Développement économique et impérialismes
p. 111-127
Note de l’éditeur
Article a été publié dans Per Federico Chabod (1901-1960), Atti del seminario internazionale a cura di S. Bertelli, II, Equilibrio europeo ed espansione coloniale (1870-1914), Materiali di Storia, n° 5, Annali del Facoltà di Scienze Politiche, Perugia, 1980-1981, n° 17.
Texte intégral
1La définition du mot « Impérialisme » est peut-être simple, « Politique d’un État visant à réduire d’autres États sous sa dépendance politique ou économique »1, mais l’application de cette définition aux réalités passées soulève immédiatement nombre de difficultés. Pour dépeindre des situations fort diverses l’emploi du mot impérialisme est fréquent, ce qui oblige soit à le préciser par qualificatif (colonial, économique, financier, formel, informel, etc.), soit à rester dans une commode obscurité. En fait, consciemment ou non, depuis longtemps on a confondu la notion de dépendance avec celle d’impérialisme. Tout État fort qui cherche à réduire l’indépendance d’un État faible à son profit, peut être qualifié d’impérialiste ; peu importe que les buts visés ou les moyens employés diffèrent, de la pression économique à l’exploitation pure et simple, de la collaboration politique à la soumission totale, de l’assimilation culturelle à la négation de la civilisation du faible. La nature et l’étendue de l’impérialisme varient mais l’imprécision conceptuelle du mot permet de l’employer devant des cas fort dissemblables. Dans cette contribution, nous ne chercherons pas à identifier les formes possibles de l’impérialisme2 ; nous voulons seulement nous interroger sur le rapport qui a pu exister, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, entre les diverses tentatives de domination impérialiste et le niveau de développement économique atteint alors par le capitalisme.
2Pourquoi un tel thème de réflexion ? D’une part, la période qui s’étend entre environ 1880 et 1914, a été largement reconnue – et d’abord par les contemporains eux-mêmes – comme le temps des impérialismes, même si cette formule recouvrait à l’origine essentiellement l’impérialisme de type colonial ou encore l’achèvement de la conquête coloniale. D’autre part, l’idéologie socialiste, marxiste, ou non marxiste, a également posé dès ce moment la question du rapport entre ce phénomène de domination européenne et l’état du développement du capitalisme. Il suffit de rappeler les noms d’Hobson, d’Hilferding, de Kautsky, de R. Luxemburg, de Boukharine et de Lénine enfin, de rappeler les congrès socialistes d’Amsterdam (1904) et de Stuttgart (1907), pour que le débat apparaisse aussitôt : l’impérialisme est le produit du développement du capitalisme qui parvient alors dans une phase, appelée par certains « capitalisme financier », où il doit, pour surmonter la baisse tendancielle du taux de profit et pour s’ouvrir de nouveaux marchés, achever l’exploitation de la planète et partager celle-ci entre les principales puissances. Interpellé par cette affirmation, un bon nombre de politistes, d’économistes, d’historiens a depuis cherché à la vérifier, soit pour des raisons politiques, soit pour des raisons scientifiques. Qu’on le veuille ou non, l’analyse marxiste a ici pénétré, orienté le débat. Nous n’entreprendrons pas de le résumer en ces quelques pages puisque des livres entiers ont été écrits sur ce thème3. Constatons simplement que sa permanence et son actualité, renforcée par le grand phénomène mondial de la décolonisation, ont amené les historiens à analyser concrètement les diverses formes de domination qui se sont développées à la fin du XIXe siècle. De cette vaste enquête, encore en chantier aujourd’hui, ressort une première observation qui à la fois complique et simplifie le problème : nul ne peut réduire les diverses tentatives d’impérialismes à un même modèle, à une semblable formulation. L’impérialisme ne se présente pas en un exemple unique multiplié selon le nombre de grandes puissances existantes. Parce que les méthodes de domination ont alors varié sensiblement et parce que les motivations conduisant à cette volonté de domination étaient diverses, il convient de parler du temps des Impérialismes, marquant par là même la variété des formes aussi bien que la variété des causalités. Toutefois puisque l’impérialisme correspond à la volonté de domination d’une puissance sur d’autres pays, ne peut-on établir, au sein d’un impérialisme donné, correspondant à un État d’un certain profil politique et ayant atteint un certain niveau de développement économique, les relations qui ont existé entre structure-conjoncture économique d’une part et processus impérialiste d’autre part, afin de trouver des « modèles » nationaux d’impérialisme ? En somme, peut-on identifier des impérialismes nationaux différents selon le rapport local des forces économiques avec les pouvoirs politiques ? Nous tenterons de répondre à cette question, en nous limitant évidemment à une approche simplifiée, puisque la place nous manque pour une discussion élargie.
3La liste des impérialismes qui existent entre 1880 et 1914, est assez simple à dresser. Sans discussions, on peut retenir les cas britannique, allemand, français, yankee4, japonais, avec plus de réserves, les cas russe, italien, belge, néerlandais, espagnol et portugais. Pour la seconde catégorie, les réserves proviennent du fait que certains de ces États conservent des restes d’Empire colonial acquis en un passé glorieux et dans une époque mercantiliste (Espagne, Portugal, Pays-Bas) mais ce ne sont plus vraiment des Puissances, tandis que les trois autres exemples correspondent plus à des conquêtes coloniales dues à des volontés politiques personnelles ou gouvernementales sans que les moyens économiques soient suffisants ou déterminants pour justifier de tels engagements5. Nous nous limiterons à la première catégorie.
4Ceci signifie-t-il, en outre, que nous acceptions de considérer l’impérialisme seulement sous sa forme coloniale ? Évidemment non, car alors l’exemple yankee devrait être écarté, puisque les États-Unis « ex-colonies libérées » refusent formellement d’imposer une autorité de type colonial aux zones qu’ils dominent. De plus, l’impérialisme colonial, malgré toutes ses variétés de domination politique (colonies ou protectorats, direct ou indirect rule) ne répond pas (ou plus) aux besoins d’expansion des grandes puissances. En Amérique latine, dans l’Asie encore « indépendante », soit en Chine, ou au Siam, ou en Perse, dans l’Empire ottoman, dans l’Europe balkanique, subsistent des États souverains, libres en théorie, mais dominés dans la réalité par les impérialismes des puissances. L’impérialisme colonial représente seulement une des formes possibles de l’impérialisme. On peut être impérialiste sans Empire colonial constitué en d’autres temps et pour d’autres buts, sans avoir de réelles possibilités impérialistes dans un monde moderne (le déclin espagnol, caractérisé par la guerre de Cuba en 1898 et par la disparition des colonies espagnoles dans le Pacifique au même moment, illustre ce fait).
