Archéopédologie et analyses spatiales
p. 219-238
Résumés
L’approche archéopédologique developpée sur l’emprise des parcellaires gallo-romains conservés sous forêt permet d’aborder la gestion des terroirs et les modalités d’exploitation des espaces agraires. Un echantillonnage spatial de la couverture pédologique présente au sein des parcelles a été réalisé. Il est suivi par des analyses chimiques en laboratoire des échantillons de sols prélevés du site de la Roche Chambain (Côte-d’Or). Les quantités de phosphore ont notamment été déterminées (protocole Mikkelsen). Cette méthode permet de mettre en lumière les relations entre les caractéristiques macroscopiques et chimiques des sols et les données archéologiques. Il est alors possible de proposer une fonction archéologique aux différents espaces individualisés.
This paper aims, by the study of an antique agricultural landscape preserved under forest, to characterize anthropological impact on forest soils and to further the understanding of antique (IIIrd B.C.-IInd A.C.) agrarian space occupation. Ancient agricultural practices are approached by the sampling and the analysis of the pedological cover on the site of Roche Chambain (municipality of Rochefort in the Côte-d’Or department, France). Phosphate content, measured according to the Mikkelsen protocol, is compared both with pedological unit distribution and land-plot limits, to define the anthropological inheritance of the soils of Roche Chambain. This land-plot characterization then allows us to discuss the on-site organization of agricultural production and therefore the economy of the site.
Entrées d’index
Mots-clés : archéopédologie, pédologie, établissement rural, Bourgogne, phosphates, espace agraire, pratiques agraires, archéologie des champs et des jardins
Keywords : rural settlement, archaeopedology, Burgondi, phosphates, agrarian space, agricultural practices, archeaology of garden and fields, soil science
Texte intégral
Introduction
1Façonner son espace de vie, investir le territoire et mettre en place les structures nécessaires à l’épanouissement économique et social : telles sont les caractéristiques récurrentes de l’activité humaine (Godelier, 1984). Ces activités interviennent à différentes échelles spatio-temporelles et se manifestent par une (re)distribution spécifique des matériaux. Ainsi, les sites archéologiques peuvent être définis comme des endroits où des traces significatives d’activités humaines, témoins des interactions sociales, ont été identifiées (Barcelo, 2005). Cette définition est à la fois correcte et réductrice car elle ne rend pas compte des trois dimensions de l’action sociale : l’espace, le temps et la qualité (Deweirdt, 2010). De manière plus large, on peut dire que la notion de site archéologique est assujettie aux problématiques de recherche :
Le terme de site archéologique recouvre des réalités temporelles, spatiales et des faits de natures différentes. Il s’applique aussi bien à des traces matérielles laissées par un groupe de chasseurs lors d’une halte de quelques heures qu’à une ville pluriséculaire, etc. En fait, un site archéologique n’est qu’une échelle d’analyse et sa valeur informative se révèle lorsqu’il fait l’objet d’une analyse archéologique. Cette analyse doit être orientée par des questions précises et des objectifs à atteindre constituant la problématique archéologique, ce qui permettra ensuite de définir les sites appropriés et d’aller chercher les informations nécessaires pour répondre à cette problématique (Demoule et al., 2004, p. 158-159).
2La problématique archéologique joue donc un rôle structurant : elle fixe le cadre géographique de l’étude – et donc l’échelle de l’analyse spatiale : approche inter-site, intra-site ou intra-structure – et elle oriente la méthode et les moyens techniques à mettre en œuvre. L’objectif de cette contribution est de proposer une méthodologie nouvelle servant à l’analyse spatiale des activités de production au sein des établissements agricoles. En effet, l’une des facettes les plus prégnantes de la main-mise de l’homme sur l’environnement est certainement l’organisation de l’espace sous la forme de parcellaires. Ces infrastructures, reconnues en Europe dès l’âge du Bronze, peuvent avoir une vocation administrative, fiscale ou servir à la gestion de l’espace agricole (Blanchemanche, 1995). Leur existence soulève plusieurs questions d’ordre chronologique, fonctionnel, économique et social :
L’apparition des parcellaires date-t-elle de l’âge du Bronze ? Résulte-t-elle d’une nécessité agricole ? Marque-t-elle une réorganisation des systèmes de production ?
