Les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze en Europe
Des pratiques votives, précieux témoins de l’histoire sociale
p. 157-170
Résumés
Depuis plus d’un siècle, les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen (2200 av. J.-C.-800 av. J.-C.) interrogent les chercheurs. La fonction de ces ensembles d’objets métalliques, découverts pour la plupart hors de tout contexte identifiable, est à l’heure actuelle toujours problématique, en raison de la grande variabilité de leur contenu dans l’espace et le temps. L’étude de plus en plus approfondie des nombreux objets trouvés dans ces dépôts permet de mieux appréhender les sociétés de l’âge du Bronze : par exemple leur culture matérielle, leurs connaissances technologiques ou les contacts à plus ou moins longues distances qu’ils entretenaient. Les « trouvailles isolées » – des objets en bronze déposés seuls – ont longtemps été considérées comme de simples pertes accidentelles. Cependant, au regard de l’étude comparative menée ici sur le massif armoricain, ceci est peu probable. Ces trouvailles peuvent ainsi être rattachées à la pratique de dépôts non funéraires, qualifiée de « votive ». L’ethnographie apporte des hypothèses de travail intéressantes qu’il faut manipuler avec précaution, comme nous allons le voir avec la pratique du « potlatch », qui diverge sur plusieurs points de celle des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze.
Since more than one century, the european Bronze Age hoards (2200 BC-800 BC) are questioning researchers. The function of these sets of metallic items, which were discovered for most of them in any recognizable context, is still unclear because of the great variability of its contents through time and space. The more and more advanced study of the numerous artefacts found in these hoards provides us information about the Bronze Age societies: for example their material culture, their know-how and the long-distance contacts they had. The “single finds” –bronze objects which were deposited alone– were for a long time considered as simple accidental losses, what seems unlikely, having regard to the comparative study in armorican massive presented here. These finds can thus be part of the votive practice of bronze items depots. Ethnography brings interesting working hypothesises but we have to be careful with it, as we will see with the “potlatch”, which is different on several points with the Bronze Age hoards.
Entrées d’index
Mots-clés : âge du bronze, dépôts non funéraires, trouvailles isolées, massif armoricain, potlatch
Keywords : Bronze Age, hoard, single find, Armorican Massive, Potlatch
Texte intégral
1Pour appréhender les sociétés passées, l’archéologue dispose de différents types de vestiges : les objets bien sûr, mais également un certain nombre de structures, témoins d’habitats, de nécropoles, d’activités artisanales ou de stockage. La compréhension et l’interprétation de ces vestiges s’avèrent délicates, dans la mesure où l’approche archéologique se fait d’un point de vue étic, c’est-à-dire extérieur aux communautés dont nous étudions la culture matérielle. Le croisement des diverses données et la recherche interdisciplinaire sont donc nécessaires pour mieux cerner ces sociétés. Certains vestiges posent néanmoins plus de problèmes d’interprétation que d’autres, tels que les dépôts non funéraires datés de l’âge du Bronze (2200 av. J.-C.-800 av. J.-C.) mis au jour dans l’ensemble de l’Europe.
Fig.1. Carte des lieux mentionnés dans l’article

H. Blitte.
2Type bien particulier de vestiges archéologiques, les dépôts non funéraires constituent un phénomène caractéristique de l’âge du Bronze en Europe (Fig. 1), car plus abondamment attesté là que dans d’autres contextes culturels ou chronologiques (Hamon et al., 2009). Ces ensembles d’objets déposés, majoritairement métalliques1, résultent probablement d’un acte volontaire d’enfouissement ou d’immersion en rivière, marais ou source, la plupart du temps hors de tout contexte identifiable, qu’il soit domestique ou funéraire. Ils peuvent être constitués d’un seul objet mais aussi en contenir jusqu’à plusieurs centaines, entiers ou fragmentés, neufs ou usagés. Ces objets peuvent appartenir à une ou plusieurs catégories fonctionnelles : les dépôts renferment aussi bien des outils, des armes, de la parure que des éléments dits de « prestige2 » ou liés à la production métallurgique. Les objets ainsi mis au jour, disposés souvent avec soin – dans un vase par exemple, empilés dans un ordre précis ou déposés la pointe ou le tranchant dans une direction particulière – forment en partie la culture matérielle de ces sociétés de l’âge du Bronze, mais témoignent également de leurs rapports mutuels : l’homme produit et façonne des objets à sa manière, et lui donne une valeur unique en le possédant. En retour, l’objet agit sur l’homme, en raison de son histoire ou « biographie » (Appadurai, 1986). Celle-ci lui donne parfois une valeur particulière – affective si l’objet vient d’un parent décédé par exemple – voire un certain prestige, comme c’est le cas pour les objets ayant appartenus à une personne importante de la communauté tel qu’un « chef » renommé. Il y a une relative interaction entre les deux.
