9. Les ouvriers, les autres et l’État. Comparaison des paroles ouvrières
p. 219-235
Texte intégral
1Les comparaisons entre les syndicalismes des grands pays occidentaux soulignent généralement leurs différences d’attitudes envers l’État et, plus généralement, l’action politique. En forçant le trait, on oppose habituellement le syndicalisme d’action directe français, caractérisé par sa volonté d’indépendance envers les partis et son refus de l’État, au syndicalisme britannique, soucieux de faire accéder aux Communes des députés qui défendent sa cause, tout autant qu’au syndicalisme allemand, solidaire du parti social-démocrate au point d’apparaître parfois comme une de ses dépendances.
2Cette différence, souvent constatée, reste mal expliquée. On voudrait ici s’interroger sur l’ensemble plus large des représentations sociales et politiques dans lesquelles s’inscrivent les attitudes envers l’État et qui commandent l’ensemble du discours syndical et politique. Assurément, d’autres facteurs interviennent en ce domaine, et notamment le cadre juridique, qui n’assigne pas aux organisations ouvrières le même espace d’intervention. Mais il est indispensable de s’interroger aussi sur la façon différente dont s’organisent, dans les trois pays, les représentations de l’univers social et politique. Quelles idées les ouvriers se font-ils d’eux-mêmes, de leurs adversaires, des enjeux de leur lutte, du pouvoir politique ? Répondre à ces questions est essentiel pour éclairer les logiques qui structurent les organisations ouvrières dans les trois pays.
3Mais comment saisir les représentations sociales et politiques des syndicalistes de la fin du siècle dernier ? Si nous examinons leurs discours au premier degré, si nous nous demandons simplement ce qu’ils veulent dire explicitement, et qu’ils disent, nous allons retrouver les attitudes envers l’État et la politique que nous connaissons bien. Nous avons donc choisi de ne pas nous attacher d’abord au sens explicite des textes, mais aux mots qu’ils utilisent, aux réseaux d’associations et d’oppositions qu’ils constituent : ces champs lexicaux et sémantiques permettent de reconstituer un univers mental. Le cadre linguistique définit les limites de toute représentation possible : c’est par ces structures langagières que passent les représentations du monde politique et social. Avant de présenter les principaux résultats de l’enquête, on donnera quelques précisions sur la façon dont elle a été définie.
Remarques de méthode
Les thèmes et la constitution des corpus
4La principale difficulté de cette démarche réside dans la constitution des corpus de textes que l’on soumettra à l’analyse. Une fois choisis les textes, nécessairement limités et peu nombreux, que l’on décide d’explorer, les conclusions s’imposent avec nécessité, et deux chercheurs travaillant sur le même corpus avec la même méthode doivent aboutir aux mêmes conclusions. Pour que la comparaison soit pleinement efficace, il faudrait que les corpus soient rigoureusement comparables. Or c’est impossible pour deux raisons. La première, commune en histoire, tient à la disponibilité des sources et aux aléas de leur conservation : l’historien ne peut traiter que des textes conservés et accessibles. Mais, dans le cas présent, une seconde raison intervient : les différences mêmes des trois syndicalismes concernés. Elles se traduisent par de grandes différences dans les textes disponibles. Plus faible, le syndicalisme français n’a pratiquement pas de presse propre ; il faut chercher ses appels dans la presse républicaine, La Petite République par exemple. Les syndicats allemands sont beaucoup plus riches en publications, et l’on peut intégrer au corpus allemand des poèmes. Leur proximité du parti social-démocrate incite à prendre des textes dans la presse de ce parti, ce qu’on ne peut faire en France que pour les syndicats de tendance guesdiste, et qui est impossible en Grande-Bretagne où le Labour party n’existe pas encore. Dans ce dernier pays, en revanche, l’importance des friendly societies oblige à intégrer au corpus des textes sans équivalent exact dans les deux autres pays.
5Il est donc impossible de constituer des corpus exactement analogues. La structure différente des syndicats dans les trois pays interdit de réunir des textes exactement comparables. En toute rigueur, un texte allemand ne serait comparable à un texte français ou britannique que s’ils étaient produits dans des situations de communication identiques, sinon les différences relevées peuvent référer aux contextes et non aux systèmes de représentation. Mais pousser aussi loin le souci de méthode conduirait à l’impuissance : les réalités sont trop différentes pour qu’on puisse les comparer. Or c’est précisément parce qu’elles sont différentes qu’il est intéressant et important de les comparer. Mieux vaut donc rompre ce cercle logique en cherchant à constituer, avec pragmatisme, des corpus relativement comparables. Quel compromis pouvons-nous accepter, entre les exigences d’un plan d’enquête scientifiquement rigoureux et les possibilités qu’offrent l’état des sources et les différences même des syndicalismes comparés ?
6Il faut partir ici de l’objectif de la recherche : comprendre comment s’organisent les représentations ouvrières. Avec Alain Touraine, nous pouvons distinguer, dans la conscience ouvrière, un principe d’identité, un principe d’opposition et un principe de totalité1 La conscience ouvrière se constituerait ainsi autour de trois pôles : une représentation de soi-même et du groupe ouvrier, une représentation de l’adversaire, patron ou bourgeois, et une représentation des enjeux de leur conflit. Ce sont les trois grands ensembles de représentations que nous avons à reconstituer : la représentation de soi, celle de l’adversaire, et celle de l’antagonisme. Mais quels textes choisir, pour les appréhender ? Les plus intéressants nous ont semblé ceux qui s’inscrivent dans des contextes eux-mêmes polémiques, car la conscience de soi et celle de l’adversaire sont indissociables des situations qui les placent face à face. Nous avons donc recherché trois types de textes : des textes sur la grève ou l’action ouvrière ; des textes sur la loi, ou plus généralement sur la politique et des textes plus généraux sur la société, où l’on peut s’attendre à trouver une représentation d’ensemble du champ où s’affrontent patrons et ouvriers.
