Bibliothèques d’humanistes et nouvelle vision du monde
p. 41-52
Texte intégral
1Quelle qu’ait été l’ampleur des conséquences de la découverte de l’Amérique – et nous sommes en mesure de voir aujourd’hui des facettes qui nous échappaient encore autrefois –, l’Europe, jusqu’au 18e siècle, s’est fort peu intéressée au Nouveau Monde. C’est que, depuis l’épanouissement de l’Humanisme Italien, on était plus que jamais fasciné par l’antiquité classique qui nous faisait découvrir un monde qui, pour ne pas être totalement nouveau, certainement pas depuis le renouveau des études classiques aux 12e et 13e siècles1, n’en conservait pas moins le caractère d’un continent encore pratiquement inexploré. De plus, depuis 1517, chacun était préoccupé de déterminer sa propre position dans le monde religieux qui s’était nouvellement créé, ce qui avait pour conséquence un afflux de publications religieuses et un bouleversement de la constellation politique de l’Europe dans sa totalité, mais également à l’intérieur de la majorité de chacun de ses pays. Par ailleurs la menace que représentait la puissante Turquie amenait des questions sur les antécédents politiques et culturels d’un état à caractère aussi expansif, et sur les bases intellectuelles et morales sur lesquels il reposait. Lorsque les Portuguais eurent ouvert la route vers l’Asie par le cap de Bonne-Espérance, après 1488, l’attention se tourna de plus en plus vers l’Inde, la Chine, le Japon et l’archipel indonésien, pour toutes sortes de raisons.
2Voici en grandes lignes les arguments par lesquels on a l’habitude d’expliquer le manque d’intérêt que l’Europe aurait montré pour l’Amérique. Le grand érudit et spécialiste du monde hispanique qu’était Marcel Bataillon déclara lui aussi en 1950, dans un appendice de la première traduction espagnole de son grand livre sur Erasme et l’Espagne (1973) : « Ni a Erasmo ni a la inmensa mayoría de sus contemporáneos preocupó mucho el Orbis novus »2 3 4.
3Cette idée a toutefois besoin d’être revue. Ne serait-ce que pour la raison suivante : il y a encore peu, on avait l’habitude de mesurer l’intérêt pour l’Amérique exclusivement à la présence du nouveau continent dans les belles lettres et il est vrai que, à quelques exceptions près, ce n’est qu’à partir du 18e siècle que le Nouveau Monde ne commencera à y jouer un certain rôle. On était accoutumé à ne pas prendre en considération les textes d’un autre genre ; nous voulons parler ici de textes à caractère historique et de ce que l’on pourrait appeler de textes à caractère socio-anthropologique. Par ailleurs nous avions ces derniers temps toutes raisons d’être plus prudents et d’éviter des déclarations catégoriques dans ce domaine et ce, depuis la publication par John Alden (en tant que directeur d’édition) de l’European Americana : A Chronological Guide to the Works Printed in Europe Relating to the Americas 1493-1776, dont la première partie (1493-1600) est parue en 1980 et la sixième et dernière partie en 1991. Les trois volumes traitant de la période allant de 1493 à 1700 – période à laquelle nous nous limitons ici –, nous apprennent qu’une impressionnante quantité d’ouvrages concernant l’Amérique, dans toutes sortes de domaines, a été publiée en Europe, tout aussi bien dans diverses langues européennes qu’en traductions vers d’autres langues européennes, et que dans de nombreux cas ces ouvrages ont été régulièrement réimprimés. Plutôt que de parler de la « nouvelle vision du monde » en soi des Européens, faisant suite aux découvertes européennes, nous voudrions parler ici des documents – les textes écrits concernant l’expansion européenne, le réseau oral, aussi important soit-il, ne permettant que des suppositions – qui ont permis la formation de cette nouvelle vision. Bien que nous n’ayons pas oublié l’Asie, nous ne lui accorderons cependant pas notre attention.
