Chapitre I. L’Irak désiré
p. 29-48
Texte intégral
Importance de l’Irak pour la Grande-Bretagne sur les plans économique et politique
1Trois fois séculaires, l’hégémonie britannique sur les Indes inspirait à Londres des convoitises qui ne se limitaient point au seul sous-continent indien, mais visaient également la périphérie de l’Inde ainsi que la route la reliant à l’Angleterre. En effet, contrôler les voies menant de cette partie du monde au "bercail" était indispensable pour perpétuer la mainmise sur la région.
2Il n’est par conséquent, guère étonnant de constater que les Anglais ont, à cette époque, sacrifié à cette fin des millions de Livres, des milliers d’hommes et tant d’efforts : tout était bon en vue de sauvegarder le "Joyau de la Couronne"... impériale.
3Il s’agissait donc de contrôler les trois fameuses routes marchandes de l’Orient (à partir desquelles l’Inde pouvait éventuellement être attaquée) :
- La route du Sud, via la Mer rouge ;
- La route septentrionale, via Harrat ;
- La route médiane, qui passe par le Golfe (au sud de l’Irak), baptisée aussi "La Route de l’Euphrate", était la plus courte des trois voies de communication, la plus sûre et la moins coûteuse1.
4Pour ces raisons, les Britanniques se sont assurés le contrôle de Gibraltar, en 1704, de Malte, en 1814, de Chypre, en 1878, de l’Egypte, en 1882 et d’Aden, en 1839,2 mais aussi des côtes arabes et des îles proches. Ils ont ainsi multiplié les traités avec les cheikhs du Golfe, notamment après que les Russes aient manifesté leur volonté de construire une ligne de chemin de fer jusqu’au Koweit. Par ces traités, Londres devait achever de placer sous sa complète tutelle les dynasties du Golfe.
5Mais les Britanniques ne se contentaient pas d’assurer la défense des routes maritimes. Ils œuvraient, par ailleurs, en vue de créer des routes alternantes ou complémentaires. Parmi les projets les plus significatifs figurait en tête l’ouverture d’une route terrestre, fluviale ou ferroviaire entre la Méditerranée et le Golfe. Ce dessein offrait le double avantage d’écourter les distances, le temps de trajet entre les Iles Britanniques et les Indes. A l’évidence, une telle voie, ne pouvait que traverser l’Irak. Aussi Londres dépêcha-t-il en Irak une mission de recherche en Irak chargée d’étudier les cours du Tigre et de l’Euphrate, afin d’évaluer les possibilités de navigation fluviale qu’offraient les deux fleuves mésopotamiens3.
6Ce facteur "voies de communication" constituait la principale justification de l’importance qu’accordait à l’Irak le gouvernement de Sa Majesté. Il existe, en effet, un rapport étroit entre les zones d’influence et les routes qui y conduisent, les unes et les autres étant interdépendantes et complémentaires. D’où les efforts de la Grande-Bretagne dans le but de faire main basse sur le Golfe, le Sud de l’Irak et l’Iran, notamment par le biais de l’E.I.B.C. La première entreprise d’"entrisme" britannique en Irak fut d’ailleurs la création par l’E.I.B.C. à Bassorah, en 1643, d’un centre de commerce et de négoce dont le responsable allait, ultérieurement, être promu au rang de Consul de Grande-Bretagne – ce qui lui conférait au-delà de sa mission commerciale, un statut politique.
7Bassorah devint par la même occasion le centre de distribution de biens et de produits anglais en Irak et en Iran. Un deuxième agent commercial fut désigné pour Bagdad en 1755 ; et les rapports entre les chargés des deux centres britanniques de Bagdad et de Bassorah, d’un côté, et les walis successifs (gouverneurs ottomans) de l’autre, allaient en se raffermissant et en se développant au fil des jours4.
8Promptement, ces deux centres commerciaux sont devenus des "officines" politiques. D’ailleurs, le résident britannique à Bagdad s’est vu attribuer, en 1802, les compétences et tous les pouvoirs consulaires. A cette date, Bagdad devint le pôle principal de l’influence britannique5.
9Ainsi, leur position raffermie et leur influence accrue, les Anglais "s’installaient" confortablement en Irak, aidés en cela par un nombre croissant de gardes indiens ou autochtones.
10Cela devait conduire les chefs de tribus et des classes instruites à prévoir une présence anglaise de plus en plus importante en Irak, et à estimer, sagesse oblige, qu’il était inéluctable de ménager la Grande-Bretagne, en raison du rôle essentiel qu’elle devait prospectivement assumer dans les affaires du pays6.
11Dès 1822, l’E.I.B.C. revêtait un statut politique, ses agents et représentants devenant des "résidents politiques", des "colons commerciaux", en quelque sorte. Les rapports entre la Grande-Bretagne et le Golfe, achevèrent leur phase commerciale pour ébaucher une nouvelle ère, purement politique. Dans son rapport de 1892 sur l’importance commerciale de Bagdad, Lord Curzon est, à cet égard, très clair : « Bagdad, indirectement, fait partie de l’ensemble des ports du Golfe. Aussi est-il impératif de l’annexer à la zone d’influence britannique absolue » 7.
12Ultérieurement, il réitéra maintes fois et avec la plus grande véhémence cette affirmation devant la Chambre des Lords. « Ce serait une grave erreur, a-t-il soutenu en 1911, de croire que nos intérêts politiques se limitent au Golfe, et se terminent quelque part entre Bassorah et Bagdad, ils englobent bel et bien Bagdad elle-même »8.
13L’Angleterre, d’autre part, consciente de l’importance des moyens de communication et de correspondance pour la réalisation de ses intérêts politiques et commerciaux en Irak, fit desservir ses villes principales par un réseau de lignes télégraphiques, elles-mêmes connectées aux réseaux reliant le Golfe et l’Inde. Elle fournit, en outre, aux navigateurs et marchands britanniques les moyens d’atteindre facilement l’Irak, de commercer avec ses habitants – citadins, membres de tribus ou bédouins – et d’y poser des jalons...9
14Sans aucun doute, les Britanniques n’ont guère lésiné sur les finances ni sur les efforts dans le but de mettre pied en Irak : missions dépêchées pour effectuer des fouilles à Ninive, à Babylone ou à Ur, pour lever le rideau sur une ancienne civilisation mésopotamienne ; géographes chargés d’établir des cartes du pays ; compagnies anglaises recevant l’ordre de relier les principales villes irakiennes par des lignes télégraphiques, etc... En vérité, le seul commerce ne pouvait justifier tant de soins, car les activités commerciales d’alors ne pouvaient même pas amortir un dixième de ces dépenses. L’indubitable explication réside dans le fait que, malgré les facilités qu’offrait le canal de Suez, l’Irak était au centre de la route la plus facile, la plus sûre et la moins coûteuse entre l’Angleterre et l’Inde. Des bateaux britanniques pouvaient, en effet, appareiller des ports indiens vers le Golfe d’où les marchandises déchargées, pouvaient être acheminées par voie terrestre – via l’Irak – vers la Méditerranée. Ainsi s’imposaient tous ces préliminaires à l’adresse de l’Irak.