7Pour structurer les corpus de textes sur ces trois thèmes, nous avons tenu compte d’une double diversité. La première réfère aux situations de communication et nous a conduits à rechercher à la fois des discours, des articles, des motions et des tracts. Discours et articles s’opposent comme l’oral à l’écrit, mais ils ont en commun d’être énoncés par un auteur singulier : quelqu’un parle, et l’on sait qui. Motions et tracts sont au contraire énoncés par des locuteurs collectifs : ce sont des textes anonymes, pour mieux porter la signature d’une organisation. Mais la motion renvoie à la délibération statutaire de l’organisation, le tract à l’action qu’elle mène. La seconde diversité réfère aux différents niveaux des organisations, national ou local, interprofessionnel ou non. Naturellement, la combinaison de ces critères n’est pas toujours pertinente. À l’échelon local, il est rare de trouver des discours de congrès ou des motions : ce type de texte fleurit à un étage plus élevé des syndicats ouvriers. Inversement, à l’échelon central, les tracts sont rares, car l’action est généralement décentralisée. Mais nous avons trouvé des « appels » nationaux qui relèvent à la fois du tract et de la motion.
8Restait à trouver, sur chacun des trois thèmes retenus, des textes correspondant à la grille de constitution du corpus définie par le croisement des deux critères. On s’en doute : c’est là que les difficultés ont commencé. Sans entrer dans le détail des corpus, qui est précisé en annexe à la fin du texte, il est important de signaler ici sur quoi portent leurs différences.
9Le corpus allemand est très marqué par les questions d’organisation : autour de 1895, le syndicalisme allemand discute de ses structures, opposant la centralisation au fédéralisme et il discute de ses fonctions : organisation de combat, ou de secours et d’entr’aide ? Il s’interroge sur son rapport avec le parti et inversement. Le corpus allemand comprend donc des textes émanant de journaux socialistes, ce qui a conduit, par symétrie, à compléter le corpus français par quelques textes tirés de journaux guesdistes, même si ce courant est une tendance parmi d’autres. Le corpus français est en effet plus hétérogène, et l’on s’est efforcé d’y représenter ses différentes tendances, en incluant notamment deux textes de Pelloutier. Il est à la fois plus attiré par les débats théoriques, sur la grève générale ou l’action politique par exemple, et plus sensible à la conjoncture politique ou sociale, qu’il s’agisse tout simplement des grèves à l’échelon local ou des débats soulevés par la commission d’organisation du congrès de Londres qui a décidé de ne pas admettre ceux qui refusent l’action politique entendue comme action pour la conquête du pouvoir par l’élection. Ce corpus est le seul qui comprenne des affiches de grève, alors que le corpus anglais est le seul qui comprenne des textes préparatoires à la grève, faisant appel à la solidarité corporative avant son déclenchement éventuel. Le corpus britannique est plus limité. À côté de rapports de congrès, il comprend des adresses soumises par une section locale à la discussion de tout le syndicat. Les sujets traités sont beaucoup plus pratiques et concernent souvent la situation du marché du travail.
10Il ne faut pourtant pas majorer la différence entre les corpus. D’abord, ils comprennent des textes qui portent sur le même sujet : le 1er mai par exemple. Ensuite, l’objet de l’analyse est la structure des lexiques, la langue employée ; par-delà les vocabulaires des sujets traités, elle repose sur des organisations de sens qui définissent les énoncés possibles. À la différence de l’analyse de contenu, qui se borne à mettre en évidence les différences thématiques, l’analyse linguistique permet de dégager, par-delà ces différences, des structures plus fondamentales.
La méthode d’analyse
11Nous ne voulions pas d’une méthode d’analyse trop sophistiquée ni trop lourde. Notre objectif était en effet historique et non linguistique2. Le discours syndical ou socialiste a suscité, du moins en France, une littérature abondante, et des études relevant de méthodologies très différentes. Le laboratoire de lexicologie politique de Saint-Cloud a notamment mis au point des techniques de saisie des textes et de dénombrement des fréquences, qui permettent des traitements statistiques élaborés, analyse factorielle des correspondances ou analyse des « spécificités ». Bien que ce laboratoire ait saisi les textes du corpus français sur ordinateur, ce qui permet la recherche systématique des termes, nous n’avons pas entrepris de traitement statistique : les divers textes du corpus étaient de longueur trop différente pour qu’il puisse être pleinement significatif.
12Nous nous sommes donc bornés à comparer systématiquement entre eux des énoncés extraits de nos textes et utilisant des termes qui nous paraissaient susceptibles de constituer les pivots d’organisations sémantiques et lexicales. C’est ce que les linguistes appellent une analyse de discours à entrée lexicale. Soit par exemple un terme comme ouvrier ou Arbeiter. Nous avons constitué un tableau où figurent tous les énoncés qui comprennent ce terme et nous avons réfléchi sur les termes associés ou opposés à celui-ci. L’analyse porte donc à la fois sur la fréquence du terme, car le tableau permet un dénombrement, et sur les champs linguistiques dans lesquels il est inséré. Cependant, les textes allemands n’ayant pas été saisis sur ordinateur, les fréquences ont été calculées par simple lecture, et les tableaux n’ont pu être établis systématiquement. Il y a là une différence avec les textes français et anglais qui oblige à considérer cette comparaison comme une simple esquisse. Elle conduit pourtant à des résultats instructifs.
Les auto-désignations ouvrières
13Le premier trait notable est que les fréquences des désignations de soi surpassent de beaucoup celles de l’adversaire. Nos textes parlent des travailleurs bien davantage que des patrons ou des bourgeois.
14Beaucoup de ces textes sont des appels, qui s’adressent à des ouvriers pour les inviter à rejoindre le syndicat ou à se mobiliser par exemple le 1er mai. D’où un grand nombre de vocatifs, en début de texte, ou dans les dernières phrases.
15Dans ces usages, de part et d’autre du Rhin, on recourt au vocabulaire de la camaraderie : camarades, en France, plus fréquent que Genossen en Allemagne, ce terme étant parfois précisé : Parteigenossen, Berufsgenossen. Mais les deux pays ont leur spécificité. En Allemagne, Kollegen est très employé, tandis qu’il figure seulement trois fois dans les textes français, et dans des emplois différents : deux fois dans un texte ou il désigne les membres de l’équipe dirigeante de l’organisation, une fois seulement en vocatif, et associé à citoyen : citoyens et collègues.