5Ces remarques formulées, pour analyser les principales formes d’impérialisme il semble logique de commencer par l’exemple britannique. Pour la période étudiée, l’Empire britannique s’impose en effet tant par son ampleur que pour son rôle essentiel dans les circuits économiques mondiaux ; en outre, la puissance britannique paraît alors à son zénith, capable de tenir en respect tout concurrent, fût-il allemand ou yankee. La prééminence britannique est si marquée qu’elle sert souvent d’exemple pour les analyses critiques ou louangeuses des contemporains. L’impérialisme britannique est si patent qu’il est assumé avec bonne volonté et même satisfaction par les Britanniques eux-mêmes, au moins jusqu’aux désastreux effets de la guerre anglo-boër. Peut-on trouver manifestation plus tangible d’un naïf orgueil impérial que la commémoration du Diamant Jubilee de 1897 où tout un peuple, rassemblé dans les rues de Londres, communie dans une même ferveur impériale, contemplant les représentants bariolés des divers peuples de l’Empire, tandis que presse à bon marché ou intellectuels renommés, tel R. Kipling, magnifient le destin de la race anglaise ? En outre, commencer par cet exemple permet d’une certaine manière de saluer le rôle significatif joué par les historiens britanniques dans l’étude du phénomène impérialiste6.
6Pour aller à l’essentiel, il semble que l’exemple britannique éclaire spécialement le problème des relations entre processus impérialiste et facteurs économiques. Tout d’abord, pour l’économie de la Grande-Bretagne, les relations avec les territoires dominés, que ce soit ceux de l’Empire « formel » ou ceux soumis à l’« unformal Rule », sont fondamentales. Le problème du rapport Économie-Politique s’impose dans ce cas. Trois repères, parmi bien d’autres permettent de le mesurer. Entre 1880 et 1915, plus de 8,5 millions de Britanniques ont émigré vers l’Empire, représentant 23 % de toutes les migrations de population de cette période, soit le principal flux de migration enregistré alors ; dans un pays où la croissance démographique soutenue risque de poser des problèmes politiques et sociaux graves, n’est-ce point une raison suffisante de maintenir hors d’Europe des zones de colonisation facilement ouvertes aux nationaux ? Sans doute beaucoup de « colons » se dirigent vers les contrées « blanches », peu peuplées, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, mais faut-il oublier l’implantation en Afrique australe ? Sur le plan commercial, on peut rappeler que si, entre 1890 et 1910, l’Empire fournit seulement 20 % à 22 % des importations britanniques, il reçoit environ le tiers (de 30 % à 34 % selon les années) des exportations britanniques. En outre, l’équilibre des paiements internationaux de la Grande-Bretagne est rendu possible d’une part grâce au rôle de répartiteur-régulateur joué par le commerce entre l’Empire et les îles britanniques au sein du commerce mondial, d’autre part, grâce aux surplus de revenus tirés des placements faits dans l’Empire7. Les investissements faits par les Britanniques dans l’Empire étaient en effet importants, même en tenant compte des variations momentanées8, au point que dans le stock des valeurs placées à l’étranger en 1913, environ 45 % de celui-ci était allé vers l’Empire ; certes, là encore, les colonies « blanches » accaparaient l’essentiel, (environ 25 %) mais l’Afrique australe et l’Empire des Indes étaient loin d’être négligeables9. En bref, à la différence d’autres puissances impériales (le mot est pris ici dans le sens de détenteur d’un Empire), la Grande-Bretagne avait noué des relations économiques importantes, étroites, avec son Empire. Faut-il y voir un lien de cause à effet ?
7Une réponse simpliste, négligeant les considérations chronologiques, serait une grave erreur. Pour comprendre la relation entre l’impérialisme et le développement économique britanniques, l’étude chronologique s’impose. Celle-ci nous montrera, en un premier moment, le décalage entre l’expansion coloniale d’un côté, les contraintes économiques de l’autre côté, puis la convergence entre intérêts économiques et présence impériale. Le tournant entre les deux moments se situe à l’extrême fin du XIXe siècle, soit dans les années quatre-vingt-dix. Jusque dans les années quatre-vingt incluses, le système économico-politique britannique repose sur le libéralisme. Aussi, en matière économique, le libre-échange (Free Trade) demeure la règle, ce qui signifie pour les Anglais une libre acceptation de la concurrence internationale, d’où l’inutilité de constituer des zones réservées, privilégiées pour leur commerce ou leur industrie. Si des conquêtes coloniales sont réalisées, elles le doivent à d’autres motifs, non-économiques, comme par exemple en réponse à l’action d’autres puissances (course au clocher en Afrique centrale) ou pour couvrir stratégiquement des territoires déjà possédés (cas des marges septentrionales des Indes). La supériorité économique et financière permet aux Britanniques d’observer une apparente indifférence vis-à-vis du statut politique des États concernés.
