Apport de l’analyse spatiale des données carpologiques à l’appréhension des espaces fonctionnels des bâtiments rubanés à Marainville-sur-Madon « sous le Chemin de Naviot » (Vosges)
p. 69-86
Résumés
La carpologie est la discipline qui permet d’aborder la question de l’acquisition, du développement et de la diffusion des pratiques agricoles et alimentaires, à travers l’étude des fruits et des graines en contextes archéologiques tels que les silos, les fosses, les foyers, les puits et les latrines. Plus rares sont les analyses portant sur le remplissage des trous de poteau des bâtiments. L’analyse spatiale des densités (carporestes/litre de sédiment) ainsi que des taxons à l’intérieur de quatre bâtiments du site rubané de Marainville-sur-Madon « sous le Chemin de Naviot », a permis de mettre en exergue une répartition hétérogène des données carpologiques. Des concentrations de légumineuses et de céréales nues sont présentes dans la partie nord-ouest des maisons. Les céréales vêtues et les éléments de la balle sont présents dans la partie centrale, et en quantités moindres dans la partie sud-est des maisons. Nous proposons ainsi un modèle d’organisation interne de l’espace domestique rubané. Ces résultats sont importants pour la compréhension de la fonctionnalité des unités domestiques au sein du site archéologique et démontrent l’importance d’un protocole d’échantillonnage systématique en vue des études archéobotaniques.
Archaeobotanical data have the potential to answer important questions concerning the acquisition, development and diffusion of agricultural practices and food habits by analysing fruits and seeds from archaeological contexts such as silos, pits, hearths, wells and latrines. Less common are analyses focusing on the filling of building’s postholes. Spatial analysis of both density (macrobotanical remains per litre of sediment) and taxa from inner postholes of four buildings at the LBK site of Marainville-sur-Madon “sous le Chemin de Naviot”, has revealed a heterogeneous distribution of archaeobotanical data, which is potentially reflecting an internal organization of the LBK longhouses. Concentrations of pulses and free-threshing cereals are present in the northwestern part of the houses. Hulled cereals and chaff are present in the central part and, to a lesser extent, in the southeastern part of the houses. Thus, we propose a model of the internal organisation of domestic space within the LBK longhouses. These results are important for our understanding of the functionality of domestics units within archaeological sites. Furthermore, they demonstrate the importance of a systematic sampling protocol concerning archaeobotanical analysis.
Entrées d’index
Mots-clés : archéobotanique, carporestes, céréales, légumineuses, néolithique, analyse spatiale
Keywords : archaeobotany, Neolithic, linearbandkeramik (LBK), pulses, spatial analysis
Remerciements
Tous mes remerciements à Julian Wiethold (Inrap Grand Est nord) et Vincent Blouet (SRA Lorraine) pour m’avoir confié le matériel et l’étude carpologique du site lors de mon travail de recherche de master 2, pour le tutorat et l’avis scientifique ainsi que pour leurs relectures instructives. Je tiens à remercier Michael Ilett (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Caroline Hamon (CNRS, UMR 8215 Trajectoires) pour les commentaires et les réponses à mes multiples questions. Je remercie enfin François Giligny et Christophe Petit (université Paris 1) pour leur encadrement.
Texte intégral
1Le Rubané est une culture du Néolithique ancien caractérisée par l’arrivée des premières populations agro-pastorales sédentaires en Europe centrale et nord-occidentale à partir de la deuxième moitié du VIe millénaire av. J.-C. Les populations du Rubané sont porteuses d’une culture aux traditions céramiques, lithiques et architecturales homogènes sur tout le territoire d’expansion. Originaires des plaines hongroises du Danube moyen, ces populations ont progressé régulièrement vers l’ouest, s’implantant préférablement dans les zones lœssiques très favorables à l’agriculture. En ce qui concerne l’Europe nord-occidentale, elles se sont implantées sur la rive droite du Rhin – du sud de l’Allemagne jusqu’aux environs de Cologne – à la phase la plus ancienne de la culture rubanée (älteste Bandkeramik). Ce n’est qu’à la phase ancienne de cette culture (style de Flomborn) que la néolithisation aurait progressé vers la rive gauche atteignant, du sud au nord, l’Alsace, le Palatinat, la Moselle allemande et les zones comprises entre Meuse et Rhin. Au Rubané moyen, elle aurait englobé la Bourgogne du Nord, la Champagne, la Lorraine du Nord et la Hesbaye. Lors des phases récente et finale du Rubané, le peuplement aurait gagné le Hainaut, puis le cours moyen de l’Yonne et de l’Aisne (Blouet et al., 2013a, p. 30). En Lorraine, le Rubané est principalement connu dans le nord de la région, entre Metz et les frontières luxembourgeoise et allemande. Soixante-deux sites rubanés y sont actuellement repérés, dont une trentaine ayant fait l’objet de fouilles archéologiques (Ilett, 2010, p. 283 ; Blouet et al., 2013a).