16Citoyens n’est pas utilisé dans les textes allemands, sans doute parce que les ouvriers allemands ne sont pas encore partout des citoyens à part entière. L’équivalent allemand de citoyens et collègues serait donc Genossen und Kollegen que l’on rencontre effectivement et qui présente les deux faces d’une communauté à la fois politique et professionnelle. En France, au contraire, citoyen est assez souvent employé, notamment par Pelloutier qui utilise dans sa série d’articles à 7 reprises l’expression : citoyens délégués. Le terme semble avoir conservé les connotations égalitaires qui l’avaient associé au tutoiement obligatoire pendant la Révolution française. Il reste encore très présent, bien qu’il ait reculé devant camarade, nettement plus fréquent (21 occurrences contre 9, si l’on exclut du décompte le long texte de Pelloutier qui doublerait la fréquence)3.
17En Grande-Bretagne, les deux termes équivalents, comrade et citizen, ne sont pas utilisés, du moins dans nos textes. On s’adresse aux membres du syndicat en leur disant : worthy brothers, ou parfois, de façon un peu formelle, gentlemen. Pour désigner tel ou tel responsable du syndicat, là où le français parle du citoyen ou du camarade N, l’anglais parle du brother N, ou même, en abrégé, du bro. N. Le terme anglais le plus proche de camarade est fellow, qu’on rencontre effectivement dans des emplois tels que fellow man, fellow-delegates ou fellow signalmen.
18Mais la grande originalité française est l’emploi de travailleur, au singulier ou au pluriel, dans ces emplois d’interpellation initiale ou finale. Ce qui nous renvoie à l’analyse, plus large, des termes utilisés habituellement pour désigner ce que sont, socialement, les membres des syndicats. Les trois langues sont en effet bien différentes sur ce point.
19L’allemand utilise une seule famille de termes, dérivés d’Arbeit, le travail. Le plus fréquent dans nos textes pour désigner le groupe ouvrier est Arbeiter (une soixantaine d’emplois), mais l’on rencontre aussi les termes créés par suffixation à partir de lui, comme sa variante collective Arbeiterschaft (groupe ouvrier), ou plus encore (26 emplois) Arbeiterbewegung (mouvement ouvrier). Nos textes évoquent les ouvriers-travailleurs organisés ou conscients, dépourvus de possession (besitzlos), opprimés, sans droits, dominés ou exploités.
20L’anglais dispose de deux racines pour désigner le travail : labour et work. Le premier reste un terme générique, qui désigne l’ensemble des travailleurs. Il est relativement fréquent, mais n’a pas donné naissance à des termes plus généraux, comme travail a donné en français travailleur. L’anglais labourer est tout autre chose : un manœuvre, un travailleur sans qualification. Inversement, work n’est pas utilisé absolument, mais les termes qui en sont dérivés abondent dans nos textes : workers, le plus fréquent, mais au pluriel exclusivement, car au singulier, on parle plutôt d’un working man. Le collectif workpeople semble réservé pour désigner la communauté des ouvriers d’un même employeur (to pay his workpeople), tandis que working class renvoie à la condition sociale elle-même. Ces termes sont les plus fréquemment utilisés pour désigner le groupe ouvrier concret, avec quelques autres, sans doute empruntés au lexique de la marine comme men ou hands.
21Le français dispose de deux termes apparemment synonymes : ouvrier et travailleur. En réalité, les deux termes n’ont pas les mêmes usages. On peut s’adresser à des camarades ou à des collègues en leur disant : travailleurs !, pas ouvriers ! Ce dernier terme sert à désigner les ouvriers concrets : les ouvriers et employés des arsenaux, les ouvriers de Niort, les ouvriers peintres en bâtiment, les ouvriers manœuvres de telle entreprise. Sur 38 emplois du substantif, 22 font ainsi l’objet d’une détermination précise. Les autres emplois du terme réfèrent à des situations concrètes : l’ouvrier qui a rempli sa journée de travail, ou celui qui rentre à la maison. En revanche, Travailleur réfère au groupe, dans la solidarité de sa condition commune. Or ce terme est beaucoup plus fréquent : 72 occurrences, en incluant les 9 emplois vocatifs déjà signalés. C’est, de très loin, le vocable le plus utilisé par le groupe pour se désigner lui-même.
22Classe ouvrière est relativement rare, mais moins en France qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Mais les comparaisons trop simples sont trompeuses, car l’allemand autorise la construction de termes composés qui n’existent ni en français ni en anglais. On parle par exemple d’État de classe, Klassenstaaf, on dit des Arbeiter qu’ils sont klassenbewusst, qu’ils ont une conscience de classe, alors que l’on n’a pas trouvé dans les textes français ou anglais les expressions correspondantes, non plus que celle de lutte de classe. L’idée est certes présente, puisqu’on rencontre ici ou là des ennemis ou des adversaires de classe, et le terme même exprime un antagonisme irréductible. Et de quoi les ouvriers conscients qu’on rencontre en France comme en Allemagne, mais pas en Grande-Bretagne, seraient-ils conscients, sinon de la lutte des classes ? Il reste que l’expression est absente du corpus français et encore plus du corpus anglais.
23Prolétaire et prolétariat sont relativement fréquents, sur le continent, tandis qu’ils n’apparaissent pas dans le corpus anglais. Ce sont les désignations les plus usuelles après Arbeiter en Allemagne et travailleur en France. Le terme prolétariat est opposé dans presque tous les énoncés, soit aux adversaires de classe (patronat), soit à l’État qu’il faut conquérir. Sa définition inclut l’internationalisme, car on rencontre à plusieurs reprises des déterminations universalistes : prolétariat du monde entier, universel ou international. D’une certaine manière, le message du Manifeste de 1848 est devenu pléonasme : le prolétariat, ce sont les prolétaires de tous les pays en tant qu’ils sont solidaires, sinon unis.
24En français, on rencontre enfin pour désigner le groupe ouvrier des adjectifs employés substantivement : exploités se rencontre 7 fois dans cet emploi, comme d’autres adjectifs ou participes passés : opprimés, souffrants, miséreux (1 occurrence chaque). Victimes et producteurs sont employés 2 fois. En allemand, les adjectifs les plus usuels sont opprimé et pauvre. Les syndicats britanniques, en revanche, sont avares d’adjectifs. On a rencontré exceptionnellement the poor and distressed pour désigner ceux dont ils prennent la défense.