Quels sont les processus qui ont entrainé le développement et la complexification des systèmes parcellaires ?
Qui décide de la mise en place d’un parcellaire ? Y a-t-il planification ? S’agit-il d’une appropriation des terres ? Si oui, cette appropriation est- elle privée ou collective ?
3La liste n’est pas exhaustive mais souligne la diversité et la richesse des informations que l’on peut espérer déduire d’une « histoire des parcellaires ». Quelques éléments de réponses ont déjà été formulés par « l’école d’archéogéographie » notamment en ce qui concerne la résilience des formes du paysage (Berger et Jung, 1996). Cependant, le dossier relatif à l’utilisation agraire des parcellaires reste relativement pauvre. En effet, bien que le parcellaire – en tant que locus de la production agricole – soit la raison d’être de la plupart des établissements ruraux, sa prise en compte dans l’étude des sites archéologiques est assez récente (Guilaine, 1991).
4Afin de s’affranchir de ces biais méthodologiques, il convient d’aborder de manière directe l’ensemble de l’assiette d’une exploitation agricole. Habitats et parcellaire définissent les limites du site archéologique car ils sont fonctionnellement liés. Ils forment tout ou partie d’un même système agro-pastoral (Favory et Fiches, 1994 ; Poirier, 2007).
Paradigmes de l’approche archéopédologique
5La démarche archéopédologique permet d’enrichir le panel de données à disposition lors de l’interprétation des espaces au sein des sites archéologiques et notamment au sein des exploitations agricoles. Complétant les approches classiques (carpologie, archéozoologie, étude de l’instrumentum), elle a pour objectif la caractérisation des sols sur l’emprise d’une exploitation agricole (habitats et finage) sans pour autant avoir recours à un décapage extensif. Cette méthode permet de produire un nouveau jeu de données précisant la nature, l’organisation et l’intensité des activités au sein des parcelles. Elle passe par l’identification et la spatialisation des marqueurs physiques et chimiques des activités humaines conservés dans les sols. En effet, la plupart des pratiques culturelles et culturales sont à l’origine d’une modification notoire de la composition et de la structure des sols. Le sol est donc un objet investi par le social.
6La prise en compte de l’information archéologique contenue dans les sols dépend de la compréhension des dynamiques des formations géologiques de surfaces. Afin de cerner la spécificité de la démarche archéopédologique au sein de la discipline géoarchéologique, une présentation des différents contextes d’enregistrement des marqueurs de l’activité humaine et, corollairement, des différentes approches méthodologiques permettant de comprendre ces enregistrements serait nécessaire. Nous nous contenterons de rappeler les principaux paradigmes qui sous-tendent l’approche archéopédologique.
Processus pédogénétiques et enregistrement des marqueurs de l’activité humaine
7Par ses activités, l’homme est un acteur de la pédogenèse (Association française d’étude des sols, 2009, p. 40-48). Il intervient à plusieurs échelles sur la mise en place, la composition et la structure de la couverture pédologique (Boissinot, 1997 et 2000 ; Gebhardt, 2000 ; Holliday, 2004 ; Fechner, 2011). Au niveau spatial, on distingue traditionnellement : les zones « intra-sites » qui se manifestent par une sédimentation anthropique et la présence d’ethnofaciès sédimentaires (Brochier, 1994) ; les zones « hors-site » constituées de dépôts sédimentaires variés formant la couverture pédologique (Campy et Macaire, 2003). Cette dichotomie doit être nuancée : des ethnofaciès sédimentaires peuvent être inter-stratifiés au sein de dépôts divers. Lors de l’analyse d’un profil, il convient toujours de se demander quels sont les processus responsables des flux de matériaux et de la différenciation des strates observées. Un gradient complexe existe entre ce que l’on pourrait appeler « une sédimentation anthropique pure » (sous-sol d’une ville par exemple) et « un sol naturel » (sol qui s’est développé hors de toute activité humaine).
