Chapitre III. L’émigration étrangère et l’émigration alsacienne aux États-Unis
p. 67-91
Texte intégral
1Avant de préciser, dans l’arsenal des causes, celles qui furent à l’origine de l’émigration aux Etats-Unis au XIXe siècle, il faut se pencher sur l’une des explications les plus couramment avancées, celle qui consiste à expliquer le mouvement migratoire alsacien comme n’étant qu’un pâle reflet de l’émigration allemande et suisse pour les Etats-Unis. Les Alsaciens se seraient déterminés à partir, sur l’exemple, sous l’influence de leurs voisins, qui, traversant l’Alsace pour aller s’embarquer au Havre, auraient exercé une fonction d’impulsion et d’entraînement.
2Cette assertion mérite examen. Les statistiques américaines montrent bien l’importance numérique des émigrations allemande1 (tableau 23) et suisse2 (tableau 24) aux Etats-Unis au XIXe siècle :
Tableau 23 Emigration allemande aux Etats-Unis de 1820 à 1869 (en nombre d’émigrants)
1820-1829 | 5 753 |
1830-1839 | 124 726 |
1840-1849 | 385 434 |
1850-1859 | 976 072 |
1860-1869 | 723 7341 |
Tableau 24 Emigration suisse aux Etats-Unis de 1821 à 1870 (en nombre d’émigrants)
1821-1830 | 3 2261 |
1831-1840 | 4 821 |
1841-1850 | 4 644 |
1851-1860 | 25 011 |
1861-1870 | 23 2861 |
3Ce n’est certes pas toute l’émigration allemande et suisse qui transite par l’Alsace, mais seulement une partie d’entre elle, laquelle s’embarque au Havre. La présence en masse des émigrants étrangers fut, en Alsace, à l’origine de nombreuses polémiques, et l’émigration alsacienne, bon gré, mal gré, fut liée de manière plus ou moins directe à l’émigration étrangère. Les Alsaciens vont, par exemple, bénéficier de toutes les structures mises en place pour l’émigration étrangère. Structures commerciales et législatives auxquelles l’Alsace n’aurait jamais pu prétendre vu la faiblesse numérique de son émigration. A cause des émigrations allemande et suisse, qui transitent par l’Alsace, cette province sera une des rares régions françaises à être officiellement quadrillée par des agents d’émigration, véritables spécialistes de l’immigration aux Etats-Unis et professionnels du transport maritime et terrestre. Le passage de l’émigration étrangère par l’Alsace et par Le Havre change fondamentalement le contexte dans lequel se déroule l’émigration alsacienne. C’est pourquoi il est légitime de se demander quel genre de liens unit les deux émigrations et quelle influence l’émigration étrangère a pu exercer sur l’émigration alsacienne.
4Nous allons voir avec surprise que l’émigration alsacienne reste relativement indifférente à la grande fébrilité qui entoure l’émigration étrangère et que les Alsaciens mènent leur train sans être spécialement soumis aux fluctuations des émigrations allemande et suisse.
L’Alsace au cœur du problème
1817 : Le mauvais exemple
5En 1816-1817, des Allemands originaires de l’Allemagne du Sud-Ouest, Wurtembourgeois et Badois, partent en masse pour les Etats-Unis. A la même époque, les cantons suisses sont loin d’être épargnés3. Ces mouvements de population ne sont pas ignorés en Alsace :
[...] Les journaux et les feuilles françaises ont parlé depuis quelque temps d’émigrations assez nombreuses de la Suisse et de l’Allemagne pour les Etats-Unis d’Amérique [...]4.
6Les émigrants étrangers s’organisent en convois et font connaître leur destination en Alsace. Des Alsaciens profitent de l’occasion pour rejoindre ces groupes :
[...] Aujourd’hui, il se présente devant moi – dit le préfet du Haut-Rhin – six de mes administrés [...] pour me demander un passeport pour Philadelphie où ils auraient l’intention de se fixer avec leur famille. Ils m’ont fait part qu’un convoi devait partir incessamment de Basle pour cette direction [...]5.
7Les autorités préfectorales ont tendance à expliquer l’émigration alsacienne de 1817 par le mauvais exemple des étrangers. L’idée que la cause de l’émigration alsacienne a son foyer outre-Rhin est fréquemment exprimée :
[...] Cette fièvre d’émigration [...] s’est manifestée depuis plusieurs mois, d’abord en Suisse, puis a gagné la rive droite du Rhin, puis la rive gauche [...]6.
8Les préfets voient dans l’émigration une véritable épidémie se propageant d’est en ouest avec la rapidité de l’éclair. Cette interprétation est difficile à soutenir car, dès juillet 1817, l’émigration alsacienne s’arrête, alors que l’émigration étrangère persiste et que l’Alsace continue d’être un lieu de passage très fréquenté par les Allemands et les Suisses.
9Cette émigration étrangère deviendra progressivement la source de deux paradoxes. Tout d’abord, elle va pousser le gouvernement français à légiférer en matière d’émigration, ce qui n’était pas inéluctable, vu la faiblesse générale de l’émigration française. Deuxièmement, l’Alsace et Le Havre, particulièrement, vont devoir appliquer aux nationaux une législation mise au point pour régler les problèmes de l’émigration étrangère.
1830... Les premières mesures officielles
10A la fin des années 1820, il y a, parmi les émigrants suisses et allemands qui traversent la France, des familles très pauvres. Nombreux sont les émigrants qui se dirigent vers Le Havre sans argent, sans vivres et sans titre de transport. Le passage et le séjour de ces malheureux en France posent problème, particulièrement lorsque – enfin arrivés au Havre – ils se trouvent dans l’obligation d’attendre quelques jours avant d’embarquer... La police du Havre est toujours sur le qui-vive car les incidents avec la population havraise sont fréquents. A plusieurs reprises, des émigrants étrangers sont renvoyés chez eux. En France, on s’inquiète et le ministre de l’Intérieur finit par intervenir. Les préfets du Haut-Rhin et du Bas-Rhin sont alors chargés d’appliquer une série de consignes dont le but est de restreindre l’émigration étrangère.