25Le propre des textes britanniques est l’usage, au singulier ou au pluriel, du terme trade. L’équivalent français, métier, est rare, et il ne dispense pas de recourir simultanément au terme ouvrier dans des expressions comme les ouvriers du métier. En anglais, le terme trade est beaucoup plus fréquent (53 occurrences au singulier, 29 au pluriel, contre 10 de workers et 28 de labour). Le terme désigne à la fois le métier (engineering trade, building trade, printing trade), « notre » métier (our trade), celui auquel on appartient (the trade he belongs to) et l’état des affaires : the State of trade. Le bâtiment déplore par exemple bad trade and inclement weather. On souhaite ardemment l’amélioration des affaires, we most earnestly hope the improvement in trade. On s’interroge sur les perspectives du métier, the prospect of trade. Le terme se combine non seulement à union(s), mais aussi à society (-ies) ou organization(s) pour désigner l’organisation des travailleurs. Union l’emporte pourtant parce qu’il a donné naissance au terme générique abstrait unionism, qu’on est surpris de rencontrer 7 fois dans notre corpus, alors qu’on ne rencontre pas une seule fois syndicalisme dans le corpus français, pourtant plus étoffé, et qui évoque souvent le syndicat (34 occurrences). De même, l’anglais seul a forgé un mot pour désigner les non-syndiqués (absent du corpus français) : non-unionist (4 occurrences). Faut-il en conclure que la conscience de former un mouvement général est moins forte en France que dans les deux autres pays ?
26Quoi qu’il en soit de cette question, force est de constater les différences. Les désignations du groupe ouvrier comme des organisations ouvrières ne sont pas analogues dans les trois pays. L’auto-désignation du groupe passe en Allemagne par Arbeiter et ses composés (Arbeiterschaft...), en France par travailleur, puis, dans les deux pays par Prolétariat ; en Grande-Bretagne, on ignore le prolétariat, et l’on parle beaucoup plus spontanément du trade que des workers. Quant aux organisations, syndicat, Arbeiterbewegung et trade-union, expriment trois réalités originales dont les contours commencent à se dessiner.
Les désignations de l’adversaire
27Nous sommes, ici encore, tributaires des caractéristiques de la langue.
28Ni l’anglais, ni l’allemand n’ont d’équivalent exact du français patron. Or ce terme est la désignation de l’adversaire la plus fréquente dans le corpus français (20 occurrences). Le terme désigne les patrons concrets, ceux auxquels on s’affronte dans les luttes quotidiennes : 12 de ses emplois se rencontrent dans deux affiches de grève. Exceptionnellement, son emploi au singulier : le patron renvoie au groupe, et l’on rencontre 5 fois le collectif patronat pour désigner le groupe, ce qui est fort peu. L’adjectif patronal est un peu plus fréquent : on le rencontre 6 fois, dont 3 avec exploitation. En fait, quand on veut parler des patrons comme groupe, on utilise capital et ses dérivés.
29Capital n’est pas très fréquent (9 occurrences), capitalisme et le substantif capitaliste moins encore (4 et 2). L’expression la plus fréquente recourt à l’adjectif capitaliste : classe capitaliste (5), ordre (2), société (1). Sur ce point, le français rejoint l’allemand, où capital et capitaliste sont les désignations de l’adversaire les plus fréquentes. Mais on ne trouve pas en France l’expression grand capital, du moins pas dans notre échantillon. La Grande-Bretagne s’oppose aux deux pays continentaux en n’utilisant pratiquement pas ce vocabulaire : on a rencontré dans le corpus britannique une fois capitalists et une autre fois la mention des conflits between capital and labour. L’opposition du capital et du travail n’est pas exclue, mais il reste exceptionnel qu’on y fasse référence.
30Pour désigner les patrons concrets, l’allemand utilise couramment Unternehmer, l’entrepreneur, avec ses dérivés Unternehmertum, Unternehmerwelt, ainsi que, parfois, Fabrikant, généralement spécifié (fabricant de meubles par exemple). L’anglais recourt à employers et parfois à industrialist, alors que employeur est rare en français comme Arbeitgeber en allemand. La connotation est évidemment différente du français patron, qui implique un rapport d’autorité, fût-il paternel.
31La particularité des textes allemands est le développement des termes dérivés de Besitz, la propriété : Besitzer le propriétaire, le possédant, peu fréquent, la classe des possédants, et par extension, les possédants, die besitzende Klasse, die Besitzenden. Dans les textes français, possédant est inconnu aussi bien comme adjectif que comme substantif, et possesseur se rencontre deux fois seulement. Propriétaire n’est pas utilisé dans ce contexte. Dans les textes britanniques, ni owner ni aucun autre terme du vocabulaire de la propriété n’apparaît : la propriété connote ici les grands domaines des landlords. Nous sommes en présence d’une différence très sensible entre l’Allemagne et les deux autres pays.
32Une autre différence semble résider dans l’expression de la domination. L’allemand utilise volontiers la notion de classe dominante ou de dominants : die Herrschenden. Dans le corpus français, on trouve une fois classe dominante et six fois dirigeant employé comme adjectif ou substantif. En revanche, exploiteur est assez fréquent (9 occurrences), faisant paire avec exploité employé substantivement, au point qu’on peut écrire qu’il y a deux classes : les exploités et les exploiteurs. À côté de ces désignations courantes, les deux corpus ne manquent pas de termes utilisés plus rarement. En allemand, on parle ainsi de détenteur de pouvoir, de riche, de privilégié, d’oppresseur ; on rencontre despote, bourreau, ou, ironiquement, donneur de pain. En français, riches (2), bourreau (1), oppresseur (2). En revanche, maître ne désigne qu’une fois l’adversaire ; ses autres emplois assignent aux ouvriers un objectif : devenir maîtres de l’État ou de leurs destinées.
33En Grande-Bretagne, en revanche, aucun terme ne réfère au vocabulaire de la domination ou de l’exploitation. Même le traditionnel master n’apparaît dans nos textes que dans l’intitulé officiel d’une association patronale. Retenons ces différences : elles opposent un univers où l’adversaire de classe est le possédant ou le dominant, un univers où il est patron et exploiteur, et un univers où il n’est ni l’un ni l’autre : simplement un employeur.