15Ces objectifs atteints, les Britanniques se sont employés à activer leur commerce en vue de "rentabiliser" ces investissements, tout en s’efforçant de rechercher les moyens les plus aptes à réaliser cette mainmise tant espérée sur l’Irak. Leurs efforts ont dû redoubler d’intensité après que l’on eût trouvé du pétrole en Irak et que Londres eût obtenu, en 1899, une concession pour la prospection des gisements pétrolifères. De surcroît, l’Irak constituait un grand réservoir de matières premières et minières, un grenier de denrées alimentaires agricoles, une prairie pour l’élevage et, enfin, ... un marché idéal pour l’industrie britannique.
16Graduellement, l’influence britannique politique et économique s’ancrait en Irak jusqu’à ce que le déclenchement de la guerre 14-18 ait suscité chez les Alliés un regain d’intérêt pour les Arabes du Machrek ; ce qui, dans le contexte de la guerre en elle-même, revêtait une importance stratégique certaine. Londres a alors chargé le Haut-Représentant de Sa Majesté en Egypte et au Soudan, Lord Kitchener, de sonder les véritables intentions des Arabes du Machrek, en particulier l’Emir de la Mecque, Hussein Ibn Ali qui, lui, jouissait d’un grand prestige auprès des leaders des mouvements arabes, militaires et classes "éclairées" confondus. Tous les politiques, députés et représentants arabes soutenaient le chérif mecquois et lui accordaient toute leur confiance pour libérer les Arabes du joug ottoman10.
Les visées britanniques en Irak après la Première Guerre Mondiale
17A l’issue de la Grande Guerre, la Grande-Bretagne récolte privilège après privilège : la Palestine, la Transjordanie et l’Irak sont sous mandat britannique ; l’Egypte est un protectorat et Aden une colonie. Ajouté à cela des liens solides, étayés de traités, avec les dynasties du Golfe, du Hedjaz et de Najd11.
18La Grande-Bretagne, au moment où l’Irak est entré dans sa zone d’influence, ne disposait pas d’une politique bien arrêtée et spécifique pour cette région. Cela est dû, en partie, au fait qu’il existait alors, deux écoles britanniques d’approche sur les questions relatives au Proche et au Moyen-Orient. Le haut-représentant britannique en Egypte n’a assumé la charge des relations et de la politique arabe de la Grande-Bretagne, qu’à partir de Mars 1917 ; celle-ci, auparavant, était du ressort du gouvernement britannique des Indes.
19Au Caire, le bureau des affaires arabes représentait le ministère britannique des relations extérieures, il apporta aussitôt son soutien à la dynastie hachémite qui représentait pour lui l’instrument le plus adéquat pour réaliser ses objectifs. L’école anglo-indienne, en revanche, préférait le clan d’Ibn Saoud au prince de la Mecque1.
20Par ailleurs, le désir du gouvernement des Indes d’exaspérer le sentiment des Arabes contre les Turcs a eu pour effet d’amoindir le nombre de soldats arabes non-réguliers en Irak12. Cela explique l’absence, à l’époque, de centres de nationalisme arabe en Irak. Cependant certains des officiers du prince Fayçal, étaient issus d’Irak et avaient suivi leur formation militaire dans l’armée turque. Bien qu’officiers de l’armée chérifienne, ils étaient en 1917 et 1918, groupés dans une association nommée "Le Serment d’Irak" dont l’objectif était de libérer l’Irak. Certains membres de cette association étaient destinés à occuper plus tard des postes de haute responsabilité dans l’état irakien, tel Nùri Al Saïd, Jamil Al Madfaï et Jaafar Al Askari.
21L’Irak, en tant que province de l’empire ottoman, fut donc occupé par les troupes britanniques. Bagdad tomba le 11 mars 1917. Un gouvernement militaire fut constitué dans les régions situées hors des zones de combats, et l’administration confiée à des conseillers civils, choisis parmi les membres de l’administration politique des Indes. Ils n’en étaient par moins directement subordonnés aux autorités militaires, qui ordonnèrent à Sir Percy Cox2 d’œuvrer en vue d’instituer les premières fondations d’une administration civile13. Une série de déclarations émanant de responsables anglais furent prononcées après l’entrée des troupes britanniques promettant une proche indépendance du pays.
22Ainsi le Général Sir Stanley Maude, de l’India Service, diffusa le 19 mars 1917 (une semaine après son entrée dans Bagdad à la tête du corps expéditionnaire britannique de Mésopotamie) une proclamation destinée aux habitants de la capitale. Ce texte, malgré son ambiguïté, devint pour les nationalistes mésopotamiens « une des chartes de leur existence nationale ». Il concluait en ces termes : « ... j’ai donc reçu l’ordre de vous exhorter à participer, par l’entremise de vos nobles, notables, anciens, doyens et représentants, à la conduite des affaires civiles en collaboration avec les représentants politiques de la Grande-Bretagne (...)... afin que vous soyez unis à ceux de votre race au Nord, à l’Est, au Sud et l’Ouest pour réaliser les aspirations de celle-ci »14.
23Mais "l’enseignement" le plus significatif à déceler dans ce manifeste fut exprimé en ces termes : " « ... nos armées sont entrées dans vos cités et ont investi vos territoires non point en tant que vainqueurs ni ennemis, mais en tant que libérateurs ».15
24Admettre le fait accompli traduisait le sentiment général du peuple irakien immédiatement après le début de l’occupation de Bagdad par les Anglais. Les Irakiens aspiraient alors à un avenir stable, permettant d’exercer activités commerciales et agricoles en paix et en toute quiétude sous l’égide d’un pouvoir central capable d’imposer la sécurité et l’ordre16.