4De non moindre importance nous semble le fait que, à notre connaissance, un terrain essentiel dans cet ordre d’idées n’a pas encore été systématiquement examiné, notamment la présence d’ouvrages sur l’Amérique dans les bibliothèques d’intellectuels européens. Nous aimerions ici porter ces ouvrages à votre attention, plus particulièrement ceux des Pays-Bas du Nord, dans la période allant de 1599 à 1701. Le choix de ces dates peut sembler arbitraire, il remplit pourtant une fonction. C’est en 1599 que parut en Europe le premier catalogue de vente aux enchères imprimé – à Leiden – et qui plus est, concernant la bibiothèque d’un homme d’Etat hollandais d’importance, à savoir Marnix van St. Aldegonde ; ce sont justement les catalogues de ventes aux enchères qui forment la base de notre recherche. Des ventes aux enchères de livres et de bibliothèques particulières s’étaient déjà faites auparavant en Europe, mais elles n’avaient pas donné lieu à l’impression de catalogues. Quant à la date de 1701, elle a été choisie pour deux raisons : en premier lieu, parce que c’est l’année où se fit la vente aux enchères de la bibliothèque d’un autre homme d’Etat hollandais important, le grand-pensionnaire Joan de Witt ; en second lieu, parce que aux Pays-Bas l’Humanisme dure jusqu’à la fin du 17e siècle (les bibliothèques qui ont fait l’objet de notre étude peuvent être qualifiées de bibliothèques d’humanistes, sans aucun problème).
5Dans les Pays-Bas du Nord, Leiden n’était pas seulement importante par rapport à la production de livres, elle constituait également le centre par excellence de la vente aux enchères de livres. Nous avons la chance qu’environ 2 600 de ces catalogues de ventes aux enchères ayant eu lieu dans la République de 1559 au 31 décembre 1800, aient pu être conservés. Grâce au travail d’expert et au dévouement d’un scientifique trop tôt décédé, feu mon collègue de Leiden Bert van Selm (1945-1991), historien du livre, ces catalogues sont mis sur microfiches dans le cadre d’un projet de recherche national (actuellement 1 336 exemplaires sont disponibles)5.
6La recherche sur la culture du livre dans un pays déterminé et une période définie est un terrain jonché de problèmes. Nous en avons donné des exemples dans une autre étude sur les auteurs espagnols dans les bibliothèques néerlandaises6 et cela apparaît clairement pour un pays comme la France, qui a fait l’objet de tant d’études à ce sujet. Notre intention n’est pas d’établir quelles lectures auraient été faites, en concreto, mais plus simplement d’indiquer quels étaient les textes concernant l’Amérique auxquels on avait accès, tenant compte de la fréquence de leur présence dans les bibliothèques particulières (et il ne faut surtout pas oublier à cette occasion l’habitude, jusqu’au 17e siècle, de lire à voix haute pour un cercle d’intéressés), de leur circulation à la suite de ventes publiques, et de leur mise en vente en librairie.
7Les sceptiques ne manqueront pas de déclarer que la présence de livres sur l’Amérique ne dit rien en soi et n’est que le produit d’une mode provenant d’une remarque faite par des humanistes, selon laquelle on n’avait pas besoin de sortir de chez soi pour voyager et qu’il suffisait de rester dans son fauteuil, un livre à la main. Même si cela avait véritablement constitué l’unique motif, il n’en reste pas moins que le besoin de voyager était une réalité, ou encore : la curiosité de voir et de vivre des choses nouvelles. Quoi qu’il en soit, supposer que tous ces ouvrages aient été lus dans le détail de A à Z, serait aussi absurde que de partir du fait qu’ils n’ont pas été lus, argument à appliquer évidemment aussi bien à la quantité souvent impressionnante d’ouvrages sur l’antiquité classique et la théologie, que l’on trouve dans la plupart de ces bibliothèques. Bien qu’il soit nécessaire de conserver une certaine réserve, nous pouvons dire que la fréquence de l’impression et de la réimpression de certains textes, leur présence dans nos catalogues, donne une indication sur les idées que l’on pouvait se faire du Nouveau Monde.
8Sans vouloir négliger le grand intérêt, dans ce cadre, de la cosmographie et des atlas dans lesquels l’Amérique sera de mieux en mieux représentée et commentée (Münster, Mercator, Ortelius, Hondius, Blaeu et Janssonius) et qui font partie de la plupart des collections, nous ne les aborderons pourtant pas7. Il est d’ailleurs intéressant de noter que grand nombre d’ouvrages sur l’Amérique s’ornaient d’illustrations (« cum figuris » ou bien « cum figuris aeneis ») et qu’un plus petit nombre d’entre elles comportaient des cartes représentant la région concernée. Il s’agit dans les deux cas de représentations de plus en plus fidèles à mesure qu’avance le temps ; mon estimé collègue Jean-Paul Duviols a écrit une étude fondamentale sur ces illustrations8.
