12. Les bases multiples du syndicalisme au xixe siècle en Allemagne, France et Grande-Bretagne
p. 269-284
Texte intégral
1Dans une étude sur le syndicalisme mondial, le français Paul Louis écrivait en 1913 que « le régime des bases multiples s’est acclimaté dans toute l’Europe »1. L’expression, peu usitée alors dans le syndicalisme européen, introduit implicitement une distinction entre la fonction revendicative du syndicat et la fonction assistancielle qu’il apporte à ses membres en dehors des périodes de lutte. Quand les adhérents ne sont pas mobilisés en vue de meilleures conditions de salaires ou de travail, les caisses de secours diverses, caisses de chômage, associations culturelles doivent prendre en charge leurs besoins quotidiens : elles ont ainsi un rôle stratégique en attirant ou en retenant les membres. P. Louis souligne toutefois « qu’à coup sûr, il (le régime des bases multiples) se heurte à une opposition bien plus véhémente dans les pays latins que dans les contrées germaniques où il atteint sa pleine expansion ». Il établit là une opposition chère aux syndicalistes français entre un syndicalisme révolutionnaire et revendicatif, largement répandu au Sud de l’Europe, et un syndicalisme réformiste et gestionnaire qui régnerait en maître dans les pays du Nord. Cette double opposition révolutionnaire/réformiste, revendicatif/gestionnaire n’est-elle pas l’expression d’une vision française du syndicalisme ? En Grande-Bretagne et aussi partiellement en Allemagne, les fonctions gestionnaire et revendicative des syndicats sont étroitement liées et ce dès la naissance du syndicalisme : les caisses de secours n’y apparaissent pas comme contradictoires avec l’action revendicative, elles en sont la condition et le prolongement.
2 À la lumière de l’analyse comparative on peut s’interroger sur la pertinence de ces oppositions commodes entre syndicalismes révolutionnaire et réformiste pour expliquer la place inégale réservée aux secours dans les différents syndicats européens. D’autres facteurs n’ont-ils pas joué et parmi eux les contraintes externes ?
Généalogie
La Grande-Bretagne et l’Allemagne : des lois des pauvres à la Mutualité
3En Grande-Bretagne comme en Allemagne, l’essor d’une mutualité organisée, y compris au sein du syndicalisme, résulte partiellement de la nature des lois des pauvres. Dans ce premier pays, même s’il apparaît maintenant que l’acte de 1834 n’a pas été appliqué aussi durement qu’on ne l’avait cru, la menace du Work House et surtout la déconsidération sociale qui pèse sur le « pauvre » poussent les populations menacées par l’indigence à tout faire pour y échapper. La mutualité représente dans cette optique une bonne solution et nombre de ménages, sans oublier les plus pauvres, ont tenté de se protéger en souscrivant une ou plusieurs polices d’assurances dans le cadre d’associations mutuelles, locales, religieuses ou organisées sur la base du métier. En 1900, plus de 4 millions de polices d’assurances souscrites dans le cadre de Friendly Societies constituent la forme dominante de la mutualité britannique. En Allemagne et notamment en Prusse, c’est des localités, contraintes de garantir des secours aux populations privées de ressources qu’est venue l’impulsion la plus forte. Avec l’industrialisation, les villes de l’Ouest de la Prusse2 doivent faire face à un important afflux de population en provenance des régions rurales de l’Est. Afin de limiter le poids financier de l’aide aux pauvres, elles tentent de favoriser la prévoyance et incitent les ouvriers à cotiser régulièrement dans des caisses de secours mutuels qui, pour la plupart, prennent le relais de celles que les compagnons avaient organisées dans le cadre de corporations. Sous la pression des grandes villes industrielles de la Ruhr, le gouvernement prussien adopte les lois de 1845 et 1849 qui autorisent les communes à édicter des statuts locaux, imposant aux compagnons puis aux ouvriers de fabriques de devenir membres d’une caisse de maladie. Les caisses artisanales antérieures demeurent le fondement du nouveau système mais elles se transforment en caisses obligatoires sur lesquelles les communes exercent un contrôle financier. Ce modèle tend à se répandre en Allemagne du Nord dans les années 1860 puis, sous une forme différente, dans le Sud au cours des années 1870. En 1872, il existe ainsi en Prusse près de 725 000 personnes assurées auprès de 4 690 caisses obligatoires auxquelles il faut ajouter près de 400 000 membres des 2 000 caisses libres, le plus souvent organisées sur une base professionnelle.
Mutualité et syndicalisme
4Dans les trois pays, les sociétés de secours mutuels (SSM) sont conçues comme un substitut, volontaire à la disparition des relations de protection des pauvres par les riches. Elles sont complétées par le mouvement coopératif qui protège les ouvriers en tant que consommateurs. Les secours garantis par les SSM sont variés : l’inhumation est le principal comme le montre en Grande-Bretagne l’importance des burial clubs. En France et en Allemagne, elle voit toutefois son importance décliner au profit des secours-maladie. Cette spécification des secours est d’ailleurs encouragée légalement dans les trois pays (1852 en France, 1875 en Grande-Bretagne et 1876 en Allemagne). Ces lois contribuent d’ailleurs à instaurer un contrôle sur une mutualité longtemps considérée comme un lieu privilégié de développement du mouvement ouvrier.
5Comme les caisses allemandes, un certain nombre de Friendly Societies sont en effet organisées sur une base professionnelle. Celle des fondeurs, créée en 1832, propose des prestations variées et n’accepte que les ouvriers travaillant aux conditions (salaires, conditions d’emploi) fixées par les statuts de la caisse. À tous égards, cette caisse constitue bien un syndicat au sein duquel le secours est une arme de lutte. En Grande-Bretagne, mais aussi en France jusqu’en 1852 ou en Allemagne, les réunions des caisses sont plus largement l’occasion pour les compagnons et ouvriers d’une même profession de discuter et d’élaborer des revendications et actions communes.
