Conclusion générale
p. 319-324
Texte intégral
1Nos conclusions sur les vingt premières années de relations entre les États-Unis et l’Unesco, portent sur quatre thèmes qui, sous-jacents tout au long de notre étude, méritent d’être clairement énoncés. Il s’agit de deux constatations fondamentales et de deux interrogations auxquelles nous essaierons d’apporter des réponses.
2En ce qui concerne la première de ces constatations fondamentales : il faut souligner que l’Unesco n’existerait pas sans le dévouement de quelques Américains, convaincus de travailler pour un monde meilleur, fut-il à l’image de leur patrie. Leur rôle dans la création de l’Unesco, et leur présence physique et/ou morale dans l’entourage de l’Organisation, s’étendaient souvent jusqu’aux années 60 et même au-delà. Le Sénateur J. William Fulbright (1905) est l’exemple même d’une longévité professionnelle bénéfique pour l’Unesco. Co-signataire de la résolution du Congrès sur l’adhésion américaine à l’Organisation ; il était, entre 1959 et 1974, Président de la Commission sénatoriale des Affaires étrangères. Or, les premiers graves ennuis du côté des États-Unis commençaient, pour l’Unesco, au moment de son départ de ce poste quand, entre 1975 et 1977, les États-Unis ne payaient pas leur cotisadon à l’Organisation pour protester contre les résolutions prises à rencontre d’Israël par la Conférence générale en 1974.1
3Qu’ont-ils en commun, ces Américains qui ont tant oeuvré pour l’Unesco ? C’est d’abord l’histoire d’une génération. Nés vers le début du siècle, ils sont marqués par l’expérience de la Dépression puis du New Deal et sont « dans la force de l’âge », pendant les années 40, quand le projet de l’Unesco capte leurs imaginations. Si, pendant le mandat d’Eisenhower, certains d’entre eux s’éloignent de l’Organisation, avec l’élection de John F. Kennedy, très souvent ils reviennent. Histoire d’une génération, c’est donc également celle d’un parti politique. Car, pour autant que nous avons pu le vérifier, tous les Américains qui contribuaient au succès de l’Unesco, surtout à l’ère de sa création, étaient des Démocrates ou du moins se disaient apolitiques, comme par exemple William Carr. William Benton (1900-1973), qui nous a servi de fil conducteur tout le long de notre étude, en est l’exemple parfait de ce parcours car, né avec le siècle, l’évolution de sa carrière politique et ses relations officielles avec l’Unesco dépendaient de son lien avec le parti démocrate. On ne peut que constater le vide laissé par cette génération disparue ; dans les années 80 la relève ne s’est pas faite.
4D’autres leitmotive biographiques reviennent également. D’abord la fonction de bibliothécaire du Congrès, qui pendant les années 40, début des années 50, fut occupée par Archibald MacLeish (1892-1982) et ensuite par Luther Evans (1902-1981). Puis, il s’agit très souvent de l’université et/ou la ville de Chicago. William Benton est Vice-président de l’Université de Chicago, c’est là qu’il se lia avec son futur assistant, John Howe, avec qui il échangeait une correspondance suivie au sujet de l’Unesco. Walter Laves, qui joue un rôle essentiel des deux côtés de l’Atlantique dans la mise en place de l’administration de l’Unesco et qui, en collaboration avec Charles Thomson, écrivait un livre à ce sujet, est né à Chicago et fit ses études à l’Université de Chicago. Même Paul Hoffman, qui apparaît souvent au cours de notre histoire, comme collaborateur de William Benton à l’Encyclopædia Britannica, puis Président de la Fondation Ford et en tant que directeur du Fonds spécial des Nations unies, est né dans cette même ville et a fait un an à son Université. En ce qui concerne d’autres leitmotive, en plus de la Fondation Ford (dont Paul Hoffman), nous, devons également mentionné Chester Bowles (ancien partenaire de Benton et gouverneur démocrate du Connecticut) comme « parcours » commun à des personnalités s’étant intéressés à l’Unesco depuis ses débuts. Et la tradition se poursuivait avec Kennedy.