25Mais comment expliquer cette volte-face de la part d’un peuple irakien qui, avant la chute de Bagdad, soutenait plutôt l’état ottoman comme étant une autorité islamique attaquée par des envahisseurs étrangers ? Ces pâlinodies sont essentiellement imputables à la position de force des Anglais, d’une part, et d’autre part, au désir des Irakiens d’en finir avec les souffrances de la guerre – gagnée d’ailleurs par les Britanniques – et de voir se substituer à la pénurie, à l’insécurité et à l’instabilité une nouvelle ère de stabilité, prometteuse de prospérité, garantie par une forte autorité centrale. Mais ce furent surtout les promesses prodiguées par le Général Maude qui déterminèrent cette attitude. Il convient néanmoins de souligner que celle-ci était loin d’être définitive. Il s’agissait avant tout pour les Irakiens d’attendre, non sans cirsconspection, l’exécution des promesses du fameux manifeste du Général anglais.
26Signée le 10 octobre 1918,1’"Armistice de Mudros" mit fin aux opérations militaires contre la Turquie. Mais il apparut alors clairement, que le gouvernement britannique ne disposait d’aucune politique irakienne bien définie. Les déclarations contradictoires des Alliés n’ont guère remédié à ce flottement, tandis que des complications survenaient quant à savoir de quelle obédience serait l’Irak...
27Cependant, le 29 mars 1917, un document avait été publié qui octroyait au gouvernement de Sa Majesté – et non au gouvernement des Indes – la charge d’administrer les territoires pris à l’ennemi (ottoman, en l’occurence). Ce document avait été rédigé avant que ne fut arrêtée la décision définitive d’accorder l’indépendance à l’Irak, et à un moment où d’aucuns estimaient fermement que certaines régions resteraient subordonnées à l’Angleterre17. La région, rappelons-le, avait été lotie en zones d’influences britannique et française en vertu de l’accord franco-anglo-russe, conclu en mars 1915, et de l’accord de Sykes-Picot (en mai 1916). D’autres arrangements devaient suivre, tel l’accord de Saint Jean-de-Maurienne, avec l’Italie (Avril 1917)18. Ces accords, qui laissent subsister peu de chose de l’Empire ottoman, sont typiques des desseins impérialistes sur la région, et sont calculés de telle sorte qu’ils obligent à d’âpres et complexes négociations, en fonction des promesses faites aux Arabes et celles, non moins contradictoires, que la Grande-Bretagne fit aux Sionistes19. Toujours est-il que l’accord de Sykes-Picot, lui, consacrait la subordination de l’Irak (les wilayas de Bagdad et de Bassorah) à l’influence britannique20.
28A la fin de la guerre, les leaders arabes sont désemparés, notamment à cause des dispositions de la Conférence de Versailles. Leur déception est partagée par nombre de militaires britanniques qui, durant la guerre, avaient combattu à leurs côtés21. Ils réalisent avec amertume que le gouvernement britannique n’entend nullement respecter ses engagements22, consignés dans ce qu’il est convenu d’appeler "la correspondance Hussein-Mac Mahon" en 1915 (lettres échangées entre Sir Mac Mahon et le chérit Hussein de la Mecque) et par lesquelles la Grande-Bretagne promet le "grand Etat arabe" et l’indépendance pour l’ensemble des pays23.
29Après avoir achevé d’occuper toutes les villes irakiennes, les Anglais soumettent le pays à leur souveraineté directe. Ils agissent en même temps pour y pérenniser leurs acquis. Ils ressentent ainsi la nécessité de mettre au point un système d’administration susceptible à la fois d’assurer la réalisation de leurs objectifs, et d’assurer aux habitants du pays paix et sécurité ainsi qu’une certaine prospérité économique et un certain niveau d’activités commerciales.
30Les bases sur lesquelles fut fondé ce système d’administration directe peuvent être résumées de la façon suivante :
- Subordonner la partie méridionale de l’Irak à l’administration de l’Irak.
- Ménager les clans et les tribus et leur accorder une attention particulière.
- Mettre sur pied un système administratif "souple" conférant les pouvoirs principaux aux gouvernements politiques et à leurs adjoints – essentiellement Anglais, naturellement – tout en s’efforçant de faire participer des Irakiens à des postes subsidiaires.
- Fonder un nouvel ordre juridique dans le but de substituer, d’une manière radicale et globale, des lois indiennes aux anciennes lois ottomanes, et ce dans tous les domaines : affaires civiles, règlementations commerciales, code pénal, procédure et fonctionnement des tribunaux.
- Instituer un système sanitaire garantissant hygiène, soins et préventions ; et lutter contre les épidémies et les maladies endémiques afin de préserver la santé des troupes d’occupation.
- S’employer à instituer un système financier solide susceptible de répondre aux impératifs de l’occupation24.
31On constate également que Londres, dans son souci d’atteindre pleinement ses objectifs en Irak, se rapproche sciemment des chefs de tribus, les ménage et les lie à des accords plaçant sous leur directe responsabilité chaque membre de leur tribu respective. Ils auraient aussi à répondre devant les autorités britanniques des comportements de leurs "ouailles". Cette politique, bien entendu, exige de renforcer l’influence de ces chefs en leur offrant argent, armes, et de nombreux privilèges : exonération d’impôts, octroi de titres de propriété portant sur de vastes terres domaniales... Ceci débouche sur une pérennisation du système féodal en Irak et consacre la loyauté des membres des tribus non au gouvernement mais à leurs chefs, intermédiaires entre eux et le pouvoir.
32Malgré ces méthodes profitant à une minorité privilégiée (tels les chefs de tribus, comme exposé précédemment), le peuple d’Irak ne cesse de revendiquer ses droits nationaux et politiques et de réclamer l’indépendance. Très vite, les Irakiens commencent à vilipender l’administration anglaise directe. Et le malaise de dégénérer en troubles... A l’origine de cette turbulence, une prise de conscience : les Irakiens réalisent que les Européens n’honorent pas les engagements solennellement pris par divers manifestes et déclarations au début de l’occupation et au lendemain de la chute de Bagdad.
33La publication, en octobre 1918, des quatorze principes du Président Wilson incite les Irakiens à persévérer dans cette revendication. L’article douze stipule, en effet, la nécessité de garantir aux nations précédemment soumises à l’Empire ottoman la sécurité de leur vie, de ne pas leur porter préjudice et de leur ouvrir la voie vers l’autodétermination25.
34Un mois plus tard, en novembre 1918, le manifeste franco-anglais est publié ; et les commandements militaires généraux de Palestine, d’Irak et de Syrie distribuent aux journaux, le 8 novembre, le texte intégral d’une déclaration officielle définissant avec force détails la politique qu’entendent suivre dans ces trois pays les gouvernements britannique et français. Cette déclaration bénéficie de la plus large diffusion possible pour l’époque3.