34Mais l’adversaire n’est pas seulement le patron. C’est aussi, dans les textes français, les bourgeois et la bourgeoisie. Nous quittons ici le champ sémantique du rapport de production pour pénétrer sur le terrain de la politique, du moins dans le corpus français, car dans le corpus allemand, ces termes sont plus rares, et bourgeois utilisé seulement comme adjectif, tandis qu’ils font totalement défaut dans le corpus britannique4. En France, les emplois de ces deux termes sont concentrés sur les deux textes de Pelloutier ; 9 occurrences sur 10 de bourgeois substantif, 2 sur 4 de bourgeois adjectif, et 6 sur 10 de bourgeoisie. Les connotations sont généralement politiques : il s’agit de ministres, ou de l’État bourgeois, d’enlever le pouvoir à la bourgeoisie ; on évoque le jour du grabuge entre les bourgeois capitalistes et les bourgeois socialistes. Parfois, la péjoration du terme, généralement sous-entendue, devient explicite : on veut arracher les pouvoirs publics aux repus de la bourgeoisie dirigeante. Pelloutier cite même un texte du parti ouvrier où celui-ci déclare qu’il n’entre pas dans les élections pour s’y tailler des sièges de députés qu’il abandonne aux hémorroïdes des bourgeois de tout acabit. Le bourgeois, ce n’est donc pas seulement l’adversaire de classe en tant qu’il détient l’État ; c’est aussi, pour cette raison même, un personnage repoussoir-répugnant. D’ailleurs un texte déclare explicitement que le travailleur aspire, non pas à prendre la place de la bourgeoisie, à créer un État « ouvrier », mais à égaliser les conditions.
35Cette péjoration du politique n’est pas générale en France. Les textes d’inspiration guesdiste évoquent positivement le pouvoir municipal ou le pouvoir étatique. Un texte veut obliger les gouvernants à réglementer les heures de travail et les salaires. On mesure ici l’importance de la composition du corpus. Si l’on se fie aux textes qui reflètent le discours de la base, comme les affiches ou les textes émanant de chambres syndicales particulières, on reste frappé par le discrédit du politique. L’État est peu présent dans nos textes (1 occurrence), et ses organes à peine davantage : 2 occurrences de juge, 5 de justice et de police. Le gouvernement est un peu plus présent (8), mais souvent avec des connotations négatives : complice, renégat, réactionnaire, aux abois. Les gouvernants sont sans scrupules et sans conscience ; c’est la bande gouvernementale qui nous opprime. Les sénateurs sont ramollis. Les mentions des pouvoirs publics sont, elles aussi, péjoratives : il n’y a rien à attendre, rien à espérer de ce qu’on appelle pompeusement « les Pouvoirs Publics », ou, pour citer un autre texte : il n’y a rien à attendre des pouvoirs publics, quelle qu’en soit la composition, le propre du pouvoir étant d’avoir des intérêts opposés à ceux des travailleurs.
36La péjoration du politique entraîne une indifférence envers les acteurs spécifiquement politiques. Parti ne se rencontre que dans les textes guesdistes et dans la discussion des règles d’admission au congrès de Londres par Pelloutier. La seule exception refuse la conquête du pouvoir au bénéfice d’un parti. L’adjectif politique est également spécifique des textes guesdistes. En dehors d’eux, une motion de congrès rejette toute discussion politique et veut trouver un terrain absolument en dehors de toute opinion politique. Le terme syndicat est évidemment plus fréquent, mais son emploi relève généralement de l’identification du signataire ou de l’information courante, comme lorsqu’on parle d’une position adoptée par un congrès. À deux reprises, il est question de libertés syndicales, et parfois perce, à l’encontre des divisions politiques, l’horizon du syndicat comme lieu de l’unité de la classe : uni à tes frères dans les syndicats et les fédérations, tu peux être invincible. Mais ces textes ne sont en aucune façon un discours des syndicats sur eux-mêmes.
37Ils contrastent sur ce point avec les textes allemands, où le souci d’organisation est beaucoup plus présent. Cela tient sans doute à la fois à la constitution du corpus et aux préoccupations de l’heure en Allemagne. Mais la discussion sur les fonctions du syndicat que présente ce corpus n’a aucun équivalent en France. En Allemagne, on s’interroge pour savoir si les syndicats doivent se limiter à une fonction revendicatrice ou s’adjoindre d’autres activités sociales, par exemple constituer des caisses d’assurance-chômage, alors même que le problème des retraites a trouvé par la législation bismarckienne une solution dont la France est encore bien loin. On s’interroge d’autre part sur les rapports entre le centre et la périphérie. On a l’impression d’un syndicalisme plus soucieux de ses propres formes d’organisation que son homologue français.
38D’autre part, la représentation du politique est différente. Dans le corpus allemand, la référence aux pouvoirs publics n’est pas très fréquente, et elle recourt volontiers au terme Behörde, autorité : die Behörden, les autorités. On rencontre aussi gouvernement, État, municipalité et parfois des mentions ironiques comme ces « représentants du peuple » entre guillemets. Invariablement, les autorités sont du côté des adversaires du mouvement ouvrier.
39C’est là une autre des spécificités du corpus allemand : l’expression mouvement ouvrier souvent qualifiée de socialiste ou de moderne. Le corpus français ignore cette expression. Il connaît l’expression mouvement révolutionnaire, voire mouvement socialiste, mais quand il parle d’un mouvement, il s’agit d’un mouvement de grève. Aucun terme n’englobe, dans la langue de ce corpus, le syndicat et le ou les parti(s) qui poursuivent pourtant, nous dit-on, le même but.
40Le corpus britannique est très différent. Il n’y est pas question de l’État, mais le gouvernement de sa Majesté est présent. Il est question de porter des résolutions à son attention : under the notice of Her Majesty’e Government. Le Parliamentary Committee du TUC est mentionné à plusieurs reprises. On envisage même la représentation directe des ouvriers dans tous les governing bodies. Nos textes semblent pleins de déférence envers les pouvoirs publics, qui ne font jamais l’objet de désignations péjoratives. Les rapports annuels notent de façon purement factuelle si les démarches auprès du gouvernement ont abouti et ils ne manifestent pas d’agressivité si ce n’est pas le cas. L’un d’entre eux manifeste d’ailleurs quelque scepticisme envers les solutions légales (remedial legislation). Sans doute l’indignation n’est-elle pas de mise dans de tels rapports ? Mais que les usages soient tels est précisément ce qui doit retenir l’attention.