5En ce qui concerne la deuxième constatation fondamentale : il s’agit de la « niche » très particulière occupée par l’Unesco au sein du Département d’État américain et qui la met, pendant la période qui nous concerne, à l’écart des autres organisations internationales dans la formulation de la politique américaine. Déjà, il fallait que les pays de l’Axe menacent, de leur propagande, le continent américain pour que, tardivement, en 1938, la culture, (notion qui englobe celle d’éducation et de science) devînt une affaire d’État avec la création de la Division des Relations culturelles. Et c’est dans cet ordre d’idées que, dans l’organigramme du Département d’État, l’Unesco se trouve regroupée avec les activités culturelles et séparée des autres organisations internationales. Ainsi pendant les quinze premières années, de son existence, l’Organisation est-elle sous la tutelle du Secrétaire d’État adjoint chargé des affaires publiques. Il faut attendre 1959 et la création au Département d’État du Bureau des relations internationales et culturelles pour que l’Unesco trouve une place digne d’elle. Or, comme nous l’avons vu, c’est à ce moment même que les décisions concernant les organisations internationales, dont l’Unesco, commencent à dépendre de la Maison blanche.
6Notre première interrogation porte sur la réalité de l’hégémonie américaine à l’Unesco ? La réponse implique, à notre avis, une série de nuances, car la domination par une grande puissance d’une organisation internationale s’exprime de plusieurs manières : aussi bien intrinsèque qu’apparente, quelquefois intentionnelle, il est à se demander à partir de quel moment elle devient effective.
7D’abord l’hégémonie des États-Unis à l’Unesco est intrinsèque à la deuxième moitié du 20ème siècle par le biais de la culture américaine qui se propage le plus facilement du monde à l’aide des techniques modernes « Made in USA ». Ces produits sont inséparables des origines et de l’évolution de l’Unesco, ce qui fait que potentiellement l’Organisation internationale chargée de la culture porte, plus que les autres, les stigmates et les mérites de son principal fondateur. C’est vrai aussi en ce qui concerne les autres mandats de l’Unesco – l’éducation et la science – les technologies de pointe ainsi que celles de la communication (en grande partie américaine pendant la période de l’après guerre et jusqu’aux années 60) créant leurs propres cultures et leurs propres pôles d’attraction, sont influentes de manière dominante sur le travail de l’Organisation face à d’autres modes d’action plus traditionnelles.
8Le deuxième type d’hégémonie est celui qui est le plus apparent, c’est l’incontournable et écrasante domination financière américaine qui pèse sur l’Unesco. La contribution des États-Unis au budget ordinaire, estimée d’abord à 49 %, ne représente en réalité que 44 % en 1947, 31 % en 1960 et, quand ce pays quitte l’Organisation en 1984, 25 %. Malgré la diminution progressive du pourcentage, les États-Unis sont, et jusqu’à leur départ, le plus gros bailleur de fonds de l’Unesco. Or, même pendant la période qui nous intéresse – la plus favorable à la politique américaine à l’Unesco – la « diplomatie du dollar » ne s’avère ni aussi calculée qu’à première vue, ni aussi payante que prévu.
9Si l’intérêt des États-Unis pour l’Unesco s’exprime à travers leur investissement financier dans l’Organisation, on peut dire que, dès le début, le Congrès est réticent, freinant l’augmentation du budget ordinaire de l’Organisation jusqu’au biennium 1955-1956, ainsi qu’au début des années 60. C’est le rôle accordé par le Président Eisenhower, à la fin de son mandat, à l’éducation dans le monde en voie de développement qui ouvrait de nouveaux horizons financiers à l’Organisation, quand l’imposition d’un plafond de 30 %, pour la contribution américaine, au budget ordinaire de l’Unesco, était ressentie comme un frein. Les fonds provenant de l’ONU (l’Assistance technique) dont bénéficiait l’Unesco depuis déjà dix ans, connaissaient alors un essor considérable jusqu’à représenter plus de la moitié du budget total de celle-ci. Et, lorsqu’un projet de l’Unesco capte l’imagination du public, on trouve les fonds (surtout aux États-Unis), détournant ainsi toute restriction budgétaire dont l’exemple le plus spectaculaire est le sauvetage des monuments de Nubie.
10A notre avis, l’hégémonie américaine – parce que les États-Unis sont le plus gros bailleur de fonds de l’Unesco – n’a pris de réalité que dans les menaces tacites (ou explicites) de se retirer, ou du moins le refus de payer ses contributions. Ce qui nous amène au troisième type d’hégémonie, celle qui est intentionnelle, afin de constater jusqu’à quel point elle est effective.