35Non seulement publiée par la presse locale écrite, mais diffusée par d’autres moyens, affiches dans les milieux ruraux – et même urbains – par exemple. Dans les zones à fort taux d’analphabètes, elle est lue en arabe par des fonctionnaires arabes civils employés dans l’administration militaire26.
36Miss Bell, décrivant les répercussions de la diffusion de ce document franco-britannique, affirme : « ... cette déclaration fut, dans le meilleur des cas, une regrettable nécessité. Je l’ai comparée au manifeste de Maude et, j’avais trouvé que celui-ci était sensé du point de vue militaire car l’issue de la guerre était encore incertaine. Mais la déclaration anglo-française a été faite après la victoire des Alliés et à un moment où les habitants de l’Irak avaient le sentiment que leur pays demeurerait soumis à l’administration britannique directe. Ils en étaient convaincus. La déclaration anglo-française a ainsi offert aux éléments activistes et aux extrêmistes l’occasion d’exercer leurs menées politiques »27.
37Une semaine après la publication de ce communiqué commu franco-anglais, l’idée d’élire un émir (prince) pour l’Irak fait son apparition dans les "diwan" (conseils de notable) de Bagdad, la plus ambitieuse des villes irakiennes d’alors sur le plan politique. Elle rencontre un écho favorable dans les cercles islamiques, mais les avis sont partagés quant au choix de l’homme digne de cet honneur. On tergiverse et l’on hésite entre l’un des fils du chérif de la Mecque, Hussein Ibn Ali, un des membres de la famille royale d’Egypte ou un des notables de Mossoul : Hadi el-Omari. Le nom du "naqîb" chef des notables de Bagdad est également proposé entre autres noms. L’idée d’une république est aussi évoquée, mais ne peut être acceptable pour la plupart des musulmans...28
38Face à l’amplification de ce sentiment chez le peuple irakien, les autorités britanniques d’occupation prennent des initiatives visant à instituer ce qu’elles appellent dans leur jargon un "entraînement à l’autodétermination". Elles créent ainsi des conseils municipaux, destinés à "initier" les Irakiens à l’exercice de l’administration mais aussi à simuler une exécution des promesses faites dans ce sens. Il s’agit selon elles, d’une phase indispensable, car elles jugent que les Irakiens, ayant été soumis durant des siècles à la souveraineté turque ottomane, ne disposent plus, a priori, d’expérience suffisante dans la conduite des affaires du pays. Mais, on le verra plus loin, les intentions des Anglais ne se limitent pas à cela.
39Le colonel Arnold T. Wilson4, adjoint du gouverneur civil général, déclara : « ... il s’agit là du premier pas vers la mise en place de mesures de grande envergure devant conduire à l’autodétermination et au renforcement des institutions étatiques. En 1918, nous avons consacré une partie de notre temps à l’édification des conseils municipaux »29.
40Prenant à cœur la réalisation de ce projet, le colonel Wilson envoie à Londres, le 8 novembre 1918, un mémorandum où il exprime sa volonté de fonder des conseils municipaux dans les villes, précisant que leurs pouvoirs seront restreints et que leurs membres seront désignés nommément d’une part et élus par les habitants d’autre part30. Le 16 novembre suivant, il diffuse un communiqué portant sur la création des conseils municipaux. Le document fait également allusion au désir du gouvernement britannique d’entretenir l’esprit de nationalisme et de contribuer à l’indépendance dans les zones placées sous l’influence britannique. Mais toujours selon Wilson, étant donné l’absence de précédents chez les habitants du pays dans ce domaine, il est préférable de procéder par étapes et de considérer la conduite des affaires locales comme étant le premier pas dans cette voie. En vertu de quoi, il est décidé de créer le premier conseil municipal de Bagdad à compter du 1er janvier 1919. Il sera composé d’un président, un secrétaire et un secrétaire-adjoint ; plus dix membres non officiels qui seront nommés par le président ; et, enfin, six autres membres non officiels qui, eux, seront élus par un suffrage dont les modalités feront l’objet de précisions ultérieures.
41Le communiqué définit ensuite les questions qui seront du ressort de cette instance, ainsi que les pouvoirs et les compétences qui lui seront conférés. Il précise que les conseils municipaux seront l’apanage des grandes villes, que leurs statuts seront susceptibles de modifications en fonction des impératifs locaux. Soulignant que cette initiative constitue une preuve de bonne foi le communiqué exhorte la population à saisir l’occasion de servir la cause commune31.
42Il convient néanmoins de signaler que l’idée d’instituer des conseils municipaux en Irak n’est pas nouvelle, en cette année 1918. Car ils existaient bel et bien sous les Ottomans et ils étaient élus librement. Cependant leur fonction était largement limitée car "La Commission Municipale Générale" devait ratifier les projets soumis par ces conseils, leur budget et l’ensemble de leurs activités. Cette Commission était composée du conseil municipal et administratif ; or ce dernier, réunissant surtout des fonctionnaires, garantissait au gouvernement ottoman une majorité officielle et lui permettait – malgré les apparences – de contrôler véritablement les affaires municipales quelquefois au préjudice des habitants32.
43Il apparaît donc clairement que les autorités britanniques, par le biais de ces conseils municipaux nouvelle formule, entendent concéder aux Irakiens un pouvoir restreint et toujours sous la houlette des représentants anglais. Dans un discours prononcé en mai 1919, à l’occasion de l’anniversaire du roi Georges V, Wilson évoque l’idée de constituer des conseils représentatifs, indiquant qu’ils seront présidés par les gouverneurs politiques des provinces, tandis que leurs secrétaires généraux seront choisis parmi les habitants, ce qui ébaucherait ainsi une nouvelle phase de l’autodétermination promise33.
44Le premier conseil municipal est fondé à Bassorah ; il est composé d’un directeur et d’un sous-directeur, d’ingénieurs anglais et arabes, et de vingt membres (dont un Anglais représentant la Chambre de commerce et un autre représentant les commerçants indiens, les dix-huit autres membres étant désignés par le gouverneur politique de la province). D’autres conseils sont désignés dans d’autres provinces, présidés par les gouverneurs politiques respectifs. La dénomination de ces instances est souvent modifiée : tantôt "conseils de contrôle", tantôt "conseils municipaux"... et même "associations consultatives"34.
