Présentation
p. 7-20
Texte intégral
La démarche1
1L’historiographie du mouvement ouvrier, et d’une de ses composantes clés, le syndicalisme, s’est inscrite pour l’essentiel dans le cadre des histoires nationales. Certes, il y eut des tentatives d’analyse s’appuyant sur des grilles de lecture qui se voulaient universelles ; très naturellement le marxisme qui mettait le mouvement ouvrier au cœur de l’histoire a influé communément certains historiens du syndicalisme. Il s’agit alors d’une histoire de la conscience de classe dont il est signe et acteur, acteur premier dans le temps, mais second seulement en importance après le Partip Mais nous sommes là au niveau d’une théorisation globalisante qu’il est difficile de prouver ou d’infirmer dès lors que l’on veut la confronter au mouvement historique ou qui conduit à une exploration déjà mille fois effectuée des idéologies. Certes, il y eut aussi de nombreux livres et colloques comparatif2, mais qui ne résistent pas à l’examen attentif. En fait il y a là juxtaposition d’histoires nationales du syndicalisme dont on tente ensuite d’expliciter les différences ou les coïncidences.
2Notre propos est autre. En effet nous pensons que les voies nationales de l’histoire n’aboutissent qu’à une réification, à une reconstruction des différences attendues dont par là même on continue d’ignorer la pertinence ou la signification. En ce sens l’histoire nationale fait du national sans le savoir. Il serait trop long dans cette introduction d’examiner les chemins qu’ont suivis les trois historiographies allemandes, britanniques et françaises, d’étudier les rapports qu’elles ont établis avec la mémoire militante des trois syndicalismes nationaux. Toujours est-il que s’est imposée comme un ça-va-de-soi aussi évident que la nation la conceptualisation de trois modèles syndicaux nationaux, l’unionisme britannique, le syndicalisme révolutionnaire français et le syndicalisme social-démocrate et centralisé allemand. Trois modèles qui paraissent bien établis au début du xxe siècle au moment même où s’achèverait le processus de construction des identités nationales des grandes puissances européennes.
3Pour certains3, il apparaît même clairement que les mouvements ouvriers ont été d’abord la traduction de la nationalisation des classes ouvrières. Trois modèles, enfin, dont les principaux traits se retrouveraient dans les syndicalismes de nos temps présents, malgré les émergences plus récentes des syndicalismes communistes ou chrétiens.
4Il n’est certes pas question de nier l’intérêt de ces modèles, ni même leur pertinence descriptive ou fonctionnelle. A l’évidence, pour les trois pays d’abord concernés dans ce livre, il y eut bien seulement en Grande-Bretagne la création en 1906 du Labour Party par les syndicats britanniques, il y eut bien seulement en France l’adoption, la même année, de la Charte d’Amiens prônant un syndicalisme révolutionnaire et indépendant, et il y eut bien seulement en Allemagne à la même date le congrès de Mannheim des syndicats allemands fixant les rôles respectifs et coordonnés des syndicats et du parti social-démocrate. Les faits sont têtus, disait Lénine... Et nous ne souhaitons pas tomber dans un autre type d’histoire juxtaposée où tout ressortirait de la seule monographie et causalité locale ou professionnelle. Au contraire, nous partirons bien ici du problème de ces indices de particularités nationales des syndicalismes, mais nous étudierons ces particularités en déplaçant l’angle d’approche de notre objet. En le regardant non plus du seul point de vue de la nation, mais de plusieurs côtés : celui des différentes communautés spatiales ou professionnelles qui le constituent également ou celui des pratiques, symboliques et imaginaires qui le parcourent. Alors et alors seulement nous pourrons mesurer les enjeux et les constitutions des équilibres qui ont tendu à constituer ces modèles nationaux.
5La première, et la principale, exigence qu’entraînait une telle démarche était la constitution d’une petite communauté de chercheurs européens qui accepteraient de travailler dans cette direction, et qui accepteraient de confronter ainsi des histoires nationales qui sont aussi la traduction d’une historiographie nationale. La circulation ainsi créée permet de vérifier aussi la pertinence transnationale d’approche particulière comme l’histoire des relations industrielles britannique ou l’histoire des représentations française. L’attention portée aux mots qui portent nos savoirs est donc centrale dans cette histoire. La deuxième exigence est de trouver des terrains comparatifs maîtrisables et autorisant l’interprétation. Nous pouvons dire d’emblée que les trois grandes puissances de l’Europe occidentale de cette fin du xixe siècle ne sont pas tant différentes, les modes de vie des classes ouvrières ne sont pas dissemblables à tel point que leur comparaison soit absurde. Sans aller jusqu’à reconstituer un peu artificiellement une communauté européenne comme certaines histoires de l’Europe récentes, sans postuler comme Jaurès l’Humanité, nous pouvons bien affirmer que ces trois pays se situent à des niveaux voisins de développement économique et social qui autorisent l’examen de questions communes à leurs habitants. Et tous ignoraient les terribles drames que le xxe siècle allait connaître.