8Dans le cas des sols agricoles, l’homme a une influence sur les flux de matières (amendement des terres et exportation des récoltes) et un impact sur la structure du sol (action mécanique lors des labours). Ainsi, la partie supérieure d’une terre agricole, qui est appelée profil cultural (Hénin, Gras et Monnier, 1969 ; Boissinot, 1997), peut également être considérée comme un « ethnofaciès sédimentaire » et à ce titre receler une information ethno-pédologique (Lemoigne, 2010). Dans les champs cultivés de nos jours, la nature du profil cultural est très largement influencée par l’agriculture post-industrielle si bien que les informations sur l’agriculture ancienne sont devenues imperceptibles. Où rencontrer des profils culturaux recelant une information archéologique ? Deux réponses possibles : trouver des paléosols, ou travailler sur des sites archéologiques conservés sous forêt ancienne.
La mémoire des forêts
9Depuis une dizaine d’années, le développement d’études intégrées regroupant archéologues, pédologues et agronomes a permis de mettre en lumière l’impact de l’activité anthropique sur les sols forestiers (Dupouey et al., 2007). Jusqu’à peu, les pédologues considéraient les sols des forêts anciennes1 comme étant « naturels ». Or le développement de l’archéologie forestière a permis de mettre en avant la richesse archéologique des massifs et ainsi de nuancer le caractère « naturel » des sols forestiers. Il s’avère que les activités humaines ont considérablement modifié les constituants du sol.
10Ces modifications ont d’abord été décelées grâce à des études phyto-sociologiques : la diversité et la répartition des taxons botaniques est corrélée avec la proximité ou l’éloignement de l’habitat archéologique. Cette première observation a été accompagnée d’analyses chimiques qui ont permis de montrer que cette diversité inhabituelle, aux abords des sites, résulte d’une modification de la composition chimique des sols – et donc des conditions de croissance des plantes – et non d’un apport direct par l’homme de taxons exogènes. Ces travaux ont été réalisés sur des établissements gallo-romains en forêts de Haye (Georges-Leroy et al., 2009), de Tronçais (Damdrine et al., 2007) et de Fontainebleau (Vigneau, 2007).
Système agro-pastoral et définition du site archéologique
11Reprenant la définition du site archéologique énoncée ci-dessus (Demoule et al., 2004, p. 158-159), il apparaît que la distinction intra-site versus hors site est à manier avec précaution pour ce qui est de l’étude d’une exploitation agricole. Un site archéologique à fonction agricole se compose de bâtiments d’exploitation et surtout de terres mises en valeur qui sont sa raison d’être. Ainsi, pour comprendre l’organisation spatiale d’un établissement agricole et appréhender son organisation économique, il convient de travailler à l’échelle micro-régionale (Poirier, 2007) correspondant au système agro-pastoral (comprenant les bâtiments d’exploitation et les terres).
12Les limites géographiques données au site archéologique à fonction agricole doivent donc s’approcher au mieux des limites réelles de l’exploitation ; à ce titre la prise en compte du parcellaire est primordiale. En ce sens, le qualificatif « intra-site » doit être appliqué à l’ensemble du système agro-pastoral lorsque celui-ci est l’objet de l’étude archéologique. Un système agro-pastoral antique conservé sous forêt a été étudié dans la région chatillonnaise. Ce travail réalisé sur le parcellaire de Roche Chambain a permis de mettre en lumière plusieurs espaces aux fonctions spécifiques à l’intérieur du site archéologique (aux limites élargies comme définies ci-dessus).
Contexte de l’étude : le parcellaire de Roche Chambain
La trame rurale dans le chatillonnais : le parcellaire de Roche Chambain, un ensemble parmi d’autres
13Le parcellaire de Roche Chambain se situe dans la forêt communale de Rochefort sur Brévon (Côte-d’Or) (Fig. 1). Il prend place au sein de l’ensemble des parcellaires inventoriés dans les forêts du chatillonnais (Goguey et al., 2010). À la période romaine, cette région dépendait de la cité de Langres dont elle constituait la limite sud-ouest. D’après les données issues de la prospection, la trame rurale, dans cette région, s’est mise en place entre le iiie siècle av. J.-C. et le début de la période romaine avec un optimum de peuplement entre le ier siècle av. J.-C. et la fin du Haut Empire. Une voie reliant les agglomérations lingonnes de Beneuvre et Vertault, et plus largement la vallée de la Saône et la vallée de la Seine, traverse cette zone. Cet axe routier est ponctué de deux sanctuaires importants : le sanctuaire de la Cave à Essarois et le sanctuaire du Tremblois à Villiers-le-Duc. De par leurs caractéristiques, les parcellaires du chatillonnais rappellent les vestiges de la forêt de Haye en Lorraine (Georges-Leroy et al., 2009).
