Interrogations, réflexions d’un historien sur Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix
p. 13-19
Texte intégral
1On a déjà beaucoup écrit, beaucoup témoigné, beaucoup polémiqué sur le personnage et sur l’action de Jean Monnet mais il restait à aborder cette personnalité en historiens soucieux d’abord de bien connaître, de bien comprendre, donc de bien interroger l’homme Monnet. La tâche est difficile dans la mesure où cet homme a suscité de son vivant, et même après sa mort, des controverses, des engagements, des attaques, un peu à l’image de tous les grands hommes, i.e. ceux dont le rôle a vraiment pesé dans le cours des événements. Des biographies solides, des articles nombreux, des témoignages variés ont déjà permis aux historiens et à un plus vaste public d’avoir une large information sur cet homme ; à la limite, nous n’en sommes plus à la recherche des zones d’ombres, des inédits, des « secrets » que toute vie d’un homme illustre peut comporter ; dans l’ensemble, les faits sont connus, inventoriés, même si on peut encore les compléter. L’accès libéral aux archives personnelles de Jean Monnet a facilité, facilitera la connaissance, tout comme la tendance heureuse d’éviter un trop long purgatoire pour obtenir l’accès aux archives publiques grâce à la règle des 30, voire 25 ans. En bref, nous en savons déjà assez pour tenter de mettre la personnalité de Jean Monnet en perspective avec son temps.
2Pourquoi cet homme a-t-il pris place parmi les acteurs déterminants de l’histoire du xxe siècle, au moins dans une région du monde, l’Europe occidentale, en une période donnée, en gros des années de l’immédiate avant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 60, soit pendant une bonne trentaine d’années ? Si l’on veut bien admettre que ce laps de temps correspond à une génération on pourrait s’interroger sur la portée de l’action de Jean Monnet sur la génération « occidentale » (Europe + États-Unis) du milieu du siècle. Celle-ci eut à supporter, à infléchir sur, à réagir contre, en un mot à dominer ou à digérer la Seconde Guerre mondiale, depuis ses origines directes ou indirectes jusqu’à son achèvement, soit le plus grand conflit que l’Europe ait jamais subi ; puis vint la division en deux camps antagonistes de cette Europe dominée par deux superpuissances extra-européennes (l’URSS est « autre ») pendant la Guerre froide, tandis que la croissance devenait « une ardente obligation » car la société de consommation devenait comme un idéal européen ; enfin, au temps de la détente, confortée par l’équilibre de la terreur nucléaire, tandis que la décolonisation était globalement accomplie, les réussites du développement dans divers pays occidentaux donnaient à penser que le cloisonnement en unités « nationales » distinctes, voire antagonistes, pouvait, devait, être dépassé afin d’assurer une paix réelle à cette partie du vieux continent. En somme, guerres et paix d’un côté, croissances et développement de l’autre.
3Comme le titre de ce colloque l’indique, l’attention est – sera – portée en priorité sur « les chemins de la paix ». Formulons la problématique avec un peu d’irrévérence : « Les chemins de Jean Monnet pour assurer la paix en Europe ». Même si la grande période d’action de Jean Monnet se situe de la fin des années trente à la fin des années soixante, ce serait oublier stupidement d’étudier le personnage seulement lorsqu’il atteint la cinquantaine ; à l’évidence ses années de formation, dès et dans la Première Guerre mondiale, puis ses voyages et séjours à l’étranger pendant l’entre-deux-guerres, quasiment dans le monde entier, ont fabriqué l’acteur qui entre en scène vers 1938-1939. Plusieurs questions viennent à l’esprit à propos des années 1914-1942 étudiées pendant la première matinée du colloque. Jean Monnet peut-il être considéré comme un jeune bourgeois français fortuné de l’après-guerre représentatif de l’état d’esprit ordinaire de ce milieu ? Ses emplois de haut fonctionnaire à vocation internationale l’ont-ils disposé à entrer au service de l’État ou des États ? Ses voyages l’ont-ils préparé à prendre du champ par rapport à la simple et traditionnelle vision hexagonale de la majorité de ses concitoyens ? Ses multiples aventures comme banquier « rabatteur d’affaires » ont-elles eu des effets sur ses idées et sur son penchant naturel pour la discrétion et l’efficacité ?