8Les effets de la « Grande Dépression », les constants empiétements des principaux concurrents français et allemand, l’action résolue de Cecil Rhodes se combinant avec la « redécouverte » de l’Afrique australe vont modifier cet état d’esprit libéral. Bientôt la Grande-Bretagne évolue du Free Trade au Fair Trade, c’est-à-dire à une demande, au demeurant vaine, de voir respecter par les autres les règles d’une vraie concurrence ; puis commence le système du « Rule when necessity », forme habile d’un impérialisme plein. On ne saurait trop insister sur la révélation que constitue l’action britannique en Afrique australe, aussi pour ses promoteurs, de C. Rhodes à Milner et J. Chamberlain, que pour ses contempteurs, au premier rang desquels il faut ranger Hobson. Sans doute Chamberlain et les tenants de la préférence impériale sont-ils battus par les libéraux aux élections de 1906 ; peut-être en Afrique occidentale l’impérialisme britannique a-t-il été surtout prisonnier de ses « collaborateurs » africains10 ; sans doute l’expansion du système des dominions à l’Australie, à l’Afrique australe et à la Nouvelle-Zélande apparaît comme un refus de la pure domination ; il n’en reste pas moins que la Grande-Bretagne accepte de partager le globe avec ses concurrents aussi bien en Afrique qu’en Asie. Les accords, locaux conclus avec l’Allemagne, la France, la Russie, voire avec les États-Unis, à propos de tel ou tel litige, en portent témoignage. En réponse aux autres, voici la Grande-Bretagne soucieuse de protéger son camp.
9Cette réponse correspond-elle également à des besoins du développement économique britannique ? Existe-t-il alors un impérialisme économique britannique ? Avant de répondre, il convient d’envisager une autre notion, fondamentale, celle de la forme que peut prendre un impérialisme économique. Tout impérialisme repose, on l’a vu, sur un rapport de dépendance étroite entre le puissant et le faible. Sur le plan politique, la subordination ordinaire peut prendre la forme coloniale avec absence totale d’indépendance politique pour le colonisé ou, au mieux, tutelle du protectorat qui conserve la fiction de l’autonomie. Sur le plan économique, les modalités de la dépendance sont plus variées et plus subtiles : un pays peut dépendre des facilités d’achat ou de vente consenties par un autre pays, ou bien il peut être tenu en lisière par les conditions d’emprunts, notamment lorsque ceux-ci sont liés à des engagements de se fournir chez le créancier pour la fourniture de produits industriels, ou bien on peut encore réaliser la dépendance par l’emprise technologique. Cependant, à l’inverse, un État non-colonisé demandeur de ces aides extérieures s’efforcera de faire jouer les règles de la concurrence parmi les États développés afin de sauvegarder son indépendance, à condition que les commerçants, industriels, banquiers de ces États ne s’entendent entre eux, au delà des frontières nationales, pour se partager les marchés externes par des cartels, des ententes, des syndicats bancaires. Fondamentalement, la dépendance économique peut reposer soit sur la supériorité économique d’une nation par rapport à une autre, soit sur l’entente des forts pour exploiter les faibles de concert. Dans le premier cas, on se réserve l’exclusivité d’une zone, dans le second cas on partage les affaires, mais au bout du compte le faible est rendu dépendant11. Les conséquences politiques de l’une ou l’autre formule sont claires : on aboutit soit au partage du monde entre les Puissants, ce qui entraîne un découpage territorial entre États, soit au partage des intérêts entre les sociétés ou les firmes intéressées sans avoir à se soucier de la possession effective du sol. Peut-on réserver le terme d’impérialisme économique à la seule première partie de l’alternative ? Nous ne le pensons pas. On verra plus loin des exemples concrets, mais dans le principe, lorsque des secteurs-clef de l’économie d’un pays dépendent des décisions prises par les groupes étrangers, unis et coordonnés entre eux, doit-on récuser le terme d’impérialisme parce qu’il est internationalisé, non couvert d’un drapeau national ? Le monde actuel où régnent les firmes transnationales ou multinationales, nous éclaire suffisamment. Pour l’historien, le problème est simplement de déterminer si de telles formes ont pu exister avant 1914.
10Si nous revenons maintenant au cas britannique, il est évident que l’impérialisme britannique a pu jouer, avant 1914, sur ces deux méthodes de domination économique, mais qu’il a préféré ou privilégié la seconde méthode. D’un côté, face à la concurrence étrangère, certains secteurs industriels maintiennent de solides positions grâce au marché impérial, comme par exemple les cotonnades du Lancashire vendues aux Indes ou en Afrique noire anglaise bien qu’elles soient de qualité médiocre et produites avec des coûts excessifs. Cependant, d’un autre côté, alors que l’industrie de la période edwardienne semble connaître un dynamisme nouveau, les secteurs modernisés ou véritablement nouveaux de cette industrie sont capables de s’insérer victorieusement dans la répartition internationale du travail en formation à la veille de la Première Guerre mondiale. Ainsi, dans l’industrie chimique, spécialement pour la soude et ses dérivés, pour la rayonne, pour les savonneries les firmes anglaises s’imposent parmi les grands de ce monde, de même que des débouchés significatifs sont trouvés par les entreprises britanniques de la construction navale, de l’armement, des constructions mécaniques12. Dès lors, à quoi bon entretenir à grands frais et à grands risques des zones géographiques réservées à l’industrie britannique ? De même la puissance financière des banques anglaises leur assure des participations convenables et rémunératrices dans les éventuels consortiums ou syndicats destinés à renflouer les finances de tel État désargenté ; on le constate dans le grand Consortium chinois, dans le placement des emprunts émis par le Canada ou les gouvernements sud-américains, voire en Russie. De la même manière, les compagnies de chemins de fer, dans bon nombre de pays en voie de développement conservent l’habitude de s’adresser d’abord au marché londonien pour financer leurs constructions ou extensions ; dans ce secteur, la suprématie britannique demeure incontestée (en 1913, 40,6 % des placements externes britanniques sont des titres ferroviaires). En somme, malgré la rapidité du développement de certains concurrents, la situation à la veille de la Première Guerre mondiale n’est pas celle d’une économie décadente, réduite à la défensive.