6Durant la période de réaction qui, outre-Rhin, succède à l’échec de la Révolution de 1848, ou lors de l’application de la loi antisocialiste de 1878 à 1890, les caisses de secours deviennent des bases de repli pour le mouvement ouvrier3, tout en contribuant à sa structuration. La première fédération de métier des syndicats libres, celle des ouvriers du tabac, répond ainsi à la nécessité d’unir des caisses locales qui souhaitent garantir un secours en cas de chômage. Pour les syndicats britanniques, les aspects revendicatifs et prestataires sont étroitement associés dès la naissance du syndicalisme. Le paiement d’indemnités aux ouvriers malades ou au chômage leur évite en effet de travailler à des tarifs inférieurs à ceux du syndicat. En maintenant des tarifs élevés, les syndicats contraignent indirectement les employeurs à prendre en charge les ouvriers victimes de maladies professionnelles ou d’accidents du travail.
7C’est explicitement sur ce modèle que se forment les syndicats libéraux allemands qui, sous l’impulsion de Max Hirsch et Max Duncker, se regroupent en confédération nationale en 1868-1869. Très influencés par le syndicalisme anglais, ils voient dans le syndicat un instrument de négociation et de régulation du marché du travail. À cet égard, ils s’opposent au courant révolutionnaire autour de Lassalle ou de Bebel. Toutefois, ceux-ci soulignent également l’importance des secours. Les caisses ont d’ailleurs une fonction essentielle dans l’organisation du syndicat car elles sont un moyen d’attirer de nouveaux membres et de développer de puissantes fédérations de métiers. Elles jettent également un pont entre les traditions artisanales d’où elles proviennent et les nouvelles formes adoptées par le syndicalisme. C’est ce qu’atteste la nature des secours. Dans les années 1870, la part des secours traditionnels, en particulier les indemnités de voyages (viaticum), est encore largement dominante, mais, à l’exemple de la Grande-Bretagne, on assiste à une diversification et une spécification des prestations.
En France : la dissociation de 1852
8Dans les deux pays, les gouvernements sont, sur la base de représentations politiques opposées, très favorables à cette orientation gestionnaire. En Grande-Bretagne, la Royal Commission on Labour y voit en 1892, le signe d’un « remarquable degré de capacité d’organisation, d’autogouvemement et de ‘self-help’ »4. En Allemagne, si la politique de l’État est hésitante, le conservatisme social qui veut voir dans le syndicat l’héritier de la corporation tend à favoriser son rôle prestataire car si « on retire cette nouvelle activité aux organisations ouvrières, on les jettera à gauche sur le seul terrain de l’agitation sociale et dans les bras de la social-démocratie »5.
9À l’inverse, la loi de 1852 provoque en France la dissociation nette et durable entre les deux composantes revendicative et assistancielle. La loi Le Chapelier (1791), cette « loi terrible »6 interdit jusqu’en 1884 toute association ouvrière. Les SSM ont constitué alors, comme en Allemagne, la matrice de l’organisation syndicale. La loi de 1852 y met un terme en organisant désormais la mutualité non plus sur une base professionnelle mais géographique et en la plaçant sous le contrôle des notables locaux. Ainsi la mutualité est-elle coupée du mouvement ouvrier. En 1870, cette mutualité « approuvée » regroupe plus des trois cinquièmes des forces mutualistes : elle compte 670000 adhérents sur lesquels veillent près 110 000 membres honoraires. Cette mutualité se tient complètement à l’écart des combats de la Commune qui achèvent de dissocier ces deux composantes du mouvement social. Dès lors leur développement coïncide mais seulement sur le plan chronologique. Le premier congrès national de la Mutualité se tient en 1883 à Lyon, un an seulement avant la loi Waldeck-Rousseau légalisant les syndicats et la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) est constituée en 1902, l’année de la « seconde naissance » de la CGT au congrès de Montpellier. Presque tout, sépare désormais ces deux mouvements7.
Réalité des prestations et des services syndicaux
Contrastes...
10La comparaison des prestations et des services syndicaux dans les trois pays conforte à première vue l’opposition classique entre les deux types de syndicalisme : contestataire en France, prestataire et gestionnaire au Royaume-Uni et en Allemagne.
11Les chiffres ne démentent pas cette impression, notamment à propos de l’Angleterre où les indemnités versées représentent jusqu’à 70 % des dépenses syndicales des années 1905-1907, période critique pour l’emploi, alors que moins de 8 % sont absorbées par les conflits du travail8. Plus de 50 % des 4,1 millions de syndiqués recensés au début de la Première Guerre mondiale bénéficient de prestations d’origine syndicale9. Jadis, seules les vieilles organisations de l’artisanat dispensaient des secours. Les conditions ont changé à la fin du xixe siècle. Dès ce moment en effet, la plupart des projets d’assurance mutualiste se développèrent au sein de syndicats nationaux d’ouvriers industriels qualifiés de la mécanique, de la construction navale, de l’imprimerie, des fonderies et du bâtiment. Hormis les mineurs et les ouvriers du textile, ces secteurs réunissaient le gros des effectifs du TUC avant que la renaissance des « nouveaux syndicats » versant des secours de grève ne vienne modifier l’équilibre provisoire général. L’indemnisation du chômage, un risque non couvert par les Friendly Societies, illustre cette évolution. En 1891, près de 682 000 syndiqués appartenaient à des organisations prenant en charge le chômage. Leur nombre atteint 2,36 millions en 190810.
12Moins précoce, le mouvement syndical allemand, restructuré après la levée de la loi antisocialiste, ne totalise pas moins de 2,9 millions de membres à la veille de la guerre. Cette montée en puissance spectaculaire intéresse des organisations devenues de véritables prestataires de services. Tandis que les secours de grève restent le premier poste de dépenses, l’ensemble des indemnités versées par les syndicats libres d’inspiration socialiste atteint 48 millions de marks en 1913, soit 18,75 marks par syndiqué. Le total s’élève respectivement à 2,5 millions (7,29 marks par adhérent) et 1,5 million (14,36 marks par adhérent) dans les syndicats chrétiens et libéraux.