3Ce type de vestiges connaît une grande variabilité, qui n’est pas liée à l’état de la recherche mais reflète une réalité : variabilité dans le temps et dans l’espace (certaines périodes ou régions sont plus riches en dépôts que d’autres) mais aussi en termes de contenu et de fréquence (les types, états et nombre d’objets varient d’un dépôt à l’autre). Ceci pose évidemment un certain nombre de questions et de problèmes d’interprétation. Comment expliquer la mise à l’écart du circuit de distribution, de consommation et de recyclage d’une si grande quantité de métal – un métal qui constituait vraisemblablement l’un des fondements économiques de la société ? À l’heure actuelle, la signification de ces dépôts non funéraires fait encore débat.
4Après avoir exposé les différentes hypothèses d’interprétation de ces dépôts non funéraires, nous verrons que l’étude des objets qu’ils renferment apporte de nombreuses informations sur les populations de l’âge du Bronze. Nous montrerons ensuite que les trouvailles isolées, longtemps délaissées, font bel et bien partie de cette pratique votive3. Enfin, nous discuterons de l’apport de l’ethnographie aux problèmes d’interprétation archéologique, avec l’exemple du « potlatch ».
Les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen
Hypothèses d’interprétation
5Découverts régulièrement à partir de la fin du xixe siècle (Chantre, 1875 ; de Mortillet, 1894), notamment lors de labours et de dragages de rivières, les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze (Fig. 2) ont suscité la curiosité des érudits et ont fait l’objet de diverses hypothèses d’interprétation, telles que :
Des dépôts dits « de fondeur » : objets fragmentés, qui constitueraient un stock de métal destiné à être recyclé.
Des dépôts dits « de marchands » : regroupent des objets neufs, des lingots et/ou une série d’objets d’un seul type.
Des trésors personnels, cachés en période de troubles et non récupérés.
Des substituts de sépulture : en raison de la généralisation progressive de l’incinération et de la raréfaction du mobilier métallique.
Des dépôts votifs, c’est-à-dire des offrandes votives déposées par les élites ou sous leur « patronage », afin de légitimer et renforcer leur pouvoir. Les moments correspondant à une forte densité de cette pratique reflètent probablement des situations d’instabilité politique ou de crise socio-économique (Bradley, 1990 ; Brun, 2003 ; Brun et al., 1997 ; Kristiansen, 1998). C’est l’hypothèse privilégiée à ce jour.
Fig.2. Dépôt de Dieskau III, Landesmuseum für Vorgeschichte, Halle

Harding, 2000.
6Cette dernière hypothèse n’est cependant pas entièrement satisfaisante, dans la mesure où elle ne permet pas d’expliquer la variabilité importante des dépôts présentée ci-dessus. En effet, pourquoi certains ensembles ne contiennent que des fragments, alors que d’autres renferment une série d’objets identiques bruts de fonte (c’est-à-dire tout juste sortis du moule) ? Il semble donc que la prise en compte d’une seule hypothèse d’interprétation ne soit pas une démarche adéquate.