41Peut-être sommes-nous ici victimes des biais du corpus, mais les textes qui le composent frappent par leur caractère factuel et juridique. Les positions prises sont justifiées par références aux règles du syndicat, le code of rules. Mais le terme désigne aussi les règles contractuelles qui régissent le travail localement : local rules. Il s’agit, par exemple, de ne pas laisser introduire une clause de free-labour, de travail ouvert aux non-syndiqués, dans les règles locales. Les intérêts du métier sont traités comme une affaire qui se discute devant un tribunal. Le corpus britannique signale d’ailleurs que le danger vient des employeurs et des juges qu’ils saisissent plus que du gouvernement. D’où l’opposition entre les règles du métier, le statut, et la loi faite par les juges : the Statute law of the nation et judge-maid law. Le combat syndical a pour enjeu les droits et privilèges du métier, the rights and privileges of our trade que le gouvernement peut consolider et le juge affaiblir.
42On retrouve évidemment le vocabulaire du droit dans les deux autres pays, mais avec des connotations très différentes. Dans le corpus français, le terme droit, au singulier ou au pluriel, est assez fréquent (44 occurrences), mais il renvoie à des droits très généraux, sans assise locale : il s’agit du droit de grève, ou du droit à l’existence par le travail. Le droit est le fondement moral des revendications ; là où les textes britanniques raisonnent selon l’intérêt des salariés, les textes français en appellent aux principes de légitimité pour faire respecter un droit auquel le patronat porte atteinte. On rencontre même des emplois plus politiques du terme, comme dans ce texte qui, dénonçant que les travailleurs soient en dehors du droit commun, affirme : Nous voulons entrer en possession des droits de l’homme proclamés par la révolution française. Le corpus allemand, en revanche, ne cesse de poser le problème de l’égalité des droits et celui des libertés civiles et syndicales. On parle d’égalité sociale, de droit égal pour tous (gleiches Recht für Jedermann), d’égalité des droits politiques (politische Gleichberechtigung). On dénonce les privilèges, les droits spéciaux (Sonderrechte) alors que la mention en est pratiquement absente du corpus français. Il y a là un trait fondamental du discours ouvrier allemand à cette époque, qui s’explique par des raisons bien connues.
La dimension éthique
43En France, comme en Allemagne, la dimension éthique est très importante. Les revendications ne sont pas formulées en termes d’intérêts, même collectifs, mais de droits et de valeurs. C’est sans doute la différence majeure avec les textes britanniques, encore que cette dimension y soit présente, mais pas dans le domaine des revendications. Elle apparaît, de façon très moralisatrice, à l’usage des adhérents et non-adhérents, pour souligner en termes très généraux, sans lien immédiat avec le contexte, la nécessité de se montrer généreux. Ainsi, le secrétaire général des operative stone masons termine-t-il son discours de remerciement, après sa réélection, en redisant le devoir de partager les tâches si l’on veut prendre sa part des bénéfices, non sans citer d’abord quelques vers :
« He to no noble purpose lives
Who much receives but nothing gives,
Whom none can love, whom none can thank,
Creation’s blot, Creation’s blank ;
But he who marks from day to day
By generous acts his radiant way,
Finds the same path the Master trod,
The path to glory and to God ».
44L’argument vise évidemment à faire honte aux non-unionists de ne pas rejoindre les rangs du syndicat.
45Les textes continentaux sont d’une autre veine. Les textes allemands les plus rhétoriques vont même jusqu’à présenter les ouvriers comme les défenseurs de la cause du progrès, voire comme les avocats de l’humanité toute entière. Cette attitude, fondamentalement morale, conduit les corpus français et allemand à souligner l’ampleur des qualités humaines du militant. Certes, le militant se distingue sur ce point du reste des ouvriers, surtout dans les textes français, prompts à dénoncer l’égoïsme de la masse. Mais, allemands aussi bien que français, nos textes évoquent la ténacité, le sérieux, l’esprit de sacrifice, l’ouverture qui caractérisent le militant. Les textes allemands dénoncent l’indifférence et suggèrent que le militantisme syndical demande davantage que le militantisme politique. Les textes français insistent sur l’énergie du militant (7 occurrences plus 2 énergiquement), sa capacité de lutte (15 occurrences, plus deux termes de la même famille), sa volonté ferme et énergique, son courage (3 occurrences). Un texte évoque même la virilité de l’homme. Un autre montre, par opposition à la lâcheté des classes dirigeantes, le travailleur donner héroïquement sa vie. Les militants doivent être vaillants, patients, persévérants. Surtout, nos textes font appel à la dignité (4 fois, plus 5 fois digne ou dignement). Le travailleur, sans cesse courbé, réduit à l’état de brute, qui a perdu sa dignité, doit se redresser et se mettre debout, être fier, bref être un homme, voire même un homme digne de ce nom. La défense de ses droits est, en effet, une question morale. Un texte écrit même, de façon splendide : dans le monde civilisé tout entier, ceux qui abandonnent leurs droits pour éviter quelques souffrances méritent d’être qualifiés de lâches.
46Par-delà ces similitudes, des différences distinguent nos corpus. Le corpus allemand est marqué par l’idéal d’égalité des droits qui a une portée politique tout autant que syndicale. Le patron ne fait pas l’objet d’une condamnation irrémédiable : un texte s’interroge même sérieusement sur le point de savoir si l’augmentation des salaires n’est pas aussi de l’intérêt du patronat. Ce que les textes allemands rejettent absolument, c’est l’inégalité.
47Les textes britanniques sont avant tout préoccupés de la conjoncture économique, du rapport de forces et de la défense ou de l’amélioration des règles du métier ; ils donnent le sentiment d’organisations respectueuses de leurs propres règles formelles de fonctionnement et qui traitent leurs revendications comme des affaires.
48Les textes français sont différents. On a dit l’importance du terme travailleur. Celle du terme travail n’est pas moindre (55 occurrences). Certes, certains de ces emplois désignent le travail concret, les heures ou les journées de travail par exemple (13). Mais on est frappé par l’importance des emplois absolus, ou travail se suffit à lui-même et désigne l’ensemble du groupe ouvrier (26 occurrences). En apparence, les textes anglais utilisent de la même façon le terme labour, mais en réalité l’équilibre est très différent : utilisé 28 fois dans notre corpus, labour l’est 7 fois seulement comme nom collectif, une fois opposé à capital, dans des expressions telles que labour representation ou labour programme5. Dans ce champ sémantique, en France, si l’on rencontre l’organisation du travail, le terme se combine aussi avec émancipation, inconnu du corpus britannique : c’est l’armée du travail en marche vers son émancipation. Ailleurs on conclut : Vive l’émancipation complète, absolue du travail. L’ensemble du discours ouvrier français se trouve ainsi dominé par les figures du travail et des travailleurs.
