Preface
p. 7-11
Texte intégral
1Pour la grande majorité des Français, jusqu’au conflit armé Iran-Irak et surtout jusqu’à la récente guerre du Golfe en 1991, l’Irak était un pays lointain, pratiquement inconnu. Dans la mesure où la colonisation française n’avait pas vraiment accordé d’intérêt à cette zone baignée par le Tigre et l’Euphrate, à la différence de la Syrie et du Liban voisins, seuls des liens culturels avaient été noués entre la France et l’Irak. Des archéologues, des historiens de l’Antiquité considéraient avec attention cette région où d’antiques et glorieuses civilisations avaient laissé tant de traces remarquables. Par contre, l’histoire de l’Etat irakien depuis sa renaissance au XXe siècle, entré dès ses origines dans la sphère d’influence britannique, ne préoccupait guère les intellectuels français, à l’exception de ceux qui, géographes ou ethnologues, prêtaient attention au monde musulman de l’Asie occidentale. Certes le rôle de l’Irak comme gros producteur et fort exportateur de pétrole était bien connu, à commencer par les Compagnies pétrolières françaises, directement intéressées et présentes sur le terrain, mais de manière plus générale, l’Irak se distinguait-elle alors de l’ensemble moyen-oriental ? En bref, l’histoire de l’Irak contemporaine était largement méconnue des Français, comme le prouve la bibliographie des travaux en langue française sur cette histoire. A-t-on d’ailleurs vraiment progressé depuis la guerre du Golfe ?
2Dans ces conditions, l’ouvrage du jeune historien irakien Majid Abdul Majid va combler une importante lacune pour le public français. Venu en France au début des années 80 pour y faire des études d’histoire, bientôt engagé dans une Thèse de Doctorat en Histoire des relations internationales, thèse qu’il devait soutenir en février 1991, en pleine Guerre du Golfe – on comprendra quelles pouvaient être alors les sentiments d’angoisse de ce chercheur – M. Majid présente des caractéristiques particulières, puisqu’il a choisi de compléter sa formation dans les universités françaises et non dans des universités de langue anglaise comme beaucoup de ses compatriotes, et que, du même coup il a travaillé aussi dans les fonds d’archives français, ce que n’ont point fait bon nombre de ses devanciers. Originalité de sa formation, originalité de sa recherche. Sa thèse de doctorat portait sur « Les relations entre l’Irak et la Grande-Bretagne entre 1930 et 1952 » ; elle constitue évidemment l’armature de ce livre. Ayant eu le privilège de lire cette Thèse, il me semble utile de présenter quelques réflexions méthodologiques sur les sujets abordés dans le présent livre.
3L’entrée de l’Irak à la Société des Nations en octobre 1932 a certainement moins retenu l’attention des observateurs que celle de l’Allemagne en 1926 ou celle plus tardive de l’U.R.S.S. en 1934 ; et pourtant l’adhésion du jeune Etat revêtait une singulière signification. N’était-il pas le septième représentant de l’énorme continent asiatique, trop peu représenté à la S.D.N.? N’était-il pas surtout le premier Etat devenu membre de cette Société, après avoir été administré comme territoire sous "mandat" par la Grande-Bretagne, au nom de la S.D.N.? Il devenait la "preuve" que d’anciens pays colonisés pouvaient accéder à la pleine indépendance, à la véritable souveraineté. A condition, bien évidemment, que cette entrée dans "l’aéropage des Nations", selon la formule des journalistes de l’époque, s’accompagne d’une véritable liberté d’action des dirigeants de l’Etat irakien. Si ceux-ci étaient seulement des marionnettes aux mains des "protecteurs" britanniques, ce 57e membre de la S.D.N. serait seulement un client du Royaume-Uni, destiné à soutenir de son vote dans les Assemblées internationales la toute Puissance britannique. Voici ainsi posé le difficile et primordial problème de la dépendance pour un Etat faible économiquement, même s’il est gros producteur de pétrole, avec des structures sociales traditionnelles, pour ne pas dire archaïques, et qui plus est, placé par la géographie sur un des axes de communication les plus importants du monde, celui du passage de l’Asie du sud vers la Méditerranée et l’Europe.
4L’immense historiographie sur la Colonisation-Décolonisation a déjà largement abordé la question des rapports inégaux. De ce point de vue, l’exemple irakien pendant les années de l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre Mondiale apparaît simplement comme une nouvelle illustration de la dépendance. Pourtant les analyses contenues dans ce livre méritent d’être bien suivies ; non seulement elles livrent une information souvent méconnue en France sur les relations irako-britanniques, mais encore elles permettent de comprendre une certaine spécificité de la dépendance dans le Moyen-Orient musulman. Après la Première Guerre Mondiale, la Grande-Bretagne a cru pouvoir assurer sa présence dominante dans la région en soutenant des royautés qui lui devaient pratiquement tout, naissance d’une dynastie, formation de cadres administratifs, protection militaire contre d’éventuels adversaires proches ou lointains. Or, dès les origines, une sorte de sentiment national irakien a créé des difficultés à la puissance protectrice. A commencer par le souverain lui-même, Fayçal Ier, qui axe sa propre stratégie personnelle et nationale sur un principe original, bien défini par la formule "Prend et réclame" ; sans doute ce roi sait bien qu’il doit constamment manœuvrer pour surmonter les faiblesses évidentes de son royaume, mais il sait aussi que le faible dispose de moyens indirects pour combler ce handicap : sur place, l’exploitation du pétrole exige une collaboration avec les Irakiens eux-mêmes, car des troubles sociaux pourraient entraîner une baisse de la production et surtout d’autres Puissances extérieures pourraient user de possibles difficultés intérieures pour réaliser leurs propres objectifs. Ainsi, Américains, Français, Soviétiques même, Allemands enfin, sont partenaires et adversaires ; les uns voudraient leur part du gâteau pétrolier et ils peuvent faire de la surenchère quant aux "royalties" offertes ; les Soviétiques peuvent s’appuyer sur des masses sensibles à une propagande anticolonialiste. La Grande-Bretagne doit donc, elle aussi, manœuvrer pour conserver son autorité sur ce pays où les convictions religieuses donnent une physionomie particulière au problème national.