13Au regard des masses et des sommes en jeu, les rares données disponibles sur les organisations françaises témoignent d’un tout autre contexte socio-politique. Moins de 9 % – 8,4 % – des 2 178 syndicats dénombrés en 1894 prévoyaient des procédures précises de distribution de secours en cas de chômage11. Encore, les fonds accumulés ne permettaient-ils pas toujours de respecter les normes statutaires. Cette année-là, 87 syndicats regroupant 16250 adhérents, soit 4 % des syndiqués français, certifient avoir versé des indemnités. Huit ans plus tard, l’extension du mouvement syndical ne s’accompagne pas d’un réel décollage des caisses et des œuvres. S’agissant du chômage, 30 297 travailleurs sont alors susceptibles de bénéficier d’une allocation syndicale12. Vérification faite, les recettes de 285 des 310 caisses considérées ne couvrent que 80 % des dépenses.
14Sur la base, assurément grossière, voire trompeuse, des engagements statutaires, une statistique arrêtée à la date du 1er janvier 1911 révèle la prépondérance prévisible des services les moins dispendieux. Sur 5 325 syndicats, 26,8 % affirment posséder une bibliothèque et 19,7 % un bureau de placement13. Plus contraignantes, les caisses spécialisées viennent ensuite, soit, par ordre décroissant : les secours mutuels (15,3 %), le chômage (11,1 %), et le viaticum (9,3 %). Les services complexes n’apparaissent qu’après un nouveau décrochage : cours professionnels (6,6 %), bulletin (2,5 %), coopérative et caisse de retraite (1,5 %).
15L’affaire semblerait entendue si une analyse plus fine ne venait atténuer ces contrastes nationaux et nuancer ce tableau par trop simplificateur.
... et similitudes
16Dans les trois pays, en effet, les mêmes corps de métiers, souvent anciens et nécessitant un réel savoir-faire – ébénistes, charpentiers, typographes, mécaniciens, etc. –, ont su construire de solides organisations dotées de fonds de secours importants et diversifiés.
17À partir de ce constat général, bien des variantes sont possibles. Ainsi les caisses sont-elles fréquentes dans plusieurs secteurs industriels britanniques en relation avec les capacités organisationnelles des travailleurs. Chez les mécaniciens, elles varient dans le temps et l’espace. Vouloir établir, ici, des tarifs nationaux serait irréaliste alors que la branche se caractérise par la fréquence des changements techniques. En période difficile, une section accepte des bas salaires afin d’obtenir du travail pour ses membres. Quand les affaires repartent, les demandes de réduction de la durée du travail ou d’augmentation des tarifs refont surface. Au cours des années 1871-1872, les Mécaniciens déclenchent, district par district, des actions en faveur de la journée de neuf heures. Vingt-cinq ans plus tard, la même tactique ne réussit pas à imposer la journée de huit heures en raison du lock-out national décrété par la nouvelle Fédération des Employeurs. L’épisode révèle la vulnérabilité des caisses dans un conflit d’une telle ampleur.
18Dans l’imprimerie, la puissante Société londonienne des compositeurs peut se passer, quant à elle, de négociations, fixer unilatéralement ses tarifs, les faire respecter par ses sections locales grâce à un rigoureux système de partage du travail que garantit l’existence de fortes allocations de chômage et d’aides au voyage, dispositif que complète la large gamme de secours accordés aux adhérents malades. On retrouve cette spécificité corporative de l’autre côté de la Manche. Dès 1881, le congrès constitutif de la Fédération française des Typographes – bientôt du Livre – instaure, outre le viaticum, l’indemnisation des grévistes qui, pour la durée des conflits homologués, deviennent les « salariés » de l’organisation14. Au début du siècle, la Fédération instituera des secours de chômage et de maladie, puis une allocation-décès forfaitaire15. À un niveau plus modeste, les enquêtes françaises signalent une relative fréquence des caisses de chômage chez les mécaniciens, dans les vieux métiers du bois, des cuirs et peaux, parmi les chapeliers, les fabricants d’instruments de précision16. Les syndicats de l’alimentation privilégient en revanche les bureaux de placement, cependant que les cours professionnels sont l’apanage de quelques branches artisanales, des commis, des employés, des dessinateurs et des comptables.
En marge des syndicats, les coopératives
19Par suite des liens ambigus qu’elles entretiennent avec les syndicats, les coopératives de consommation méritent une mention particulière. En Grande-Bretagne, terre d’élection du mouvement, leur fonctionnement, fondé sur les principes de la démocratie consumériste, exclut ceux de l’autogestion ouvrière. En clair, les employés sont tenus à l’écart des fonctions dirigeantes. La Co-operative Wholesale Society (CWS), forte de plus de 2 millions de membres en 1901, recrute surtout, à l’instar des Friendly Societies, parmi les travailleurs qualifiés ou de l’artisanat17 . La CWS recueille, par l’intermédiaire de sa banque, les fonds des syndicats et participe au financement des conflits. Pendant la grève des mineurs de 1912, elle fournira ainsi 750 000 £18.
20Si des rapports du même type existent également en France, l’essor du syndicalisme interviendra après que celui-ci ait cessé de faire de la coopération la voie privilégiée d’émancipation des salariés. Alors que les coopératives de consommation se multiplient dans les années 1880, le mouvement ouvrier organisé les considère comme des institutions périphériques jusqu’à ce que les guesdistes se ravisent au vu des réussites belges. Quoi qu’il en soit, les relations coopératives-syndicats ne sont ni exclusives ni systématiques. Si L’Encyclopédie de Compère-Morel sous-estime le nombre des magasins créés par les Bourses du travail19, les réalisations strictement syndicales restent cependant l’exception.