Étude des objets
7À défaut de nous éclairer sur la pratique même de dépôts non funéraires, une étude approfondie des objets présents dans ces ensembles nous apporte de nombreuses informations, directes ou indirectes, sur les sociétés qui les ont produits, telles que des données sur le savoir-faire technologique des communautés de l’âge du Bronze. La grande variété et la qualité des objets en bronze réalisés et mis au jour témoignent d’une grande maîtrise métallurgique de la part des bronziers et met en évidence des évolutions technologiques, comme par exemple l’amélioration progressive du système de fixation des haches4. La présence d’outils spécifiques, comme dans le dépôt de Génelard (Bourgogne), qui contient des instruments liés à la fonderie (moule), au martelage (marteaux, enclume), au polissage et à la finition d’objets en bronze (ciseaux, matrices), complète nos connaissances de ce savoir-faire.
Fig.3. Disque de Nebra, 32 cm de diamètre

© LDA Sachsen-Anhalt.
8Le célèbre dépôt de Nebra (Allemagne centrale), qui a livré deux épées, deux haches à rebords, un ciseau, deux bracelets en spirale ainsi que le fameux disque (Fig. 3), constitue un exemple intéressant (Maraszek, 2008). La représentation sur ce disque d’un ciel étoilé, accompagné d’un croissant de lune, du soleil ou de la pleine lune et de la constellation des Pléiades, atteste en effet d’un niveau élevé de connaissance astronomique de la part, au moins, d’une partie des populations à la fin du Bronze ancien5. Par ailleurs, les analyses métallurgiques réalisées sur cet objet unique prouvent l’existence de contacts et d’échanges à très longue distance entre les élites de l’époque : le cuivre du disque provient du Mitterberg dans les Alpes (Frotzscher, 2009) alors que l’étain et l’or viennent de Cornouailles dans les Îles Britanniques (Borg et al., 2011).
9Ces contacts sont également attestés par la présence d’objets « exotiques » dans certaines zones culturelles, tels que des Hängebecken – bassin à fond concave moulé en bronze et décoré, production caractéristique de la zone nordique (Fig. 4) – retrouvés dans le complexe culturel nord-alpin, comme à Grandson-Corcelettes (Suisse).
Fig.4. Hängebecken de Sophienhof (Allemagne), 24 cm de diamètre (http://www.jadu.de/).

10Au même titre que les dépôts contenant plusieurs objets, les trouvailles isolées doivent être étudiées pour obtenir de nouvelles informations sur les populations qui les ont produites. Qu’en est-il de leur statut ? Comment les classer ?
Les trouvailles isolées, des pertes accidentelles ?
11Les trouvailles isolées ont longtemps été mises de côté, car elles étaient considérées avant tout comme de simples pertes accidentelles (Déchelette, 1910). Cependant, comme je vais le montrer ci-dessous, il est aujourd’hui possible d’affirmer que, dans la majorité des cas, ces objets ont bel et bien été déposés volontairement.
12Prenons en exemple l’étude que j’ai réalisée sur le massif armoricain élargi (régions Bretagne, Pays-de-la-Loire et Basse-Normandie), dont le corpus de 615 trouvailles isolées et 537 trouvailles groupées a été constitué à partir de plusieurs inventaires existants (Briard, 1965 ; Gabillot, 2001 ; Pennors, 2004). En comparant les données dont nous disposons pour cette région, nous pouvons observer le comportement de chaque type de vestiges et ainsi mettre en évidence, ou non, le caractère volontaire du dépôt d’objets isolés. Le massif armoricain se prête très bien à l’exercice en raison de la richesse aussi bien qualitative que quantitative des données enregistrées.
13La première analyse comparative concerne l’évolution de la pratique dans le temps (Fig. 5), établie à partir des 551 trouvailles isolées (type A : singulier) et 465 trouvailles groupées (type B : pluriel) bien datées, grâce à la typo-chronologie. Un certain nombre d’objets sont en effet caractéristiques d’une période, facilitant ainsi l’attribution chronologique pour chaque dépôt. Ce premier graphique montre clairement un parallèle entre les deux courbes, avec de légères variations en début et fin de période.