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9Le point de départ des remarques qui suivent est constitué par 212 catalogues de ventes aux enchères et de catalogues de vente ou de réserves provenant de libraires, d’en principe 230 individus, pour la période allant de 1599 à 1701 dans les Pays-Bas du Nord. Les endroits où ces ventes aux enchères eurent lieu indiquent clairement la région dans laquelle se concentrait la possession de ces livres, à savoir le triangle formé par Amsterdam-Rotterdam-Utrecht, avec un accent particulier pour Leiden (122 catalogues), suivie à distance par Amsterdam (34) et La Haye 21, suivies à leur tour par 11 autres petites agglomérations, dont quelques-unes se trouvent en dehors du triangle cité plus haut9. Socialement pariant, notre corpus présente un assez large éventail de professions du lectorat de l’époque. Jusqu’à présent nous avons pu retrouver des éléments biographiques pour 169 personnes ; il ressort que les possesseurs de livres se répartissent de la façon suivante : 48 pasteurs, 29 libraires, 27 fonctionnaires (parfois haut placés), 24 professeurs d’université, 16 médecins, 7 recteurs de lycées, 5 « doctissimi iuvenes », 3 hommes d’affaires et 10 autres. Les 39 catalogues de vente ou de réserves des 19 libraires déjà cités (12 d’Amsterdam, 7 de Leiden, 5 de La Haye, 2 de Rotterdam, et 1 pour chacune des villes de Enkhuizen, Gouda et Schiedam), complètent l’image que nous offrent les collections particulières proposées (et qui bien évidemment ne représentent pas toujours la possession en livres exacte d’une personne). Par ailleurs 5 autres inventaires provenant de l’Université de Leiden, fondée en 1575, ont été examinés (1595, 1607, 1623, 1636 et 1640). Il est intéressant de ne pas perdre de vue que, dans le domaine de l’art et de la science tout comme dans celui de l’imprimerie et de la cartographie, les Pays-Bas du Nord doivent beaucoup aux immigrés des provinces du Sud qui cherchèrent et trouvèrent refuge dans les contrées septentrionales, essentiellement aux environs de l’année cruciale de 1585, lors de laquelle Anvers fut prise par Farnesio.
10Le corpus de textes sur le Nouveau Monde peut être soumis à différentes classifications possibles : les écrits des sujets espagnols qui y sont allés et/ou bien ont écrit à ce sujet, et ceux des autres Européens. On peut également appliquer une classification en groupant les premiers ouvrages ayant permis à l’Europe de faire connaissance avec les toutes premières impressions et notes concernant l’Amérique d’une part, et d’autre part les ouvrages postérieurs à caractère plus critique et plus synthétique. Dans le premier cas nous avons à faire à 17 sujets espagnols (parmi lesquels l’humaniste Pietro Martire d’Anghiera d’origine italienne), et 16 Européens d’origines différentes. Dans le deuxième cas, il s’agit d’une catégorie de premières nouvelles, à laquelle appartiennent les textes de Colomb, Anghiera, Cortés et Fernández de Oviedo, se rapportant à la période allant de 1493 à 1535 ; la deuxième catégorie de cette répartition regroupe des auteurs qui quelque temps plus tard disposèrent de plus d’éléments et écrivirent des aperçus plus importants ou bien relatèrent des étapes postérieures de la découverte et de la conquête, comme Cieza de León, Gómara et Zárate, et finalement des auteurs de synthèses comme Acosta et Herrera, dont l’œuvre parut à la fin du 16e siècle et au début du 17e siècle. Ce n’est qu’après 1550 que les autres Européens se mirent à écrire (comme par exemple Benzoni, Jean de Léry et De Laet). Une catégorie importante s’y ajoute encore, c’est celle que l’on pourrait nommer des ouvrages anthologiques, telle que ceux composés par les frères De Bry ou par Ramusio et Hakluyt, à partir de fragments de textes de toutes sortes d’auteurs ayant écrit sur l’Amérique. Dans la seconde moitié du 16e siècle, on trouve, pour ce qui concerne les Espagnols, le texte à caractère polémique de Bartolomé de las Casas, Brevissima relación de la destruyción de las Indias (1552) ; l’ouvrage du médecin sévillan Nicolás Monardes intitulé Dos libros. El uno que trata de todas las cosas que traen de nuestras Indias Occidentales, que sirven al uso de medicina (Séville, 1565) et l’ouvrage aussi impressionnant que volumineux du médecin envoyé en 1570 en Nouvelle Espagne par Philippe II, Dr. Francisco Hernández, traitant de la médecine indigène par les plantes au Mexique, dont parut en 1615 un compendium en espagnol et en 1628 un autre en latin, avant que ne soient perdus lors de l’incendie de l’Escurial en 1671 les 16 folios du manuscrit (6 parties de texte et 10 parties d’illustrations). De Indiae utriusque re naturali et medica libris quatordetim (sic), du médecin amsterdamois Willem Piso parut en 1558 : il s’agit d’un grand ouvrage sur la flore et la faune du Brésil (avec un appendice sur la flore, la faune et les maladies de l’archipel indonésien de la main de son collègue Jacobus Bontius).