[...] Comme c’est ordinairement par la frontière de votre département que ces voyageurs s’introduisent en France, je vous incite à redoubler de surveillance à leur égard et à soumettre leurs papiers à l’examen le plus sévère afin de repousser tous ceux qui ne seraient pas munis de titres parfaitement réguliers. Quant à ceux qui ne seraient pas en règle sous ce rapport, il est devenu indispensable, dans leur propre intérêt et dans celui de la sûreté intérieure du royaume, de ne les admettre qu’autant qu’ils justifieraient de la possession d’un capital proportionné à leurs besoins. Ceux dont l’état d’indigence sera constaté devront être contraints de rebrousser chemin, sur-le-champ. Ces dispositions ont été transmises aux diverses cours allemandes, de manière à ce qu’elles puissent faire connaître aux émigrants les risques auxquels ils s’exposent. Leurs avis à ce sujet et le retour simultané de nombreuses familles qui n’ont pu effectuer leur projet d’embarquement suffiront, je l’espère, pour retenir dans leur pays la plus grande partie de ceux qui se disposaient à le quitter7.
Vers la saturation
11Au fil des années, les chiffres de l’émigration suisse et de l’émigration allemande augmentent considérablement. Il est donc normal que les problèmes s’aggravent. Les décisions prises en 1830 par le gouvernement français sont précisées en 1831. Elles sont de plus en plus rigides, de plus en plus contraignantes :
[...] Il a été convenu avec le gouvernement wurtembourgeois que ceux de ses sujets qui se rendraient en France pour passer en Amérique devront, outre le visa apposé par la légation française à Stuttgart sur le passeport qui leur a été délivré par les autorités de leur pays, justifier par une attestation de ces mêmes autorités qu’ils possèdent au moins 200 florins1 d’argent comptant8.
12Dans la période qui suit, tous ceux qui ne sont pas en règle sont repoussés et, dès le 8 mai 1831, ces dispositions sont étendues aux royaumes de Prusse et de Bavière, aux duchés de Bade et de Hesse-Darmstadt, ainsi qu’aux Etats de Berne. Le 18 mai 1831, le sous-préfet d’Altkirch demande l’autorisation d’étendre ces obligations aux Suisses de Bâle, ce qui provoque une polémique entre le préfet du Haut-Rhin et le maire de Saint-Louis. Ce dernier envisage sans plaisir que les émigrés suisses se regroupent et stationnent aux postes de contrôle de cette ville-frontière. Il prétend que
[... les] Suisses voyagent presque tous en famille, ayant un chariot et un cheval pour conduire leurs enfants et leurs effets et linge [et qu’ils] sont en général sans ennui d’argent et quelquefois avec des sommes conséquentes [...]9.
13Les déclarations du maire de Saint-Louis n’empêchent pas la France de porter la somme exigée, par émigrant, au passage des frontières, de 200 florins2 à 400 florins10.
14En 1836, de nouvelles exigences apparaissent :
[...] Tout émigrant devra, à son entrée en France, et indépendamment des conditions déjà requises, apporter la preuve d’un engagement dûment contracté avec un capitaine de navire qui assure son transport pour les Etats-Unis, ou justifier de la somme préalable [...] pour en couvrir la dépense [...]11.
15Et, pour se garantir contre les fraudeurs, le ministre de l’Intérieur ajoute
[... qu’] il ne sera délivré des permis d’embarquement, dans nos ports, qu’à ceux dont les titres de voyage primitifs indiqueraient la destination d’outre-mer [...]12.
16Il ne semble pas que ce qui vient d’être décidé en haut lieu ait eu les effets escomptés, car, de 1831 à 1849, non seulement l’émigration étrangère augmente, mais encore un certain nombre d’événements exaspèrent les responsables français.
17En 1832, l’épidémie de choléra fait des ravages parmi les émigrants qui stationnent au Havre :
[...] Les fièvres pourraient prendre un caractère propre à compromettre l’état sanitaire du pays et à donner au moins de graves inquiétudes [...]13.
18En 1836-1837, éclate une affaire de faux papiers, certes banale, mais qui déplaît au gouvernement.
[...] Il semble que des émigrants étrangers [soient parvenus] à se procurer illicitement des passeports à Strasbourg [...]14.
19Excédé, le ministre de l’Intérieur proteste auprès du préfet du Bas-Rhin :
[...] J’ai peine à concevoir comment de semblables abus pourraient subsister si les instructions ministérielles étaient exécutées avec la rigueur que réclame l’efficacité des mesures qu’elles ont pour objet [...]15.
20Cette industrie de faux passeports fut probablement fort lucrative. Des maires et des cultivateurs aisés du Bas-Rhin furent compromis. L’affaire se calma, tandis que l’émigration étrangère continuait à susciter des protestations. Les descriptions que l’on trouve dans la presse havraise sont éloquentes. L’article publié par la Revue du Havre, le 31 mai 1840, donne l’idée de ce qu’on pouvait couramment observer :
[...] La ville est encombrée d’émigrants bavarois des plus misérables [...]. Cette population nomade s’est mise à camper sur les remparts de l’Est. Elle s’abrite sous les ormes. Des excavations pratiquées dans l’épaisseur des talus des fossés lui servent de foyers. Ustensiles de cuisine épars sur le sol, matelas couverts d’une fourmilière d’enfants, femmes malades, familles, forment un spectacle des plus désolants [...]16.
21En 1843, pour la deuxième fois, un feu ravage les camps d’émigrants du Havre. En 1845, le maire du Havre se plaint amèrement que des convois de 300 à 400 émigrants aient pu pénétrer en France par Saint-Louis, sans être en règle. Le maire de Saint-Louis proteste énergiquement. Il explique qu’il contrôle les convois, mais qu’hélas il est très facile de passer à travers les mailles du filet,
[...] faute de moyens efficaces de surveillance sur tous les points de la frontière [...]17.
22La situation est de plus en plus tendue. En 1849, elle atteint un paroxysme.
La rupture de 1849
23L’année 1849 fut marquée par une deuxième épidémie de choléra qui fit d’importants ravages au Havre et par la fermeture des frontières françaises aux émigrants étrangers. Le 15 mars 1849, les préfets alsaciens sont priés
[...] d’interdire l’entrée du territoire de la République, jusqu’à nouvel ordre, à tous les émigrants de quelque pays qu’ils viennent [...] en attendant que de nouvelles mesures soient étudiées [...]. Vous aurez à veiller – leur dit le ministre de l’Intérieur – à l’application stricte de cette disposition qui est d’ailleurs toute temporaire et qui ne durera qu’autant que les circonstances l’exigeront [...]18.