21Les rapports sont plus distants encore en Allemagne où la Fédération centrale des associations de consommation, proche du SPD et fondée en 1903 afin de concurrencer la Coopérative d’achat en gros d’inspiration libérale, revendique une stricte neutralité.
Les services syndicaux, entre stratégie et idéologie
L’impossible système français
22L’extrême modicité des réalisations françaises ne découle pas d’une opposition de principe. Jusqu’à une date avancée dans le xixe siècle, les observateurs extérieurs, sinon les intéressés eux-mêmes, ont parfois peiné à distinguer les chambres syndicales des sociétés de secours mutuels. Certains proposent d’ailleurs d’officialiser une confusion héritée du passé. Fondateur, en 1872, de l’Union syndicale ouvrière, Jean Barberet, l’un des pères de la loi de 1884, admettra en 1901 : « Je voyais déjà la possibilité de faire de ces deux institutions, le syndicat professionnel d’une part, la société de secours mutuels de l’autre, deux actions parallèles qui pouvaient être fusionnées » pour le plus grand profit « de la paix et de la sécurité sociale (sic) »20.
23Si l’approche gradualiste de la question sociale prônée par les barberetistes ne rencontre qu’un faible écho au moment où se fixe la forme syndicale d’organisation, il n’en résulte pas un rejet catégorique des moyens de « relever le niveau moral et économique »21 des travailleurs. Souvent fondées en vue de faciliter la collecte et la distribution de secours de grève, mais réduites à la portion congrue des cotisations, les fédérations françaises de métier ou d’industrie n’éprouvent pas moins les pires difficultés à obtenir des syndicats affiliés les versements promis. En conséquence, beaucoup en rabattent et cessent d’annoncer à l’avance le montant des allocations prévues22. Aussi bien serait-il abusif, voire erroné, d’arguer de l’attitude des organisations gambettistes des années 1870, des initiatives des syndicats chrétiens ou des dirigeants de la Fédération du Livre pour conclure à une corrélation étroite entre l’orientation syndicale et le montant des secours distribués. En d’autres termes, gardons-nous d’entrevoir la question des services à travers l’antagonisme classique réforme/révolution.
24En France, les syndicats n’ont jamais été le principal vecteur du réformisme en milieu ouvrier. Les forces de celui-ci se sont plutôt agglomérées autour des mutuelles et des coopératives. Nombre de syndicalistes, révolutionnaires ou réformistes, se rejoignent dans la critique des servitudes et des étroitesses de ces dernières. Les premiers montrent plus de véhémence dans la dénonciation des « illusions » répandues et de ce que Sorel nomme « la lèpre de la paix sociale »23. Mais les seconds ne sont pas moins inquiets de voir les militants s’absorber dans des tâches périphériques d’administration24. Les partisans de l’action directe redoutent d’autre part que l’on transforme les adhérents, en « machines à cotiser ne venant plus aux réunions »25. Ils appréhendent l’exacerbation d’un chauvinisme d’organisation, contraire à l’idéal de solidarité, et les discriminations consécutives aux barèmes de cotisation26.
25Les révolutionnaires ne prononcent pas pour autant une condamnation sans appel. Ainsi Fernand Pelloutier pousse-t-il les militants des Bourses du travail, ces « écoles de l’économie sociale », à multiplier les « œuvres »27. De son point de vue, celles-ci participent d’un projet pédagogique : ancrer dans le présent les instruments de l’auto-émancipation ouvrière et préparer les salariés à leurs responsabilités futures. Hostiles aux caisses permanentes et à une mutualité fondée sur la capitalisation, les responsables de la Fédération de la Métallurgie consentent, en 1903, à se doter d’« œuvres sociales »28. Autour de Monatte et de Merrheim, les animateurs de la Vie Ouvrière renoueront avant la fin de la décennie avec les conceptions de Pelloutier.
26Ce regain d’intérêt, interrompu par la guerre, survient de toute façon trop tardivement. Les syndicats ne jouissent, en effet, d’aucune exclusivité sur le terrain de la mutualité, balisé par la loi et solidement occupé par des associations dont c’est l’unique objet. Du mutualisme impérial à celui des républicains de gouvernement ou du paternalisme d’entreprise, les SSM n’ont cessé de figurer parmi les solutions raisonnables des « problèmes » sociaux29, préférables en tout cas à un syndicalisme de lutte et d’agitation. La loi du 21 mars 1884, encourageait les syndicats à développer des services de mutualité. Sans grand succès. La loi du 1er avril 1898 en prend acte et confirme l’avance acquise par les sociétés extérieures au mouvement syndical. À la veille de la guerre, ces dernières annoncent 5,3 millions d’adhérents, soit un total cinq fois supérieur à celui de l’ensemble des syndicats de salariés30.
27Les syndicalistes paraissent se résigner à ce rapport des forces de nature à conforter les réticences des révolutionnaires. Tout au plus disputent-ils aux employeurs, ici et là, la direction d’institutions d’origine patronale.
Protection ouvrière et discipline syndicale, le modèle britannique
28En Angleterre où les œuvres ouvrières sont beaucoup plus anciennes, les secours syndicaux s’inscrivent dans une stratégie corporative explicite. À l’inverse des syndicats d’industrie des mines de charbon ou des syndicats généraux des ports, les organisations d’ouvriers qualifiés défendent davantage leurs membres par des pressions discrètes que par des luttes ouvertes. Les adhérents incapables de s’embaucher aux conditions syndicales ou dont l’employeur ne respecte pas l’accord conclu, sont pris en charge par la caisse. Par suite, la différence entre chômage et conflit s’estompe. Dans cette perspective, il importe d’affirmer l’autorité de l’organisation, laquelle repose en partie sur le nombre, la fidélité et la discipline des adhérents que le système des indemnités concourt précisément à entretenir. Il n’est pas rare que l’ancienneté de l’adhésion détermine à la fois le montant des allocations et la durée des versements. Vers 1890, un syndicat aussi puissant que celui des Chaudronniers punit ses membres coupables d’ivrognerie, de retard, de malfaçon ou d’infraction aux règles syndicales. Les réunions de section décident des droits des adhérents, discutent des pratiques d’embauche et fixent les sanctions infligées aux contrevenants. Presque toutes les sections gèrent des fonds de « contingence » destinés à aider les syndiqués en situation de détresse.