11Dès 1949, Jaime Torres Bodet est « averti » par le Département d’État de ne plus mettre les pays occidentaux (en l’occurrence les plus gros bailleurs de fonds) en minorité, comme il commence à le faire, par un ralliement trop réussi autour de lui des « petits pays ». Puis, lors de la guerre de Corée, grâce aux efforts du même Directeur général et, également, à cause des lenteurs inhérentes à la structure de l’Unesco, le gouvernement américain se trouve déçu par la performance de l’Unesco, surtout comparée à celle de l’ONU. Bien sûr, par la suite, Washington a pu rendre la vie difficile à quelques-uns de ses concitoyens pendant la période maccarthyste, mais la victoire douteuse consistant à débarrasser l’Unesco de sept de ses fonctionnaires américains n’est peut-être pas à mettre à l’actif de l’hégémonie américaine. Aussi, l’Unesco s’est-elle alignée sur la politique pro-américaine des Nations unies, en ce qui concerne la représentation de la Chine, et l’Organisation a certes presque toujours eu, pendant ses vingt premières années et bien au-delà, un Américain chargé de l’Administration (sauf quand le Directeur général est lui-même américain), mais c’est justement sur des griefs de mauvaise gestion que les États-Unis ont quitté l’Unesco....
12Notre conclusion sur la réalité de l’hégémonie des États-Unis à l’Unesco, en ce qui concerne les années 1946-1963, malgré une domination américaine financière certaine, fut que l’Organisation a pu échapper à l’emprise d’un seul système politique. Ceci repose d’une part, sur le fait que le Département d’État ne visait que certains aspects très spécifiques du programme de l’Unesco et, d’autre part, qu’au sein de la Conférence générale les États-Unis n’avaient droit qu’à une voix comme les autres pays. L’hégémonie des Américains à l’Unesco avait toujours été fragile : elle relevait davantage du mythe que de la réalité. D’autant que la localisation de l’Unesco à Paris, la place un peu à l’écart de l’axe New York-Genève, trajet privilégié des fonctionnaires internationaux.
13Notre deuxième interrogation portant sur les signes précurseurs du retrait des États-Unis de l’Unesco, le 31 décembre 1984, entraîne tout d’abord la réponse qu’il y a toujours eu, aux États-Unis, des voix pour s’élever contre l’appartenance à l’Unesco. Dès 1947, Archibald MacLeish est accusé, devant le Congrès, d’avoir des relations avec des organisations communistes, et des organisations américaines, très nationalistes, ne tardaient pas à reprendre ce type d’accusations. « The Cross and The Flag » voulait, dès novembre 1951, abolir les Nations unies et, la même année, « The American Flag Committee » lançait une campagne contre les brochures de l’Unesco Towards World Understanding et lesquelles ont dû être défendues, devant le Congrès, l’année suivante. Ainsi dès que le maccarthysme touchait les organisations internationales, le Congrès commençait-il à remettre en cause la question de la contribution financière des États-Unis à certaines d’entre elles, dont l’Unesco, en raison de liens supposés avec le mouvement communiste. Et, pour la même raison, la Légion américaine mit en accusation la mauvaise influence exercée par l’Organisation, par le biais de la Commission nationale américaine pour l’Unesco, sur le système éducatif national. Le Commandant de la Légion allait jusqu’à présenter, en 1956, une résolution qui abolirait la loi créant cette Commission ainsi que son Secrétariat. Puis, l’Unesco tomba dans un quasi-oubli, il n’y a que « The Daughters of the Revolution » pour l’attaquer, dans le cadre général des Nations unies, vers la fin des années cinquante.
14D’autres signes précurseurs du retrait américain sont plus indicibles. D’abord, l’introduction de plus en plus remarquée de débats et résolutions sur des sujets « politico-éthiques », spécialité du bloc communiste – mais non seulement – attire vers lui les voix du tiers monde. Deuxièmement, l’ardeur américaine apportée, à travers l’Unesco comme ailleurs, au soutien du développement des pays africains offre un contraste saisissant avec l’hypocrisie d’un pays qui, sur son propre sol, privait encore une partie de la population noire du droit de vote.