6Fixer les terrains précis allait s’avérer particulièrement difficile et nous ne pouvons ici prétendre à une réussite totale ; le lecteur pourra aisément constater que certaines branches importantes de l’histoire du syndicalisme sont absentes comme la métallurgie ou les chemins de fer ; que les comparaisons ne peuvent toujours être conduites de manière entièrement rigoureuse lorsque l’on est obligé de confronter un bassin textile cotonnier et un bassin textile lainier ; que certains chapitres ne poussent pas la démarche commune de manière aussi approfondie que nous l’aurions souhaité. Les conclusions de ce travail que nous pensons décisivement novatrices pourtant resteront ainsi soumises à des réévaluations nécessaires. Nous avons pu toutefois respecter notre programme initial. Dans une première partie de cet ouvrage, nous étudions les syndicalismes dans différents espaces tant professionnels (mines, sidérurgie, bâtiment) que spatiaux (villes polyactives, grandes villes) ou socio-spatiaux (les bassins textiles). Dans la seconde partie, nous examinons des pratiques syndicales (l’organisation, les bases multiples) que nous mettons en relation avec les contraintes des politiques patronales et de la loi et les pratiques symboliques et discursives au travers des « Premier Mai » et des lexiques syndicaux.
Le bilan
7Nous partirons pour établir les grands traits de notre conclusion d’un tableau croisant les différents espaces spatiaux ou professionnels étudiés dans les trois pays et les formes dominantes que prend, dans chaque cas, le syndicalisme. Bien entendu, ce tableau est simplificateur au regard des apports des chapitres de la première partie de ce livre, mais nous y trouverons une grille interprétative que nous complexifierons ensuite.
Royaume-Uni | France | Allemagne | Autres | |
Mines | U | U | U | |
Sidérurgie | U | 0 | 0 | U |
Docks | U | SR | SR => SD | SR => 0 |
Bâtiment | U | SR | SD | |
Villes Textiles | U | 0 ou SD | SD | |
Villes polyactives | SD | SD | ||
Grandes villes | U | SR | SD |
8L’examen attentif du tableau met en valeur trois grandes logiques. Nous pouvons d’abord constater que le modèle unioniste est hégémonique ou quasiment pour tous les cas étudiés du Royaume-Uni. La tentation serait grande d’y voir une seule logique nationale, si nous ne constations pas également l’hégémonie transnationale de l’unionisme chez les mineurs. Belle démonstration qu’un même objet regardé sous des angles différents n’est plus le même ! Dans tous les cas, il y a là une première cohérence à analyser. Les modèles syndicalistes français et allemands paraissent de lecture plus difficile. Mais un point commun apparaît : dès lors que l’on se situe dans la grande ville, les modèles nationaux l’emportent. Le cas est flagrant pour l’étude de Lyon, Munich et Liverpool, mais il en va de même finalement à propos du Bâtiment puisque les cas étudiés concernent Londres, Hambourg et Paris, et dans une certaine mesure pour les dockers, les ports constituant naturellement de grandes villes. Apparaît ainsi une logique citadine et/ou citoyenne qui favorise en France, mais non ailleurs, la dominante du syndicalisme-révolutionnaire. Plus incidemment, on pourrait noter que les docks ont favorisé l’apparition d’un syndicalisme d’action directe, certes progressivement jugulé ou subsumé sous les modèles nationaux. Quelle logique commune pourrait bien être présente à Paris et dans les zones portuaires ? « Quai des brumes » et « Hôtel du Nord » ? Resterait le syndicalisme centralisé et socialiste présent généralement dans nos différents espaces allemands (à l’exception des bastions unionistes des Mines ou de la sidérurgie), ce qui traduirait alors une logique exclusivement nationale et propre à l’Allemagne, si nous ne voyions ce modèle se développer, mais incomplètement dans les villes textiles (les villes polyactives de notre échantillon sont en fait des villes à large dominance textile) d’autres pays comme Gand, Elbeuf ou Monza. Ce serait alors le lieu d’une possible circulation du modèle privilégié de l’Internationale ?
9Dans tous les cas, trois logiques transnationales donc autant que trois modèles nationaux, et que nous analyserons dans les trois premières parties de cette conclusion avant d’observer dans une dernière partie comment d’autres possibles ont circulé dans le temps pluriel de l’histoire et autour de communautés imaginées.