24Au mois de mars 1849, plus de 600 émigrants étaient à la charge des localités de Granville, d’Ingouville et du Havre, ce qui posait à ces communes de graves problèmes financiers ainsi que d’importantes questions de maintien de l’ordre, d’hygiène et de santé publique. Ces émigrants appartiennent, incontestablement, à la mouvance de la ruée vers l’or, qui fit affluer vers Le Havre plus de candidats au départ que jamais, d’où, peut-être, la décision du gouvernement français de fermer les frontières afin de stopper un peu le flot continu de l’émigration étrangère.
25La solution choisie par le gouvernement provoque, en Alsace, un tollé général. Toutes les entreprises concernées par le voyage et le transport de l’émigration étrangère, les commerces, font pression pour que la décision soit rapportée.
[...] Henri Boell, négociant et membre du conseil municipal de Wissembourg, ainsi que de nombreux autres citoyens de cette ville, se trouvent lésés dans leurs intérêts et dans leur existence même par la brusque paralysie d’une branche d’affaire à laquelle ils s’adonnent depuis plus de quatorze ans [...] et depuis, il n’y a jamais eu la moindre réclamation ou plainte contre eux [...]19.
26Les maisons de transport expliquent que les émigrants sont injustement victimes de la fermeture des frontières, particulièrement ceux qui ont, préalablement à juin 1949, payé leurs frais de voyage jusqu’au Havre, acquitté les frais de leur traversée... et qui sont déjà, vraisemblablement, en route...
27Le gouvernement est assailli de réclamations. Il se voit obligé d’assouplir un peu sa position en autorisant l’entrée en France de cette dernière catégorie d’émigrants : il autorise les Messageries générales, la compagnie Oswald, l’entreprise Caillard et quelques autres à transporter – sous leur responsabilité – les émigrants dont le transport et le séjour en France auraient été entièrement acquittés avant leur départ. Finalement, le gouvernement doit revenir sur sa décision. C’est le nouveau ministre de l’Intérieur qui l’annonce, le 6 juin :
[...] Il faut rétablir les choses sur le pied où elles étaient avant les instructions du 15 mars [...]20.
28L’expression est bien trouvée : "les choses" reprirent leur cours antérieur, à ceci près qu’on put noter, à partir de cette date, de la part des autorités, une plus grande tolérance, une plus grande souplesse dans la manière dont elles envisagent et traitent les problèmes posés par l’émigration étrangère.
Le tournant de 1851-1854
29Les compagnies françaises qui consacrent leurs activités au transport des émigrants s’organisent et se multiplient au cours de ces années. Paris intervient de moins en moins auprès des préfets de Strasbourg et de Colmar. En 1852, la compagnie des chemins de fer de Strasbourg à Bâle est autorisée à conclure, avec divers agents de la Suisse, des traités qui assurent le transport par la France, depuis Bâle jusqu’au Havre, des étrangers qui se présentent à la frontière de Saint-Louis pour se rendre en Amérique. A cette occasion, les services de la Sûreté générale, à Paris, annoncent que
[... l] es émigrants porteurs de certificats signés par le chef de station de Saint-Louis seront admis, provisoirement, à pénétrer en France, et à se rendre au Havre sans produire aucune justification [...]21.
30On mesure le chemin parcouru. Il faut dire que, de plus en plus, l’émigration étrangère est créatrice de richesses. Les Français commencent à comprendre cela, et on voit, ici et là, fleurir des rapports sur les mérites comparés des ports français et allemands pour le transport des émigrants.
31On s’avise que toute tracasserie qui aurait pour conséquence de détourner l’émigration des ports français serait une perte pour la France. On comprend que toute indélicatesse de la part des compagnies de transport, toute mesure vexatoire de la part des autorités de douane ou de police aurait pour effet de pousser Suisses et Allemands vers les ports du Nord, de mieux en mieux équipés et fort concurrentiels.
32On comprend d’autant mieux l’intérêt de la France qu’en 1853 un règlement prussien (6 septembre 1853) avait interdit aux agents de ce pays de recruter les émigrants qui se préparent à partir par les ports français, jusqu’à ce que des
[...] arrangements suffisants y fussent pris pour assurer le transport des émigrants [...]22.
33Ce règlement fut évidemment motivé par la volonté de confisquer, au profit de Hambourg ou de Brême, l’émigration prussienne à destination du Havre.
34Aux yeux du public, elle se justifiait, car les émigrants rencontraient de très sérieuses difficultés à certains postes frontières. Début 1854, la police du pont de Kehl, chargée de viser les passeports étrangers à l’entrée en France, annonce dix mille passagers pour le mois de mars. Les formalités de contrôle, bien que formelles, ralentissent considérablement la circulation et produisent, à l’entrée du pont de Kehl un véritable goulet d’étranglement, un
[...] entassement d’émigrants dont la plupart sont jeunes [...] et la morale a souvent à souffrir de leur conduite sur la route [...]23.
35C’est seulement en septembre 1854 que le gouvernement français, par la voix de son ministre de l’Intérieur, exprime enfin très clairement la nouvelle ligne politique de la France en matière d’émigration étrangère :
[...] Les émigrants allemands qui se présentent à la frontière française pour se rendre à l’un des ports où ils doivent s’embarquer pour l’Amérique, éprouvent assez habituellement des difficultés résultant de l’irrégularité de leurs titres de voyage. Il est désirable que ces difficultés soient aplanies aussi promptement que possible. Le gouvernement français n’a aucun intérêt à se montrer rigoureux à l’égard de ces étrangers, et du moment où il est établi qu’ils sont bien des émigrants et qu’ils ne pénètrent en France que par un point pour en sortir par un autre, il y a lieu de les admettre, alors même que les passeports dont ils sont porteurs seraient dépourvus de quelques-unes des formalités exigées pour les étrangers en général [...]24.
La préparation du décret impérial de 1855
36Le changement qui s’opère, en matière d’émigration étrangère, va trouver son couronnement dans le décret impérial de 1855, qui sera désormais le texte de référence, non seulement pour les étrangers, mais aussi pour les nationaux. Les mentalités, comme toujours, évoluent lentement.
37La responsabilité de légiférer sur l’émigration glisse du ministère de l’Intérieur au ministère du Commerce et de l’Agriculture, ce qui confirme bien que les Français sont enfin décidés à se pencher sur l’intérêt commercial de l’émigration étrangère. La chambre de commerce du Havre, concernée au premier chef par les profits que la ville pouvait tirer de l’émigration, avait signalé, dès 1853, l’intérêt ou, plus exactement, la nécessité qu’il y aurait de créer un commissariat à l’émigration qui aurait son siège à Paris et des représentants dans les ports25. Finalement, le gouvernement français avait décidé de créer une commission. Celle-ci fut chargée de donner son avis et de préparer des projets de règlement sur :
- le transport des émigrants, tant pendant la traversée de notre territoire que pendant le voyage de mer jusqu’au lieu de destination ;
- le régime d’institutions charitables destinées à assurer, sur les divers points du trajet, la condition matérielle des émigrants ;
- le système de surveillance et d’inspection qu’il paraîtrait nécessaire d’organiser, afin de maintenir l’émigration sous l’action efficace de la police26.