49On n’en comprendrait pas le sens, si l’on en négligeait la portée morale. Le travail n’est pas ici seulement une contrainte, une condition, ou une nécessité : c’est une valeur. Plusieurs énoncés le manifestent. On écrit ainsi : Le travail, qui est tout, doit occuper le premier rang dans la société. Ou encore, dans le même texte : La société sera basée sur la puissance du travail qui est le seul moteur de la vie et de l’activité humaine. On évoque la prépondérance et la grandeur, seule véritable, du travail créateur et unique source de richesse, de tout bien-être. Par contraste, l’ennemi de classe, patron dans l’ordre économique ou bourgeois dans l’ordre politique, est un oisif, un parasite. C’est ce que recouvre le terme d’exploiteur, dont on a noté l’importance. Un de nos textes oppose le producteur à l’employeur : c’est dire que l’employeur ne produit pas, qu’il ne travaille pas.
50Dans ces conditions, l’émancipation totale, absolue du travail, c’est l’avènement du travailleur comme classe universelle. Le discours syndical est un discours performatif : il a pour mission de transformer les ouvriers en travailleurs au sens plein du terme6. Dans la construction du discours ouvrier, le Travail comme valeur (la majuscule s’impose) tient une place tellement centrale qu’elle explique le titre adopté en 1895 par la Confédération générale du Travail. Aucun terme ne pouvait mieux convenir : celui-ci sonnait comme l’affirmation d’une conviction en même temps que comme un signe de ralliement.
51Au terme de cette comparaison, pour le dire en quelques mots et sous bénéfice d’inventaire tant les limites de notre recherche sont évidentes, nous revenons aux appellations officielles, pour en dégager toute la force. Les différences constatées entre les trois syndicalismes – on hésite à utiliser le terme tant il est de connotation française – sont évidentes, par-delà les similitudes nées de la condition salariale elle-même et de la référence morale. Le syndicalisme britannique apparaît comme structuré autour des règles du métier, préoccupé d’éviter le free labour et d’améliorer les rapports de force, pour obtenir de meilleures conditions de salaire et de travail ; il s’agit de négocier au mieux le travail sur un marché ; c’est un syndicalisme économique. Le syndicalisme allemand apparaît très opératoire, soucieux d’organisation et visant à l’égalité des droits des ouvriers dans la société tout entière ; c’est une composante majeure d’un mouvement politique et social. Enfin, le syndicalisme français apparaît à la fois comme un syndicalisme d’affrontement, et comme un syndicalisme identitaire par la dignité éminente et exclusive du travail et des travailleurs. C’est ce que traduisent parfaitement, en raccourci, les trois désignations usuelles : trade unions, Arbeiterbewegung et Confédération générale du Travail.
Annexe
Annexe sur la composition des corpus
Le corpus français a été constitué par Stéphane Sirot, essentiellement à partir de la presse, car les comptes rendus de congrès sont maigres. Il comprend :
- un appel à la grève générale du Comité d’organisation de la grève générale, La Petite République, 4 janvier 1895
- quatre appels nationaux pour la grève du 1r mai 1895 ou 1896. Ils émanent :
- de la Confédération générale du travail, La Petite République, 1er mai 1896
- de la Fédération des Bourses du Travail (texte signé par Pelloutier), La Petite République, 29 avril 1896
- de la Fédération nationale des syndicats ouvriers et groupes corporatifs (Kiefer figure parmi les signataires), ibid.
- de la Commission du 1r mai, Archives de la Préfecture de police, BA 49, 1er mai 1895
- de la Confédération générale du travail, La Petite République, 1er mai 1896
- trois appels d’organisations de base à l’occasion du 1r mai. Ils émanent :
- de la Chambre syndicale des ouvriers maçons du département de la Seine, Archives de la Préfecture de police, BA 49,
- de la Chambre syndicale des cochers de la Seine, (même source),
- de l’union des ouvriers mécaniciens, (Le Parti ouvrier, 1er mai 1896)
- de la Chambre syndicale des ouvriers maçons du département de la Seine, Archives de la Préfecture de police, BA 49,
- deux textes intermédiaires entre le discours et l’article, émanant d’organes centraux :
- l’éditorial du premier numéro du Bulletin mensuel de la Fédération nationale des syndicats, mars 1896
- la conclusion du IVe Congrès des Bourses du travail (Nîmes, Bourse du Travail, 1896, p. 91-92).
- l’éditorial du premier numéro du Bulletin mensuel de la Fédération nationale des syndicats, mars 1896
- quatre textes de congrès d’organisations syndicales de base :
- la conclusion du rapport du secrétaire général de la Fédération des mouleurs en métaux, (Paris, Impr. Jean Allemane, 1895, p. 20-21)
- la résolution adoptée par le congrès de la Fédération du bâtiment, (in Augustin Hamon, Le socialisme et le congrès de Londres, Etude historique, Paris, Stock, 1897, p. 215)
- celle de la Chambre syndicale des cochers de fiacres, (s.l. n.d., p. 114-115)
- celle de la Fédération nationale des travailleurs du verre, (Lyon, Impr. nouvelle lyonnaise, 1895, p. 53).
- la conclusion du rapport du secrétaire général de la Fédération des mouleurs en métaux, (Paris, Impr. Jean Allemane, 1895, p. 20-21)
- deux textes « théoriques », de Pelloutier :
- quatre pages (4-7) de Qu’est-ce que la Grève générale ?, livre écrit avec H. Girard
- un mémoire sur la question de l’action politique, publié en feuilleton dans quatre numéros du Parti ouvrier (29-30 août, 5-6, 12-13, 19-20 septembre 1895). Du fait de sa longueur et de son niveau de langue, ce texte théorique destiné à réfuter la proposition de n’admettre au Congrès international de Londres que des partisans de l’action politique conçue comme conquête du pouvoir politique, nous a posé un problème et nous l’avons assez souvent exclu de l’analyse
- quatre pages (4-7) de Qu’est-ce que la Grève générale ?, livre écrit avec H. Girard
- trois affiches de grèves, en lieu et place de tracts introuvables. Elles sont annexées aux rapports des préfets sur ces grèves, (AN F12/4678). Elles concernent :
- une grève des ouvriers carrossiers de Limoges,
- une grève des peintres en bâtiment de Limoges,
- une grève de mouleurs en fonte de Niort.