Logiques unionistes
10Que le Royaume-Uni ait été le berceau d’un syndicalisme de métier, fermé, précocement orienté vers la négociation, disposant d’un système de prestations sociales remarquables et contrôlant le marché local de l’emploi paraît établi largement tant par ce livre que par les travaux antérieurs. Nous pouvons ici présenter une nouvelle gamme de cas qui vont dans ce sens et qui expriment l’antériorité de l’industrialisation britannique et la précocité de l’établissement de relations industrielles sans entraves. Dans la sidérurgie, le mode de travail propre à l’ancienne sidérurgie du fer forgé autorise l’autonomie d’équipes organisées autour d’une stricte hiérarchie des qualifications, du master aux manœuvres ; les ouvriers les plus qualifiés maîtrisant les savoirs décisifs du temps de la fusion. Le contrôle strict du groupe et du marché par un syndicat fermé de métier presque artisanal conditionne le succès de la résistance aux temps difficiles des dépressions dans une économie ouverte au monde. Dans le bâtiment londonien, l’abandon précoce des systèmes corporatifs aboutit à une césure entre un employeur-patron et des salariés qui ont seuls conservé les coutumes et les savoirs des métiers. Dans le textile du Lancashire, se mettent tôt en place des syndicats de métier qui doivent avoir la capacité de négocier et de maîtriser des connaissances complexes pour l’élaboration des salaires. Inégalement certes, mais généralement tout de même, se mettent en place des procédures de négociations collectives, mais non globalisantes, et exceptionnellement à l’échelon national. Ce syndicalisme de métier, local, ne peut donc être que divers, hétérogène, ce qui ne surprend pas, mais surtout il s’assume et se veut tel. Toutefois des traits communs apparaissent avec la mise en place d’une solide base mutualiste encouragée par les dispositions légales favorisant les friendly societies ou tolérant les activités syndicales dès 1825/29. Partout aussi ce syndicalisme du métier s’il n’atteint pas des niveaux élevés en effectifs puisque fermé aux non qualifiés est aussi un syndicalisme à très fort taux d’adhésion parmi les qualifiés. Que l’on pense aux acconiers du port de Londres ou aux charpentiers. Souvent enfin ces syndicats affirment leur attachement aux valeurs morales de discipline, d’ordre et de respectabilité. On aurait garde toutefois de dire trop hâtivement que les ouvriers britanniques ont ignoré le socialisme des métiers souvent décrit pour la France. Les études de ce livre sont centrées sur la période 1870/1910, mais nous savons qu’avant 1850, les premiers syndicats britanniques ne furent pas sans liens avec les aspirations égalitaires des premiers socialistes. Il reste que dans les années 1860-1880, à l’évidence les syndicats britanniques relèvent d’une culture politique pragmatique et identitaire ; et là encore diverse. Le plus souvent les liens sont établis avec les libéraux, mais il ne faut pas négliger d’autres réseaux complexes comme celui des irlandais catholiques et nationalistes des docks de Liverpool.
11L’examen attentif des logiques mises en œuvre permet bien d’affirmer qu’il existe une cohérence britannique, mais elle n’apparaît guère fondée sur un « état d’esprit » anglais, sinon par les traits particuliers du libéralisme économique et politique britannique ou plus exactement de son antériorité, puis de sa stabilité. Ces traits se retrouvent d’ailleurs dans les organisations patronales britaniques.
12Toutefois c’est d’une toute autre cohérence apparente que relève la dominante unioniste des syndicats de mineurs de l’Europe du Nord. En effet la mine a des caractéristiques très particulières et qui ne s’accordent guère avec les traits explicatifs de l’unionisme britannique. Particulièrement sur trois points : d’abord la mine est tôt le lieu d’une intervention de l’État qui ne peut se désintéresser d’un sous-sol dont il prétend à la propriété éminente et qui produit une richesse décisive pour la nation. Ensuite, les compagnies minières n’ont que rarement laissé la maîtrise du marché du travail aux ouvriers fussent-ils en situation aussi névralgique que les mineurs de fond. Compagnies puissantes, appuyées sur des bassins d’emploi souvent considérables, elles purent jouer rapidement sur des mobilités sociales ou géographiques. L’embauche échappe aux mineurs. Enfin l’autorité des Compagnies est affirmée plus durement au fond, l’autonomie des équipes de travail étant contrebattue vivement par celle du contremaître, du « porion ».
13Pourtant apparaît alors un syndicalisme de métier qui conduit une politique pragmatique et économiste où les relations industrielles sont fondées sur des rapports de force maîtrisés et qui débouche sur la mise en place d’un parti des mineurs. Ainsi on retrouve bien, au sein des syndicats un noyau dur organisé autour des abatteurs, cette élite ouvrière de la mine qui contrôle partiellement le travail au fond. Certes, il y a des différences sur lesquelles nous reviendrons, dans les rapports à l’État par exemple, mais on peut assurément parler d’unionisme des mineurs de l’Europe du Nord-Ouest. La cause de cette attitude est clairement établie par J. Michel : c’est l’existence d’une vraie communauté professionnelle et spatiale totale où se superposent « réseaux de travail » et modes de vie mais qui trouve son origine au fond du puits et son centre sur le front de taille. Dans ce monde clos, hiérarchisé, fondé sur l’expérience du travail, se développe alors une organisation naturellement corporative, reconnaissant l’autorité du métier-roi, celui de l’abatteur. Le politique est aussi logiquement seconde dans cette communauté définie par la mine.
14Mais les mineurs doivent aussi s’appuyer sur d’autres formes d’action. Ils ne refusent pas l’action de l’État, bien au contraire, sollicitant son intervention dans les conjonctures économiques difficiles, et à plus long terme pour imposer aux Compagnies une amélioration de leur situation. Ils s’appuient aussi sur une forme originale et pionnière de contrôle que sont les délégués présents sous des formes diverses dans tous les bassins étudiés. Enfin le syndicat tend précocement à s’étendre à d’autres travailleurs que les abatteurs. Au fond, les étayeurs, les manœuvres, et les mineurs du jour – souvent des femmes – adhèrent au syndicat assez largement ce qui contribue à un taux de syndicalisation des mineurs toujours relativement élevé. Mais bien sûr dans ce syndicat de masse, les abatteurs conservent le rôle central. A bien examiner ces faits, on ne peut que constater que ce syndicalisme s’apparente largement au New Unionism. En effet, au tournant des années 1880-1890 les syndicats de métier britanniques connaissent une crise souvent décrite et largement rencontrée dans les cas étudiés ici. Selon les cas, le développement d’une main d’œuvre non qualifiée qui ne peut plus être ignorée des syndicats sinon à courir le risque de la perte du contrôle de la main d’œuvre, la politique des entrepreneurs au temps de la crise, l’affaiblissement des caisses mutuelles qui ont besoin d’un soutien extérieur, des décisions de justice défavorables qui ne peuvent plus être contrebattues que par la loi, mais aussi l’irruption, et pas seulement en Grande-Bretagne, de revendications générales et offensives comme la journée de huit heures, conduisent à une réorientation du syndicalisme britannique. Certes notre description est sans doute schématique et néglige les tensions qu’introduit cette évolution de l’unionisme : tension entre l’ancien et le nouvel unionisme, tension entre ouvriers de métier et ouvriers peu ou pas qualifiés, tensions sociales car cette réorientation s’accompagne de nombreuses grèves au début des années 1890.