11Dans ces conditions, on concevrait mal que les gouvernements de Londres fassent des efforts considérables pour réserver de nouveaux territoires aux entrepreneurs nationaux. Il leur suffit de maintenir la liberté d’action dans un maximum de contrées ; le principe de la « porte ouverte », préconisé par les États-Unis pour la pénétration en Chine leur convient. « Il y a de la place pour tous en Asie » avait remarqué Lord Salisbury au moment du « Break-up of China ». Cette bonne volonté n’allait pas jusqu’à ouvrir l’Empire des Indes à tous, mais dans les espaces encore « libres » on pouvait laisser jouer la liberté d’entreprise entre puissants. Au fond, jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’idéal britannique était plutôt le « partage des affaires » que le « partage des terres », puisque la Grande-Bretagne disposait d’atouts commerciaux, financiers et technologiques suffisants, à condition naturellement que les concurrents observent les mêmes règles et obéissent aux mêmes dispositions d’esprit. Dans ce pays où 19 % du revenu national provenait du commerce, il fallait certes se préoccuper de conserver les positions acquises auparavant, mais le besoin de nouvelles zones réservées ne se faisait pas vraiment sentir. Si les hommes politiques des années quatre-vingt avaient été des « impérialistes à contre-cœur » (reluctant imperialists) 13 parce que l’impérialisme signifiait conquêtes coûteuses et difficultés politiques internationales, ceux de l’ère edwardienne auraient pu être appelés des « impérialistes bienheureux » puisque la domination économique, utile à l’expansion économique, pouvait se faire pacifiquement, par accords internationaux, sans interventions militaires. N’est-ce pas à l’exemple britannique que se réfère Kautsky, lorsqu’il écrit ces lignes à la veille de la Première Guerre mondiale,
« Du point de vue économique, il n’est donc pas impossible que le capitalisme traverse encore une nouvelle phase où la politique des cartels serait étendue à la politique extérieure, une phase d’ultra-impérialisme, contre lequel nous devrions évidemment lutter avec autant d’énergie que contre l’impérialisme, bien qu’il entraîne des périls dans une autre direction que celle de la course aux armements et de la menace contre la paix du monde entier »14
Ni la City, ni le gouvernement britannique ne désiraient en effet la guerre en 1914.
12Mais, en face, dans l’Allemagne impériale, la situation était différente. L’analyse du cas allemand va nous mener vers des conclusions opposées quant au rapport entre les contraintes économiques et les formes prises par l’impérialisme national. Si le mot impérialisme est utilisé aussi bien pour décrire la politique de domination allemande que celle des Britanniques, le contenu des deux impérialismes n’est pas identique. La différence se situe tant dans les origines politiques de l’impérialisme allemand que dans le degré de maturité du capitalisme de ce jeune État. Les travaux des historiens allemands ont bien montré les caractéristiques particulières de l’impérialisme né pendant la période bismarkienne, au moins dans les dernières années du pouvoir de Bismarck15. De la même manière que le chancelier avait usé de l’idée nationale à son profit politique, Bismarck semble bien avoir repris l’idéal colonial ou l’expansion coloniale à des fins de politique intérieure, afin de désarmer des tensions sociales et politiques internes. Les progrès de l’industrialisation dans l’Empire allemand, donnant naissance à une bourgeoisie et à un prolétariat nombreux, pouvaient inquiéter politiquement un chancelier appuyé sur des partis représentatifs des classes dirigeantes traditionnelles, notamment les agrariens. Bismarck devait trouver une plate-forme politique susceptible de réunir les uns comme les autres ; où, mieux qu’en matière d’expansion extérieure, trouver le point de ralliement ? Comme l’historien allemand H. Boehme a pu l’écrire,
« L’impérialisme pourrait se définir comme la tentative de la part du pouvoir et des groupes sociaux qui le soutenaient, de régler les conflits sociaux, non par des réformes profondes, mais par une idéologie de grandeur et d’expansion coloniale en vue de conserver le statu quo à l’intérieur »16.
On mesure nettement les origines « politiques » de cet impérialisme qui ne semble donc pas dépendre des besoins des hommes d’affaires allemands. Ceux-ci ont, à l’époque (fin des années 80), des perspectives d’expansion suffisantes à l’intérieur ou sur le marché européen pour ne pas avoir besoin du renfort colonial.
13 L’analyse économique confirme la dissociation entre expansion coloniale et expansion économique ou financière à l’étranger. A la fin du XIXe siècle, les marchés recherchés par les entrepreneurs allemands sont surtout dans l’Europe centrale et balkanique, en Russie, dans l’Empire ottoman et, ne l’oublions pas, dans les pays « développés » de l’Europe occidentale ou septentrionale. On assiste même dans ce cas à une correspondance marquée entre exportation des marchandises et exportation des capitaux : l’Autriche-Hongrie alliée est le second client et le premier débiteur de l’Allemagne, la Russie adverse est le troisième client et le second débiteur. Le continent européen demeure constamment au centre des échanges allemands : environ 75 % des exportations allemandes se font avec les autres États européens pendant la période entre 1890 et 1914, et en 1913 on peut estimer que 60 % environ du stock des capitaux exportés est placé en Europe (Empire ottoman non compris). Jamais l’Empire ne sera d’un réel intérêt pour l’économie allemande.
14Par contre, les marchés extérieurs « indépendants » sont nécessaires pour alimenter l’économie allemande en pleine expansion à partir des années quatre-vingt-dix. Pour une bonne part c’est le cas de certains secteurs industriels, comme l’industrie de construction de machines. De manière plus générale, ce sont les exportations de produits finis qui permettent à l’économie allemande d’équilibrer les achats de plus en plus considérables faits à l’étranger pour acquérir les matières premières nécessaires à l’industrie ou les denrées alimentaires17. Or ce domaine des « articles manufacturés » connaît une rude concurrence internationale. Dans quelle mesure les gouvernements allemands n’ont-ils pas été tentés d’épauler leurs entrepreneurs par une action politique destinée à « réserver » certains marchés à leurs nationaux, quitte alors à imposer à des pouvoirs locaux « indépendants » des tutelles de type impérialiste ? La domination coloniale n’est pas la seule forme possible d’impérialisme. Trouve-t-on des liens étroits entre les actions politiques de l’État allemand vis-à-vis de certains pays étrangers et les entreprises que les industriels, les commerçants ou les banquiers allemands mènent en ces lieux ?