45Or, les Irakiens attendent toujours un geste de la part des Britanniques qui prouverait leur réelle volonté d’honorer leurs engagements précédents à propos de la mise en place d’un véritable gouvernement arabe national. Mais l’institution de ces conseils, telle quelle est définie par les communiqués de Wilson, les conforte dans leur conviction que les Anglais sont décidés à gouverner l’Irak militairement.
46C’est pourquoi le projet "municipal" suggéré se heurte à une forte contestation dans certaines régions d’Irak. Cette politique de louvoiement suivie depuis la fin de la guerre 14-18, cette volonté de reporter systématiquement les échéances prévues par les traités de réconciliation et les armistices, cette absence d’une politique franche du gouvernement administratif, l’amertume des Arabes consécutive à la question syrienne... tout ceci ne manque pas d’exacerber la colère contre la Grande-Bretagne et, plus tard, de conduire à la révolte. Le futur roi d’Irak, Fayçal, réfute alors les arguments du haut-représentant britannique en Irak qui invoque "l’inexpérience" des Irakiens en matière de gouvernement pour justifier les tergiversations anglaises. « A ceux, écrira Fayçal, qui soutiennent qu’il est impossible de fonder un gouvernement national pour manque de gens compétents, je réponds que rien, absolument rien, n’a jusqu’ici été fait pour former et réunir de telles personnes »35.
47La réaction britannique à l’épître de Fayçal n’est pas positive. Quelques jours après que cette lettre ne soit parvenue à Londres, Clayton (Directeur du bureau britannique arabe du Caire) reçoit un télégramme de Lord Curzon, Ministre du Foreign Office. Le chef de la diplomatie britannique exprime son inquiétude : « La proclamation de Fayçal appelant à une indépendance totale de la Péninsule Arabique a atteint la Mésopotamie. Elle suscite de grandes préoccupations à Bagdad et ici-même » 36.
48Auparavant, Wilson avait effectué une brève visite à Damas où il s’était réuni avec une délégation irakienne formée par Yassin Al Hàchimi, Nùri Al Saïd et Naji Al Swaidi. La réunion a porté sur l’avenir politique de l’Irak. Miss Bell, qui y assistait, qualifiera de "virage important" cette réunion. « Les trois hommes, dira-t-elle, ont exposé à Wilson leur opinion sur l’avenir de la Mésopotamie. Leurs points de vue étaient sensés et s’intégraient parfaitement dans le programme que nous suivons aujourd’hui même (janvier 1921). Il leur a sèchement répondu que tout ceci était absurde, qu’ils feraient mieux de s’occuper des conseils municipaux avant d’espérer prendre la direction des affaires... Mais, eux, dirigeaient à l’époque (Mai 1919) tout l’appareil militaire et civil en Syrie. Il était donc stupide d’essayer de convaincre ces vétérans de l’administration d’accepter les strapontins de la direction de conseils municipaux. Ils ont depuis lors perdu tout espoir d’obtenir des institutions nationales en Mésopotamie. Quant à Yassin (Al Hàchimi), le plus dur et le plus actif, il incitait la "Ligue irakienne" – dont il était l’âme – à intensifier la propagande anti-britannique... »37.
49Mais l’hostilité que nourrit Wilson à l’adresse des officiers irakiens ne se limite pas au refus de reconnaître la nécessité de l’indépendance de leur pays : il va jusqu’à leur décliner le droit d’y retourner. Lord Curzon lui-même admettra plus tard la légitimité du désir des officiers irakiens de retourner au "home" et la justifiera en affirmant : « ... ils ont été très longtemps éloignés de leur patrie en combattant les Turcs. Ils ont aidé les Alliés en Syrie... »38
50Wilson, cependant, télégraphie : « Les individus comme Jaafar, Mawloud ou Nùri Al Saïd et bien d’autres ont écrit à leurs amis à Bagdad leur annonçant qu’ils y viendraient prochainement pour orchestrer une campagne politique visant à former un gouvernement arabe. Il est recommandé de les informer, eux et d’autres qui adoptent de semblables tendances, qu’il n’est pas question de leur permettre pour l’instant de retourner dans ce pays » 39. Lord Curzon, curieusement, obtempère et admet qu’il ne sera permis à aucun officier irakien de rentrer en Irak sans l’accord préalable du représentant britannique.
51Ces officiers avaient déjà accompagné le prince Fayçal lors de son entrée en Syrie (en 1918) où il avait été rejoint par d’autres officiers irakiens. Désormais, leur activisme politique s’accroît grâce aux hautes fonctions qu’ils occupent en Syrie. Ainsi, ils parviennent à causer quelques ennuis aux Anglais en Irak. Leur aversion à l’égard des Anglais est d’autant plus âpre que Londres – outre le peu d’empressement dont elle fait preuve pour accorder l’indépendance à l’Irak – va jusqu’à leur refuser le retour au pays.
52Il convient, à ce stade, de souligner les différences politiques correspondant aux diverses tendances de ce mouvement militaire. Car certains d’entre eux seront destinés à assumer de hautes responsabilités dans la vie politique du pays, et occuperont des postes ministériels ou de premier ministre durant le mandat britannique ou après l’indépendance.
53On peut en effet déceler trois écoles :
- Ceux qui appellent à ne plus faire confiance à la Grande-Bretagne et à ses promesses, préconisant l’emploi de tous les moyens (y compris la violence) pour obtenir l’indépendance. Parmi les plus illustres : Yassin Al Hàchimi et Taha Al Hàchimi. On peut les qualifier d’aile radicale.
- Ceux qui privilégient la confiance à l’Angleterre, préconisant des pourparlers diplomatiques avec elle (Nùri Al Saïd et Jaafar Al Askari, notamment). On peut les qualifier d’aile de droite.
- Ceux qui ont rejoint la révolte contre la Turquie sous la bannière du chérif Hussein mais qui demeurent sceptiques face aux Anglais. Parmi ces "centristes", les noms les plus significatifs sont : Jamil Al Madfai, Ali Jawdet et Mawloud Moukhlous. Ils méritent le qualificatif de "modérés".
L’Irak sous occupation et sous mandat britannique
54Entre la fin de la Première Guerre Mondiale et la conclusion des traités de paix, l’Irak est plongé dans une incertitude constante. Cette période est marquée par une insatisfaction populaire croissante sous le règne de la puissance britannique et par des activités nationales de plus en plus nombreuses, orientées vers la réalisation de l’indépendance irakienne.
55A la conférence de paix de Paris, différents projets sont élaborés afin de mettre au point le partage des anciennes provinces ottomanes non turques40.