15Mais le bilan global est clair. D’abord il s’agit bien d’une évolution ou plus exactement d’une adaptation et non d’une rupture fondamentale. C’est sur la base des syndicats de métier que se réorganisent les syndicats même lorsqu’ils diversifient leur recrutement pour accueillir une main d’œuvre plus large. Même lorsqu’il y a un mouvement de création de nouveaux syndicats ou des changements dans les champs de syndicalisation avec les Amalgamated, il reste possible de parler d’une domination des ouvriers de métier, ou dans certains cas des nouveaux ouvriers qualifiés. Curieusement apparaissent ainsi des syndicats de masse dont la structure reste fermée. Toutefois la nécessité de gérer des négociations collectives à un niveau plus élevé conduit à la constitution de syndicats au champ régional ou national limitant l’autonomie locale. L’idée d’une gestion nationale de l’assistance mutuelle est aussi admise. L’intervention de l’État, sans susciter l’enthousiasme, paraît nécessaire pour obtenir des droits nouveaux et, avec pragmatisme, les syndicats britanniques mettent en place au début du siècle les structures d’une représentation du Travail aux Communes. A l’autre extrémité de la chaîne, les difficultés à maintenir l’ancien contrôle du marché du travail contribuent à l’apparition d’un corps nouveau de délégués ouvriers solidement contrôlés par les syndicats. Le New Unionism est né. Il ne sera plus fondamentalement entamé par les innovations de l’immédiat avant-guerre comme le syndicalism.
16Peut-on maintenant conclure sur les facteurs qui auraient conduit au modèle britannique. L’antériorité et la stabilité jouent un rôle certain dans sa mise en place, sa durée et son évolution progressive ; ainsi que les caractères propres de la société civile britannique. Mais l’exemple des mineurs (celui des ouvriers du Livre aurait été dans le même sens) qui mettent partout en place un syndicalisme qui s’apparente rapidement au nouvel unionisme alors qu’il n’y avait pas là, au départ, d’anciens syndicats de métier et que les traits de la société britannique ne se retrouvent assurément pas dans la Ruhr, en Saxe, en Wallonie ou dans le noir pays français nous conduit à réfléchir sur le primat des facteurs culturels et professionnels dans la mise en place du syndicalisme unioniste. Là où le travail fondait la culture d’un groupe, l’unionisme généralement était bien placé pour l’emporter. Dans ce cas, l’arbitrage en faveur de ce modèle au Royaume-Uni serait d’abord la traduction de la force des cultures et identités ouvrières, et de leur diversité, dans ce pays.
Le modèle syndicaliste-révolutionnaire et d’action directe
17Nous avons vu que le modèle classiquement français du syndicalisme-révolutionnaire n’était souvent pas présent dans les cas étudiés, même français. Le syndicalisme-révolutionnaire est marginal dans les mines (à l’exception de quelques puits du Midi de la France), très faible dans la sidérurgie, absent à Elbeuf, superficiel à Mazamet. Ceci nous rappelle tout simplement que cette orientation n’a jamais dominé largement le syndicalisme français de l’avant 1914, que des secteurs importants lui échappaient ; dès lors que l’on examine les réalités de la vie syndicale française bien des nuances importantes apparaissent tant en ce qui concerne les relations syndicats – parti que les pratiques revendicatives. Toutefois le syndicalisme-révolutionnaire l’emporte, mais seulement en France, dans les grandes villes comme Lyon ou Paris. Une originalité apparaît aussi avec les ports qui tous ont connu à certains moments de leur histoire une certaine propension au syndicalisme d’action directe.
18Bien des traits pourraient apparenter le syndicalisme d’action directe au syndicalisme britannique. Sans être aussi ancien (particulièrement dans le cas de la sidérurgie), il s’est constitué depuis le milieu du xixe siècle sous des formes diverses (mutuelles, associations, sociétés...) mais comme au Royaume-Uni sur la base du métier, et cela durablement. Comme au Royaume-Uni ces syndicats de métier ont un goût certain pour leur autonomie et souvent une certaine défiance vis-à-vis de l’État et du politique, une pratique de relation directe avec le patron. Toutefois les différences sont éclatantes, car au pragmatisme et à l’économisme des unionistes, les syndicalistes français privilégient le discours ou la geste révolutionnaire, et à la négociation, il est vrai souvent refusée par le patronat français, ils disent préférer l’action, voire la grève. Le vote de la Charte d’Amiens traduit bien la prépondérance et la fragilité du syndicalisme révolutionnaire en France : une majorité complexe s’y retrouve dans une CGT qui ne compte pas 400 000 adhérents. Et la syndicalisation reste toujours particulièrement faible et fragile en France dans des syndicats où les cotisations sont peu élevées, où le mutualisme est peu répandu et où des formes de démocratie directe perdurent.