38La présidence de la commission fut confiée à Auguste Heurtier, conseiller d’Etat, directeur général de l’Agriculture et du Commerce. Heurtier est chargé du rapport final qu’il doit remettre au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics. Sont associés à la commission : Jules Ancel, député du Corps législatif et maire du Havre ; Charles Coulaux, député, lui aussi, et maire de Strasbourg. A également participé à une partie des travaux de la commission, la direction des chemins de fer de l’Est. Dans son rapport final, Heurtier expose d’abord le principe qui a servi de base aux travaux de son groupe. Certes l’Etat doit intervenir et légiférer en matière d’émigration, mais dans
[...] la mesure la plus réduite pour n’apporter que le minimum d’entraves au libre exercice de la profession d’agent d’émigration [...]27.
39On retrouve ici la préoccupation fondamentale du moment, laisser s’épanouir les conséquences économiques de l’émigration. Ce principe, bien pesé, trouve son expression définitive dans le décret du 15 janvier 1855, qui propose simplement de "réglementer" l’émigration.
Le décret du 15 janvier 1855
40Le texte définitif du décret correspond, mot pour mot, au projet de règlement déposé par Heurtier, excepté les articles 10 et 11, modifiés par le décret ultérieur du 28 avril 185528.
41Ces modifications, bien peu importantes, avaient été nécessaires du fait de l’obligation, pour la France, de s’aligner sur les lois existant déjà aux Etats-Unis en matière d’immigration :
Titre premier
42Article premier, établissement de commissaires spéciaux de l’émigration à Strasbourg, Paris, Le Havre, Forbach et Saint-Louis, chargés de faire surveiller l’émigration française et étrangère et de faire appliquer les règlements.
43Article 2, création de bureaux de renseignements où les émigrants pourront obtenir gratuitement les informations qui les concernent.
44Article 3, tout émigrant devra justifier de la somme de 200 francs, à moins qu’il ne soit porteur d’un contrat qui lui assure son transport en France, plus la traversée.
45Article 4, les compagnies ou agences qui assurent le recrutement ou le transport des émigrants doivent recevoir une autorisation du ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics. Elles doivent payer une caution. L’autorisation est révocable, en cas de problèmes, par le ministre de l’Agriculture.
46Article 5, conditions de restitution de la caution.
47Article 6, les compagnies ou agences sont autorisées à employer des agents.
48Article 7, obligation est faite aux agences de remettre un contrat aux émigrants et la liste des émigrants au commissaire de l’émigration. Article 8, le transport des bagages.
Titre II
49Article 9, il faut quarante émigrants sur un navire pour qu’il soit réputé affecté à l’émigration.
50Article 10, espace alloué à chaque émigrant en fonction de la hauteur de pont des navires.
51Article 11, utilisation des espaces restant disponibles, sur les navires, après l’embarquement des émigrants.
52Article 12, pas de marchandises dangereuses sur les bateaux.
53Article 13 et article 14, quantité de vivres nécessaires selon la durée du voyage et la destination.
54Article 15, équipement du navire en matière de cuisine.
55Article 16, équipement du navire en matière de couchettes.
56Article 17, équipement du navire en matière de lieux d’aisance.
57Article 18, présence d’un chirurgien à bord.
58Article 19, équipement du navire en matière de sauvetage et de ventilation.
Titre III
59Article 20, le capitaine ou l’armateur du navire avisent le commissaire à l’émigration de l’armement et du départ du navire.
60Article 21, le navire est visité par des officiers spéciaux qui attestent de sa navigabilité.
61Article 22, la liste des passagers est remise au commissaire à l’émigration.
62Article 23, interdiction de prendre à bord des malades graves ou contagieux.
63Article 24, les émigrants peuvent monter à bord la veille du départ.
64Article 25, indemnité prévue en cas de retard du départ.
65Article 26, indemnité prévue en cas de changement de destination
66L’article 27 du titre III stipule que les dispositions du décret sont exécutoires à partir du 1er mars 1855, l’article 28, que le ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics, le ministre de l’Intérieur et celui des Finances sont chargés – chacun en ce qui le concerne – de l’exécution du décret. Celui-ci est signé par l’empereur Napoléon III et par le ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics.
67On voit, en lisant ce décret du 15 janvier 1855, qu’il est surtout destiné à assurer le confort, la sécurité et la qualité des services rendus aux émigrants. Au lieu d’être laissés à l’initiative des recruteurs, des armateurs ou des capitaines de navire, des règlements favorables aux émigrants sont désormais codifiés, imposés et généralisés. L’émigration est, en quelque sorte, moralisée. Les membres de la commission espèrent ainsi attirer plus d’émigrants étrangers et faire profiter le commerce de France de leur passage.
68Il faut aussi savoir que ce décret fut très influencé par la législation américaine de l’immigration. Puisque celle qui inspirait le travail des membres de la commission était l’émigration aux Etats-Unis, et que ce pays avait imposé, depuis très longtemps, un certain nombre d’exigences et d’obligations aux armateurs, la France ne pouvait pas éviter de s’aligner sur les lois américaines.
69Celles-ci sont au nombre de six : les actes du 2 mars 1819, du 23 février 1847, du 31 janvier 1848, du 17 mars 1848 et du 5 mars 1849. Ces actes règlent essentiellement les conditions de sécurité et de confort à bord des bâtiments qui transportent les émigrants. Ils précisent aussi les conditions de l’immigration aux Etats-Unis. Ils sont complétés par la loi fédérale du 3 mars 1855.