Contexte géoarchéologique : la fossilisation du parcellaire
14Le parcellaire de Roche Chambain occupe un glacis de versant qui domine la vallée du Brévon, un affluent de la Seine (Fig. 1). Cet ensemble de 60 hectares est constitué d’une cinquantaine de parcelles quasi régulières (parallélépipédiques ou trapézoïdales), matérialisées par des murs en pierres sèches (perpendiculaires aux courbes de niveau) et des talus (parallèles aux courbes de niveau).
15Il est mis en place dans un environnement karstique comme en témoigne la présence de nombreux lapiaz. Ces formations géologiques caractéristiques des milieux karstiques enserrent le parcellaire de telle sorte que celui-ci apparaît comme une enclave de terres cultivables au milieu de « champs de pierres ».
16L’étude des marqueurs de l’activité humaine contenus dans les sols sur l’assiette d’une exploitation agricole suppose une conservation homogène de l’information archéologique. Afin d’assurer la pertinence de l’approche archéologique, il est nécessaire de se prévenir de plusieurs biais. Tout d’abord, il faut travailler sur des paléosols ou sur des sites archéologiques conservés sous forêt ancienne (pour les raisons qui ont été expliquées précédemment) ; ensuite, il faut s’assurer que le peuplement forestier et le traitement sylvicole soient homogènes sur l’ensemble du site étudié, ceci afin de prévenir les modifications de la structure et/ou de la composition des sols qui pourraient être dues à une hétérogénéité écologique ; enfin, il est préférable de travailler sur une zone homogène du point de vue géologique, cela permet d’éviter les changements de la composition des sols qui sont dus à la nature de la roche mère.
17Le parcellaire de Roche Chambain remplit chacun de ces critères. Il est conservé sous forêt ancienne (l’état boisé est attesté par les sources historiques depuis le xve siècle) ; le peuplement sylvicole est homogène (chênaie/hêtraie adulte) ainsi que la roche mère sous-jacente (calcaire à faciès oolithique du Bathonien supérieur). Par ailleurs, sa cohérence planimétrique, la visibilité des structures et leur excellent état de conservation ont conduit à privilégier cet ensemble parmi les autres parcellaires conservés sous forêt.
Invention et premières études du parcellaire de Roche Chambain
18Le parcellaire de Roche Chambain a été prospecté entre 2006 et 2009 ce qui a permis de dresser son plan (Fig. 2) et d’obtenir des éléments de datation (Goguey et al., 2010). Il apparaît que ce parcellaire a été occupé entre le iie siècle av. J.-C. et le iie siècle apr. J.-C. La prospection archéologique a également permis de distinguer deux zones :
des parcelles de travail et/ou d’habitat qui sont reconnaissables par la présence d’une concentration importante de mobilier aux fonctions variées (domestique, artisanale, agricole) ;
des parcelles agricoles qui sont quasi dépourvues de mobilier à l’exception de quelques découvertes d’objets isolés (clochettes, dents de herse).
19Aucune relation directe entre morphologie et fonction n’a pu être établie. Les parcelles de petite taille (moins de 1 000 mètres carrés) peuvent être les vestiges des murs de bâtiments. Plusieurs parcelles de ce format ont livré une concentration importante de mobilier et sont donc vraisemblablement des bâtiments d’habitation ou de travail ; cependant, des parcelles similaires sur le plan de la morphologie n’ont livré aucun mobilier, la vocation de ces espaces reste donc énigmatique. Les parcelles de grande taille correspondent, semble-t-il, aux champs et aux prés, cependant plusieurs d’entre elles ont révélé la présence de nappes de mobilier de telle sorte que la présence d’aménagements à vocation artisanale et/ou d’habitat ne fait aucun doute. À ce stade de la documentation archéologique, l’organisation du parcellaire et la fonction des espaces restent incertaines.