19Ce qui conduit les militants des grandes villes françaises à adopter, ou tout au moins à défendre, ce mode de syndicalisme tient sans doute à l’explication classique par l’histoire politique de la France. Le développement au cours du xixe siècle d’un « socialisme de métier », héritier des traditions républicaines et révolutionnaires n’est certainement pas niable. Toutefois ceci n’empêche pas les typographes révolutionnaires de 1830 de constituer des syndicats volontiers qualifiés de réformistes. Pourquoi les maçons parisiens n’auraient-ils pas de même imité leurs camarades britanniques et londoniens ? Ici apparaissent bien deux particularités de la ville française : d’abord, une culture populaire urbaine semble unifier, ou tout au moins relier, les citadins. Cette culture est une culture politique au sens premier du terme. La propension à l’action généralisée, l’importance des manifestations identitaires de la ville et de l’espace en témoignent par exemple. Mais les enjeux politiques locaux sont aussi plus directement manifestes avec l’importance que prend la municipalité dans le jeu des relations sociales : de la série des prix et salaires fixés par l’Hôtel de Ville de Paris pour les travaux qu’elle donne aux entrepreneurs et qui constitue la base de l’action revendicative des syndicats du Bâtiment parisien à la mise en place et à la gestion délicate des Bourses du travail, le politique est toujours présent, au niveau des villes françaises, dans la pratique syndicale. Que la mairie soit modérée, radicale ou socialiste compte donc, oh combien, pour nos syndicalistes révolutionnaires. D’autant que, dans la plupart des activités, les syndicats échouent à instituer un véritable contrôle – toujours plus difficile dans les grandes villes – du marché du travail et qu’ils ne peuvent disposer d’un levier mutualiste qui leur échappe (au moins autant qu’ils le refusent) depuis les lois impériales de 1852.
20Une culture populaire politique donc, mais aussi sans doute l’insertion dans des communautés urbaines où le métier, l’expérience du travail ne sont pas premiers. Le cas du bâtiment parisien montre bien que les ouvriers du bâtiment s’insèrent dans des réseaux familiaux, des réseaux d’originaires et des espaces d’habitation qui ne recoupent pas nettement leur réseau de travail. Pour les syndicalistes devient alors vital, et plausible, d’en appeler à l’unité du Travail, de constituer le groupe des Travailleurs pour dépasser le métier qui ne peut constituer un cadre communautaire suffisant. De là l’importance de la grève générale comme mythe unifiant, de là le rôle primordial des organisations interprofessionnelles locales, de là aussi le rôle que jouent en ville les professions phares, unifiantes, avant-garde dans le système de représentation comme les terrassiers ou les électriciens avant 1914, et plus tard les métallos. Même les charpentiers en bois qui avaient mis en place, sous le Second Empire, un syndicalisme « unioniste » doivent, après 1900, se rallier à ce modèle.
21Dans les villes portuaires, et plus précisément dans les docks, nous retrouvons certains de ces traits : central pour l’activité de la ville, le port ne peut être ignoré des pouvoirs publics locaux qui doivent en fixer certaines règles de fonctionnement, mais le port est aussi le lieu d’une diversité de métiers, d’activités, l’occasion de mouvements et relations complexes, un lieu de possibles et de brassage comme la grande ville. Les relations sociales y sont particulières favorisant des pratiques cousines de celles du syndicalisme d’action directe. Le syndicalisme y reste d’ailleurs dans tous les ports étudiés plus faible et plus fragile, plus irrégulier et plus vif qu’ailleurs. Toutefois, à terme, cette relative faiblesse ne lui donne qu’une autonomie relative par rapport au modèle national qui s’établit. Ainsi on voit bien à Hambourg que des syndicats volontiers autonomistes et révolutionnaires doivent accepter, mais tardivement de s’inscrire dans le modèle centralisé allemand.
22Assurément les conditions nationales en France ne permettaient pas la mise en place d’un syndicalisme de métier aussi achevé qu’en Grande Bretagne. Le contrôle du marché, la mise en place de mutuelles échappaient ainsi aux syndicats, et les militants étaient marqués par des luttes politiques que les Britanniques ignoraient. Mais les particularités du réseau urbain français paraissent aussi des facteurs décisifs du choix français. Non que la France ait été particulièrement urbanisée (et en tout cas sensiblement moins que le Royaume Uni à la fin du xixe siècle), mais les chemins de son urbanisation lui sont propres : les plus grandes villes, et en tout premier lieu Paris, pèsent davantage ; ces grandes villes ont connu le développement d’une culture populaire tant politique que sociale – et non sans imaginaire – qui conduit largement au modèle que nous avons ici analysé. Toutefois le poids du centralisme étatiste français n’est pas tel qu’il puisse contraindre à une généralisation du syndicalisme révolutionnaire. Soit surimposé par la CGT, il reste squelettique, soit il est absent dans les lieux ou branches où l’expérience du travail, du métier l’emporte.