11Certains ouvrages, tels que ceux de Gómara et Zárate, parurent dans leur langue originale à Anvers, d’autres furent également traduits dans les Pays-Bas du Nord, comme ceux d’Acosta et d’Herrera, ce qui explique leur fréquence dans les bibliothèques. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’un ouvrage publié dans les Pays-Bas du Nord se retrouve obligatoirement fréquemment : Thevet parut à Anvers en 1558 (un an après la première édition), mais il ne sera cité que trois fois.
12L’Amérique figure dans 60 % des 212 catalogues. En ce qui concerne les collections particulières, le nombre d’ouvrages s’y rapportant varie entre 1 et 36 textes ; dans le cas des libraires, le minimum est de 0 texte et le maximum de 27 textes. 83 catalogues ne contiennent aucun texte traitant de l’Amérique.
13Bien que dès 1493 12 éditions parurent de la première lettre adressée par Colomb au roi et à la reine leur faisant part de sa découverte (une édition en espagnol et 11 traductions), les quatres lettres où il relate son voyage n’ont pas été réunies en un recueil, mais elles parurent dans les anthologies, citées plus haut, sous diverses formes allant de l’édition intégrale d’une lettre à la citation d’extraits de différentes lettres. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que pas un catalogue ne mentionne une lettre de Colomb. Il n’existe pas non plus de recueil réunissant les cinq lettres de Cortés, dont la première, datant de 1519, parut en traduction à Anvers en 1523. Par contre, ici encore, certaines lettres et certains extraits furent publiés séparément dans des anthologies. C’est probablement une des raisons qui expliquent pourquoi ces lettres n’ont été mentionnées qu’à 6 reprises.
14Pour savoir quels avaient été les premiers contacts des Européens avec le continent américain et connaître leurs impressions sur les hommes qui y vivaient et la nature, on en était réduit à se tourner vers les anthologies dont un grand nombre est mentionné dans les catalogues étudiés. Cela signifie que, étant donné le caractère fragmentaire de ce type d’ouvrage, on ne pouvait se faire une idée de l’évolution de la perception de l’homme et de la nature américaine par les Européens et des nouvelles connaissances acquises s’ajoutant progressivement au savoir antérieur. Avec Gonzalo Fernández de Oviedo, nous nous trouvons confrontés à un problème différent. Après avoir publié son dense Sumario de la natural historia de las Indias en 1526, il présenta dans la volumineuse Historia natural y general de las Indias (19 volumes en 1535, volume 20 en 1552 et les 30 suivants ne furent publiés qu’en 1851) une première large vue d’ensemble englobant aussi bien les diverses découvertes et conquêtes que les connaissances acquises ayant trait à l’homme américain, à la flore et à la faune. Mais certaines difficultés avec la censure survinrent à cause de sa critique virulente des conquistadors et des hommes d’Eglise. Une sélection d’extraits de son ouvrage, traduits en français par Jean Poleur (1556), circula à l’étranger et au début du siècle suivant Purchas inséra des passages du livre d’Oviedo dans son édition de Pilgrimes de Hakluyt10. Cependant Oviedo ne figure que 3 fois dans la période que nous étudions. Un autre ouvrage volumineux est celui d’Anghiera, qui vécut durant la seconde moitié de sa vie en Espagne où il écrivit De orbe novo decades octo, dont le premier livre parut en 1511 et l’édition intégrale des huit décades en 1530. Dans cet ouvrage, dont nous avons pu compter 18 exemplaires, à peu près tous les aspects du Nouveau Monde sont abordés.