- une grève des ouvriers carrossiers de Limoges,
Pour améliorer la comparaison avec les textes allemands, souvent proches du parti social-démocrate, quatre textes émanant du Parti ouvrier français (guesdiste) ont été ajoutés à ce corpus :
- un appel pour le 1r mai, (Le Socialiste, 21 avril 1895)
- un extrait de discours de Paul Lafargue au congrès national de 1896, (Le Réveil du Nord, 24 juillet 1896)
- un extrait du discours du docteur Delon au congrès national de 1896, (ibid.)
- un appel du Conseil national du Parti aux mineurs en grève d’Alais-La Grand Combe, (Le Socialiste, 29 novembre 1896).
Le corpus allemand a été constitué par Manfred Bock. Il ne comprend ni tracts ni affiches. En revanche, il comprend trois poèmes. Bien que le mouvement ouvrier allemand soit sorti depuis cinq ans seulement (1890) d’une période de répression et que les questions d’organisation soient largement discutées, il est déjà relativement structuré et dispose de publications plus suivies que son homologue français. De ce fait, il a été possible de réunir des textes plus homogènes, émanant des fédérations de la métallurgie et des mines. Il comprend :
- six textes publiés par le Correspondenzblatt der Generalkommission der Gewerkschaften Deutschlands :
- 4 février 1895, « Die « dunklen » Pläne der Generalkommission »,
- 1er mai 1893, « Der erste Mai »,
- 30 déc. 1895, « Vergebliches Bemühen »,
- Zweiter Kongress aller Angestellten im Gastwirtschafts gewerbe Deutschlands in Hamburg, vom 22 bis 25 Oktober 1895,
- 10 février 1896, Jahresbericht des Arbeitersekretariats Nürnberg 1894-1895,
- 9 mars 1896, Projet de motion pour le Congrès des Syndicats libres en 1896
- 4 février 1895, « Die « dunklen » Pläne der Generalkommission »,
- cinq textes publiés par la Deutsche Metallarbeiterzeitung :
- 23 février 1895, « Der Klassenkampf »,
- 14 décembre 1895, « Deutscher Metallarbeiterverband. An unsere Mitglieder ! »,
- 30 mars 1895, « Die Konzentration des Kapitals und die Gewerkschaften »,
- 30 mars 1895, « Kampforganisation – Unterstützungsorganisation »,
- 3 août 1895, « Wie agitiert man ? »
- 23 février 1895, « Der Klassenkampf »,
- sept textes publiés par la Deutsche Berg – und Hüttenarbeiterzeitung :
- 23 mars 1895, « Haben die Unternehmer Interesse an der Erhöhung der Löhne ? »,
- 31 août 1895, « Aufruf »,
- 4 mai 1895, « An die Zagen »,
- 27 avril 1895, « Glück – Auf zum ersten Mai »,
- 22 juin 1895, « Nach dem Congress »,
- 27 juillet 1895, « Licht und Finsternis ! »,
- « Des Massenunglück auf Zeche “Prinz zu Preussen” »
- 23 mars 1895, « Haben die Unternehmer Interesse an der Erhöhung der Löhne ? »,
Il s’y ajoute deux textes du Congrès de la SPD en 1893, extraits du Protokoll der Verhandlungen des Parteitags der SPD. Abgehalten zu Köln 22 bis 28 Oktober 1893, Berlin 1893 :
- Discours du Président de la Generalkommission der Gewerkschaften Deutschands, Carl Legien, p. 182-188
- Motion sur la relation au syndicalisme, p. 180sq.
Le corpus anglais a été constitué par Chris Wrigley à partir des publications des trade unions. Il comprend :
- deux rapports annuels d’organisations nationales :
- Amalgamated society of carpenters and joiners, Annual report, 1896 (F. Chandler),
- Amalgamated society of railway servants, Annual report, conclusion, 1 October 1895
- Amalgamated society of carpenters and joiners, Annual report, 1896 (F. Chandler),
- deux rapports annuels d’organisations locales interprofessionnelles :
- Manchester & District trades council, Annual report, January 1896,
- London trades council, Annual report, 31 December 1895.
- Manchester & District trades council, Annual report, January 1896,
- trois rapports sur des sujets particuliers :
- Amalgamated society of railway servants, Report, 11 June 1895 (part on Trades Union Congress),
- Report of the national signalmen’e committee to the national conference of signalmen, 9 July 1895,
- London society of compositors, Report to Quarterly Delegate meeting. Special Committee on Unemployed etc., 7 August 1895
- Amalgamated society of railway servants, Report, 11 June 1895 (part on Trades Union Congress),
- quatre positions, propositions ou demandes de « lodges » de la Friendly society des maçons : Operative stone masons’ friendly society, Fortnightly return sheet,
- 20 December 1894 – 3 January 1895, Application of Glossop and Hadfield Lodges,
- 14-28 February 1895, Application of Nottingham Lodge,
- 9 may – 23 may 1995, Letter of the General Secretary (W.M. Hancock),
- 26 September – 10 October 1895. Proposition of London (Kennington) Lodge.
- 20 December 1894 – 3 January 1895, Application of Glossop and Hadfield Lodges,
Notes de bas de page
1 Touraine A., La Conscience ouvrière, Paris, 1966, p. 17.
2 Voir notamment Bergounioux A., Launay M. et alii, La Parole syndicale, Paris, 1982 et la revue Mots.
3 Cette évolution linguistique caractérise les syndicats français, par opposition au parti socialiste qui restera fidèle à citoyen jusqu’à la guerre de 1914-1918, pendant laquelle il adoptera lui aussi le terme camarade, comme l’a montré Jean-Louis Robert dans sa thèse non publiée.
4 On ne trouve pas davantage dans ce corpus d’allusion à l’aristocracy ou à la gentry.
5 Testée par la méthode du chi carré, la différence entre les deux corpus est significative à .05.
6 Benoit R., « Les figures du Parti. Formation et définition du groupe (1932-1946) », Mots, n° 10, 1985, p. 109-132, analyse de façon analogue les énoncés communistes de l’époque du Front populaire. Dire « Nous devons faire de chacun de nos adhérents un militant », c’est dire à ceux à qui l’on s’adresse, qui sont en fait le « nous » sujet de « nous devons », qu’ils doivent transformer les adhérents, c’est-à-dire eux, en militants. Le parti dit au parti qu’il doit devenir pleinement le parti.
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