29La part des secours dans l’enracinement des organisations ouvrières devait encourager le patronat, notamment dans les chemins de fer et les mines de charbon, à créer des caisses de maladie.
Pragmatique et généralisé, le système allemand
30Au tournant du siècle, les secours-maladie prennent un nouvel élan : en 1914, ils sont présents dans 45 fédérations qui regroupent alors 97 % des membres des syndicats libres (elles n’étaient que 8 en 1897) et ont versé plus de 13 millions de marks soit 5,43 marks par ouvrier syndiqué. Ils constituent alors après la grève, le premier poste (près d’un quart des secours) des syndicats libres. Ils ont toutefois changé de nature. Les caisses de maladie des syndicats tendent à perdre le caractère exclusif qu’elles avaient conservé jusque dans les années 1890. Elles s’ouvrent en particulier plus largement aux femmes auxquelles, comme dans les cas de la Fédération des ouvrier(e) s du tabac, elles consentent des indemnités de maternité. Incontestablement la loi d’assurance maladie mais aussi la législation du travail qui prévoit un congé de maternité obligatoire ont joué ici un rôle essentiel. Plus largement, cette évolution est symptomatique de ce qu’on pourrait appeler une « modernisation » des secours syndicaux. Le viaticum qui représentait encore un des postes essentiels des fédérations syndicales dans la période de construction du syndicalisme ne représente plus que 3 % des dépenses en 1913, tandis que les indemnités de déménagement pour les familles tendent à se généraliser.
31Tout ceci témoigne d’une orientation de la politique de secours des syndicats ; les indemnités s’adressent de manière de plus en plus évidente aux ouvriers sédentaires attachés à leur lieu de travail par leur famille. Dans ce choix se dessine une évolution de la conception même du syndicat : il cesse d’être l’instrument aux mains d’une minorité agissante mais vise à organiser une part de plus en plus importante de la main-d’œuvre de manière à contrebalancer la puissance des industriels. Le développement des secours en cas de chômage souligne cette évolution. Pour ses défenseurs, cette prestation donne aux syndicats un moyen de participer à la régulation du marché du travail concurremment aux industriels et parallèlement à l’ouverture de bureaux de placement paritaires. En revanche, jusque dans les années 1900, une partie des membres des syndicats libres lutte contre l’introduction des indemnités chômage perçues comme une adaptation aux lois du marché capitaliste. À la veille de la guerre, l’indemnité chômage a toutefois triomphé. Elle concerne la plus grande partie des ouvriers syndiqués : 40 fédérations des syndicats libres (80 % des membres) l’ont introduite. En 1913, les sommes représentent un quart de l’ensemble des dépenses.
Le rapport à l’État et l’évidence des contraintes nationales
32Plus qu’à un choix idéologique, il semble bien que l’ampleur et la nature des services syndicaux renvoient aux contraintes juridiques et politiques nationales. Ce constat rejoint celui dressé à propos de la mise en œuvre des lois des pauvres en Angleterre et en Allemagne. Sur un mode négatif, il vaut également pour la France où la loi de 1852 a favorisé l’envol d’une mutualité à base géographique et contrôlée par les notables, tandis que les structures corporatives ouvrières demeuraient interdites.
Les États à l’initiative, l’émergence de politiques sociales
33Confrontées à un mouvement puissant, les autorités allemandes cherchent à maintenir, en les réglementant, les institutions susceptibles de garantir la stabilité sociale. Dans un souci d’adaptation, l’assurance maladie de 1883 a laissé subsister les caisses libres à côté d’autres caisses dont les plus importantes ont pris le relais, au niveau local, des organismes communaux obligatoires et des caisses d’entreprise. Contrairement à celles-ci, les caisses libres, alimentées par les cotisations des ouvriers, étaient gérées par eux. Elles pouvaient sélectionner leurs membres et ne distribuaient pas de secours en nature. En 1889, les caisses libres assuraient près de 13 % des assurés contre la maladie. On en comptait 12 regroupant plus de 10 000 membres. Les principales, celles de la métallurgie ou des maçons étaient proches de la social-démocratie. Leur fonctionnement conservait certaines caractéristiques propres aux anciennes caisses syndicales, en particulier le double exclusivisme du métier et du sexe, ainsi qu’une faible prise en charge des traitements médicaux.
34En dépit de l’explosion du militantisme ouvrier de 1889 à 1893, ni l’organisation de la société ni même le régime politique anglais n’apparurent jamais véritablement menacés. Le gouvernement britannique ne veilla pas moins à réformer les règles de gestion des caisses syndicales et à instaurer les assurances sociales. Sur le premier point, l’État tenta d’évincer les caisses de grève et de chômage de la protection légale pour la réserver aux seules caisses maladie. Malgré l’abolition de cette distinction en 1906, l’idée d’une séparation entre les fonds demeura et sera renforcée par le National Insurance Act (NIA) de 191131.
Premières méfiances et diversité des cheminements ultérieurs
35Dans l’esprit des réformateurs, l’amélioration – prioritaire – de l’efficacité économique passe par une gestion uniformisée de la main-d’œuvre à quoi tend le NIA.