4Je serais tenté de dépeindre ce « premier » Monnet comme atypique du milieu français de la moyenne bourgeoisie, mais représentatif du milieu bancaire-financier de l’entre-deux-guerres à l’échelle internationale. Ses ruptures avec ses contemporains français sont nombreuses. Il a peu vécu en France, puisque depuis ses jeunes années c’est un expatrié ; il n’a pas suivi le parcours initiatique classique, avec des études prolongées, ni le parcours administratif ou politique habituel, même s’il a côtoyé parfois un certain personnel politique ou diplomatique dans son action. En fait lui-même se sent davantage un Américain, plus exactement un businessman américain, qui par sa réussite dans les affaires a acquis, comme d’autres Américains, le droit, le devoir même, de jouer un rôle dans la vie publique. Dans cette perspective, il est prêt à soutenir les valeurs de la démocratie américaine telle qu’elle est incarnée par F.D. Roosevelt et les Démocrates, favorables à un monde « ouvert » où l’esprit d’entreprise doit pouvoir se réaliser et où les libertés sont garanties. Je retrouve en ce Monnet bon nombre de traits qui existaient dans le milieu bancaire international de l’avant 1914, que les nationalistes de l’époque qualifiaient avec mépris de « cosmopolite » ; or en Europe, après une sorte d’embellie pendant la seconde moitié des années vingt, ces gens ne pouvaient trouver un véritable terrain d’action alors que les années trente étaient marquées par les autarcies, les protectionnismes et surtout la féroce poussée des nationalismes. Combien d’entre eux finiront par s’exiler aux États-Unis au moment de la défaite française de 1940, tel l’ancien Président de Paribas, Horace Final y, avec lequel Monnet avait travaillé en 1928 lors des négociations pour un emprunt polonais1. En cette période, par rapport à la France, Monnet est « ailleurs ».
5Avec la Seconde Guerre mondiale le voici plongé « dedans », surtout à partir de 1943 lorsqu’il arrive à Alger comme représentant informel du Président Roosevelt et qu’il doit se mouvoir dans le microcosme politique algérois (Giraud-de Gaulle). Devient-il alors – ou tente-t-il alors d’être un politique ? Il est difficile d’éviter de paraître un politique si l’on se mêle des affaires de l’État ; mais on peut assez vite saisir qu’une carrière politique implique un certain style de vie, une certaine capacité à entrer dans des combinaisons politiciennes, à devenir en somme un « homme public » épié, guetté, obligé à une action quotidienne faite de détails, d’imprévus, sans grande perspective ; sans doute l’antithèse de la personnalité de Monnet. Il ne sera donc pas un politique français, mais bien plutôt un homme de l’ombre, un homme d’influence proche de la politique. « L’inspirateur » selon la tradition gaulliste ? Je serais tenté d’user d’un autre terme pour qualifier Jean Monnet, celui « d’accoucheur ». Placé par ses fonctions – Commissaire au Plan – par ses relations personnelles, tant en France qu’aux États-Unis, au cœur du dispositif politique, il va pouvoir faire naître des solutions. « Il n’y a pas d’idées prématurées, il y a des moments opportuns qu’il faut savoir attendre »2.
6Quels furent « ses enfants » et en quoi correspondirent-ils aux besoins de l’époque ? Il me semble que trois créations répondent aux actions menées par Monnet : 1. le plan de modernisation, ou comment reconstituer une France économiquement solide pour avoir une France forte ; 2. la Communauté du charbon et de l’acier, ou comment résoudre le problème des rapports franco-allemands ; 3. la CED, l’Euratom et le Marché commun, ou comment créer une Europe politique.
71. Le choc de la défaite de juin 1940, sa participation à la mise sur pied de l’énorme machine de guerre économique des États-Unis, sa connaissance intime des visions américaines sur la France « en déclin » ont conduit Monnet vers les perspectives d’un Plan de Modernisation pour la France de l’après-guerre ; seule la croissance industrielle bien gérée pourra redonner à la France les moyens d’une certaine grandeur. Cette idée de la planification était largement partagée à l’époque dans les milieux chargés de la reconstruction française, soit par visions « théoriques » nées dans la crise et dans l’effort pour s’adapter à l’économie de guerre aussi bien à Vichy qu’à Alger, quoiqu’avec des perspectives diverses, soit par inspiration venue de l’étranger (modèle à la soviétique ou du prêt-bail). L’apport personnel de Monnet fut sans doute de moduler le Plan selon des règles de réalisme, de pragmatisme tant à propos des objectifs concrets à atteindre en privilégiant les secteurs de base de l’industrie, que pour les conditions de gestion de la planification en associant État, patronat et syndicats ouvriers. Pouvoir vendre le Plan à l’extérieur pour obtenir le soutien financier américain, pouvoir éviter les difficultés politiques internes afin de réaliser l’union « nationale » autour du Plan. La priorité donnée au Plan supposait que tous les moyens financiers fussent adaptés aux contraintes du développement industriel, mêmes si une certaine inflation pouvait en résulter. Cette conception ne pouvait pas satisfaire ceux qui faisaient de la lutte contre l’inflation la priorité des priorités, d’où certains conflits avec le Ministère des Finances ; ce n’est point de ce côté que le Commissaire au Plan recevra aide et compréhension.