15Vers le milieu du XVIe siècle paraissent les ouvrages de Pedro de Cieza de León (1553) et de Augustin de Zárate (1555) sur le Pérou ainsi que le livre de Francisco López de Gómara présentant une vue d’ensemble et qui connut un grand succès en Europe (Montaigne s’en servit), à savoir Historia de las Indias y conquista de México (paru en 1552, mis à l’index en 1553 par Philippe II). L’édition originale de l’ouvrage de Zárate Historia del descubrimiento y conquista del Perú parut à Anvers et figure à maintes reprises (21 mentions) dans les catalogues inventoriés, tout comme le livre de Gómara, mentionné également 21 fois (édition originale à Saragosse, autres publications à Anvers ; une en 1553 et deux en 1554). Par contre, l’ouvrage de Cieza de León Crónica del Perú ne figure que 9 fois. La conquête des territoires Inca et les antiquités péruviennes sont bien représentées grâce aux ouvrages de Cieza et de Zárate et à une partie de l’œuvre de Gómara. Si l’on y ajoute les Comentarios reales (1609) de Garcilaso de la Vega el Inca, relatant l’histoire de l’Empire Inca, y compris jusqu’à la conquête par les Espagnols, ouvrage mentionné 19 fois, on peut conclure que le Pérou était mieux connu du public européen que le Mexique.
16L’ouvrage polémique Brevissima relación (Séville, 1552) de Las Casas, qui se distingue des autres textes parce qu’il ne contient guère d’informations sur l’Amérique et dont la première traduction néerlandaise parut en 1578, fut réédité 21 fois jusqu’en 1706 en 31 tirages successifs. Avec 39 mentions, ce livre est amplement représenté dans les catalogues étudiés. Ce chiffre est toutefois inférieur à celui se rapportant à l’ouvrage d’Acosta (45 mentions) et à celui de Antonio de Herrera (41 mentions). Au total, le Brevissima représente presque le sixième des textes écrits par des sujets espagnols au sujet de l’Amérique et le dix-huitième de l’ensemble des textes traitant du Nouveau Monde que nous avons rencontrés lors de notre étude. Par conséquent il apparaît clairement que l’intérêt suscité par l’Amérique dans les Pays-Bas du Nord n’était pas uniquement inspiré par le besoin de lire le récit des méfaits commis par certains Espagnols outre-mer ; il existait bel et bien – et l’on pourrait faire la remarque : pouvait-il en être autrement ? – une curiosité intellectuelle pour le nouveau continent.
17Il faudra attendre la fin du XVIe siècle pour qu’un ouvrage présente une vision globale et critique, traitant à la fois de l’origine du continent américain et de ses habitants, de la nature et du caractère des Indiens et de leur culture, de la géographie physique, de la flore et de la faune ; cet ouvrage Historia natural y moral de las Indias du jésuite José de Acosta, paru en 1590 et traduit en néerlandais en 1598 par Linschoten, totalise la fréquence la plus élevée. Ce score est immédiatement suivi par celui de l’ouvrage d’Antonio de Herrera Historia general de los hechos de los castellanos en las islas y tierra firme del mar océano (1601, 1615), un vaste tour d’horizon pour la rédaction duquel Herrera eut accès à toutes les sources d’informations connues à son époque. Cet ouvrage fut, lui aussi, traduit aux Pays-Bas à Amsterdam en 1622 pour deux éditions distinctes, l’une en latin et l’autre en néerlandais. Dans la préface de la traduction latine rédigée par Barlaeus, on peut lire qu’il n’est pas possible de mieux connaître l’ennemi que par la description qu’il donne lui-même du territoire qu’il occupe. Ce qui donnerait à croire que l’on possédait le livre d’Herrera dans un but purement pragmatique. En fait, les ouvrages d’Acosta et d’Herrera figurent très souvent dans les bibliothèques de particuliers n’ayant rien à voir eux-mêmes avec les prises de décisions politiques et ils apparaissent également fréquemment dans les collections montrant un pourcentage élevé de récits de voyage.