70Les autorités américaines sont très actives sur les questions concernant l’immigration. Il y a toujours, au Congrès, des représentants ou des sénateurs pour présenter des bills, dont le but est d’améliorer les lois existantes. Pendant la période au cours de laquelle se prépare le décret français, un bill destiné à modifier la législation sur les passagers est présenté au Sénat américain par un certain M. Fish, au nom du comité chargé, le 7 décembre 1853, de dresser une enquête sur les causes et la gravité des maladies et des décès à bord des navires d’émigrants, et sur les mesures législatives les plus propres à protéger la santé et l’existence des passagers. Ce bill n’obtint pas force de loi. Il montre, cependant, l’état d’esprit qui règne, aux Etats-Unis, sur ces questions. D’ailleurs, au moment où Heurtier fait imprimer le rapport de la commission qu’il préside, il apprend que, par une circulaire du 26 août 1854, le secrétaire au Trésor américain vient de faire reproduire les textes des lois américaines, et d’en recommander la stricte observation. C’est par l’obligation d’accommoder et d’adapter les textes français à la législation américaine que seront promulgués, par la suite, dans le même esprit que le décret impérial, et pour le compléter, la loi française sur l’émigration du 18 juillet 1860, le décret du 9 mars 1861, l’arrêté du 20 mars 1861 et les deux arrêtés du 21 mai 186129.
71En ce qui concerne l’émigration, la politique officielle de la France est apparemment passée, en quarante ans, d’une conception à son contraire. En fait, les réticences et les résistances subsistèrent longtemps. Poussée par les événements, par la nécessité, la France réussit à se doter d’une législation sur l’émigration. Nous verrons qu’elle est arrivée trop tard, et que les Français ne furent pas récompensés de leur lenteur.
Le décret en Alsace
Les commissariats a l’émigration
72L’article premier du titre premier du décret du 15 mars 1855 met en place des commissariats à l’émigration à Paris, Strasbourg, Le Havre, Forbach et Saint-Louis. L’Alsace se voit dotée de deux commissariats sur cinq. L’application du décret crée donc une situation nouvelle en Alsace. Les commissaires dépendent du service de l’émigration, lui-même rattaché à la direction générale de la Sûreté publique au ministère de l’Intérieur. Ils sont responsables du bon déroulement de l’émigration. Ils renseignent gratuitement les émigrants, reçoivent leurs réclamations et interviennent souvent pour régler les litiges et les abus qui surviennent, inévitablement, avec les compagnies de transport. Le commissariat de Strasbourg est installé 87, rue du Vieux-Marché-aux-Vins, celui de Saint-Louis à la gare. Les commissaires sont en liaison constante avec leurs homologues de Paris – 26, rue de la Fidélité – et du Havre – 8, rue des Etoupières.
73A Strasbourg, les émigrants séjournent plusieurs jours dans la ville, qu’ils soient étrangers ou alsaciens. Il est donc nécessaire de les protéger contre les escroqueries toujours possibles des transporteurs, mais aussi contre celles des aubergistes et des marchands. En fait, les commissaires ont un rôle de police. A ce sujet, il est intéressant de noter que, pour certains petits détails d’exécution, le ministre de l’Intérieur, saisi d’une question, ne prend pas de décision sans avoir consulté son collègue du Commerce. La "police de l’émigration" a donc un caractère différent de la police ordinaire, qui, elle, n’est pas liée directement aux intérêts économiques du pays. Les liens entre la "police de l’émigration" et la police officielle sont cependant très étroits. On le voit très bien dans le choix des personnes. Un nommé Muller devient commissaire de l’émigration à Strasbourg (c’est l’ancien commissaire central de police de Colmar), tandis que, à Saint-Louis, c’est le commissaire de police lui-même qui est chargé du service de l’émigration30.
74A Strasbourg, le commissariat à l’émigration est doté d’un bureau de renseignements où les émigrants, qu’ils soient alsaciens ou étrangers, viennent prendre connaissance de tout ce qui concerne l’organisation de leur projet : prix du passage sur les navires, contrats d’embarquement, horaires et prix des chemins de fer, valeur d’échange des monnaies..., mais le vieux démon qui voulait que l’émigration soit le mal absolu n’est qu’en sommeil :
[...] Les conseils donnés par le[s] commissaires[s] ont eu souvent pour résultat d’éclairer des familles nécessiteuses sur les inconvénients d’un départ précipité, et sur les mécomptes auxquels les exposerait une émigration irréfléchie [...]31.
Les agences d’émigration
75Une grossière erreur consisterait à confondre les agents d’émigration et les commissaires à l’émigration. Les premiers sont des commerçants, des marchands – vendeurs de transport. Les autres sont les représentants officiels du gouvernement, particulièrement chargés de surveiller les premiers. Les agences d’émigration sont, d’après le décret du 15 mars, soumises à "accréditation" de l’Etat. Ce sont des entreprises privées qui, comme toutes les autres, tirent profit de leurs activités, à savoir le transport des émigrants jusqu’au Havre, puis ensuite jusqu’aux Etats-Unis. Leur spécialité est le transport maritime. Elles sont, le plus souvent, gérées par des armateurs qui envoient des agents en Alsace où ils ouvrent des bureaux. Les émigrants viennent y acheter leur titre de transport pour l’Amérique. Au début du siècle, les émigrants s’organisaient entre eux pour se rendre au Havre. A partir de 1852, date de l’ouverture du chemin de fer Strasbourg-Paris-Le Havre, les agences d’émigration passent des contrats avec les compagnies de chemins de fer, et les émigrants – contre paiement, bien entendu – sont pris en charge dès la gare de départ.
76Cette branche de commerce est florissante en Alsace. Les agences d’émigration s’adressent, indifféremment, aux étrangers ou aux Alsaciens. Elles existaient avant le décret du 15 mars. Désormais, elles sont soumises à une réglementation sévère. Elles ne peuvent exister que si elles ont été dûment et préalablement accréditées par le ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics. Pour obtenir cette autorisation, elles doivent verser un cautionnement important, entre 15 000 et 40 000 francs. Les agences accréditées ont le droit d’employer des agents, c’est-à-dire des fondés de pouvoir, qui vendent sur place, en l’occurrence en Alsace, les titres de transport ou les contrats de voyage. Les agents et sous-agents doivent être munis d’une procuration en règle, visée par le service de l’émigration du ministère de l’Intérieur. Lorsque l’arrêté qui autorise une agence est publié, celle-ci envoie à l’administration un modèle des contrats qu’elle passe avec les émigrants. Sur ces pièces sont portés l’état civil du contractant, le prix du transport et quelques considérations générales sur le bien-être et la sécurité des passagers que la compagnie s’engage à garantir. Quant à l’administration, elle prévient les commissaires à l’émigration des accréditations qu’elle délivre.