Problématique
20La prospection archéologique a permis une première mise en relation des données relatives à la morphologie des parcelles (forme et surface) avec les données relatives au mobilier (fonction, datation, densité). Afin d’aller plus loin dans la caractérisation des espaces au sein du site archéologique de Roche Chambain et notamment de préciser l’utilisation des différentes parcelles, une étude archéopédologique a été entreprise. Elle permet d’aborder directement l’ensemble du finage de son exploitation. Il s’agit de caractériser l’organisation et l’intensité des activités humaines au sein du parcellaire. Pour cela, on se base sur l’étude des marqueurs présents dans les sols, à savoir la structure et composition macroscopique des profils pédologiques, ainsi que la composition chimique des horizons pédologiques.
Méthodologie de l’approche archéopédologique
Protocole d’échantillonnage spatial
21Le protocole d’échantillonnage de la couverture pédologique s’adapte à la planimétrie des sites archéologiques. À Roche Chambain, les parcelles sont bien visibles. L’approche archéopédologique sert d’avantage à caractériser l’utilisation des espaces qu’à appréhender leur morphologie. Cinq fosses pédologiques ont été réalisées par parcelle de grande taille (plus de 1 000 m2) et une fosse par parcelle de petite taille ou enclos (moins de 1 000 m2). Par ailleurs, des fosses « de contrôle » ont été réparties soit à l’intérieur des parcelles jugées stériles du point de vue agricole (roches à l’affleurement) soit en dehors du parcellaire. En tout, 153 fosses ont été implantées ce qui représente une fosse tous les 25 mètres en moyenne (Fig. 3). Une fois la localisation des fosses définies, celles-ci ont été ouvertes et documentées. À cette occasion, un volume fixe de sédiment a été prélevé pour chaque horizon pédologique individualisé (Boulaine, 1980 ; Baize et Jabiol, 1995 ; Baize, 2000).
Analyse des prélèvements
22Les prélèvements réalisés sur le terrain sont pesés frais puis ramenés en laboratoire où ils sont mis à sécher, pesés à nouveau, tamisés puis broyés. Cette première étape de l’analyse permet de déterminer la granulo-métrie, d’isoler certains constituants comme les charbons ou le mobilier archéologique et de mesurer la réserve en eau des horizons pédologiques prélevés. Enfin, des broyats sont préparés à partir des passants de tamis afin d’analyser la composition chimique en carbone organique, azote et phosphore des prélèvements (AFNOR, 2009).
Enregistrement des données
23Les données récoltées sur le terrain puis en laboratoire sont dépouillées et informatisées. Les caractéristiques de la couverture pédologique sont consignées dans une base de données en relation avec un SIG. Les différentes échelles d’observation – le parcellaire, la parcelle, la fosse pédologique et enfin le prélèvement – sont ainsi mis en relation. On fait de même pour les données archéologiques.
Résultats et interprétations : caractérisation des espaces au sein du parcellaire de Roche Chambain
La carte archéopédologique
24La confrontation de l’ensemble des profils de sol observés sur l’emprise de la zone d’étude permet d’établir la typologie micro-régionale des sols. Sur le site de Roche Chambain on a pu distinguer six types de sols principaux : les organosols, les lithosols, les rendisols, les rendosols, les calcosols et les calcisols (Association française d’étude des sols, 2009). Cette typologie des sols a servi à l’élaboration de la carte pédologique qui est confrontée à la carte archéologique de manière à obtenir la carte archéopédologique (Fig. 4). Ce document permet de discuter des relations entre la géométrie de la couverture pédologique, la morphologie des parcelles et la répartition du mobilier au sein du parcellaire.