82. Si l’on peut évoquer des convergences de vues à propos du plan de modernisation, incontestablement la création de la Communauté du charbon et de l’acier porte la marque personnelle de Monnet et de la petite équipe de ses proches collaborateurs. Des travaux récents utilisant les fonds d’archives des sidérurgistes européens ont montré que les branches industrielles concernées avaient bien mesuré toute l’importance d’une entente franco-allemande pour la relance de l’économie européenne, mais il fallait trouver une solution autant politique qu’économique pour résoudre le problème des relations franco-allemandes3. Le mérite évident de Monnet fut d’apporter une solution complète à un pouvoir politique pressé par les circonstances et peu enclin à des visions assez larges. On peut bien dire que l’un des chemins de la paix en Europe passait par une transformation des rapports franco-allemands, jusque là marqués par un antagonisme ancien et profond. Le moyen essentiel de la solution fut de proposer une association économique à l’échelle européenne ; d’où une première étape dans la construction européenne. Épisode décisif cinq ans seulement après la fin du conflit qui avait ensanglanté l’Europe.
9Pourtant plusieurs questions demeurent pour expliquer les choix de Monnet : a) pourquoi privilégier un ancien adversaire, l’Allemagne, aux dépens d’un ancien allié, la Grande-Bretagne, que tout semblait désigner pour faire l’Europe du point de vue français ? b) Monnet avait-il une vision vraiment européenne-occidentale dans ses plans ou bien inscrivait-il ceux-ci dans une plus large vision atlantiste englobant les vues américaines ? Dans quelle mesure les propositions de Monnet étaient-elles en symbiose avec son temps ?
10La préférence allemande semble, à la réflexion, inscrite dans l’ordre des choses pour les responsables français, au moins à partir de 1949 ; ce n’est point diminuer le mérite personnel de Monnet que de constater une certaine convergence de vues françaises à ce sujet parmi les responsables politiques ou administratifs. D’une part, ceux-ci comprenaient que leur première politique allemande, faite d’une volonté d’imposer aux Allemands de dures contraintes politiques ou économiques, était un échec devant l’hostilité déclarée des Anglo-Saxons soucieux de bien intégrer la partie occidentale de l’Allemagne dans le système défensif de l’Occident face au danger soviétique. Ceci isolait la France en Europe occidentale en un moment où une certaine unité de vues entre Occidentaux paraissait indispensable. En outre, du côté des Britanniques, responsables politiques et opinion publique estimaient la France « vulnérable », « faible », donc incapable d’organiser avec Londres un ensemble européen cohérent ; au demeurant, cette organisation de l’Europe était loin d’occuper l’esprit des Britanniques, d’abord intéressés par leur alliance avec les États-Unis, puis par leurs liens avec le Commonwealth, accordant au vieux continent un intérêt secondaire, sauf en termes de défense vis-à-vis de l’URSS. La déception que Monnet pouvait ressentir à l’égard de l’égoïsme britannique était partagée par beaucoup de responsables en France, même s’ils gardaient l’espoir d’une meilleure entente avec la Grande-Bretagne.
11D’autre part les structures industrielles, commerciales établies avant et après la guerre en Europe occidentale poussaient vers un rapprochement franco-allemand élargi aux pays du Benelux, notamment pour les industries dites « lourdes ». Quant à la nouvelle République fédérale d’Allemagne, encore soumise aux directives de ses vainqueurs, France comprise, n’avait-elle pas intérêt à s’intégrer, fut-ce partiellement, dans une certaine Europe pourvu que celle-ci lui permette d’être égale en droits avec ses partenaires (la fameuse Gleichberechtigung) ? Le nouveau chancelier allemand, Konrad Adenauer, l’avait fort bien compris, ce qui en fit immédiatement un interlocuteur privilégié de Monnet, point de départ d’une amitié durable. Ainsi, en proposant le 9 mai 1950, son plan d’une communauté européenne sur le charbon et l’acier, Jean Monnet apportait-il une solution concrète, partielle mais significative, aux délicats problèmes d’une organisation nouvelle de l’Europe occidentale, capable de répondre aux attentes d’un certain nombre de responsables des pays concernées. L’un des « moments opportuns » attendus ou espérés par Monnet était arrivé.