36La nouvelle loi prévoit un système à deux branches – santé et chômage – ouvertes aux syndicats. Ceux qui participent à la première, rendue obligatoire pour tous les ouvriers, le font en qualité de « sociétés agréées ». Dans la proportion des deux tiers, les fonds de la branche santé proviennent des versements des employeurs et de l’État. Ce mode de financement ne laisse guère le choix aux syndicats, conduits à coopérer sous peine de perdre des adhérents. En réalité, depuis plusieurs années déjà, les syndicalistes britanniques, instruits par les rudes contrecoups des crises conjoncturelles sur les caisses, n’opposent plus un refus de principe à l’intervention étatique. Au cours de l’ultime dépression des années 1906-1908, la plupart des dirigeants syndicaux ont admis la possibilité d’aides gouvernementales pour peu qu’ils puissent en contrôler la gestion. La visite d’une délégation allemande au congrès des TUC, en 1908, achève de rassurer les Britanniques : les subsides ne doivent pas les affaiblir, mais les renforcer. L’hostilité première des militants britanniques n’a rien d’exceptionnelle. Peu ou prou, leurs homologues continentaux témoignent d’une égale méfiance à l’égard d’initiatives gouvernementales perçues comme menaçantes pour les caisses et l’autonomie syndicales.
37En France même où le danger n’est pas bien grand au regard de la modestie des œuvres corporatives, nombre de syndicalistes mènent un combat idéologique contre les projets de Retraites ouvrières et paysannes dont ils dénoncent les « effets intégrateurs ». En 1898, Pelloutier s’interroge : « Comment les ouvriers qui ont accepté la lutte des classes (en) viennent-ils à demander des retraites à la société capitaliste ? »32. Ralliée au principe des pensions, la majorité confédérale critique les modalités – cotisation ouvrière et conditions d’âge – retenues par la loi votée en 1910. Qualifiée « d’escroquerie » et de « retraite pour les morts », cette ébauche de protection sociale obligatoire limitée aux salariés les plus modestes, suscite l’ire d’une partie des militants.
38Socialistes ou libéraux, les syndicalistes allemands n’avaient pas montré un plus grand enthousiasme devant la première législation sociale du Reich. En foi de quoi, les uns et les autres engagèrent leurs adhérents à rejoindre les caisses libres. Les syndicalistes allemands finissent toutefois par opter pour une politique de présence.
39Avec la levée de la loi antisocialiste, les caisses libres qui, dès les années 1880, avaient peu à peu perdu de leur importance, cessent en effet d’être essentielles à la survie du mouvement ouvrier. Au milieu des années 1890, les syndicats libres, puis les organisations libérales et chrétiennes, accordent un intérêt croissant aux caisses locales dont les conseils, formés selon le principe de l’auto-administration – la Selbssterwaltung – comportent deux tiers de représentants des assurés. L’élection de ceux-ci devient un véritable enjeu et mobilise jusqu’à 30 % des cotisants vers 1900 contre moins de 1 % dans les premières années d’application de la loi. Les principales caisses locales, à Dresde – 84 000 adhérents – ou à Leipzig – 100 000 membres – passent en 1895 sous la direction des syndicats libres. Huit ans plus tard, J. Frässdorf, député social-démocrate au Landtag de Saxe, assume la direction de la Fédération des caisses locales, lesquelles constituent par ailleurs un réservoir d’emploi pour les responsables syndicaux33. À la veille de la guerre, les trois quarts des administrateurs ont été élus sur des listes syndicales.
40À ces postes, les dirigeants ouvriers s’efforcent de développer une politique d’hygiène que sous-tend leur projet social. Ainsi la Fédération des caisses locales impulse-t-elle des enquêtes sur les conditions de logement, points de départ d’un programme de prévention des « trois maladies sociales » que sont la tuberculose, l’alcoolisme et la syphilis.
Effets en retour : redéfinitions et réorientations
41Si elle permit le triomphe des revendications du mouvement ouvrier, cette orientation contribua également à intégrer celui-ci à la société bourgeoise. C’est particulièrement net des « secrétariats ouvriers »34, institutions au sein desquelles se forment les futurs « fonctionnaires », lesquels ont très largement favorisé l’orientation réformiste au sein de la social-démocratie35.
42En Grande-Bretagne, le NIA prévoit l’indemnisation du chômage à condition, restriction essentielle, qu’il soit « involontaire ». À l’exemple de la branche santé, le financement est assuré à hauteur des deux tiers par les employeurs et l’État. La gestion centralisée des prestations place parfois les syndicats en situation délicate. Ainsi le remboursement des sommes avancées par les organisations ouvrières nécessite-t-il l’accord de comptables agréés, mandatés par le Trésor. En 1912-1913, beaucoup de paiements litigieux n’étant pas crédités, les caisses syndicales supportent de lourdes amputations. Par ailleurs, de nouvelles définitions de la maladie et du chômage se substituent à celles qui prévalaient jusque-là. L’inaptitude pour raison de santé ne s’applique plus, par exemple, à l’exercice de tel ou tel métier, mais désigne l’incapacité de travailler dans n’importe quelle profession. Être chômeur ne signifie plus ne pas pouvoir trouver un emploi aux conditions syndicales. Pour l’État, un ouvrier privé d’emploi parce qu’il a démissionné ou à la suite d’un différend avec son employeur ne saurait bénéficier de secours.
43La situation créée par le NIA rejaillit sur la vie interne des syndicats. Sous la pression des pertes financières subies à l’échelon local, des réaménagements gestionnaires accroissent l’autorité des exécutifs nationaux au détriment de l’autonomie des sections de base. L’obligation de tenir des comptes séparés pour chaque type de secours contribue d’autre part à ce que l’activité syndicale distingue de plus en plus nettement ce qui relève de la négociation industrielle de ce qui se rapporte au bien-être social.
Caisses de chômage et subventions municipales
44Faute de législation comparable, on n’observe pas d’évolution similaire sur le continent où l’indemnisation du chômage amène, ici et là, les syndicats à nouer des relations étroites et contractuelles avec les autorités locales sur le modèle inauguré à Gand. La différence est flagrante, soulignons-le, avec la Grande-Bretagne qui se distingue par l’absence totale d’expérience de ce type.