2Il faut considérer l’importance que ces groupes – dont l’économie végétale était basée principalement sur l’agriculture et en moindre mesure sur la cueillette – conféraient au milieu végétal. Paradoxalement, nos connaissances sur cet aspect, particulièrement en Lorraine, restent encore limitées. En effet, jusqu’à présent seulement quatorze sites ont fait l’objet d’études carpologiques. De surcroît, la totalité des données carpologiques provient des sites localisés sur le secteur d’implantation rubanée de Lorraine du Nord. Au stade actuel de la recherche, il n’y a pas de données en provenance de la zone de peuplement de Lorraine du Sud, représentée par le site de Marainville‑sur-Madon « sous le Chemin de Naviot ».
Présentation du site
3Le site de Marainville est localisé dans la plaine sous-vosgienne, sur une petite croupe non inondable qui descend en pente douce jusqu’au cours du Madon, qui s’écoule à environ 100 m à l’est (Fig. 1). Cette petite rivière prend naissance des sources de la Saône et est un affluent principal de la Moselle, sur sa rive gauche. La vallée du Madon, dont le substrat imperméable est à dominante marneuse comme celle de la plupart de ses affluents, est fréquemment inondable. Les sédiments de couverture du site sont des limons colluviés, il n’est donc pas implanté sur un substrat lœssique sur lequel se sont installées de manière privilégiée les premières sociétés agro-pastorales de l’Europe centrale et nord-occidentale (Bakels, 2009, p. 1).
4La découverte du site a eu lieu en 1977, lors de la mise au jour d’une tombe à char hallstattienne par le propriétaire du terrain. Une fouille de sauvetage est alors programmée (Olivier, 1988 ; Lienhard, 1993). Entre 1986 et 1988, la fouille des structures néolithiques a été menée en coopération avec une équipe dirigée par Vincent Blouet1. L’occupation néolithique, datée de la fin de la période rubanée, est constituée de cinq bâtiments et d’une petite nécropole comprenant sept tombes. La bonne conservation des trous de poteau des maisons et la profondeur des fosses – entre 0,50 m et 0,85 m sous le plan de décapage – témoignent d’une érosion peu importante dans le secteur. Compte tenu de l’acidité des limons décarbonatés, les restes osseux ne sont pas conservés et la céramique présente des surfaces très corrodées (Blouet et al., 2013b, p. 150). Parmi les cinq bâtiments rubanés orientés sud-est/nord-ouest, quatre d’entre eux (M5, M1, M2, M4) (Fig. 2) présentant des fosses latérales à mobilier détritique ont été interprétés comme des maisons d’habitation. L’interprétation du cinquième bâtiment (M3), de très petite dimension et sans fosses latérales associées, est plus problématique. Deux hypothèses ont été émises : il pourrait s’agir de la partie arrière d’un bâtiment dont l’avant aurait été détruit par l’installation du tumulus hallstattien (Fig. 2), ou bien d’un grenier. Hormis les fosses latérales, seules trois fosses isolées ont été mises au jour (st. 111, 113 et 138). L’analyse factorielle des correspondances et la classification ascendante hiérarchique du mobilier céramique provenant des seize fosses latérales ont permis de subdiviser l’occupation du site en deux phases céramiques. La phase stylistique « Marainville 1 » (Rubané récent) est constituée des structures rattachées aux maisons M5 et M1. Aussi bien pour la maison M5 que pour la maison M1, les décors céramiques permettent une parallélisation de cette phase avec la phase 5/6 de Lorraine du Nord. La phase stylistique « Marainville 2 » (Rubané final) regroupe les structures accolées aux maisons M2 et M4 ainsi que deux fosses isolées (Ensemble 6 : st. 111 et 113). Pour ce qui est de la maison M2, l’hypothèse émise d’après les décors céramiques suggère que le bâtiment est contemporain des phases 6, 6/7 ou 7 de Lorraine du Nord. Quant au mobilier céramique de la maison M4, il renvoie aux phases 7 ou 8 de Lorraine du Nord (Blouet et al., 2013a, p. 155-160) (Fig. 2).