12La guerre de Corée et sa conséquence, i.e. la nécessité de réarmer la RFA pour garantir la sécurité européenne – au moins aux yeux des Anglo-Saxons – entraînèrent très rapidement et un nouveau plan élaboré par la petite équipe proche de Monnet et le passage à marches forcées d’une construction européenne économique vers une construction européenne politique. De la CECA à la CED, le changement de perspectives était assez considérable, pas seulement parce qu’il mettait en jeu la résurrection d’une armée allemande, même fondue plus ou moins dans une armée européenne, mais parce qu’il posait directement la question des fondements de l’Europe politique. La vision de Monnet et de ceux qui soutinrent la CED au moins à ses débuts, avait-elle pour objectif majeur de réaliser une harmonisation « atlantique » entre l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord ou plus directement d’organiser une Europe occidentale autonome ? A ce sujet la fameuse lettre écrite par Monnet pour René Pleven le 3 septembre 1950, dite de « la théorie des trois mondes », présente un grand intérêt4. On sent bien l’inspiration d’un homme qui, dès avant la guerre, comme homme d’affaires, avait observé et admis la naturelle convergence des trois ensembles développés, États-Unis, Grande-Bretagne/Commonwealth, Europe occidentale. Il convient donc de fédérer autant que faire se peut, ces trois ensembles pour assurer la croissance économique de tous, qui elle-même garantit la « défense » du monde occidental face à la menace soviétique ou au mythe de la menace soviétique, car Monnet, comme d’autres, croyait-il vraiment à cette menace ? Si la CED pouvait être une solution pratique pour tenter d’atténuer les effets psychologiques d’un trop rapide réarmement allemand, n’était-elle pas aussi un bon moyen de poser le large problème de l’unité politique de l’Europe occidentale, puisqu’il serait très difficile de constituer une véritable armée européenne sans poser la question politique de la nature des relations entre États membres de cette CED ; supranationalité, fédéralisme, confédération, etc. Des choix politiques essentiels étaient posés.
133. La période des combats politiques autour de l’Europe unie commença donc dès 1950. Mais en devenant le premier président de la Haute Autorité de la CECA, Monnet changeait les données de ses relations avec le monde politique ; il était désormais, quoiqu’il en eût, lui-même un homme politique ; sans doute était-il resté un haut technicien chargé d’entreprendre des actions économiques et sociales dans des domaines industriels délimités, mais en fait toute sa conduite était celle d’un homme politique, usant de ses fonctions techniciennes, de sa position pour jouer un rôle d’homme d’État (cf. ses voyages en Europe ou aux États-Unis comme président de la Haute Autorité)5. Du même coup il ne pouvait éviter d’être pris dans les combats politiques, notamment en France où il suscita autant d’adhésions durables et profondes pour ses idées que d’hostilités déclarées ou cachées pour la position qu’il occupait. Si les débats ouverts sur la supranationalité ou le fédéralisme vont occuper le devant de la scène, les combats plus obscurs à propos du renouvellement de sa présidence à la tête de la Haute Autorité en 1955 montrèrent bien les enjeux véritables des engagements suscités par la carrière de Jean Monnet. Des combats d’idées, sans doute, des combats de Pouvoir aussi.
14Or pendant cette période des années 1954-1958, les conditions globales des relations internationales ont changé, de même que les conditions intérieures des deux pays-clefs, RFA et France de la IVe République. L’Allemagne redevenue égale aux autres politiquement, mais rapidement grandissante économiquement et monétairement, a ses propres objectifs pour toute construction européenne ; la France engluée dans ses guerres de décolonisation, en Algérie surtout, affaiblie, a besoin d’une construction européenne capable de lui apporter des ressources nouvelles, de l’aider dans un autre combat celui de la modernisation. Dans les relations internationales, le « dégel » entre États-Unis et URSS post-stalinienne, la crise de Suez en 1956, la prise en considération des nouveaux États du Tiers-Monde, placent toute construction européenne dans d’autres perspectives. La construction politique de l’Europe occidentale pour répondre à des impératifs de sécurité a perdu de son intérêt ; l’avancée graduelle vers l’Europe économique à travers des unions sectorielles ne répond plus aux besoins de ceux qui, ayant déjà réalisé leur décollage économique, rêvent d’une large communauté économique, d’un Marché commun.