45En France, les municipalités de Roubaix, puis de Dijon, Limoges, Paris et Lyon subventionnent les organisations ouvrières auxquelles la loi de 1898 reconnaît un rôle en la matière36. Des conseils généraux et l’État lui-même suivent ces exemples. En 1910, les aides permettent à 106 caisses de secourir 8500 ouvriers sans travail. L’amorce d’un financement public conçu dans une optique libérale a préservé le caractère facultatif de l’indemnisation. Coup de pouce plus que bouleversement, cette timide avancée ne débouche sur aucune réévaluation ou redéfinition de l’activité syndicale.
46Compte tenu de la nature du risque et en l’absence d’une couverture sociale, l’indemnisation du chômage occupe une place de choix dans la propagande syndicale allemande. La lourdeur des secours en période de crise a cependant conduit les syndicats libres à réclamer, dès 1902, une contribution de l’État et, là encore, à collaborer avec les municipalités. En 1913, neuf villes octroient aux chômeurs syndiqués une allocation complémentaire à celle versée par les organisations corporatives ainsi confirmées dans leur rôle de partenaire.
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47Au total, l’analyse apporte des nuances au schéma commode d’une dualité syndicale européenne. Certes, au regard des indemnités, variées et abondantes, des syndicats allemands ou anglais, les secours demeurent marginaux dans le syndicalisme français. Toutefois, ils ne sont pas nuls. Partout, les métiers les plus anciens dotés d’une longue tradition corporative se distinguent par des fonds de secours diversifiés et sélectifs. En France, les fédérations, mais aussi les bourses du travail auraient pu servir de cadre à l’essor de services syndicaux. Les impulsions n’ont d’ailleurs pas manqué.
48La comparaison relativise sur ce point la validité d’une approche exclusivement idéologique. En Allemagne et en Grande-Bretagne, les partisans d’un syndicalisme contestataire persistent d’ailleurs à voir dans l’organisation de secours une arme de lutte, un moyen efficace de pression sur les employeurs et une affirmation de la solidarité des travailleurs. Dans les deux pays, les secours ont constitué un instrument de structuration du mouvement ouvrier. En France, en revanche, la prégnance des principes fédéralistes a fait obstacle au développement d’un système centralisé de services susceptible d’attenter à l’autonomie des syndicats locaux.
49Derrière la force des modèles nationaux, la comparaison souligne l’influence des contraintes externes, politiques et législatives. Ainsi les ouvriers anglais ont-ils vu dans la mutualité volontaire le moyen d’échapper aux sinistres work houses, tandis que les communes allemandes en attendaient un allégement du fardeau que constituait l’aide aux pauvres. En France, la loi de 1852 tenta de remédier au « retard » pris par l’assistance municipale, au seul profit toutefois d’une mutualité contrôlée, volontairement maintenue à l’écart d’un mouvement ouvrier combattu et repoussé aux marges de la légalité. En présence d’organisations puissantes, les États britannique et allemand n’ont pas cherché à entraver le développement d’œuvres syndicales. Jusqu’à un certain point, ils semblent même avoir choisi de les encourager pour autant qu’elles pouvaient concourir à la stabilité sociale.
50D’abord sensibles aux menaces que les politiques sociales des États faisaient peser sur leur autonomie, les syndicats des trois pays ont ensuite évolué dans deux directions différentes. En Allemagne, puis en Grande-Bretagne, ils ne refusèrent pas de participer au fonctionnement des systèmes créés par la loi. Paradoxalement, c’est dans le Reich autoritaire que l’auto-administration des assurances sociales fut poussée le plus loin. Si cette association favorisa l’intégration du syndicalisme dans la société allemande au point d’en émousser les ambitions contestataires initiales, elle contribua sans conteste à son enracinement et à son expansion.
51En Grande-Bretagne, au contraire, la participation des syndicats au fonctionnement des assurances sociales déboucha sur une réforme en profondeur du système qui, auparavant, liait l’organisation des secours et le contrôle syndical du marché du travail. Tel était le prix à payer pour conserver une puissance mesurée en nombre d’adhérents.
52Bon gré mal gré, le syndicalisme français a opté, quant à lui, pour l’action revendicative au prix d’un renoncement, de fait plus que de principe, aux fonctions jadis indissociables de son projet. L’indigence des services proposés ne pouvait qu’amoindrir, en retour, sa capacité à encadrer les travailleurs. Avec le risque de demeurer minoritaire au sein d’une classe ouvrière que son intégration politique ancienne amenait à se tourner vers l’État républicain et à tenter de faire le meilleur usage de l’action indirecte par excellence : le vote.
Notes de bas de page
1 P. Louis, « L’État présent du syndicalisme mondial », Mémoires et documents du Musée social, 1913, p. 165-184.
2 Sur tout ceci, cf. Frevert U., Krankheit als politischens Problem, 1770-1880. Soziale Unterschichten in Preussen zwischen medizinischer Polizei und staatlicher Sozialversicherung, Gottingen, 1984 ; – Kott S., L’État social allemand, représentations et pratiques, Paris, 1995, p. 25-46 où figure une riche bibliographie.
3 Brüggerhoff G., Das Unterstützungswesen bei den deutschen « freien » Gewerkschaften, Jena, 1912 ; – Schönhoven K., « Selbsthilfe als Form der Solidarität. Das gewerkscfhaftliche Unterstützungswesen im deutschen Kaiserreich bis 1914 », in Archiv für Sozialgeschichte, 1980, p. 147-193 et les suppléments statistiques de Correspondenzblatt der Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands.
4 Royal Commission on Labour, Fitfth and Final Report, C 7421/1894, p. 24.
5 Cité par Rothfels H., Theodor Lohmann und die Kampf jahre der staatlichen Sozialpolitik, 1871-1905, Berlin, 1927. Theodor Lohmann est le concepteur de la loi d’assurance maladie de 1883.