5À l’intérieur du site, des évolutions entre chacune des unités d’habitat peuvent être perçues. En effet, les bâtiments montrent une évolution chronologique depuis un plan de type classique sub-rectangulaire à tripartition de l’espace interne (maison M5) à un plan nettement trapézoïdal sans corridor (maisons M2 et M4). Un léger changement dans leur orientation a également été constaté. Par ailleurs, la distance entre les maisons – variant entre 6 m et 14 m – est assez faible pour le Rubané.
6Parmi le mobilier archéologique, la céramique décorée a permis d’identifier deux phases stylistiques. En ce qui concerne l’industrie lithique, le spectre de l’approvisionnement en matières premières varie suivant les unités d’habitation. Les silex régionaux sont majoritaires dans la maison M5 et les maisons M1, M2 et M4 ont un approvisionnement en matériaux quasi exclusivement exogènes. Les maisons M5 et M1 étant immédiatement voisines et appartenant à la même phase stylistique, ces différences d’approvisionnement pourraient indiquer une diachronie. Ces observations laissent penser que le site est constitué d’une seule unité d’habitation reconstruite à quatre reprises, voire cinq, si le bâtiment M3 est une maison en partie érodée (Blouet et al., 2013b, p. 151).
Matériel et méthode
7Lors des fouilles de 1987 (partie arrière de la maison M1, la maison M2, le bâtiment M3 et la maison M4) et de 1988 (maison M5), des prélèvements de la quasi-totalité des structures ont été effectués sur le site. Il s’agit exclusivement de prélèvements de sédiments « secs », issus des remplissages des structures en creux. En ce qui concerne la méthodologie, elle diffère selon le type de structure. D’une part, les prélèvements des trous de poteaux se sont concentrés systématiquement sur le demi-remplissage vertical du négatif du poteau et non sur la fosse de creusement. Ceci dit, les prélèvements varient en nombre de litres d’une structure à l’autre. Pour les trous de poteaux des tierces – agencement de poteaux intérieurs groupés trois par trois, numérotés en ordre croissant d’est en ouest –, ils peuvent varier de 1 à 14 litres. Les négatifs des trous de poteaux des tierces étaient généralement bien visibles. Par contre, les négatifs des trous de poteaux de paroi étaient moins visibles et peu profonds, c’est pourquoi les prélèvements sont pour la plupart d’une capacité inférieure à un litre. D’autre part, les prélèvements des fosses latérales ont privilégié les couches détritiques épaisses, le nombre de litres variant également d’une fosse à l’autre. Certains remplissages de tombes ont également fait l’objet de prélèvements, mais les tests carpologiques se sont révélés négatifs.
8Pour cette étude carpologique, réalisée par Laura Berrio et Julian Wiethold2 (Berrio, 2012), une partie des structures prélevées a été traitée, à savoir, les fosses latérales associées aux maisons, l’intégralité des trous de poteaux des tierces des bâtiments M5, M2, M3 et M4, ainsi que les quelques trous de poteaux des tierces prélevés dans la maison M1. Ce choix a été conforté par l’intérêt de reconstituer l’espace fonctionnel de la maison. En ce qui concerne le bâtiment M3, dont l’interprétation est assez problématique, tous les trous de poteaux, y compris ceux des parois, ont été analysés. Le corpus traité est constitué de 109 prélèvements, issus de 109 structures archéologiques – soit un prélèvement par structure – dont six fosses latérales associées aux bâtiments et 103 trous de poteaux. Les prélèvements traités totalisent un volume brut de 354,5 litres de sédiment. Au total, 22 078 carporestes ont été analysés à Marainville3.