77Le commerce du transport des émigrants est presque entièrement aux mains de maisons installées au Havre. Tenues régulièrement au courant de la réglementation qui se préparait, elles n’attendaient qu’un signe pour solliciter une accréditation. Dès la fin du mois de mars 1855, les maisons Barbe et Morisse, Chrystie-Schloesmann et compagnie, Lemaître et Finlay, Marziou et compagnie, Wood Courteville et Bielefeld, William Slade sont immédiatement reconnues – par arrêté – aptes au recrutement et au transport des émigrants. En juin et août 1855, trois particuliers obtiennent l’accréditation : G. Mosche, Frédéric Pierre Weiss et Ferdinand Kauzler. En même temps qu’elles obtiennent la reconnaissance officielle du gouvernement, les agences d’émigration obtiennent des procurations pour leurs agents et sous-agents en Alsace. Le 19 septembre 1955, le service de l’émigration du ministère de l’Intérieur transmet aux deux préfets alsaciens la liste des agents et sous-agents accrédités. Ce service prévient qu’il adressera aux préfets du Haut-Rhin et du Bas-Rhin,
[...] au fur et à mesure qu’elles lui parviendront, les listes qui doivent lui être transmises par les autres maisons autorisées [...]32.
78En l’espace de six mois, de mars à septembre 1855, l’Alsace se voit officiellement dotée de soixante-six agents et sous-agents d’émigration, quarante-deux dans le Bas-Rhin et vingt-quatre dans le Haut-Rhin, qui officient tout à fait librement, tout à fait légalement, sous le contrôle des commissaires à l’émigration.
79Cinq armateurs importants du Havre (tableau 25 ci-dessous) ont un re lais dans vingt-sept localités bas-rhinoises. relais où les émigrants peu-vent très facilement organiser leur voyage. Notons que c’est la ville de Strasbourg qui est la mieux servie. Barbe, Chrystie, Lemaître et Wood y ont un agent, Marziou en a deux. Viennent ensuite, et par ordre d’importance, les chefs-lieux d’arrondissement – Saverne : trois agents, Sélestat : trois agents, Wissembourg : trois agents –, suivis par deux localités, Lauterbourg et Woerth, ayant chacune deux agents.
80Dans le Haut-Rhin (tableau 26 ci-dessous), c’est la sous-préfecture de Mulhouse qui vient en tête avec un agent de chaque compagnie (excepté la maison Chrystie). Viennent ensuite, à égalité : Colmar, préfecture du Haut-Rhin, trois agents ; Belfort, trois agents ; Saint-Louis, deux agents ; Thann, deux agents.
81Il n’y a pas d’homogénéité entre les deux départements. Dans le Bas-Rhin, c’est la maison Wood, Courteville et Bielefeld qui – avec treize agents et sous-agents, répartis dans douze localités – est la mieux représentée. Dans le Haut-Rhin, c’est Marziou qui est la plus puissante : dix agents dans dix localités (tableau 27, page suivante).
82Si l’on considère l’Alsace dans son ensemble, on constate que la maison Marziou – avec, au total, dix-huit agents et sous-agents – est la mieux implantée.
83Aucune de ces compagnies n’a attendu le décret du 15 mars 1855 pour inaugurer ses activités d’armement et de transport d’émigrants. La maison Marziou est une vieille maison du Havre. En 1851, c’est elle qui avait été retenue par le gouvernement français pour transporter à San Francisco les émigrants de la "Loterie des Lingots d’Or", dix-sept convois d’émigrants avaient été embarqués sur des navires français armés par Marziou34. Wood et Courteville sont aussi des anciens de la profession. En 1836, Augustin Ancel – qui, comme on l’a vu, participa à la commission chargée de préparer la législation française sur l’émigration – n’était à cette époque que maire adjoint du Havre ; il certifie que
[...] Messieurs [...] Courteville et Wood sont, tant par leur position commerciale que par leur fortune, à même d’exécuter toutes espèces de marchés avec les émigrants aux Etats-Unis [...]. Par leur position d’agents des navires américains, ils sont [...] à même de procurer les navires nécessaires au transport des émigrants [...]35.
84La maison Barbe, quant à elle, est pionnière, en France, en matière d’émigration. Dès 1826, T.B. Barbe – armateur au Havre – avait armé le François-Ier, le Sully, le Bayard et le Charlemagne, et avait réservé ces bâtiments au transport des émigrants. Par la suite, leur commerce avait prospéré, et Barbe était devenue une puissante maison du Havre.
85Lemaître et Finlay sont des négociants du Havre qui espèrent faire beaucoup de bénéfices avec le transport des émigrants. Leur gestion laissant à désirer, le gouvernement français révoqua, par l’arrêté du 11 juillet 1856, l’accréditation qui leur avait été accordée en mars 185536. Un arrêté du 30 septembre 1856 adoucit un peu la sanction :
[...] La révocation prononcée contre messieurs Lemaître et Finlay [a été] convertie en une suspension de quatre mois, soit du 7 juillet 1856 au 7 novembre de la même année. En conséquence, la maison d’émigration Lemaître et Finlay et ses agents, dûment autorisés, pourront de nouveau, à partir du 7 novembre prochain, contracter des engagements pour transporter des émigrants [...]37.
86L’incident qui vient d’être signalé ne fut pas isolé. Les relations entre les agences d’émigration et l’administration furent souvent conflictuelles. Il n’est pas possible de recenser dans le détail la succession des autorisations, suspensions et autres révocations pour illégalité, non-paiement de caution, indélicatesse, irrégularité, malversation. L’administration prend sa tâche très au sérieux. Son but est d’assurer un certain nombre de garanties aux émigrants, de telle sorte qu’ils ne soient pas tentés de changer de direction pour aller s’embarquer dans les ports étrangers. Pour cette raison, le service de l’émigration du ministère de l’Intérieur veille à ce que la "police" de l’émigration soit la moins répressive possible avec les émigrants :
[...] Ces arrestations semblent contraires à l’esprit des circulaires ministérielles adressées à messieurs les préfets en date du 27 mai 1856, 25 mars 1858 et 8 décembre 1868 et sont de nature à porter préjudice au transit de l’émigration par la France [...]38.
87Dans les quinze ans qui séparent le décret impérial de la guerre de 1870 qui marque la fin de notre période, l’activité des agences d’émigration fut intense. On imagine bien que, dans ce contexte, les Alsaciens eurent toutes les facilités pour émigrer. Les temps étaient révolus où les autorités alsaciennes pourchassaient sans merci les agents recruteurs.