6 Jaurès J., Histoire sociale de la Révolution française, Paris, 1969, t. 1, p. 903. Cité par Gibaud B., Révolution et droit d’association au conflit de deux libertés, Paris, 1989, p. 83.
7 Dreyfus M., Histoire de la CGT, Bruxelles, 1995, p. 42 notamment.
8 Report on Trade Unions, 1905-1907, Cd 4651/1909, Introduction, p. xiii.
9 Hunt E.H., British Labour History, 1815-1914, Londres, 1981, p. 297. Cf. également Whiteside N., « La protection des métiers », Cahiers d’histoire de l’I.R.M., n° 51, 1993, p. 29- 51.
10 Report on Agencies and methods for dealing with the Unemployed C7182/1893-4, p. 18 ; – LAB 2/184/LE 22733/24/1911, Public Record Office ; – Harris J., Unemployment and Politics : a study in English social policy 1886-1914, Oxford, 1972, p. 298. Le dernier chiffre comprend les adhérents qui pouvaient recevoir des frais de déménagement, le viaticum, ou des indemnisations pour le chômage.
11 Office du travail, Documents sur la question du chômage, Paris, 1896.
12 Conseil supérieur du travail (rapport de M. Fagnot), Les caisses de chômage, Paris, 1903. Un tiers des syndiqués ainsi couverts sont affiliés à la Fédération du Livre.
13 Pigenet M., « Prestations et services dans le mouvement syndical français, 1860- 1914 », Cahiers d’histoire de l’I.R.M., n° 51, 1993, p. 7-28.
14 Chauvet P., Les ouvriers du Livre et leur journal, Paris, 1971 et Rebérioux M., Les ouvriers du Livre et leur Fédération, Paris, 1981. La Fédération lithographique adopte un système de services assez proche.
15 Pratique exceptionnelle dans le syndicalisme français, la plus grosse part de la cotisation va à la Fédération.
16 Pour la France, on se reportera aux enquêtes de l’Office du travail, Documents sur la question du chômage... et du Conseil supérieur du travail (rapport M. Fagnot), Les caisses de chômage...
17 Webb S. and B., The Consumers’ Co-operative Movement, Londres, 1939, p. 17.
18 Cole D.H., A century of Co-operation The History of the Co-operative Movement in Britain, Londres, 1945, p. 259.
19 Brizon P., Poisson E., Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière. La coopération, Quillet, 1914 ; – Furlough E., Consumer Cooperation in France. The politics of Consumption, 1834-1930, Ithaca et Londres, 1991, 312 p.
20 VIIe congrès national de la Mutualité, Limoges, 1901, p. 100. Barberet fut l’un des pères de la loi autorisant les syndicats professionnels. Il était proche de Gambetta et des Républicains partisans de la paix sociale.
21 Expression fréquente dans les statuts de syndicats des années 1890.
22 Ainsi en va-t-il pour les Fédérations des Chapeliers (1892), des Cuirs et Peaux (1893) ou des Mouleurs (1897).
23 Sorel G., « L’avenir socialiste des syndicats », in Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, 1919.
24 La Tribune ouvrière, 23 novembre 1907.
25 Intervention de Lapierre, Compte rendu du XVIIe congrès national corporatif, (Toulouse, 3-10 octobre 1910), Paris, 1911.
26 Certains réformistes admettent l’argument. En son temps, Isidore Finance déplorait déjà que les œuvres puissent couper les syndiqués de la masse des ouvriers. Cf. De Seilhac L., Syndicats ouvriers. Fédérations et Bourses du travail, Paris, 1902, p. 90-91.
27 Pelloutier F., Méthode pour la création et le fonctionnement des Bourses du travail, 1895, Mémoire reproduit dans Julliard J., F. Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe, Paris, 1971, p. 482.
28 Leroy M., La coutume ouvrière, Paris, 1913, t. 2, p. 765-766.
29 Radelet M., Mutualisme et syndicalisme, Paris, 1991.
30 Dreyfus M., La Mutualité, tome : 5, in Saint-jours Y., Dreyfus M., Durand D., Traité de Sécurité sociale, Paris, 1990. S’agissant de la mutualité, il ne faut pas exclure la possibilité d’adhésions multiples. Notons encore qu’une statistique intéressant les SSM professionnelles à l’exclusion des autres atténue le retard syndical. À la date du 31 décembre 1896, les premières regrouperaient 354 778 adhérents, soit 72 406 de moins que les syndicats (427 184). Cf. Les associations... op. cit.
31 Whiteside N., « Définir le chômage », in Mansfield M., Salais R., Whiteside N. (dir.), Aux sources du chômage, 1880-1914 : une comparaison interdisciplinaire entre la France et la Grande-Bretagne, Paris, 1994.
32 Cité par Dumons B., Pollet G., L’État et les retraites. Génèse d’une politique, Paris, 1994, p. 158.
33 Pohl K., Die Münchener Arbeiterbewegung, sozialdemokratische Partei freie Gewerkschaften. Staat und Gesellschaft in München, 1890-1914, Munich, 1992, p. 336-337.
34 Leur fonction est de fournir des renseignements concernant la législation sociale. Le premier est fondé par les syndicats chrétiens en 1890, suivi des syndicats libres en 1894 puis des syndicats libéraux. À la veille de la guerre existent 232 secrétariats ouvriers libres et 134 catholiques.
35 Die Rechstberatung der minderbemittelten Volksreise im Jahre 1913, Sonderbeilage zum Reichs-Arbeits-Blatt, 7, Berlin, 1914 ; – Martiny M., « Die politische Bedeutung der gewerkschaftlichen Arbeitersekretariate vor dem ersten Weltkrieg », in Vetter H. (dir.), Vom Sozialistengesetz zur Mitbestimmung, Cologne, 1975, p. 153sq.
36 Rouge R., Les syndicats professionnels et l’assurance contre le chômage, Thèse de droit, Paris, 1912.
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