Fig.5. Graphique comparatif de l’évolution des pratiques de dépôts non funéraires singuliers (type A) et plurielles (type B) dans le massif armoricain à l’âge du Bronze (pourcentage du corpus total étudié pour chaque type)

H. Blitte.
14Bien que les trouvailles de type A soient plus nombreuses au début, les deux types de trouvailles se font plus rares aux environs de 2000 av. J.-C., avant d’atteindre progressivement leur apogée au cours du Bronze moyen, vers 1500 av. J.-C. Dépôts singuliers et pluriels diminuent à nouveau au début du Bronze final (1350 av. J.-C.) puis connaissent un nouvel essor à la fin de la période, avec cependant des dépôts bien plus nombreux. Les différences observées à chaque extrémité des courbes peuvent refléter l’état actuel du corpus. Néanmoins, le massif armoricain est une région très bien documentée, nous pouvons donc interpréter ces variations d’une autre manière, en lien avec l’approvisionnement en bronze. En effet, le métal étant très précieux mais également très rare au début de la période, les élites en possédaient peu et ne pouvaient se permettre de déposer un grand nombre d’objets en bronze : dans ce cas, ils auraient opté pour le dépôt singulier. À l’inverse, la fin de la période fût marquée par l’abondance du bronze, donnant ainsi la possibilité aux élites de déposer des objets métalliques en très grande quantité : ils auraient alors privilégié la pratique du dépôt pluriel.
15La concordance entre les deux phénomènes est frappante et ne peut être due au hasard. Il ne parait pas envisageable de considérer les trouvailles de type A comme étant des objets perdus, dans la mesure où l’évolution dans le temps de leur occurrence correspond exactement à celle des dépôts de type B. Il serait fort étonnant que les hommes de l’âge du Bronze aient perdus en plus grande quantité et plus souvent leurs objets métalliques lors des phases correspondant à une intensification de la pratique des dépôts non funéraires.
16Le second graphique (Fig. 6) nous permet d’observer la répartition des différentes catégories fonctionnelles déposées, en fonction des deux types de dépôt.
Fig.6. Graphique présentant les catégories fonctionnelles déposées dans les dépôts pluriels (type B) et singuliers (type A) dans le massif armoricain à l’âge du Bronze (pourcentage du corpus total étudié pour chaque type)

H. Blitte.
17On peut constater que les catégories fonctionnelles les plus souvent déposées dans les dépôts pluriels, à savoir les haches (77 %), les armes (38 %) et la parure (24 %), sont également les catégories les plus souvent représentées parmi les trouvailles unitaires (avec respectivement 72 %, 28 % et 7 %). Par ailleurs, certaines catégories, telles que les couteaux ou les éléments liés à la métallurgie, semblent être réservées aux dépôts pluriels, puisqu’elles apparaissent rarement isolées.
18Il apparaît ainsi que les objets déposés seuls ont bien été eux aussi soigneusement sélectionnés. Il est en effet peu probable que les populations de l’âge du Bronze aient perdu des objets métalliques appartenant exclusivement aux catégories fonctionnelles sélectionnées pour être mises dans des dépôts non funéraires. Si les trouvailles isolées étaient vraiment des pertes accidentelles, la parure serait majoritaire car ce sont de petits objets, très répandus et bien plus faciles à égarer qu’une épée ou une hache.
19En raison donc, d’une part, de l’évolution similaire dans le temps des deux types de vestiges et, d’autre part, de la présence prépondérante des trois mêmes catégories fonctionnelles au sein de chaque type de découverte, nous pouvons rattacher les trouvailles isolées à la pratique votive des dépôts non funéraires. Nous pouvons ainsi affirmer que la plupart de ces objets ont bien été volontairement déposés seuls.
20Ces résultats nous permettent de considérer que la pratique des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze concerne des ensembles hors contextes, renfermant au moins un objet en bronze. L’archéologie ne pouvant résoudre seule pour le moment le problème d’interprétation posé par ce type de vestige, le recours à d’autres sciences humaines, telle que l’ethnographie, est une alternative intéressante.
Recours à l’ethnographie : les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze, une forme de « potlatch » ?