15Mais en réalité, le retrait des États-Unis de l’Unesco trouve sa principale explication dans deux des thèmes déjà traités. Tout d’abord, en l’absence d’un « lobby » assez fort pour défendre l’Unesco aux États-Unis dans les années quatre-vingt, les attaques contre l’Organisation étaient assurées de succès. La dispartition de la scène politique du peu d’américains qui se passionnaient pour l’Unesco permet à un courant, qui a toujours existé, de se cristalliser autour de l’Héritage Society, proche du Président Reagan. Société dont se réclame Owen Harries, Ambassadeur de l’Australie auprès de l’Unesco (début 1982 – été 1983), auquel se joignaient Mme Jean Gerald, Ambassadrice des États-Unis auprès de l’Unesco (septembre 1981 – janvier 1985) et Gregory Newell, Secrétaire d’État adjoint au Bureau des Affaires des Organisations internationales au Département d’État (mai 1982 – novembre 1985). L’Héritage Society organisait, avec succès, une cabale contre les organisations des Nations unies, dont l’Unesco, ressentie comme le maillon le plus faible.
16Deuxièmement, du fait de leur absence (ou absence de leur contribution financière), les États-Unis auraient une meilleure écoute à l’Unesco que lorsqu’ils en étaient membres. Présents, ils n’étaient, en 1983, qu’une voix parmi 162. La menace de leur retrait de l’Unesco, puis la possibilité de leur retour sont les seules façons de faire valoir leur domination (thèse étayée par le Département d’État lui-même, dans une publication interne qui date de 19902). C’est là la différence fondamentale de l’Unesco avec l’ONU, où le Conseil de Sécurité préserve la domination des cinq grands. Malheureusement, pour renforcer cette arme, les États-Unis ont entraîné avec eux, fin 1985, un autre pays fondateur de l’Unesco, la Grande Bretagne (et le Singapour).
17 Dans la lettre adressée au Directeur général de l’Unesco l’informant du retrait des États-Unis, le Secrétaire d’État George Shultz mettait surtout en cause : « l’orientation idéologique, le budget et la gestion de l’Unesco (qui) nuisent à l’efficacité de l’Organisation. » Ces tendances « ont détourné l’Unesco des principes originels... elles ont servi les visées politiques d’États membres plutôt que la vocation internationale de l’Unesco. » Au lendemain de l’envoi de la lettre de Schultz, le Secrétaire d’État adjoint, Gregory Newell est plus direct : « La politique de l’Unesco a, depuis plusieurs années, servi des objectifs politiques anti-américains.... » Réduisant les accusations contre l’Unesco à leur plus simple expression, Newell retrouve alors les formules employées pendant les années 50.3
18Il est vrai que les structures des organisations internationales datent, qu’il est temps de les repenser. Une organisation telle que l’Unesco correspond-elle aux besoins d’aujourd’hui quand le manque de nourriture pèse plus lourd que le manque de démocratie, même balbutiante ? De même, lorsque la peur d’une pollution de l’environnement est plus forte que la peur de celle des esprits ? Il n’empêche que, même restructuré, le système de Nations unies prolongera le rêve de Wilson, puis de Roosevelt et, qu’on le veuille ou non, c’étaient a priori des rêves américains !
Notes de bas de page
1 18 C/Res.3.427 et 18 C/Res.46. Le 20 novembre 1974. la Conférence générale décide de condamner Israël et inviter le Directeur général de ne plus accorder d’assistance à ce pays à cause de sa persistence dans la modification des sites historiques de Jerusalem et le lendemain la Conférence rejette d’inclure Israël dans la région Europe de l’Unesco.
2 The Activities of Unesco since US withdrawal (« Les activités de l’Unesco depuis que les États-Unis ont quitté l’Organisation ») ; rapport du Secrétaire d’État, en date du 17 avril 1990, conformément à la Loi publique 101.
3 Briefing officiel du 29 décembre 1983 sur le retrait des États-Unis de l’Unesco par Gregory Newell, Secrétaire d’État adjoint du Bureau des affaires des organisations internationales : appendice 4 au rapport U.S. Withdrawal from Unesco, (« Retrait des États-Unis de l’Unesco ») ; rapport publié en avril 1984 d’une mission d’étude (Staff study mission) entreprise, Paris, 10-23 février 1984, à la demande du Comité des Affaires étrangères de la Chambre des Représentants.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les États-Unis et l’Unesco, 1944-1963
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3