprochement avec l’Occident, et la France en particulier.
2 La raréfaction des contrats signés s’observe dès 1972-73 mais par le jeu des crédits à long terme, ses conséquences financières ne sont perceptibles que dans les années suivantes.
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La tentation du rapprochement
Ce livre est cité par
- Gouarné, Isabelle. Kirtchik, Olessia. (2022) La « modernité » des sciences sociales soviétiques. Revue d'histoire des sciences humaines. DOI: 10.4000/rhsh.6803
La tentation du rapprochement
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