56Certains chefs alliés prêchent l’annexion pure et simple. D’autres préconisent une forme d’administration internationale. Or, des promesses ont déjà été faites antérieurement. Ceci ne manque pas de rendre plus difficile tout compromis sur le futur statut des territoires arabes41.
57Face à cette irrésolution, le Général Smuts (alors Premier ministre de l’Union Sud-Africaine) lance l’idée de mandat sur ces pays, « conformément, soutient-il, aux dispositions de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations »42.
58Ainsi ces pays deviennent les protégés sacrés de la Civilisation... et les nations avancées capables d’assumer une telle responsabilité – grâce à leur prospérité, leur expérience ou leur situation géographique – en sont les "curateurs ad-hoc", sous réserve de demander assistance et conseils à d’autres Etats dans l’accomplissement de cette tâche... jusqu’à ce que ces pays soient aptes à voler de leurs propres ailes. Le désir des pays concernés doit constituer le critère fondamental dans le choix de la nation mandataire43.
59La Grande-Bretagne, désignée lors de la Conférence de San-Remo (Avril 1920) pour assurer le mandat sur l’Irak, annonce son accord pour assumer cette "charge". Mais dans l’esprit de la majeure partie des Irakiens le mot "mandat" (Intidab) est un terme exécrable en soi, synonyme de colonialisme déguisé. Ils restent, en effet, incrédules malgré la justification soigneusement insérée dans le texte de la proclamation du mandat. Il s’agit en réalité d’arguments spéciaux destinés à parer aux activités des nationalistes.
60Or, parallèlement, les nationalistes qui se trouvent en Syrie à ce moment – militaires comme civils – discutent de la possibilité de tenir un congrès irakien qui devrait se conclure par la proclamation de l’indépendance de l’Irak. Une réunion préparatoire a lieu le 7 Mars entre les représentants de la communauté irakienne de Syrie qui élisent leurs délégués à ce congrès44 auquel participeront par ailleurs d’autres Irakiens venus exprès de Bagdad. A l’issue de ces travaux, les participants proclament l’indépendance de l’Irak, réclament le sacre du prince Abdallah (un des fils du chérif Hussein) comme roi d’Irak, et son union avec la Syrie sous forme de fédération.
61La réaction britannique est véhémente : le 13 Mars de cette année 1920 le Foreign Office télégraphie de Londres ses consignes en la matière à l’adresse du haut-commissaire de Sa Majesté en Egypte. Le ministère britannique somme par cette notice son délégué au Caire d’informer « impérativement et sur le champ les participants au congrès que le gouvernement de Grande-Bretagne ne peut reconnaître au rassemblement de Damas le droit de tracer l’avenir de la Syrie, de la Palestine, de Mossoul ou de la Mésopotamie. Ces contrées ont été arrachées aux Turcs par les armées Alliées. Leur avenir, objet de discussions actuellement au sein de la Conférence de Réconciliation, ne peut être défini que par les Alliés en commun accord. Le gouvernement britannique ne peut en aucun cas reconnaître à une instance, qui s’est formée d’elle-même le droit de résoudre ces questions. Le gouvernement (britannique) est dans l’obligation d’annoncer, en commun accord avec le gouvernement de la France, qu’il considère ces résolutions comme nulles et non avenues... »45.
62L’opinion publique interne exprime, quant à elle, son indignation et sa colère dès la clôture des travaux de San-Remo et l’annonce des résolutions qui y ont été prises (dont le mandat britannique sur l’Irak). Les Irakiens revendiquent alors leurs droits nationaux, s’organisent pour les faire valoir, rassemblent leurs forces et établissent les plans d’une révolte contre l’occupation britannique.
63Les résolutions de San-Remo, par conséquent, peuvent être considérées comme le détonateur direct de la révolte en Irak. Au lendemain de la fin des travaux interalliées à San-Remo, un certain nombre d’officiers de l’association "Serment d’Irak" se réunissent et diffusent un communiqué stigmatisant ces résolutions et appelant le peuple irakien à lutter par la force contre leur application.46 Par ailleurs, un certain nombre de jeunes viennent de fonder un mouvement clandestin, "l’Association de la Jeunesse Irakienne". Tous jeunes diplômés, leur "radicalisme" est mis en lumière par un rapport des Services Secrets britanniques : « ... cette association clandestine dispose de ramifications à Bagdad, à Bassorah, à Mossoul et dans d’autres grandes villes. Son objectif : éliminer les personnes supposées hostiles aux idéaux du mouvement, c’est-à-dire l’ indépendance et l’unité arabe ». 47
64Les autorités britanniques annoncent ensuite leur intention de convoquer une assemblée constitutive qui sera chargée d’établir une constitution pour l’Irak. Mais cette annonce ne dénonce ni ne modifie en rien les résolutions de San-Remo. Aussi le courroux ne s’éteint-il point chez les Irakiens qui refusent de plus en plus fermement toute collaboration avec les gouverneurs anglais. Ceux-ci sont irrités, et le gouverneur de Najaf est le premier à s’emporter : il tonne, fulmine et lance des invectives à l’adresse des habitants. Insultes fatales, puisque de jeunes Najafis, offensés, font irruption dans son bureau et tirent à bout portant sur l’Anglais.
65L’assassinat du gouverneur de Najaf exacerbe la brutalité qui marque la réaction britannique face à la colère populaire générale. La sévérité des autorités britanniques intensifie la détermination des officiers irakiens qui, désormais, établissent des plans précis de révolte, forment des groupuscules activistes et organisent d’importantes opérations contre les forces anglaises. Pour leur part, les membres des partis et des associations multiplient les réunions dans les grandes villes, se rassemblent publiquement dans les mosquées où des allocutions et des discours sont prononcés pour réclamer l’indépendance nationale48. Ils sollicitent et obtiennent de l’Imam Chirazi un fatwa (décret exégétique) établissant l’illégimité de la soumission des musulmans d’Irak à l’autorité anglaise. Ce "fatwa" fait tache d’huile partout en Irak49. (L’Imam Chirazi avait d’ailleurs dépêché, au début 1919, un messager personnel, Mohammed Redha Al Chebibi, au Hedjaz et en Syrie où il a transmis au chérif Hussein et à son fils Fayçal des lettres contestant vivement la présence britannique et soulignant la nécessité de parvenir à l’indépendance totale)50.
66Au moment où le militantisme politique gagne Bagdad, ce même Chirazi écrit à Abou Al Timmen, un des pôles du mouvement nationaliste en Irak : « Vos activités à Bagdad emplissent nos cœurs de joie... Nous joignons nos voix à votre leitmotiv : Indépendance totale sans immixion étrangère... Vous devez bien veiller à préserver les droits des Chrétiens, des Juifs et des étrangers afin d’empêcher l’ennemi d’invoquer l’argument d’un quelconque mauvais traitement à l’encontre des minorités » 51.