15Les structures de l’économie allemande devaient lui permettre d’affronter ses concurrents dans des conditions relativement bonnes. D’une part, les organisations fortement cartélisées à l’intérieur autorisaient des pratiques courantes de dumping à l’étranger ; d’autre part, l’agressivité du commerce allemand, alors proverbiale, au point d’être donnée en exemple par les autorités françaises ou britanniques à leurs nationaux, permettait bien des réussites aux exportateurs allemands. Le succès des ouvrages publiés hors d’Allemagne sur les éminentes qualités du commerçant allemand est symbolique du renom justifié acquis par ce commerce jeune et dynamique. Alors à quoi bon une « protection » gouvernementale ? En réalité, les succès allemands ne sont pas universels et le soutien gouvernemental est souvent réclamé, souhaité par les hommes d’affaires. En outre, de leur côté, les hommes politiques sont souvent enclins à solliciter l’aide des entrepreneurs allemands pour épauler leur stratégie extérieure. En bien des exemples on peut parler d’une convergence d’intérêts entre pouvoir politique et dispositifs économiques. L’accentuation de la pénétration économique allemande en Italie à partir des années quatre-vingt-dix correspond bien à l’amélioration des relations politiques entre les deux États, de même que le retrait des finances russes après 1887 sert les vues politiques des dirigeants allemands18. Les revendications politiques de l’Allemagne sur le Maroc trouveront une justification dans la présence d’intérêts, allemands dans le royaume chérifien19. Dans ce cas, c’est le pouvoir politique qui utilise la situation économique, ou tente de le faire, pour des raisons politiques semble-t-il ; toutefois, peut-on facilement réduire l’action du gouvernement allemand au seul désir de gloire, prestige, puissance lorsqu’on étudie ces exemples ?
16Dans quelle mesure les conceptions des hommes d’État allemands n’obéissent-elles pas à une vision générale de défense globale du rôle mondial que l’Allemagne doit jouer, compte tenu de son développement économique ? Il faudrait ici poursuivre l’analyse en se demandant sur quelles bases se fondait l’évaluation par les responsables de la « puissance » allemande, justificatrice d’une certaine stratégie externe. Sans aucun doute, un Guillaume II ou un Bülow ou un Bethmann-Hollweg ne sont pas mus par la seule considération du destin futur de l’économie allemande, mais comment ne pas prendre en compte les vues des hommes d’affaires allemands lorsque l’on peut mesurer, comme responsable, la puissance obtenue par le développement économique ? Or les industriels et les commerçants allemands viennent souvent demander à la Wilhelmstrasse le soutien de l’État lorsque les concurrents étrangers sont trop dangereux : les conflits pour les ventes d’armes dans les Balkans, les rivalités autour de la construction du Bagdadbahn fournissent de bons exemples de ces appels à l’aide20. On peut remarquer que ces demandes de « secours » surviennent souvent lorsque la concurrence paraît faussée pour les industriels face aux entreprises adverses reposant sur les emprunts « liés »21. En matière industrielle pure, les firmes allemandes peuvent lutter efficacement contre leurs concurrents, mais la collusion industrie-banque leur pose plus de problèmes et les incite à réclamer le soutien gouvernemental. Ainsi, tandis que le jeune capitalisme allemand a encore besoin de la béquille politique dans son action à l’extérieur, l’État allemand a besoin de la béquille économique pour étayer sa propre puissance externe. De plus, les groupes dirigeants de l’Empire appartenant toujours aux castes traditionnelles (hobereaux, militaires) trouvent là un bon moyen de s’accorder avec la bourgeoisie allemande. En somme, politique et économie allemandes marchent ensemble vers la maturité. Doit-on alors adopter le point de vue de certains économistes contemporains, comme Veblen et Schumpeter, pour lesquels l’impérialisme est un produit bâtard, né d’une rencontre entre une économie industrielle dévoyée et des institutions aristocratiques ou monarchiques désuètes ?22 Veblen parlait de « nationalisme commercialisé », Schumpeter évoquait le « jeu normal du capitalisme faussé » et la « résurrection d’une organisation mercantiliste d’État ancien ». L’exemple allemand reposerait sur une sorte de mariage contre-nature contracté entre le passé politique et l’avenir économique. La conjonction d’une classe possédante et d’une caste militaire fournit-elle l’explication de l’impérialisme, qui, si l’on suit l’exemple allemand, débouche sur l’affrontement militaire comme dernier moyen de s’imposer aux autres ? Citons ici Raymond Aron :
« Dans la mesure où il était d’origine et de signification économique, l’impérialisme de la fin du XIXe siècle n’était pas le dernier stade du capitalisme, mais le dernier stade de l’impérialisme mercantile, lui-même dernier stade de l’impérialisme millénaire. Hobson et Schumpeter mettaient justement en accusation les minorités privilégiées qui poussaient à un impérialisme contraire à l’esprit de commerce et d’industrie. Mais ils oubliaient que les hommes et plus encore les États ont toujours voulu la domination par elle-même »23.
On voit bien la pointe anti-léniniste de ce texte. Quoi qu’il en soit, à la différence du cas britannique, le cas allemand montre un État qui pratique volontairement une politique de partage en zones d’intérêts où la prépondérance économique, sinon l’exclusivité, assurera à ses nationaux un vaste champ d’activités. La diplomatie allemande, appuyée sur un armement renforcé, notamment dans le domaine naval, a fini par déboucher sur un système de « chasses gardées » au moins pour les régions jugées comme naturellement destinées à être intégrées à l’espace vital germanique. En Afrique, le partage est réalisé après les accords avec la France en 1911 et avec la Grande-Bretagne en 1913 ; dans l’Empire ottoman les choses sont en bonne voie à la veille même de la guerre de 1914. Dans les Balkans, l’Allemagne épaule les « siens », Autriche-Hongrie comprise, mais surtout l’Europe continentale apparaissant comme la zone essentielle pour le futur, les promoteurs du Mitteleuropa obtiennent de plus en plus de poids au sein des cercles dirigeants. Certes tous les responsables ne sont pas convaincus et d’autres facteurs importants pèseront au moment du choix décisif de juillet 1914, mais les premiers succès militaires achèveront de convaincre les indécis du bien fondé de ces desseins. La conversion de Bethmann-Hollweg, si conversion il y a, illustre bien les voies finalement choisies par cet impérialisme : les pays nécessaires à l’économie allemande doivent obéir aux décisions politiques prises à Berlin24. Gwinner et Rathenau avaient préconisé cette orientation, peut-être sans le recours à l’ultima ratio ; sont-ils représentatifs d’une économie mercantiliste ? Tout comme l’Empereur ou le Chancelier, ils appartiennent à un État jeune qui doit assurer le passage de sa société et de son économie vers la maturité ou la majorité.