18Les ouvrages suivants ont été rencontrés avec une fréquence très inférieure : Elegías de varones ilustres de Indias (1589) de Juan de Castellanos (2 mentions), Histórica relación del reino de Chile (1646) du jésuite Alonso de Ovalle (3 mentions) et Historia de la fundación y discurso de la provincia de Santiago de México de la Orden de Predicadores (1596) du dominicain Alonso Dávilla Padilla (4 mentions). Il est curieux de constater que les noms de ces 3 auteurs espagnols, qui traitèrent de sujets très différents et dont aucun ne fut célèbre, figurent pourtant dans les collections néerlandaises. Cette remarque est tout aussi valable pour les ouvrages de deux médecins déjà cités : le Rerum medicarum Novae Hispaniae Thésaurus de Francisco Hernandez est mentionné 11 fois et le Dos libros (...) de Nicolás Monardes 12 fois. Ces deux livres ne se trouvaient pas uniquement dans les bibliothèques de médecins. Cela prouve, une fois encore, l’intérêt libre d’arrières-pensées politiques des intellectuels néerlandais pour l’Amérique.
19En ce qui concerne les livres d’auteurs qui n’étaient pas sujets espagnols, il s’agit essentiellement d’anthologies telles que celles de Jarric, Maffei, Ramusio et Hakluyt. Maffei qui ne consacra qu’une petite partie de son œuvre à l’Amérique, au Brésil plus précisément, est le mieux représenté (22 mentions). L’ouvrage de Hakluyt est celui de ces auteurs qui y figure le moins souvent (3 mentions).
20Il était possible de se faire une idée du Brésil à la lumière des ouvrages de Thevet (1557, 3 mentions), de Piso (1558, 13 mentions) et de Jean de Léry (1578, 16 mentions). Thevet et surtout de Léry choisirent l’approche socio-anthropologique alors que Piso étudia l’histoire naturelle. Comme on peut s’y attendre, les auteurs néerlandais se retrouvent fréquemment dans les catalogues inventoriés : Van Linschoten (1596, 29 mentions), Joris Spilbergen (1604, 7 mentions), De Laet (1625, 43 mentions) et Montanus (1671, 11 mentions). Ces auteurs relatent leurs expériences personnelles en y ajoutant parfois des informations provenant d’ouvrages d’historiens espagnols.
21Quant aux autres auteurs rencontrés, Pierre Daviti et Ulrich Schmidel, ils sont chacun mentionnés deux fois et Jacques l’Hermite une fois.
22Enfin restent 250 ouvrages du type anthologie et d’autres livres dont l’auteur n’a pu être déterminé avec certitude à cause d’inscriptions défectueuses dans les catalogues ou parce qu’il n’est pas nommé du tout (assez souvent, seuls les titres sont cités).
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23Si l’on considère l’ensemble des 703 textes disponibles, il est difficile de persister à affirmer que les humanistes européens n’étaient pas intéressés par le Nouveau Monde. A la lecture de ces ouvrages, ils ont bel et bien pu accéder à une nouvelle vision du monde. Les trois premiers livres de la bibliographie citée plus haut European Americana semble également le confirmer. Cependant, on ne peut nier le fait qu’il est étrange qu’il ressorte d’une étude récente examinant entre autres 60 journaux intimes et autobiographies britanniques datant des années 1630-1710, que seuls 10 écrits renferment une référence, incidemment nommée et peu approfondie, à propos de l’Amérique, dans ce cas l’Amérique du Nord11. C’est le phénomène auquel Bataillon fait allusion, qui a peut-être son pareil dans d’autres pays européens (cette question, à ma connaissance, n’a pas encore été étudiée systématiquement). On constate en effet une étrange disparité : d’une part, l’absence de l’Amérique dans la littérature et les correspondances particulières – dans les lettres que Lipsius adresse aux humanistes espagnols non plus, il n’y a guère de références à l’Amérique12 – et, d’autre part, la présence de nombreux ouvrages sur l’Amérique dans les bibliothèques particulières.