L’analyse spatiale des données carpologiques
9Les résultats de l’analyse spatiale seront présentés à travers l’exemple du bâtiment M5, pour lequel vingt-neuf structures ont été analysées, comprenant une fosse latérale et vingt-huit trous de poteaux des tierces pour un total de 88 litres de sédiment. Au total, la maison M5 a livré 3 540 carporestes. Les céréales représentent 68 % de l’assemblage. Parmi les céréales, 64 % sont des caryopses et 4 % des éléments de la balle (bases de glume et bases d’épillet) des blés vêtus. Les légumineuses constituent 31 % de l’assemblage et les adventices et les arbres fruitiers 1 % de l’assemblage (Fig. 3). En ce qui concerne la représentation graphique de l’analyse spatiale, dans le cas des trous de poteaux des tierces, les structures ayant livré moins de vingt-cinq carporestes ou une densité en dessous de sept carporestes par litre n’ont pas été prises en compte. En effet, ces densités peuvent être considérées comme assez faibles à Marainville. Toutes les fosses étudiées ont été prises en compte afin d’analyser la gestion des déchets domestiques.
10À Marainville, le spectre des plantes cultivées comprend quatre céréales (amidonnier, engrain, blé nu et orge polystique nue) et deux légumineuses (pois et lentille). La prédominance de l’amidonnier ainsi que la place secondaire de l’engrain restent stables pendant toute l’occupation du site. Bien que présentes lors de la phase « Marainville 1 », les céréales nues – notamment le blé nu – prennent une place plus importante au sein de l’assemblage carpologique lors de la phase « Marainville 2 ». Quant aux légumineuses, le pois semble plus abondant que la lentille, cette dernière devenant moins présente à la fin de l’occupation.
11L’analyse spatiale des données carpologiques à l’intérieur des bâtiments est basée sur quatre approches différentes : les densités des carporestes, la distribution des deux catégories principales de plantes (céréales et légumineuses), la répartition des céréales ainsi que la distribution des légumineuses.
12La densité de carporestes par litre a été calculée à partir du total des restes dans chaque structure, tous taxons confondus. L’analyse des densités (Fig. 4), montre une très forte variation, parfois d’un facteur de 10 dans deux structures proches. Ce fait n’est pas anodin et pourrait être interprété comme une distribution à caractère intentionnel. Les structures présentant les plus grandes densités (au-dessus de 100 carporestes par litre) sont les trous de poteaux des tierces localisés dans le secteur nord-ouest (tierces 8 et 9) et ceux de la partie centrale (tierces 5 et 6). En revanche, les structures du secteur sud-est se sont avérées assez faibles en carporestes. Il en est de même pour la seule fosse détritique étudiée. Les densités en dessous de 2,5 carporestes par litre sont généralement considérées comme le résultat d’une « pluie accidentelle » qui correspondrait à une dispersion aléatoire des carporestes dans un habitat rural pré et protohistorique. Les densités supérieures à vingt carporestes par litre de sédiment indiqueraient des stocks brûlés ou des concentrations de déchets du traitement des récoltes, réunis de manière intentionnelle (Wiethold, 2010).
13La distribution des deux catégories principales des plantes comprend les légumineuses et les céréales (Fig. 5). En ce qui concerne ces dernières, les céréales indéterminées au niveau du genre ont été prises en compte. Les caryopses et les éléments de la balle – calculés en nombre de bases de glume – ont été représentés séparément afin de mettre en évidence le secteur où la récolte était nettoyée. Les caryopses sont présents dans les trois parties de la maison – secteurs nord-ouest, central et sud-est – avec une concentration importante sur le côté sud de la partie centrale. Les éléments de la balle ne sont présents que dans le secteur central et celui du sud-est. Pour ce qui est des légumineuses, elles sont quasi exclusivement présentes dans le secteur nord-ouest du bâtiment, avec une concentration importante aussi bien au niveau des trous de poteaux que de la fosse latérale.
14L’étude de la répartition des céréales exclue les éléments de la balle ainsi que les céréales indéterminées, ces dernières étant très nombreuses et pouvant empêcher la visibilité de la distribution des autres taxons (Fig. 6). Ainsi, il a été possible de mettre en évidence des concentrations de céréales vêtues telles que le blé amidonnier (Triticum diccocon) et le blé engrain (Triticum monococcum) dans le secteur central et celui du sud-est du bâtiment. Par contre, les céréales nues telles que le blé nu (Triticum aestivum/turgidum/durum) et l’orge polystique nue (Hordeum vulgare var. nudum) se trouvent majoritairement dans la partie arrière du bâtiment.