Le syndicalisme centralisé et socialiste
23L’étude de notre troisième modèle est sans doute rendue plus délicate par l’absence, dans ce livre, de l’Europe centrale et de l’Europe du Nord. Il tend alors à n’être présent, de manière largement hégémonique il est vrai, que dans le seul espace allemand, à l’exception des villes textiles. Le facteur national paraît alors aisément premier. Les origines du modèle allemand ont déjà été souvent exposées. Le mode d’une industrialisation tardive et brutale présentant des caractères contrastés et juxtaposés de l’ancien et du nouveau en est une des premières. L’industrialisation tardive explique la maigreur et la rareté des syndicats de métier, le métier allemand étant longtemps inscrit dans les structures des corporations où la forte hiérarchie des maîtres et compagnons ne pose pas, d’emblée, une opposition des deux. L’industrialisation vivace du second xixe siècle crée ainsi un prolétariat particulier, un prolétariat qui reste marqué ou entravé par cette hiérarchie latente issue de l’ancien régime, mais aussi un prolétariat neuf éloigné des traditions, des luttes et des structures d’action fixées en France et au Royaume-Uni. L’exemple de la sidérurgie est ici clair. L’absence d’un syndicalisme de métier ancien en Allemagne y empêche la constitution d’un syndicalisme de métier adapté aux mutations brutales de la sidérurgie à la fin du xixe siècle, et par là même tout fort syndicalisme. Ces nouveaux prolétaires sont aussi souvent de nouveaux urbains, les villes allemandes connaissant à la fin du xixe siècle une croissance intense. Ils sont ainsi souvent des migrants, leur mobilité géographique étant très élevée. A classe ouvrière tardive, syndicalisme logiquement tardif, inégalement appuyé sur les métiers. A classe ouvrière moyennement appuyée sur des cultures locales fortes, syndicalisme nécessairement centralisé pour contrôler au plan national les mouvements de la main d’œuvre ou les limiter par l’orientation des dépenses sociales des caisses syndicales. A classe ouvrière diversifiée par une croissance et une industrialisation rapide, syndicalisme plus naturellement ouvert et s’orientant plus aisément vers le syndicalisme d’industrie.
24La seconde origine évoquée par les études du modèle allemand tient à l’histoire originale de la formation (et de l’inachèvement) de l’État allemand avant 1914. Il est clair que la volonté de Bismarck de réprimer le mouvement démocratique et socialiste allemand et d’intégrer ces nouveaux et mouvants prolétaires, pour affermir le nouveau Reich, et les lois anti-socialistes et sociales qui en résultent, marque fortement le syndicalisme allemand. Nous allions dire le mouvement ouvrier allemand, tant il est vrai que les deux composantes syndicale et politique ne se séparent dorénavant plus. Le socialisme allemand, apparu souvent avant ou avec le syndicalisme, trouve dans les syndicats un refuge dans les années 1878-1890. La liaison syndicats-parti en sort renforcée, ainsi que les pratiques sociales du syndicalisme allemand, tant dans la mise en place d’œuvres sociales propres centralisées à l’échelon fédéral que dans sa participation à la gestion du système de protection sociale mis en place par Bismarck. Le Parti social-démocrate conservera ensuite son rôle dirigeant, alors même que les syndicats allemands s’orientent au tournant du siècle vers une plus grande latitude d’action qu’entérine en 1906 le Congrès de Mannheim qui fixe clairement le partage des rôles dans le cadre d’un mouvement ouvrier unique.
25Notre travail ne nous permet guère de contester ces vues classiques, mais peut-être de les nuancer ou de les enrichir sensiblement. Nous pourrions partir de deux phénomènes. D’abord, dans plusieurs cas, les chercheurs ont pu constater qu’avant l’adoption du modèle centralisateur s’était mis en place un syndicalisme beaucoup plus diversifié ; c’est le cas des ouvriers du Bâtiment où à Halle, Berlin et dans d’autres villes allemandes fonctionnaient des syndicats de maçons proches des pratiques du syndicalisme français, syndicats qui ne se rallient au modèle allemand centralisé inventé en 1890 à Hambourg que dix années plus tard. Au contraire les dockers de Hambourg ont constitué dans un premier temps une multitude de petits syndicats de métier pragmatiques, inégalement liés à la social-démocratie, et ce n’est que tardivement qu’ils se joignent au modèle centralisé-socialiste. Dans tous les cas, il apparaît bien que la logique de la centralisation nationale n’est pas une mécanique inéluctable dans un pays qui n’était d’ailleurs pas entièrement unifié notamment en ce qui concernait le droit syndical inégalement établi selon les Etats allemands. C’est le sentiment de la dureté et de l’unité du patronat allemand, organisé lui-même de manière très centralisée, face aux grèves partielles qui conduisit à une adhésion souvent mal vécue et tardive au modèle du syndicalisme centralisé, unifié autour d’une social-démocratie, grand parti national du Reich.