17Où ranger l’exemple français en face des deux exemples britannique et allemand ? Les travaux réalisés par les historiens depuis une vingtaine d’années montrent que l’impérialisme français présente certaines spécificités. Tout d’abord, comme en Allemagne, l’expansion coloniale a obéi à des causes non-économiques au moins lors de sa principale poussée, vers les années quatre-vingt25. Dans certaines conquêtes, notamment au Maroc et en Indochine, au début du XXe siècle, on trouve facilement des motivations économiques ce qui tendrait à rapprocher impérialisme colonial et impérialisme économique ; toutefois, jusqu’à la guerre mondiale, l’Empire colonial demeure une « Cendrillon » économique pour reprendre l’expression d’un contemporain. 12 % du commerce français se fait avec les colonies, pourtant très protégées, et 9 % seulement des investissements extérieurs français sont placés dans l’Empire. Il faudra attendre l’après Première Guerre mondiale pour que cette situation évolue vraiment. En fait, comme l’Allemagne encore, le commerce français est très orienté vers le continent européen, et même vers les voisins immédiats (en 1913 les six voisins fournissent 40 % des importations et reçoivent 60 % des exportations). Cependant, première différence avec le voisin allemand, ce commerce n’est pas très actif ni très déterminant pour l’économie française en général ; seconde différence, il ne correspond guère avec les zones où vont s’investir les capitaux français exportés. Or, ces placements externes constituent, dans le cas français, un atout de grand poids pour la stratégie extérieure de la France. La force financière de la France, justement connue et appréciée par les autres pays, concurrents ou créanciers, est une arme entre les mains des gouvernements, un moyen de pénétration pour les banquiers26. Dès lors, une question s’impose : quels rapports ont existé entre cette puissance financière et la politique extérieure française ?
18Toute réponse simple serait déformante. Tout d’abord, l’action des banquiers et des hommes politiques a varié dans le temps et dans l’espace. Ainsi, les banquiers français ont décidé d’investir en Russie, en particulier dans des fonds d’État, avant que le gouvernement français ait décidé de s’allier à la Russie ; à l’inverse, malgré les sollicitations du pouvoir politique, ils ont refusé en un moment difficile, en 1905, lors de la révolution russe et devant la défaite en Mandchourie, de répondre favorablement à des demandes d’emprunts nouveaux27. Liberté du choix pour les hommes d’affaires ? Ce serait oublier les interventions décisives de ministres comme Delcassé intervenant résolument dans les emprunts marocains ou du gouvernement refusant la cotation en Bourse de tel emprunt ottoman. En fait, les perspectives de profits, financiers pour les uns, politiques pour les autres, entraînent tantôt des convergences, tantôt des divergences entre le pouvoir politique et les puissances financières28. Cependant, deux tendances dominantes semblent inspirer les deux protagonistes. Du côté des banquiers, comme en Grande-Bretagne, on serait plutôt porté à l’entente internationale, à la conciliation avec les concurrents car, techniquement, il est relativement aisé de bâtir un syndicat international où chacun peut trouver sa part. Des conflits ont existé, des ruptures sont intervenues, mais dans l’ensemble les banquiers étaient plutôt « internationalistes », c’est-à-dire disposés à participer, avec d’autres, à l’« Internationale du Capital » vantée en 1913 par des conférenciers de l’École libre des Sciences politiques. Libre-échangistes puisqu’il n’existe aucune contrainte à l’exportation des capitaux avant 1914, ces hommes d’affaires inspirent souvent les hommes politiques considérés comme des conciliateurs internationaux, tel M. Rouvier ou J. Caillaux qui tenteront de surmonter certaines crises avec l’Allemagne soit en 1905, soit en 1911.
19Ces ententes avec l’Allemagne, symbolisées par la collaboration financière entre la Deutsche Bank et la Banque de Paris et Pays-Bas dans les affaires ottomanes, ne sont pas du goût d’autres personnalités politiques. Delcassé ou Poincaré peuvent être cités comme représentatifs de cette seconde tendance : sensibles aux demandes de soutien émanant d’autres groupes d’hommes d’affaires soumis à la concurrence étrangère, ces ministres suivent volontiers une autre stratégie extérieure, celle du partage des terres. Delcassé dans le cas du Maroc cherche à obtenir les mains libres pour la France (sans concessions véritables pour l’Allemagne), tout comme Poincaré finit par se rallier aux vœux de ceux qui, dans l’Empire ottoman, préfèrent se tailler un « fief français », la Syrie, plutôt que de défendre une impossible intégrité de l’Empire ottoman29. S’agit-il là de manifestations nationalistes adaptées aux circonstances, l’un et l’autre de ces hommes politiques étant par ailleurs persuadés de l’impossibilité d’un réel accord avec le possesseur indu de l’Alsace-Lorraine ?