5Cependant la marge de manœuvre britannique existe bel et bien, dans la mesure où les nouveaux cadres dirigeants irakiens sont loin de constituer un front commun. La description des rivalités personnelles entre les fortes personnalités qui se trouvaient placées à la tête de ce pays, montre l’importance du facteur humain dans les stratégies élaborées. Chefs bédouins, grands propriétaires fonciers, notables de Bagdad, chefs religieux des villes saintes s’organisent, peuvent même constituer des sectes, des groupes politiques, voire des partis ; surtout ils tendent à s’incarner dans des leaders plus ou moins charismatiques. Comment faut-il considérer par exemple un Nùri Al Saïd volontiers tenu pour l’homme des Britanniques, tandis que Rachid Âli Al Gailàni serait l’allié des Allemands ? Ce livre montre bien en tout cas qu’il faut largement tenir compte des courants politiques et des personnalités irakiens pour saisir le jeu diplomatique qui mêle Irak et grandes Puissances. Une fois encore politique extérieure et politique intérieure se rencontrent, interfèrent entre elles. L’observateur pressé ou superficiel a trop tendance à observer la seule lutte diplomatique entre puissances, sans attacher une attention suffisante aux conflits internes, qui traduisent à leur façon les disparités sociales, nées d’un nouveau développement économique. De ce seul point de vue, les lecteurs de cet ouvrage auront beaucoup à apprendre sur les origines des divisions politiques dont certaines sont encore bien vivantes dans l’Irak actuel.
6Les questions militaires occupent évidemment une place signalée dans cette histoire. Pendant les années trente, alors que l’Irak se constitue en Etat au moins formellement indépendant, la création de forces armées et surtout de leur commandement devient un point central des enjeux politiques. Ce n’est pas par hasard que l’armée irakienne est placée au centre des débats ; qui pourrait s’imposer politiquement sans l’appui de l’armée, c’est-à-dire en fait sans le soutien de certains officiers supérieurs ? On découvrira ainsi le rôle curieux de ce petit groupe d’officiers supérieurs surnommés le "Carré d’Or". Il est bien vrai que le pouvoir à Bagdad dépend souvent de ceux qui ont la capacité de fomenter des coups d’Etat. Or, l’armée irakienne, même si elle dépend beaucoup de la protectrice britannique, présente sur le terrain par ses propres bases militaires, par la formation quelle reçoit y compris dans les Ecoles militaires anglaises, par l’équipement en matériel britannique, exprime parfaitement les sentiments nationaux de la population irakienne ; n’est-elle pas, comme en bien des pays de la région, le lieu et le moyen de l’ascension sociale pour les "évolués", donc en prise directe avec le peuple irakien ? Aussi lorsque les risques de guerre entre puissances européennes augmentent, puis surtout lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate, les militaires irakiens vont chercher à tirer profit de ces antagonismes pour élargir leur marge de manœuvres dans une perspective d’indépendance réelle. Seulement les calculs entre ces militaires reposaient sur des paris différents : maintien d’une entente avec la Grande-Bretagne pour les uns, renversement des alliances au profit de l’Allemagne pour les autres. Dès lors, le sort de l’Irak dépendait de l’évolution générale de la guerre. On sait le résultat : la dépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne fut maintenue à l’issue de la guerre.
7Ces quelques coups de projecteur sur des aspects nouveaux de ce livre nous entraînent vers quelques brèves conclusions générales. En utilisant intelligemment les documents d’archives britanniques (les plus importantes) et françaises, M. Majid parvient à une large présentation des vues des colonisateurs ; en exposant les aléas de la politique intérieure irakienne, il nous restitue les premières années de cet Etat indépendant, spécialement le rôle de l’armée. On peut ainsi mesurer les rapports des forts et du faible. Il y a plus : cet historien irakien, qui sait garder mesure et objectivité, brosse un tableau nuancé de l’histoire de l’Irak sans chercher à faire des uns, des héros et des autres, des traîtres. On voit combien les rapports de dépendance furent difficiles à secouer pendant cette première moitié de XXe siècle ; les échecs successifs des indépendantistes irakiens pour secouer la tutelle étrangère expliquent sans doute les raisons d’une radicalisation postérieure des positions. C’est toujours de l’armée que viendront les coups d’Etat et les changements de régime ; mais ce sont des chefs militaires de plus en plus radicaux qui voudront assurer et l’indépendance et leur pouvoir. Nous entrons ainsi dans une seconde moitié de XXe siècle plus violent, plus extrémiste. Celui-ci était préparé par cette histoire que les lecteurs français auront intérêt à mieux connaître, afin de mieux saisir les actuelles vicissitudes d’une des zones "chaudes" du globe. C’est dire toute l’Actualité de ce livre. Il faut lui souhaiter une large diffusion. Nous avons tous intérêt à chercher les racines du présent dans ce passé encore proche et méconnu.
Auteur
Professeur émérite
Université Paris I – Sorbonne
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