24Remarquons ici en passant qu’il serait utile d’examiner aussi cette question par rapport à l’Asie (nous avons également étudié quels textes sur l’Asie figuraient dans les catalogues, ils sont d’ailleurs moins nombreux que ceux concernant l’Amérique). L’absence de l’Asie dans la littérature, les correspondances particulières et les journaux intimes est-elle aussi flagrante que celle de l’Amérique ? Si c’est le cas, on devra peut-être se demander si le raisonnement suivi jusqu’ici est peut-être erroné.
25Ce raisonnement est à peu près le suivant : dans les écrits de presque toutes les personnes cultivées de cette époque, l’Antiquité est mentionnée (d’ailleurs très souvent également sous forme de références superficielles) et il existe un nombre incalculable de publications, de commentaires, de dissertations et de traductions dans ce domaine des études classiques13. Un événement apparemment très important comme la découverte de l’Amérique n’a engendré que peu de références dans la littérature et les écrits privés ; on doit par conséquent conclure que l’on ne s’intéressait pas au Nouveau Monde et que les regards étaient, en fait, exclusivement tournés vers la Grèce et Rome.
26Toutefois nous savons que depuis la notoriété du livre Il milione au début du XIVe siècle et comme en témoigne le voyage de Colomb, l’Asie suscitait un grand intérêt. L’absence manifeste de l’Asie dans la littérature serait donc un phénomène des plus étonnants. On devra alors se demander si une autre question occupant une place prédominante dans la vie publique et privée, à savoir les luttes religieuses, est, elle, plus amplement représentée dans la littérature, et si oui, l’est-elle aussi clairement que l’Antiquité ? Si ce n’est pas le cas, l’intérêt rencontré en Europe pour la Grèce et Rome et le reflet de cette inclination dans la littérature de cette époque serait un phénomène isolé, ce qui jetterait une nouvelle lumière sur l’intérêt porté à l’Amérique et à l’Asie.
Notes de bas de page
1 Cf. R.R. Bolgar, The Classical Heritage, New York 1964, pp. 202 ss.
2 Erasmo y España, trad. d’Antonio Alatorre, México, 1966, 817.
3 New York, 1980-1991, 6 vols. (I : 1493-1600 ; 1601-1650 ; III : 1651-1700).
4 L’auteur fera paraître un article à ce sujet en 1993.
5 Prof. Dr. B.van Selm, editor, Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800, IDC Microform Publishers, Leiden : Catalogue numbers 1-806 (Installments 1-5), 1990 ; Catalogue Numbers 807-1336 (Installments 6-9), 1992.
6 Jan Lechner, « Autores españoles en bibliotecas holandesas 1550-1650 », Bulletin Hispanique, Tome 93, no. 1, Janvier-Juin 1991, pp.221-237.
7 Idem, « América en los atlas de humanistes holandeses », Nue va Revista de Filología Hispánica, México, tomo XL, 1992, núm. 1, pp. 85-99.
8 Jean-Paul Duviols, L’Amérique vue et rêvée. Les récits de voyage de Christophe Colomb à Bougainville, Paris, 1985.
9 Rotterdam (6), Dordrecht (5), Middelburg (5), Utrecht (4), Franeker (3), Delft (2), Alkmaar (1), Deventer (1), Enkhuizen (1) et Gouda (1).
10 Cf. Antonello Gerbi, La naturaleza de las Indias nuevas, México, 1978, pp. 151 ss. et Francisco Esteve Barba, Historiografía indiana, Madrid, 1964, pp. 67-71.
11 David Cressy, « The Limits of English Enthusiasm for America », communication lue pendant « America in European Consciousness 1493-1750. An International Conférence on the Intellectuel Conséquences of the Discovery of the New World », organisée par la John Carter Brown Library, Providence, Rhode Island du 5 au 9 Juin 1991.
12 Alejandro Ramírez, ed., Epistolario de Justo Lipsio y los españoles (1577- 1606), Madrid, 1966, pp. 121, 411.
13 Cf. B.M. Olsen, Les classiques dans les bibliothèques médiévales, Paris 1987, 2 vols., et Brown, V., E. Kristeller et P. Oskar, Catalogus Translationum et Commentariorum (Médiéval and Renaissance Latin Translations and Commentaries), Washington, 1992.
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