88Il faut savoir que, en fait, le décret légalise une situation qui existait antérieurement, sauf que l’exercice des fonctions d’agent d’émigration était officieux au lieu d’être officiel. Il ne semble pas que l’émigration alsacienne se soit "envolée" avec l’application du décret (voir tableau 1, p. 32). Le libéralisme des nouvelles mesures ne fut donc pas, comme on aurait pu le croire, une incitation décisive à l’émigration.
L’Indépendance alsacienne
89Face à ce déferlement d’activités favorisant l’émigration étrangère par l’Alsace et Le Havre, on comprend que l’idée soit venue aux historiens d’expliquer globalement l’émigration alsacienne – qui, inévitablement, bénéficia des facilités accordées à ses voisins – par l’exemple des Allemands et des Suisses.
90Dans une Alsace soumise au flux migratoire étranger, dans une Alsace – ensuite – officiellement quadrillée par des agents d’émigration, équipée de bureaux de renseignements et de moyens de transport, soumise aux feux croisés de l’information et de la publicité, les historiens ont jugé qu’il était naturel et facile d’émigrer, emporté par le flot irrésistible du modèle suisse ou allemand.
91Les chiffres sont loin d’être aussi formels. Si nous comparons les courbes de l’émigration suisse et de l’émigration allemande aux Etats-Unis à la courbe de l’émigration alsacienne, les différences nous frappent (voir ci-après tableau 28, p. 85 et figures 15a, 15b, et 15c, p. 86).
Tableau 28 Emigration aux Etats-Unis (en nombre d’émigrants)
Emigration | alsacienne | suisse | allemande |
1820 | 1 * | 31 | 968 |
1821 | 1 * | 93 | 383 |
1822 | * | 110 | 148 |
1823 | * | 47 | 183 |
1824 | * | 253 | 230 |
1825 | * | 166 | 450 |
1826 | * | 245 | 511 |
1827 | 424 * | 297 | 432 |
1828 | 3 349 * | 1 592 | 1 851 |
1829 | 2 788 * | 314 | 597 |
1830 | 2 875 * | 109 | 1 976 |
1831 | 983 * | 63 | 2 413 |
1832 | 2 482 * | 129 | 10 194 |
1833 | 1 030 * | 634 | 6 988 |
1834 | 274 * | 1 389 | 17 686 |
1835 | 414 * | 548 | 8 311 |
1836 | 575 * | 445 | 20 707 |
1837 | 249 * | 383 | 23 740 |
1838 | 433 | 123 | 11 683 |
1839 | 935 | 607 | 21 028 |
1840 | 1 310 | 500 | 29 704 |
1841 | 889 | 751 | 15 291 |
1842 | 70 * | 483 | 20 370 |
1843 | 362 * | 553 | 14 441 |
1844 | 827 * | 839 | 20 731 |
1845 | 504 * | 471 | 34 355 |
1846 | 1 190 | 698 | 57 561 |
1847 | 1 464 | 192 | 74 281 |
1848 | 645 | 319 | 58 465 |
1849 | 586 | 13 | 60 235 |
1850 | 587 | 325 | 78 896 |
1851 | 833 | 427 | 72 482 |
1852 | 1 507 | 2 788 | 145 918 |
1853 | 1 223 | 2 748 | 141 946 |
1854 | 2 080 | 7 953 | 215 009 |
1855 | 1 011 | 4 433 | 71 918 |
1856 | 995 | 1 780 | 71 028 |
1857 | 1 423 | 2 080 | 91 781 |
1858 | 886 | 1 056 | 45 310 |
1859 | 578 | 833 | 41 784 |
1860 | 707 | 913 | 54 491 |
1861 | 295 | 1 007 | 31 661 |
1862 | 106 * | 643 | 27 529 |
1863 | 219 * | 690 | 33 162 |
1864 | 290 * | 1 396 | 57 276 |
1865 | 370 * | 2 889 | 83 424 |
1866 | 671 * | 3 823 | 115 892 |
1867 | 410 * | 4 168 | 133 426 |
1868 | 346 * | 1 945 | 55 831 |
92La courbe alsacienne a (malgré les informations manquantes) un mouvement général décroissant. Contrairement aux deux autres, qui se ressemblent beaucoup entre elles, les maxima de l’émigration alsacienne interviennent pendant le premier tiers du XIXe siècle (1817, 1828-1830). La courbe alsacienne part très haut et très fort, avec de violentes fluctuations. Elle se stabilise progressivement, en s’amenuisant vers la fin de la période. Les courbes suisse et allemande ont un démarrage très lent, plus régulier (surtout l’allemande), une montée brusque dans les années cinquante, un sommet fulgurant en 1854, un ralentissement pendant la guerre de Sécession, suivi d’une reprise spectaculaire dans les années 1866-1867.
93Dans le long terme, il semble que l’émigration alsacienne soit autonome, car il est clair qu’elle développe un cycle entièrement différent de celui de ses voisins. Le cycle globalement décroissant de l’émigration alsacienne aux Etats-Unis est loin de ressembler aux cycles en dos d’âne des émigrations suisse et allemande. En revanche, dans le court terme, particulièrement dans le deuxième tiers du siècle, la courbe alsacienne ressemble davantage aux deux autres. Comme ses proches voisins, elle connaît, en effet, une période de croissance jusqu’en 1854, puis une décroissance régulière jusqu’à la guerre civile et, toutes proportions gardées, une reprise dans les années 1866-1867, mais sans aucune comparaison avec les chiffres atteints au début du siècle. On pourrait, dans le court terme, attribuer le renouveau de l’émigration alsacienne des années 1850- 1854 à l’influence des Suisses et des Allemands, car les émigrations de l’Est sont, alors, nettement en phase.
94En fait, l’influence de l’émigration étrangère sur l’émigration alsacienne n’est pas aussi évidente qu’on le croit généralement. Aucun lien de cause à effet ne peut vraiment être mis en lumière. A partir de 1845, l’émigration alsacienne se comporte, certes, plus classiquement, rejoignant le schéma typique des émigrations suisse et allemande, à savoir le schéma général de l’immigration aux Etats-Unis (tableau 29, page suivante ; figure 16, p. 89).
95Cela pourrait tendre à prouver que pendant le deuxième tiers du xixe siècle, les Alsaciens, les Suisses et les Allemands subissaient plus – à des degrés divers – l’attraction des Etats-Unis qu’ils ne s’influençaient les uns les autres.
96Quant au décret français, il est manifeste qu’il est arrivé trop tard. Le mouvement migratoire vers les Etats-Unis décline à partir de 1854. Ce déclin est confirmé de toutes parts. Toute l’émigration européenne subit – grosso modo – le même sort (tableau 30, p. 89).