67Les meneurs du mouvement s’emploient d’autre part activement à exploiter le mécontentement dans les campagnes.
68En Avril 1920, ils réalisent un grand succès politique en faisant adhérer la plupart des chefs du Moyen-Euphrate à une pétition proclamant l’indépendance totale de l’Irak et exprimant le refus absolu des signataires de tout pouvoir tutellaire, toute régence et tout mandat étranger. Tous les cosignataires de cet acte joueront un rôle capital dans la Révolte52.
69Ces pétitions revêtent une grande importance dans la mesure où elles démontrent la solidité des liens et les élans de solidarité entre les nationalistes de tous bords. La rapidité de la tenue du Congrès Irakien de Damas, en Mars 1920, constitue à cet égard une preuve que les pôles nationalistes, toutes tendances confondues, agissent promptement et en concert. Si ces pétitions constituent une proclamation de l’indépendance de l’Irak par des tribus, des chefs religieux et des intellectuels du Moyen-Euphrate, le congrès de Damas, lui, a conduit à une proclamation de l’indépendance irakienne venant de la classe cultivée et des militaires irakiens et arabes.
70Le deuxième pas que franchissent les nationalistes consiste à tenter de sceller l’unité entre l’ensemble des individus : l’unité entre les musulmans et les non-musulmans, d’une part, et l’unité des musulmans eux-mêmes, d’autre part. Une anecdote, à ce sujet, est significative : lors du passage d’un cortège de chrétiens, à l’occasion d’une fête religieuse chrétienne, une délégation de jeunes musulmans lance sur les passants des fleurs, arrosent d’eau de rose bénite et scandent des slogans glorifiant le Christ : « A la gloire de notre Seigneur Jésus... vive nos frères chrétiens, vive l’unité irakienne… vive l’unité nationale... ». Les chrétiens prêtres et curés en tête, répliquent en chœur : « Vive les musulmans... vive les Arabes... ». La délégation musulmane accompagne ensuite le cortège jusqu’à l’église, où elle demeure jusqu’à la fin des célébrations53.
71Des lettres et des tracts sont par ailleurs adressés tant aux juifs qu’aux chrétiens d’Irak où sont soulignées l’unité et la fraternité entre les différentes communautés religieuses du pays, appelées – au nom de la patrie et de la destinée communes – à s’unir afin de parvenir à l’indépendance de l’Irak54. Les Irakiens, de la sorte, parant à toute éventualité d’antagonisme religieux qui, le cas échéant, aurait gravement nui à leur cause et terni l’image de leur lutte, à l’intérieur comme à l’extérieur.
72Des mesures adéquates sont également prises dans le but d’unifier les musulmans eux-mêmes. Ainsi des réunions et des fêtes "œcuméniques", où participent sunnites et chiites, sont tenues, au moins deux fois par semaine, au même endroit. Mademoiselle G.L. Bell reconnaît que les Irakiens, par cet événement sans précédent, s’engagent dans une voie incontournable qui rend délicate toute objection contre leurs revendications55.
73Toutes ces conditions préalables étant réunies, le peuple est prêt pour la révolte. La colère gagne l’ensemble du pays. Les Anglais font tout ce qui est en leur pouvoir pour apaiser l’ébullition populaire. Ils donnent de nouvelles promesses dans un premier temps, annonçant la formation prochaine d’une commission constitutive. En vain. Ils recourent alors à la force, interdisant réunions et rassemblements, arrêtant certains leaders nationalistes et exécutent nombre de jeunes qui ont résisté aux autorités. Plusieurs tombent sous les balles de la police lors de ses nombreuses rafles visant à arrêter certains chefs nationalistes. La terreur sévit dans le pays. Bagdad plonge dans une ambiance de tension. Les flammes de la révolte embrasent les rives de l’Euphrate56.
74En 1920, la politique de la Grande-Bretagne conduit à la révolte en Irak, elle éclate d’abord à Najaf, avant de gagner l’ensemble de la région de l’Euphrate, puis celles de Bagdad et du Nord. Des affrontements opposant les révoltés aux forces britanniques ont lieu dans les différentes régions. Certains deviennent de véritables batailles engageant un grand nombre d’hommes de part et d’autre et faisant parfois des centaines de victimes, tués, blessés ainsi que des prisonniers57. Les prisonniers anglais, souligne-t-on, sont bien traités. Un seul meurt58.
75La révolte se poursuit de juin à octobre de cette année 1920, engageant au total 100 000 hommes,59 et faisant 10 000 victimes. La valeur des pertes infligées aux forces anglaises est estimée à 40 millions de Livres sterling60.
76Miss Bell décrit aussi l’effet psychologique laissé par la défaite des Anglais à l’issue d’un des combats : « ... si un seul nouveau revers semblable à celui qu’a subi Manchester et sa troupe devait avoir lieu, les clans insurgés atteindraient Bagdad immédiatement »61.
77La révolte prend de plus en plus un caractère sacré, ce qui contribue à attiser davantage les flammes. Un nombre grandissant de membres de clans et de tribus rejoignent les révoltés, ainsi que de nombreux religieux chiites qui prêchent la "Jihad" (guerre sainte) dans plusieurs villes. Les Anglais se trouvent alors contraints d’évacuer celles-ci. C’est notamment le cas à Karbala.
78Le 13 août, le délégué britannique civil fait état d’attaques anti-britanniques à Tellaafar, à Arbèles et à Ramadi. Il signale également l’évacuation par les troupes anglaises de Qalaat Sekar, de Hay et de Chatra et affirme que la situation est menaçante62. Le 7 Août, le même fonctionnaire avait déjà informé le ministère des Indes de l’existence “d’un état de guerre en Mésopotamie"63.
79Des renforts de troupes britanniques et indiennes sont dépêchés avec leur matériel et munitions vers les territoires irakiens, en provenance d’Iran, d’Inde et de Grande-Bretagne. Les révoltés sont d’autant plus acculés qu’ils manquent d’armes et de munitions. La contre-offensive britannique porte ses fruits. Vers la mi-octobre 1920, l’échec de la révolte ne fait plus de doute.
Notes de bas de page
1 Cette route médiane était effectivement la moins coûteuse durant la première moitié du XIXe siècle. Aujourd’hui, ce "privilège" échoit à la route méridionale, celle de la Mer Rouge.