25La mise en place et l’exploitation des parcelles ont influencé localement la pédogenèse selon plusieurs modalités. Au niveau de certaines parcelles qualifiées d’habitat selon les résultats de la prospection archéologique, l’utilisation de l’espace a complètement bouleversé la pédogénèse. Elle a abouti à la formation d’un anthroposol qui possède les caractéristiques morphologiques et chimiques d’un organosol et qui ressemble, toutes proportions gardées, aux « terres noires » urbaines (Borderie, 2011). L’utilisation spécifique de ces zones a entraîné une accumulation de matière organique qui est à l’origine de la morphologie singulière du sol (Association française d’étude des sols, 2009, p. 238). Si on croise cette observation avec les données relatives au mobilier découvert (Goguey et al., 2010), on peut alors émettre l’hypothèse que, pendant une durée suffisamment importante, ce qui nous apparaît maintenant comme un enclos était en réalité un bâtiment en partie voué à l’élevage (une étable, une bergerie, un poulailler, etc.).
26Dans les autres zones ayant livré une quantité significative de mobilier, le rôle de l’homme sur la pédogenèse est moins visible. Il se marque par la découverte de mobilier lors de l’ouverture de la fosse, par un changement dans la structure des sols (organisation des agrégats pédo-logiques) et par la présence d’une grande quantité de matière organique fraîche (beaucoup de racines). Dans ces zones, les activités humaines, bien qu’intenses au vu du nombre et de la diversité des artefacts découverts, ont entraîné une modification modérée de la pédogenèse. Il est possible que l’occupation de ces enclos ait servi d’habitat et que l’architecture du bâtiment ait comporté un vide sanitaire et/ou un plancher.
27Enfin, les sols des enclos n’ayant pas livré de mobilier n’ont pas révélé un sol particulier.
28Au niveau des parcelles qualifiées d’agricoles selon les résultats de la prospection archéologique, on retrouve deux indices de l’anthropi-sation des sols. Tout d’abord, l’érection de certaines terrasses a entraîné une accumulation de matériaux consécutive à un colluvionnement relativement important : les sols sont plus profonds et d’un type différent au niveau des terrasses ce qui montre que les dynamiques géomorphologiques et pédologiques ont été influencées par la mise en place et le traitement des parcelles. En effet, les pratiques agricoles ont un impact fort sur les dynamiques des versants (Campy et Macaire, 2003). On peut émettre l’hypothèse d’une utilisation de ces parcelles en tant que champs ou pâturage régulier dans le cadre d’une agriculture sédentaire et intensive. Par ailleurs, dans certaines parcelles où dominent des sols décarbonatés apparaissent, hors de toute logique topographique, des unités de sol carbonaté. Ce phénomène pourrait être lié au travail des sols : dans des zones où le substrat géologique est peu profond, le bêchage ou le passage de l’araire pourraient être responsables d’un fractionnement et d’une remontée de calcaire qui serait alors la cause de cette apparition d’unité de sols carbonatés. Confrontons maintenant ces observations avec les résultats des analyses chimiques et notamment des teneurs en phosphates.
Caractéristiques chimiques : les phosphates
29L’analyse chimique des prélèvements réalisés lors de la documentation des fosses pédologiques a permis d’établir une carte de la composition chimique des parcelles (Fig. 5). Parmi les différents éléments analysés, la répartition des phosphates sera privilégiée étant donné que cet élément est peu susceptible d’être remobilisé (à la différence du carbone et de l’azote) dans les échanges biogéochimiques qui ont lieu dans les sols (Georges-Leroy et al., 2009).
30Les parcelles qui ont fourni le plus de mobilier archéologique sont celles qui sont les plus riches en phosphates. Les activités humaines en lien avec l’utilisation du parcellaire de Roche Chambain sont donc à l’origine d’un enrichissement des sols en phosphates. Un gradient de teneurs en phosphates dans les sols semble exister entre : les bâtiments, qui possèdent les valeurs les plus fortes ; les parcelles contenant des bâtiments (cour et jardin) qui possèdent des teneurs moyennes ; les parcelles agricoles, qui possèdent les teneurs les plus faibles (Fig. 6). Les teneurs varient entre 20 et 310 ppm avec une moyenne à 56 ppm. Les deux valeurs les plus fortes (310 ppm et 240 ppm) ont été mesurées dans les prélèvements réalisés au sein des organosols précédemment décrits. Cette observation vient étayer l’hypothèse concernant l’utilisation de ces bâtiments, émise d’après l’observation des profils de sol : une fonction agricole en lien avec l’élevage est probable. Les prélèvements réalisés dans les autres concentrations de mobilier ont donné les autres valeurs les plus fortes (allant de 80 ppm à 115 ppm). Cela vient appuyer le fait que la teneur en phosphates est un bon révélateur des activités humaines et souligne dans le même temps la singularité de la zone interprétée comme un bâtiment lié à l’élevage (teneurs au minimum deux fois plus fortes que les autres).