20Nous pensons que les considérations de pure politique ou celles inspirées par les idées dominantes dans les opinions publiques rejoignaient là des points de vue émis par d’autres hommes d’affaires français. Les industriels français lancés dans des entreprises à l’extérieur des frontières, donc hors du douillet abri protectionniste, manquent souvent d’une assise industrielle, technologique ou commerciale, suffisante pour affronter la concurrence dans de bonnes conditions. Eux aussi sont dans la jeunesse, inquiets et vulnérables ; le soutien de l’État français leur paraît donc nécessaire, d’autant plus que, selon eux, les banques se soucient trop peu de les épauler en liant l’octroi d’emprunts à l’obligation d’acheter en France les fournitures industrielles. Les démêlés entre les firmes Krupp et Schneider-Le Creusot en Russie, dans les Balkans, sont des exemples clairs d’intervention étatique où chacun soutient les siens30. S’il serait puéril de représenter Delcassé comme « l’homme des industriels » et Caillaux comme « l’homme des banques », il nous paraît que la sensibilité de ces deux hommes d’État correspond assez bien avec deux évaluations divergentes de l’intérêt national conçu selon des bases matérielles différentes, l’un pensant à la défense d’un patrimoine, l’autre évoquant l’ouverture des frontières et l’idée d’Europe. Toute la politique extérieure française ne tient pas dans cette seule perspective, mais elle nous paraît révélatrice du débat qui sous-tend certains choix faits avant la Première Guerre mondiale. En tout cas, il nous semble que l’impérialisme français cherche sa voie en ces dernières années de l’avant-guerre : « impérialisme partageux des terres », à l’allemande ou « impérialisme partageux des affaires » à l’anglaise ? Dans la mesure où l’accord devient toujours plus difficile avec l’Allemagne après 1911, dans la mesure où pour diverses raisons se développe au même moment un renouveau nationaliste en France, dans la mesure où l’allié russe s’affirme lui aussi comme désireux de s’émanciper et où il devient ipso facto avide de participer au partage de zones privilégiées, on ne sera guère surpris de constater que la voie à l’allemande gagne du terrain dans les cercles dirigeants français. Au fond, le temps de l’ultra-impérialisme décrit par Kautsky est-il vraiment déjà arrivé, en dehors des puissances anglo-saxonnes plus avancées ou plus solides ? On peut en douter.
21La place nous manque pour évoquer les autres impérialismes de cette époque. D’un mot, disons que, mutatis mutandis, le cas japonais semble assez comparable au cas allemand, c’est-à-dire prêt à délimiter au besoin par la force militaire les zones qu’il entend se réserver en Asie ; à court terme, il doit transiger avec les volontés des redoutables concurrents britannique et américain qui sont pour le principe de la porte ouverte en Chine, mais ses démêlés récents avec la Russie montrent clairement où vont ses préférences. Par contre, en Asie, l’impérialisme américain tend plutôt vers le modèle britannique. Comme lui, il est prêt à laisser jouer la concurrence, assuré de son propre marché intérieur très protégé, et déjà à même de s’appuyer sur des firmes puissantes à l’échelle internationale. Toutefois, comme tous les jeunes impérialismes, la propension à s’assurer des zones privilégiées se discerne aisément ; en Amérique centrale, dans les Caraïbes, dans le Pacifique, on n’a sans doute pas de colonies vraies, mais les méthodes de domination employées relèvent pleinement de l’impérialisme colonial classique. Si la politique de la canonnière et du « big stick » relèvent d’un continent américain, il demeure que les intérêts économiques yankees sont tout disposés à se substituer aux Européens défaillants31. Cependant globalement l’économie yankee n’éprouve pas encore le besoin comme les Européens de chercher à l’extérieur des substituts pour sa croissance. Les États-Unis en sont-ils seulement au stade de la conquête coloniale ?32.
22 Une conclusion d’ensemble nous paraît se dégager. Avant 1914, le niveau différent du développement économique atteint par chaque puissance conditionne la forme que peut prendre tel impérialisme national. Ainsi, les États-Unis envisagent plus le futur qu’ils n’obéissent à des besoins économiques lorsqu’ils s’attribuent des zones privilégiées. Parmi les nouvelles puissances, les plus dynamiques sont tentées de s’octroyer des chasses gardées correspondant à leurs principaux centres d’intérêts – Europe continentale et Empire ottoman pour l’Allemagne, Extrême-Orient asiatique pour le Japon, pourtour méditerranéen pour l’Italie, sud-est européen et Asie centrale pour la Russie ; on vise le partage des terres, au besoin par la force. La Grande-Bretagne, vieille puissance encore solide, seule adepte du libre-échange, pourvue depuis longtemps d’un vaste Empire, s’orienterait plutôt vers une autre forme de domination économique qui laisserait subsister l’indépendance ou l’autonomie politique, à savoir le partage des affaires. Seulement, comme elle est seule de son espèce, puisque la France, forte ici, faible là, hésite sur la route à suivre, elle doit, en réponse à l’action des autres, adopter, contrainte, une solution qui politiquement ne lui était pas nécessaire. La Première Guerre mondiale modifiera partiellement ces données, mais ce n’est que postérieurement à la Seconde Guerre mondiale que l’ultra-impérialisme connaîtra la victoire. En somme, entre 1890 et 1914, compte tenu du développement atteint alors par le capitalisme, une certaine forme d’impérialisme a prévalu, l’impérialisme du partage des terres. Mais, dans ces conditions, celui-ci n’est-il pas autre chose qu’une forme politique adaptée à un moment du processus capitaliste ? Cet impérialisme là n’est pas le stade suprême du capitalisme.
Notes de bas de page
1 Définition du Dictionnaire Robert, édition 1969.
2 La variété des formes de l’impérialisme dans l’histoire est à la mesure des livres variés écrits sur ce sujet ! Toute bibliographie même sélective est impossible dans le cadre de cette contribution.
3 Cf. J.W. Mommsen, Imperialismustheorien, Goettingen, 1977. Pour une courte bibliographie des travaux sur l’impérialisme consulter J.-L. Miège, Expansion européenne et décolonisation de 1870 à nos jours, Paris, PUF, 1973, p. 75 et H. Brunschvig dans Revue historique, tome 524, p. 459.
4 Le mot yankee est utilisé ici pour éviter l’adjectif américain qui peut aussi désigner l’ensemble du continent.
5 L’action personnelle du roi Léopold II est à l’origine du Congo belge, sans que les hommes d’affaires de la Belgique aient été, sauf exceptions dans l’entourage royal, d’ardents promoteurs de cette conquête. Les conquêtes coloniales de l’Italie à l’époque de Crispi ne suscitent guère le soutien des capitalistes italiens ; il faut attendre la poussée de fièvre de 1911, avec la guerre en Libye, pour que la situation change vraiment. L’action des militaires russes dans le Turkestan a plus de poids que les visées des commerçants russes pour expliquer l’expansion russe en Asie centrale. Au début du XXe siècle le cas russe tend à se rapprocher des exemples de la première catégorie.