2 Voir Jacques Thobie, Ali et les 40 voleurs, Impérialisme et Moyen-Orient de 1914 à nos jours, Paris, 1985, p. 31.
3 Muhsen Hussein Al Habib, Vérités sur la Révolution du 14 juillet en Irak, Bagdad, 1981, p. 10.
4 Abdel Razzaq Al Hassani, Histoire politique de l’Irak moderne, Tome 1, Beyrouth, 1983, p. 51.
5 Stephen Longgrig, Quatre siècles d’histoire de l’Irak moderne (traduction arabe de Jaafar Al Khayyat), Bagdad 1940, p. 200.
6 Ibid, p. 301.
7 Philip Willard-Ireland, Iraq, a Study in Political Development, Londres 1937, p. 37.
8 Ibid, p. 49.
9 Abdal Razzaq Al Hassani, op. cit., p. 52.
10 Edmond Rabbath, Unité syrienne et devenir arabe, Paris 1937, p. 102.
11 Seaton Williams, Grande-Bretagne et Pays arabes – Exposé des relations anglo-arabes de 1920 à 1948. Traduction arabe d’Ahmed Abdel Rahim Mustapha, Le Caire 1952, p. 6.
12 T.E. Lawrence, Seven Pillars of Wisdom, Londres, 1935, p. 59-61.
13 Seaton Williams, op. cit., p. 23.
14 Bernard Vernier, L’Irak d’aujourd’hui, Paris, 1963, p. 36.
15 P.W. Ireland, op. cit., p. 457.
16 Henry A. Forster, The Making of Modem Iraq, University of Oklahoma Press, 1935, p. 67.
17 H. Philby, Arabia, Londres, 1928, p. 245.
18 Jacques Thobie, op. cit., p. 43.
19 Ibid, pp. 43 et 45.
20 Bernard Vernier, op. cit., p. 35. Voir carte n° 2 p. 36.
21 Summer Welles, The Time For Decision, New-York, 1944, Traduction arabe de Najdat Fathi, Safwat, p. 81.
22 Najdat Fathi Safwat, L’Irak à travers les Mémoires des Diplomates Etrangers, Mémoires du Sous-secrétaire d’Etat américain de 1933 à 1943, Bagdad, 1983, p. 81.
23 Jacques Thobie, op. cit., p. 42.
24 Abdel Rahman Al-Bazzaz, Conférences sur l’Irak, de l’Occupation à l’indépendance, Le Caire, 1960, p. 29.
25 British and Foreign State Papers, Vol. CXI (1918), p. 950.
26 Georges Antonios, Le Réveil des Arabes, Traduction arabe de Nasseredinne el-Assad et d’Ihsâne Abbas, pp. 382 et 383.
27 Miss Bell G., The Letters of Gertrude Bell, Londres, 1921.
28 Foster, op. cit., p. 69.
29 Arnold T. Wilson, Mesopotamia 1917-1920, A clash of Loyalfies, London, 1931, p. 173.
30 Ghassan R. Atiyyah, Irak, 1908-1921, Beyrouth 1973, p. 173-.
31 Amine Saïd, La révolution arabe, Tome II, pp. 16 et 17.
32 Miss Bell, Chapitres de l’histoire de l’Irak moderne, Traduction arabe de Jaafar Al-Khayat, Bagdad, 1971, p. 12.
33 Abdel Razzak Al-Hassani, La grande révolution irakienne, Sidon (Liban), 1965, p. 30.
34 Mohamed Mehdi Al-Basir, Histoire de la cause irakienne, Tome 1, Bagdad, 1924, p. 97.
35 F.O. 882,23/LES19 – 9 juin 1919.
36 F.O. 371/41461 – 24 juin 1919.
37 Lady Bell, op. cit., London.
38 F.O. 371/5228/E 9020.
39 F.O. 371/4145/79639 – 14 mars 1919.
40 Abid A. Al-Marayati, A Diplomatie History of Modem Iraq, New-York University, 1969, p. 14.
41 Ibid, p. 15.
42 Jacques Thobie, op. cit., pp. 50, 51 et 52.
43 S.D.N. : article 22 du Pacte.
44 Jacques Thobie, op. cit., p. 60.
45 Télégramme en date du 13 mars 1920. F.O. 882/23/MES.
46 Mohammed Izzett Drouzah, L’Unité Arabe, Beyrouth, 1957, p. 247.
47 Rapport des Services de Renseignements Britanniques en date du 1er juin 1920 – F.O. 371/ 6352, 8653.
48 Mohammed Izzett Drouzah, op. cit., p. 247.
49 Dr Wamidh Jamal Omar Nadmi, Dr Chafiq Abdal Razzaq et Dr Ghanem Mohammed Saleh, Evolution politique contemporaine en Irak, Bagdad (ouvrage non daté), p. 97.
50 Rapport en date du 23 mars 1920 – F.O. 371 /5242, E, 5616.
51 Rapport des Services Secrets Britanniques en Irak en date du 5 juin 1920 – F.O. 371, 5076.
52 F.O. 371, 5074.
53 Rapport daté du 5 juin 1920, F.O. 371, 5076.
54 Ibid.
55 Bell : "Letters...", op. cit., London, 1er juin 1920.
56 Abdal Rahman Al-Razzaq, op. cit., pp. 39-40.
57 Dr Jaal Yahya, Le monde arabe moderne, p. 604.
58 A.T. Wilson, op. cit., p. 279.
59 Jacques Thobie, op. cit., p. 62.
60 Dr Jalal Yahya, op. cit., p. 605.
61 Lady Bell, op. cit., p. 494.
62 F.O. 371/5229/E.106 10161.
63 F.O. 371/5229/E.10172.
Notes de fin
1 Le Chérif Hussein, grande dignité de la Sainte Mecque, rêvait, en combattant aux côtés des Britanniques, de fonder le grand état arabe unifié. Il était le père du prince Fayçal, sacré plus tard premier roi d’Irak.
2 Sir Percy Cox, représentant britannique, consul à Muscat de 1899 à 1904, fut ensuite désigné comme Résident Britannique au Golfe.
3 Voir le texte intégral dans l’annexe n° 1.
4 Wilson était un fervent partisan de la "mission de l’Homme Blanc consistant à civiliser les peuples". Pour connaître Wilson plus amplement, voir Bagdad, ses califes, ses walis, gouverneurs, monarques et présidents, de sa construction en 762 jusqu’en 1984, de Baqer Ahmed Al-Amine, Bagdad, 1984.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016