31Les enclos, ressemblant à des bâtiments, mais n’ayant pas livré de mobilier n’ont pas révélé des concentrations importantes en phosphates. Même si leur fonction reste énigmatique, on ne peut que constater une nouvelle fois l’adéquation entre prospection archéologique et analyses chimiques des sols. S’ils ne sont ni des habitats ni des structures d’élevage, il est possible que ces enclos aient une vocation cultuelle comme l’a proposé Dominique Goguey (Goguey et Pautrat, 2009).
32Les parcelles agricoles ont des teneurs en phosphates oscillant entre 20 et 65 ppm. L’homogénéité des teneurs enregistrées au sein d’une même parcelle permet de comparer les parcelles entre elles. On distingue deux groupes : le premier correspond aux valeurs inférieures (20 à 40 ppm) et le second aux valeurs supérieures (40 à 65 ppm). Dans la mesure où ces variations ne sont pas liées aux changements d’unités pédologiques, il est possible d’avancer que le traitement des parcelles durant l’Antiquité ait également entraîné une modification de la composition chimique de la couverture pédologique. Ainsi deux zones sont individualisables parmi les parcelles agricoles de Roche Chambain. Ces deux zones doivent correspondre à des terroirs gérés différemment car ayant une vocation productive distincte.
33Afin d’aller plus loin, il faudrait croiser et interpréter cette première observation avec les autres analyses réalisées au sein du parcellaire de Roche Chambain (carbone, azote, susceptibilité magnétique, colorimétrie, granulométrie) et confronter ces données à un référentiel des caractéristiques chimiques des sols en relation avec leur utilisation. La construction d’un tel référentiel est en cours.
Conclusion
34L’étude archéopédologique sur le site de Roche Chambain a permis de confirmer les interprétations émises d’après la répartition du mobilier. Le clivage enclos d’habitat avec mobilier versus parcelles agricoles sans mobilier se retrouve du point de vue des teneurs en phosphates.
35De plus, il a été possible de préciser la fonction d’un enclos qui semble avoir servi pour l’élevage.
36Au niveau des parcelles agricoles, différents indices tant macroscopiques que chimiques permettent de proposer une utilisation préférentielle des parcelles. Des zonations ont ainsi pu être établies ; cependant leur interprétation en terme de pratiques agricoles demande la confrontation avec un référentiel de comparaison qui n’est pas encore disponible. En outre, le fonctionnement du parcellaire de Roche Chambain ayant duré au minimum deux siècles (voire quatre), il est tout à fait possible que ces parcelles aient connu différentes pratiques culturales au cours du temps. Il faut donc rester prudent lors de l’interprétation. Toutefois, cette étude à permis de montrer que malgré une situation géographique marginale, le parcellaire de Roche Chambain a bénéficié d’une mise en valeur poussée. En effet, l’ampleur des travaux de mise en place du parcellaire, la diversité du mobilier et les indices pédologiques laissent à penser que le site de Roche Chambain, pour la période romaine, a été exploité de manière soutenue. Son occupation correspond à une population bien intégrée dans les réseaux économiques du Haut Empire.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les écologues appellent forêts anciennes les massifs qui étaient présents lors du minimum forestier du début du xixe siècle (Vallauri et al., 2012). En France, les forêts anciennes ont au moins deux cents ans (cadastre napoléonnien et carte d’état major) ; en Angleterre, sont considérées comme forêts anciennes les massifs qui ont au moins quatre cents ans. Les qualificatifs ancien et récent tendent à disparaître.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologie et Sciences de l’Antiquité. Titre de la thèse : Approche archéopédologique des pratiques agro-pastorales gallo-romaines de la Cité des Lingons.
Directeur : Christophe Petit. Tuteur : Pierre Ouzoulias. Soutenance prévue en 2016.
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