6 La controverse autour du livre de R. Robinson et J. Gallagher, African and the Victorians, Londres, 1961, a contribué à un regain de travaux de grand intérêt : cf. W.R. Louis (éd.), Imperialism, The Robinson-Gallagher controversy, New York, 1976.
7 Cf. D. Saul, Studies in British Overseas Trade 1870-1914, Liverpool, 1960 ; D.K. Fieldhouse, Economies and Empire, 1830-1914, Londres, 1973.
8 « The imperial share of borrowing reached a peak of 67 % in 1885, fell to 25 % during the 1890s, rose to 59 % in 1903 and by 1912-1913 was less than 40 %, with the main components being Australian borrowing during the 1880s and Canadian after 1900 ». P. L. Cottrell, British Overseas Investment in the Nineteenth Century, Londres, 1975, p. 27.
9 Cf. F. Bédarida, L’Angleterre triomphante 1832-1914, Paris, Hatier, 1974, p. 187.
10 Cf. R. Robinson, European Imperialism and Indigenous Reactions in British West Africa 1880-1914, in H.L. Wesseling (ed.), Expansion and Reaction, essays on European Expansion and Reactions in Africa and Asia, Leiden, 1978. Voir aussi D.K. Fieldhouse, op. cit.
11 Cf. R. Girault, Diplomatie européenne et Impérialismes, 1871-1914, Paris, Masson, 1997 (1re éd. 1979, 2e éd. 1995).
12 Sans vouloir prendre parti dans la discussion qui oppose ceux qui parlent d’un déclin de l’industrie britannique avant 1914 et ceux qui le nient, on peut constater que le dynamisme de certains secteurs industriels autorise la Grande-Bretagne à jouer un rôle international important.
13 Cf. C.J. Lowe, The Reluctant Imperialists, Londres, 1967.
14 K. Kautsky, « L’impérialisme », Die Neue Zeit, n° 9, 1914. Lénine cite ce passage dans les textes qu’il a lus pour préparer son livre sur l’impérialisme ; en marge il annote cette citation de la mention « ha ! ha ! », Cahiers de l’impérialisme, Œuvres complètes, tome 39, p. 275.
15 Voir le travail fondamental, discuté, de H.U. Wehler, Bismark und der Imperialismus, Cologne, 1969.
16 H. Boehme, Thesen zur Beurteilung der gesellschaftlichen, wirtschaftlichen und politischen Ursachen des deutschen Imperialismus, in W.J. Mommsen (hrsg.), Der moderne Imperialismus, Stuttgart, 1917. Texte en français (résumé) dans Travaux et Recherches, 1972, Centre de recherches de l’Université de Metz.
17 Aux exportations les produits finis représentent régulièrement 50 % du total, tandis qu’aux importations les denrées alimentaires contribuent pour 33 % du total et les matières premières entre 35 % et 43 %.
18 Par manque de place on ne peut discuter ici de l’influence de la conjoncture économique (année de crises et reprise économique) et du rôle des structures économiques nationales sur les choix nouveaux faits par les hommes d’affaires allemands à ce moment. On retiendra seulement que l’évolution interne allemande, italienne et russe sur le plan de l’économie pèse sur les décisions.
19 Cf. P. Guillen, L’Allemagne et le Maroc de 1870 à 1905, Paris, PUF, 1967, et J.– C. Allain, Agadir 1911, une crise impérialiste en Europe pour la conquête du Maroc, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976.
20 Voir R. Poidevin, Les relations économiques et financières entre la France et l’Allemagne de 1898 à 1914, Paris, A. Colin, 1969.
21 Sur la pratique des emprunts « liés », voir R. Poidevin, Finances et relations internationales, 1887-1914, Paris, A. Colin, 1971 ou R. Girault, op. cit.
22 Veblen et Schumpeter, Zur Sociologie des Imperialismus, Berlin, 1919 ; voir aussi Impérialisme et classes sociales, Paris, 1972 (choix de textes de Schumpeter présentés par J.-C. Passeron).
23 R. Aron, Paix et guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
24 Cf. F. Fischer, Griff nach der Weltmacht, Dusseldorf, 1961, publié en français sous le titre Les buts de guerre de l’Allemagne impériale, Paris, Éd. de Trévise, 1971.
25 H. Brunschvig, Mythes et réalités de l’impérialisme colonial français, Paris, A. Colin, 1960.
26 Les études de P. Guillen, R. Poidevin, R. Girault, J.-C. Allain déjà citées et les travaux de J. Thobie (Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman, Paris, Éd. de la Sorbonne, 1977) en apportent des preuves nombreuses.
27 Cf. R. Girault, Emprunts russes et intérêts français en Russie, 1887-1914, Paris, A. Colin, 1973.
28 Voir J. Bouvier, « Les traits majeurs de l’impérialisme français avant 1914 », in J. Bouvier et R. Girault (éd.), L’impérialisme français d’avant 1914, Paris, Mouton, 1976.
29 Voir la thèse fondamentale de J. Thobie, op. cit., qui oppose les « généralistes » aux « Syriens » parmi les responsables français.
30 Cf. travaux cités de R. Poidevin et R. Girault.
31 Cf. L. Manigat, « La substitution de la prépondérance américaine à la prépondérance française en Haïti : la conjoncture de 1910-1911 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XIV, 1967.
32 Outre l’obligation de rester dans le cadre prévu des 20 pages, deux raisons expliquent que nous ayons laissé de côté les cas italien et russe. Tout d’abord l’impérialisme économique ne peut vraiment apparaître en ces pays qu’après un certain processus de développement économique intérieur ; or la croissance dans ces deux États fournit des bases à l’impérialisme économique seulement dans les dernières années d’avant-guerre (1907-1914). Exemples donc tardifs et brefs. De plus, la relative fragilité de la progression explique que ces impérialismes obéissent à bien d’autres facteurs, non-économiques mais fondamentaux. Pour le cas italien, voir R.A. Webster, L’imperialismo industriale italiano 1908-1915, Turin, 1974 et les articles de P. Guillen in Relations internationales, n° 6, 1976 et de W. Schieder in Der moderne Imperialismus, op. cit. Pour le cas russe, voir D. Geyer, Der russische Imperialismus, Göttingen, 1977.
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