97De la même façon, l’émigration aux Etats-Unis par Le Havre, exactement comme l’émigration alsacienne, enregistre une baisse considérable après 1854 (tableau 31, page suivante).
Tableau 30 Emigration européenne aux Etats-Unis39 (en nombre d’émigrants)
1854 | 460 697 |
1855 | 206 085 |
1856 | 279 242 |
1857 | 341 809 |
1858 | 185 059 |
Tableau 31 Emigration aux Etats-Unis par Le Havre40 (en nombre d’émigrants)
1851 | 44 159 |
1852 | 65 800 |
1853 | 75 000 |
1854 | 97 000 |
1855 | 28 000 |
1856 | 21 000 |
98Le décret a donc échoué dans sa tentative d’attirer et de multiplier les émigrations par son territoire. Quant aux Alsaciens qui auraient pu profiter des facilités que le gouvernement mettait à leur disposition, ils furent loin de se précipiter. Il est probable qu’ils analysèrent avec lucidité les nouvelles en provenance des Etats-Unis, qui annonçaient la fin de la prospérité, au moins provisoirement.
Conclusion
99Le phénomène de l’émigration alsacienne aux Etats-Unis au XIXe siècle est très intéressant. A priori, on pourrait penser qu’il dépend entièrement d’occurrences qui lui sont étrangères, qui le dépassent, telle l’émigration des Suisses ou des Allemands, telles les lois françaises et américaines sur les migrations, telle la puissance de l’attraction américaine. Or, on voit se développer une courbe de l’émigration alsacienne relativement autonome, au moins dans le long terme, et plus indépendante qu’on ne l’attendait. L’étude des causes de l’émigration, développée dans les deux prochains chapitres, est une tentative d’explication de l’indépendance relative de l’émigration alsacienne aux Etats-Unis au XIXe siècle.
Notes de fin
1 U.S. Bureau of the Census. Historical Statistics of U.S. Colonial Times to 1970, Washington, D. C, 1975, p. 105. Cité par Stephan THERNSTROM (ed.), Harvard Encyclopedia of American Ethnic Groups, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980, p. 410.
2 U.S. Immigration and Naturalization Service, Annual Report, 1975, Washington, D.C., 1975, pp. 62-63. Cité par Stephan THERNSTROM, op. cit., p. 985.
3 Kathleen Neils CONZEN, "Germans", in Stephan THERNSTROM, op. cit., pp. 405-425. Leo SCHELBERT, "Swiss", in Stephan THERNSTROM, op. cit., pp. 981- 987.
4 Lettre du préfet du H.-R. au ministre de la Police générale, Paris le 29 janvier 1817. A.N., F7 6138 10.
5 Cf. supra note 4.
6 Lettre du ministre de l’Intérieur (probablement au préfet du H.-R., brouillon), Paris le 29 mai 1817. A.D.H.-R., 6M 375.
7 Lettre du ministre de l’Intérieur aux préfets. Paris le 19 juillet 1830. A.N., F7 9334.
8 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 16 avril 1831. A.D.H.-R., 4M 253.
9 Lettre du maire de Saint-Louis au préfet du H.-R., Saint-Louis le 28 mai 1831. A.D.H.-R., 4M 253.
10 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 27 novembre 1831. A.D.H.-R., 4M 253.
11 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 22 juillet 1836. A.D.H.-R., 4M 253.
12 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 22 juillet 1836. A.D.H.-R., 4M 253.
13 Jean LEGOY, le Peuple du Havre et son histoire, 2 vol., Saint-Etienne-du-Rouvray, E.D.I.P., 1982, p. 234.
14 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du B.-R., Paris le 20 septembre 1836. A.D.B.-R., 3M 704.
15 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du B.-R., Paris le 20 septembre 1836. A.D.B.-R., 3M 704.
16 Jean LEGOY, op. cit., p. 234, note 109.
17 A.D.H.-R., 4M 253.
18 Lettre du ministre de l’Intérieur aux préfets du H.-R. et du B.-R., Paris le 15 mars 1849, A.D.H.-R., 4M 253.
19 Préfecture du B.-R., Strasbourg, dossier Causé, mai 1949. A.D.B.-R., 3M 705.
20 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 6 juin 1849. A.D.H.-R., 4M 253.
21 Cité par Gustave CHANDÈZE, l’Emigration, intervention des pouvoirs publics au xixe siècle, Paris, Imprimerie P. Dupont, 1898, p. 100.
22 Cf. supra, note 19.
23 A.D.B.-R., 3M 704.
24 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 14 septembre 1854. A.D.H.-R., 4M 253.
25 Gustave CHANDÈZE, op. cit., p. 100.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 104.
29 Almanach du commerce du Havre, 1865, Le Havre, Imprimerie du Commerce, 1865, pp. 76-80.
30 Paris, ministère de l’Intérieur, Arrêté du 21 février 1855. A.D.H.-R., 6M 349.
31 Rapport à Son Excellence le Ministre de l’Intérieur, sur l’émigration, 1857-1858, Paris, Imprimerie nationale, 1858, p. 17.
32 Lettre du directeur général de la Sûreté publique au préfet du H.-R., Paris le 19 septembre 1855. A.D.H.-R., 6M 349.
33 Listes envoyées au préfet du H.-R. le 19 septembre 1855. A.D.H.-R., 6M 349.
34 Madeleine BOURSET, "Une émigration insolite au xixe siècle. Les soldats des barricades en Californie, 1848-1853", in Nicole FOUCHÉ (ed.), l’’Emigration française, Etudes de cas, Algérie, Canada, Etats-Unis, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985, p. 160.
35 Lettre d’Auguste Ancel, adjoint au maire, au préfet du B.-R., Le Havre le 30 août 1836. A.D.B.-R., 3M 704.
36 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 11 août 1856, A.D. H.-R., 6M 349.
37 Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet du H.-R., Paris le 11 octobre 1856, A.D. H.-R., 6M 349.
38 Lettre du commissaire à l’émigration de Strasbourg au préfet du B.-R., Strasbourg le 19 décembre 1869. A.D.B.-R., 3M 704.
39 Corps législatif, Session de 1860, Annexe au procès-verbal de la séance du 22 juin 1860, Rapport au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi relatif à l’émigration, par Monsieur Ancel, député au Corps législatif. Le Havre, A.M., fonds moderne i2, carton 1, liasse 10.
40 Délibérations du conseil municipal, Le Havre, séance du 10 janvier 1866.
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