26Le second phénomène intéressant est la généralité du modèle « allemand » dans le textile. C’est là que nous le trouvons fortement et rapidement installé dans les centres textiles de Brême et de Bielefeld où se tisse autour de la social-démocratie un réseau associatif, culturel, social puissant dont le syndicalisme est partie prenante. Ce mode syndical, nous le retrouvons, avec quelques déformations bien normales, dans les autres centres textiles étudiés, Gand, Monza, Elbeuf, – moins nettement dans cette dernière ville et le cas français de Roubaix, bastion guesdiste, aurait bien sûr été plus convaincant –, à l’exception notoire du Lancashire fidèle à l’unionisme. Pour tous ces centres textiles, un point commun est évoqué par les études : l’importance de la main d’œuvre féminine, variant de 40 à 80 % du personnel selon les usines, les tâches ou les matières travaillées. Plus généralement la main d’œuvre est plus instable que la moyenne, avec une part importante d’immigrés récents, et souvent mal payée. La gestion de cette main d’œuvre par le patronat est finalement fort disparate, aucun modèle ne s’impose : ici paternalisme avec tentative de fixer une partie de la main d’œuvre avec des œuvres sociales, des habitations ouvrières etc., là, généralement quand il y a un bassin large de recrutement possible, une indifférence évidente. Les pratiques de contrôle des relations industrielles sont aussi très diverses, allant de la mise en place dans certaines usines de négociations régulières et institutionnalisées à la seule répression. Si ces facteurs jouent en grande partie sur le taux de syndicalisation qui varie largement d’une usine à l’autre, on voit mal que cette disparité puisse s’expliquer par un modèle commun. La question des femmes devient bien alors centrale. Les syndicats du textile n’échappaient pas à la domination des ouvriers qualifiés masculins et les femmes n’y adhéraient que médiocrement et épisodiquement (sauf dans le new unionist Lancashire, mais il ne relève justement pas de notre modèle) tant du fait de leur situation propre que des réticences masculines. Il est difficile de conclure car nous nous méfions des coïncidences, mais on pourrait formuler l’hypothèse qu’il y a ici un lien possible avec l’existence d’un mouvement ouvrier global organisé autour de la social-démocratie donnant toute son importance à l’action sociale, mutuelle, coopérative et culturelle : le travail n’étant pas le lieu susceptible de créer la structure permettant au moins d’associer les femmes et les migrants aux luttes ouvrières, seule une intense culture prolétarienne pouvait constituer ce facteur d’entraînement ou d’adhésion.
27Le syndicalisme centralisé et social-démocrate allemand ne serait alors nullement l’expression d’un « tempérament » allemand comme le disaient volontiers les syndicalistes français du début de ce siècle, puisque nous le voyons volontiers syndicaliste-révolutionnaire ou unioniste à ses débuts, mais il résulterait des particularités dans la composition d’une main d’œuvre récente, diverse, mobile.
D’autres possibles
Autant de syndicalismes que de cas étudiés
28La diversité du syndicalisme est aussi un fait éclatant. Nulle part nous ne voyons fonctionner nos trois modèles avec l’ensemble de leurs paramètres descripteurs. Partout une micro-histoire syndicale qui tient naturellement à la complexité des espaces étudiés, à leur temps propre et donc à une histoire faite par des acteurs, des militants ! La rareté du cas mazametain ne surprend pas puisqu’il n’était guère comparable avec les autres cas étudiés : ces délaineurs issus d’un monde rural très particulariste constituent un syndicalisme qui ressemble volontiers au modèle paysan. De rudes et rouges lutteurs pendant la semaine et des électeurs blancs le dimanche ! Mais l’unanimisme unionisme [...] minier a aussi ses failles dans la Ruhr ou le Pas-de-Calais où Vieux et Jeune syndicats s’opposent et où des tentatives pour constituer des syndicats catholiques sont notées. Dans les grandes villes qui produisent volontiers du national comme nous l’avons vu, les cheminots retrouvent des particularités originales : ils sont révolutionnaires dans la Liverpool bastion du New Unionism, réformistes dans la Lyon syndicaliste-révolutionnaire, non syndiqués dans la Munich rouge où l’on est syndiqué à plus de 70 % ! Les modèles des sociologues anglo-saxons de syndicalisme ouvert/syndicalisme fermé s’ils sont pertinents comme idéal-type ne résistent pas aussi à l’examen attentif de l’évolution des formes et des structures des syndicats comme le montre le dernier chapitre de ce livre.
29Notre projet n’était pas de faire un inventaire de ces différences, ni d’une microstoria dont nous ne nions pas l’intérêt, mais de concevoir quelles logiques étaient à l’œuvre. Reste que les propos de Georges Sorel de 1903 soulignant que le syndicalisme était toujours « multiforme et contradictoire » nous paraissent toujours d’actualité.
Les modèles transnationaux
30Nous les avons déjà longuement évoqués dans notre réflexion sur les modèles nationaux. Rappelons donc seulement ici que ces modèles sont d’abord professionnels comme dans le cas fort des mineurs où la communauté minière l’a emporté sur les contraintes nationales, ce qui ne signifie nullement que dans ce cas l’identité nationale soit absente. Au contraire, l’impact du sentiment national devient particulièrement fort chez les mineurs éloignés de la construction d’une conscience de classe. Ces prolétaires ont une patrie. Il s’agit alors d’un modèle transnational et non international. Les mêmes traits d’un syndicalisme transnational se retrouvent, par exemple, dans le syndicalisme des employés des transports en commun des grandes villes qui tendent pourtant à accentuer les différences nationales. Mais là, les exigences communes, créées par le poids des opinions publiques, par la manifestation générale d’une identité de villes-capitales ou par l’originalité d’un statut semi-public ou concédé par les municipalités auquel la main d’œuvre est attachée, conduisent à des pratiques prudentes et à un syndicalisme fort.