21Au-delà des objets eux-mêmes, c’est l’entité « dépôt » qui pose des problèmes d’interprétations et donc d’approfondissement des connaissances sur les sociétés concernées. Le recours à l’ethnographie a amené certains chercheurs à voir, dans ces dépôts non funéraires de l’âge du Bronze, une éventuelle forme de « potlatch » (Brun, 1986). Il s’agit d’un système complexe de dons et contre-dons, attesté chez des populations amérindiennes de la côte nord-ouest de l’Amérique et étudié pour la première fois par F. Boas à la fin du xixe siècle (Boas, 1898 et 1921).
22Cette « pratique extrême de don ostentatoire » (Testart, 2005) a lieu lors de cérémonies, dans divers contextes, tels qu’un mariage, des funérailles ou la célébration d’un événement quelconque. Elle consiste en la distribution de nourriture et de biens ordinaires mais également de biens de grande valeur, conférant ainsi du prestige à celui qui fait ces dons. Dans ce cas, la destruction des objets en question n’est que secondaire et n’intervient qu’occasionnellement. S’ensuit toute une série de contre-dons, où le receveur offre à son tour au donneur un objet, qu’il estime de valeur égale ou supérieure à celui qu’il a reçu. Les modalités du « potlatch » sont néanmoins très complexes, ce qui ne permet pas de faire des généralités (Testart, 2005).
23Les ensembles métalliques de l’âge du Bronze européen découverts en milieu terrestre semblent se rapprocher de la consommation de biens réalisée dans le cadre du « potlatch » (Brun, 1986) mais il est difficile d’établir avec certitude une analogie entre les deux pratiques. Quelques faits contredisent cette interprétation, comme par exemple la présence fréquente de fragments d’épées dans les dépôts non funéraires du complexe atlantique à la fin de l’âge du Bronze. À cette période, l’épée connaît une véritable personnalisation en raison de la place de première importance occupée par la figure du guerrier. Dans sa thèse, Bénédicte Quilliec a démontré que ces fragments d’épées proviennent très souvent d’exemplaires différents, appartenant donc à différentes personnes (Quilliec, 2003). Au sein de ces dépôts, il y a donc regroupement de plusieurs biens, provenant de plusieurs propriétaires, ce qui ne correspond pas au principe même du « potlatch » défini ci-dessus. L’occurrence régulière d’objets bruts de fonte et de lingots dans les ensembles de l’âge du Bronze va également à l’encontre d’une signification équivalente à celle d’un « potlatch ». En effet, ces objets ont été déposés immédiatement après leur production, première étape de leur vie, ce qui n’est pas le cas des biens en jeu lors des « potlatchs », donnés après avoir appartenu à une personne et par conséquent, ayant connu une certaine « carrière ». Enfin, le dépôt quasi systématique d’objets fragmentés pendant le Bronze final (1350-800 av. J.-C.) infirme l’idée d’un « potlatch », celui-ci présentant très rarement des objets endommagés (Tableau 1).
Tableau 1 : Comparaison des caractéristiques du potlatch et des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen
Potlatch | Dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen (milieu terrestre) | Dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen (milieu humide) |
Destruction des objets secondaire et occasionnelle | Objets souvent fragmentés, surtout au cours du Bronze final (1350 – 800 av. J.-C.) | Objets généralement entiers |
Biens appartenant à une seule personne | Regroupement de biens de plusieurs personnes (cf. épées du complexe atlantique) | Appartenance difficile à déterminer |
Objets ayant connu une certaine « carrière » = déposés après avoir appartenu à une personne | Occurrence régulière d’objets bruts de fonte et de lingots = objets déposés immédiatement après leur production (première étape de leur vie) | Objets finis = ayant connus une certaine « carrière » |
H. Blitte.
24Cependant, ces remarques ne s’appliquent pas aux dépôts découverts en milieu humide (marais, source) qui pourraient constituer une sorte de « potlatch », dans la mesure où les objets déposés sont des produits finis et non détruits. Le critère d’appartenance à une seule personne reste néanmoins difficile à mettre en évidence dans de tels cas.