15Dans ces conditions, un décalage certain s’établit entre les idées et les actions de Monnet, toujours partisan de la supranationalité et des avancées sectorielles dans le domaine économique (cf. l’Euratom), s’illusionnant sur sa capacité à « influencer » les politiques et les acteurs majeurs des nouvelles avancées dans la construction européenne après avoir été « déposé » de sa fonction de président de la Haute Autorité. Certes aussi bien Adenauer que Guy Mollet s’affirment des amis, des partisans des idées de Monnet, mais dans les négociations décisives de la fin de l’année 1956 ou en 1957, qui aboutissent à la création du Marché commun, Jean Monnet accompagne le mouvement plus qu’il ne l’inspire ; la priorité qu’il accorde à l’Euratom face au Marché commun en administre la preuve. En terme de pouvoir, depuis 1955 il est sur la touche politiquement, et il faut s’interroger sur le degré d’influence réelle du Comité pour les États-Unis d’Europe sur les responsables politiques et même sur l’opinion publique dans les pays concernés par la construction européenne. A ce propos Monnet n’a-t-il pas tendance à sous-estimer le monde des intellectuels, en France notamment, auquel il a trop peu fait confiance ou d’avances, alors que leur capacité d’influence sur les opinions publiques était évidente ? Il est vrai qu’à l’époque les problèmes de la décolonisation, du Tiers-Monde ou du désarmement occupaient beaucoup plus l’attention des contemporains que la construction européenne ainsi que tous les sondages en témoignent.
16En tous cas, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, au moment même où le Marché commun se réalise, c’est le vieil adversaire de Monnet qui a les réalités du pouvoir en France. Si, d’un côté, de Gaulle accepte de jouer le jeu d’une Communauté économique européenne dont il a vite compris l’intérêt – ce qui peut expliquer le soutien de Monnet aux débuts du gouvernement gaulliste assez vite les divergences entre les deux hommes éclatent à propos de la nature future de toute Europe politique. En fait, ce ne fut pas seulement l’opposition entre l’Europe des patries chère à de Gaulle et la croyance de Monnet en les vertus de la supranationalité qui séparait les deux hommes ; plus profonde sans doute était la rupture sur la nature des relations qui pouvaient, devaient, exister entre l’Europe occidentale et les États-Unis, sur la nature de l’Atlantisme. Pour les Gaullistes, « l’inspirateur » puisait ses idées chez ses amis américains, ce qui suffisait à le classer parmi les suspects ou les adversaires ; de son côté Monnet ne désapprouvait certainement pas l’inspiration des orientations prises par le président Kennedy dans son « grand dessein » ou par le Bundestag allemand imposant un préambule fortement hostile aux vues du général de Gaulle lors de la ratification du traité franco-allemand de 1963. En fait, pour les deux hommes, la question fondamentale de la nature future de l’Union politique européenne ne procédait-elle pas seulement de schémas théoriques, mais bien davantage de la forme prise par les relations entre l’Europe occidentale et les États-Unis ; et là, la séparation était totale.
17Ce qui n’empêchait pas une certaine estime réciproque entre ces deux fortes personnalités. Laissons la parole, pour conclure, à un jugement prononcé par le Général lors d’un entretien personnel avec le chancelier Adenauer à l’Élysée le 2 décembre 1959 :
« Le général de Gaulle : Le Marché commun, par exemple, n’aurait pas été créé par voie parlementaire. J’estime que dans toutes ces institutions européennes il y a déjà un excès de supranationalisme. En fait, la coopération ne fonctionne que depuis que les gouvernements s’en sont emparés. La CECA est le meilleur exemple de l’impuissance du supranational.
Le chancelier Adenauer : Pauvre Schuman !
Le général de Gaulle : Je ne méconnais pas les services rendus par M. Schuman. Mais la CECA, l’Euratom, la CED ; c’était beaucoup et pour aboutir à quoi ?
Le chancelier Adenauer : Que pensez-vous de M. Monnet ?
Le général de Gaulle : J’ai beaucoup d’estime pour lui. Il a des idées, c’est un homme d’action. Il a de l’entregent, mais je ne le crois pas un homme de gouvernement, même de gouvernement européen »6.
Notes de bas de page
1 Éric Bussière, Horace Finaly, banquier 1871-1945, Paris, Fayard, 1996, p. 329.
2 Citation célèbre extraite des Mémoires de Monnet.
3 Voir la communication de Philippe Mioche.
4 Voir la communication de Philippe Vial.
5 Dirk Spœrenburg, Raymond Poidevin, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Une expérience supranationale, Bruxelles, Bruylant, 1993, livre II.
6 Documents diplomatiques français (DDF) 1959, t. II, Paris, Imprimerie nationale, 1995, p. 664.
Auteur
Professeur émérite de l’Université de Paris I.
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