31Dans d’autres cas, nous avons vu que la tendance à un syndicalisme commun aux trois pays dans un espace proche est affectée par divers facteurs. Le plus nettement dans le bâtiment, mais aussi chez les dockers, dans le textile, et dans la sidérurgie où prime toutefois le syndicalisme de métier, la diversité l’a emporté ; mais une diversité complexe tenant autant à des situations locales (que l’on pense aux différences induites du seul fait qu’un port soit ou non de marée) qu’aux faits nationaux. Les entraves à la mise en place des secrétariats professionnels internationaux à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle sont ainsi évidentes comme la difficulté de leur action. Nulle surprise à découvrir ainsi que la plus ancienne organisation internationale professionnelle est le Secrétariat typographique international (1889), une des plus anciennes la Fédération internationale des mineurs (1890) ; il faudra attendre 1906 pour voir une Fédération internationale de l’industrie textile ; et les internationalistes et pacifistes ouvriers du Bâtiment ne peuvent mettre en place leur Fédération internationale qu’en 1910 !4
Le monde-avenir
32Pas d’internationale donc, ou bien fragile comme le montrerait le sort du Secrétariat international en 1914 ? Notre histoire ne serait-elle que celle de la construction des identités nationales mâtinées de quelque conscience sociale, de quelque culture ouvrière ou populaire ? Deux arguments forts peuvent être opposés à cette vue.
33D’abord, nous ne pouvons qu’être frappés de l’existence d’une sorte de communauté gréviste dans tous les cas étudiés autour de 1890. Certes il ne s’agit pas d’une vague de grèves simultanées, et des décalages existent qui peuvent tenir à une reprise économique plus précoce en Allemagne ou à des situations politiques et sociales diversifiées. Mais, pour n’évoquer dans ces lignes que le cas du bâtiment urbain où se vont se construire pourtant si nettement trois syndicalismes différents, de la grève de 1891 des charpentiers de Londres, à celle des terrassiers parisiens de 1888, en passant par celle des maçons hambourgeois de 1890, nous voyons bien se reconstituer une communauté de lutte qui ne tient pas du hasard. Certes il y a bien coïncidence de trois histoires avec la remise en cause de l’ancien unionisme au Royaume-Uni, avec la fin de l’ère de la répression en Allemagne, avec la venue d’une nouvelle génération militante en France vingt ans après la Commune. Mais dans cette phase où la conjoncture syndicale est assurément plus ouverte dans les pays européens, se forge aussi une communauté imaginée ouvrière. Même si l’issue des grèves amène à des choix divergents, en Allemagne à la volonté d’un mouvement gréviste plus contrôlé, mieux centralisé et à la recherche de procédures de négociations collective, en Grande-Bretagne à la recherche d’une intervention étatiste inédite et à une mutation progressive des syndicats, en France au mythe de la grève générale et de l’avant-garde, des images, voire des pratiques communes vont désormais circuler en Europe dans des langages sans doute toujours différents. La grève d’ailleurs résiste souvent au début du siècle à être un seul mode de régulation sociale dont les syndicats seraient partie prenante.
34L’étude du Premier Mai est ici éclairante. D’une initiative politique et pragmatique, les syndicats ou plus largement les mouvements ouvriers, à la base, feront progressivement un grand moment chargé de cette émotion commune, d’un « principe d’espoir » pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawn. Nul n’avait décidé que la grève serait une forme commune de la journée. Nul n’avait surtout déterminé a priori que le Premier Mai adopterait une dimension festive qui se retrouve dans tous les pays évoqués, et qui autorise, favorise, cette appropriation universelle qui n’est pas sans connotations spirituelles ou tout au moins morales. L’inégale et souvent faible participation aux Premier Mai n’a alors guère d’importance. Ce qui compte c’est qu’un imaginaire commun faisant appel aux registres connus de celui-ci (bien-mal, haut-bas, clair-obscur...) se constitue autour du mythe de l’émancipation à venir, avenir dont la journée est la promesse. Le devenir de cet imaginaire lorsque l’humanité a perdu sa boussole dans le drame de 1914 est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 p Cf. par exemple, Abendroth W., Histoire du mouvement ouvrier en Europe, Paris, 1967 ou Kocka J., Europäische Arbeiterbewegungen im 19 Jahrhundert, Göttingen, 1983.
2 On pourra consulter notamment : Mommsen W., Husung h.G. (dir.), The development of Trade Unionism in Great Britain and Germany, Londres, 1985 ; – Julliard J., « Syndicats et Partis : pluralité des modèles historiques », in Autonomie ouvrière. Etudes sur le syndicalisme d’action directe, Paris, 1988 ; – Launay M., Le syndicalisme en Europe, Paris, 1990 ; – Sagnes J. (dir.), Histoire du syndicalisme dans le monde des origines à nos jours, Toulouse, 1994 ; – Slomp h., Labor Relations in Europe. A History of Issues and Developments, New-York, 1990 ; – Tenfelde K. (dir.), Arbeiter und Arbeiterbewegung im Vergleich. Bericht zur internationalen historischen Forschung, Munich, 1986 ; – Clegg H., Fox A., Thompson A., A History of British Trade Unionism Since 1889, vol. I : 1889-1910, Oxford, 1964 ; – Wrigley C. (dir.), A History of British Industrial Relations 1875-1914, Londres, 1982.
3 Cf. Gallissot R., Paris R., Weill C. (dir.), La désunion des prolétaires, n° spécial du Mouvement social, 147, avril-juin 1989.
4 Milner S., The Dilemnas of Internationalism. Franch Syndicalism and the International Labour Movement, 1900-1914, New-York, 1990.
Auteur
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