25La différence d’état des objets entre ceux provenant de dépôts en contexte humide et ceux trouvés en milieu terrestre peut cependant être expliquée différemment. Il est en effet plus facile de récupérer un objet déposé en pleine terre plutôt que jeté dans une rivière ; afin de s’assurer qu’il ne soit pas récupéré et réutilisé, il fallait le détruire s’il restait facilement accessible à quiconque. Par conséquent, les biens immergés auraient pu rester entiers. L’absence d’objets bruts de fonte en milieu humide reste quant à elle difficile à expliquer pour le moment.
26Pour améliorer notre connaissance de sociétés passées anépigraphes6, telles que celles de l’âge du Bronze européen, l’ethnographie représente une source d’informations enrichissante mais qu’il faut manipuler avec précaution. Il n’est en aucun cas possible de transposer les pratiques d’une population à d’autres, sans les avoir analysées en détail au préalable. Bien que séduisante, l’interprétation du « potlatch » n’est pas compatible avec les particularités des dépôts non funéraires de l’âge du Bronze.
27L’appréhension des sociétés du passé via leurs vestiges archéologiques n’est pas sans difficultés, notamment lors de cas problématiques tels que les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze européen. Ceux-ci, pluriels ou singuliers, témoignent de pratiques votives complexes, dont la grande variabilité reflète vraisemblablement les différentes motivations ayant engendré leur abandon volontaire. À mon sens, il n’y a pas une seule mais plusieurs interprétations envisageables pour expliquer cette diversité de dépôts. Un lot de haches neuves de même type, par exemple, ne peut pas refléter la même fonction qu’un ensemble de fragments d’objets usagés ou qu’une trouvaille isolée. Il pourrait donc s’agir de plusieurs variantes d’une même pratique, impliquant une hiérarchie des offrandes. Par exemple, les populations en question, dans le but de remercier les divinités ou d’acquérir leur bienveillance, auraient eu alors recours au dépôt de tel type d’objet, dans tel état et en telle quantité, en fonction d’une situation bien précise (par exemple l’accès au pouvoir d’un nouveau chef, une demande de protection en cas de guerre ou de famine, une victoire, une bonne récolte).
28Le recours à l’ethnographie et la multiplication d’études jouant à la fois sur les critères intrinsèques (physique, géométrie, sémiotique des objets) et extrinsèques (chronologie, localisation, fonction des objets) contribuent à une meilleure connaissance des populations étudiées et de la complexité des liens qui existent entre les humains et leurs objets. C’est dans cette optique que j’oriente ma thèse, en explorant les deux types de critères grâce à la mise en place d’un système d’information géographique (SIG). L’analyse spatiale des dépôts non funéraires pourra peut-être nous éclairer plus précisément sur leur fonction. Par ailleurs, si le temps le permet, il serait intéressant de parcourir la littérature ethnographique, à la recherche de nouvelles hypothèses de travail.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Des dépôts de céramiques sont en effet attestés dans certaines régions, en particulier dans le complexe nord-alpin (Europe centrale).
2 Service de banquet, armement défensif, parure en or.
3 « Qui est exécuté ou offert pour acquitter un vœu » (Dictionnaire Larousse en ligne : http://www.larousse.fr/encyclopedie/rechercher?q=votive, consulté le 31 octobre 2014).
4 Plates au début de l’âge du Bronze, puis pourvus de rebords de plus en plus grands au Bronze ancien 2 ; vient ensuite l’apparition d’un talon au Bronze moyen suivi de la création d’ailerons au début du Bronze final ; et enfin la fixation avec douille à la fin de la période (Briard et Verron, 1976).
5 Vers 1650 av. J.-C. : datation typologique du dépôt, confirmée par une datation au carbone 14.
6 Qui ne possèdent pas l’écriture et pour lesquelles nous n’avons donc pas de sources textuelles.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 8215 : Trajectoires.
Sujet de thèse : De la richesse pour les dieux… et pour la reproduction sociale. Les dépôts non funéraires de l’âge du Bronze en Europe.
Directeurs de thèse : Patrice Brun et François Bertemes. Soutenance prévue en 2015.
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