15L’étude de la distribution des légumineuses, concentrées dans le secteur nord-ouest, considère les deux espèces présentes sur le site, à savoir le pois (Pisum sativum) et la lentille (Lens culinaris), ainsi que les légumineuses indéterminées (Fig. 7).
L’origine des carporestes provenant
des trous de poteaux
16Dès le début de cette étude, l’hypothèse d’une destruction des maisons à cause d’un incendie accidentel a été écartée. En effet, les très faibles quantités de charbons de bois ne correspondent pas aux vestiges d’un bâtiment ayant brûlé. De surcroît, sachant que les bâtiments ne sont pas contemporains, il est peu probable qu’un incendie soit la cause systématique de destruction. Enfin, en ce qui concerne la maison M5, il s’agit d’une maison de type 2 ou type 3 de Coudart (Coudart, 1998, p. 29) comportant une partie avant généralement interprétée comme un grenier. Or, si le bâtiment avait brûlé, des concentrations très importantes de carporestes carbonisés seraient présentes dans ce secteur, ce qui n’est pas le cas.
17La deuxième hypothèse évoque la présence d’un champ qui aurait brûlé, implanté à l’endroit du site après l’occupation rubanée. Bien que cette hypothèse explique les densités importantes de graines carbonisées au sein du site, d’autres arguments vont à son encontre. D’une part, la distribution des taxons à l’intérieur des bâtiments n’est pas en accord avec la disposition des espèces dans un champ. Par ailleurs, alors que tous les bâtiments présentent des carporestes, aucune des sept tombes situées à l’est du bâtiment M3 n’en a livré. Ceci laisserait penser que la présence des carporestes carbonisés est liée aux maisons. D’autre part, les graines ayant fait l’objet de datations radiocarbone ont été bien datées du Rubané et non d’une période plus récente.
18La troisième hypothèse propose une pratique rituelle. Il pourrait s’agir d’un rite de fondation lié à l’abondance de la maisonnée, consistant à déposer des graines à l’intérieur de chaque trou de poteau, lors de la construction et avant l’installation du poteau. Une hypothèse semblable a été évoquée par Caroline Hamon (Hamon, 2006, p. 156) concernant les dépôts des outils de mouture dans les fosses des maisons rubanées. Pour leur part, Claude Constantin et ses collaborateurs (Constantin et al., 1978, p. 19) expliquaient ces derniers par un rite de départ au moment de l’abandon du bâtiment. À Marainville-sur-Madon, la variabilité des densités – parfois d’un facteur de 10 dans deux structures proches – et la répartition de certains taxons dans des zones spécifiques de la maison, ne plaident pas en faveur d’un geste purement symbolique. Par ailleurs, si l’hypothèse d’un incendie accidentel de la maison est écartée, il est difficile d’expliquer le phénomène de carbonisation des carporestes. Un dépôt intentionnel des graines brûlées est peu vraisemblable.
19Enfin, plus plausible, la quatrième hypothèse suggère que les carporestes carbonisés seraient issus d’un feu de nettoyage pratiqué au moment de l’abandon du bâtiment. Certains arguments confortent cette proposition. D’une part, les très faibles quantités de charbons de bois et le remplissage des trous des poteaux – riches en graines – pourraient être expliqués par une récupération des poteaux avant l’incendie du sol. Une fois la place libérée au sein des trous des poteaux, ils auraient été comblés par les résidus de surface du niveau d’occupation, telles des graines brûlées. D’autre part, cette pratique d’incendie avant le départ expliquerait la distribution spécifique des densités et des taxons à l’intérieur des bâtiments, reflétant la répartition des activités domestiques.
Pour une interprétation fonctionnelle des unités domestiques
20L’habitation rubanée a fait l’objet d’une étude approfondie par Anick Coudart (Coudart, 1998). Il s’agit d’une maison longue et quadrangulaire dont la longueur, très variable, oscille entre 10 et 40 m. La quasi-totalité des maisons rubanées mises au jour sont orientées en fonction du littoral le plus proche ou le plus accessible (Coudart, 1998, p. 89). L’espace intérieur est structuré par tierces de poteaux. La tripartition – parties avant, centrale, arrière – est l’une des caractéristiques de ces habitations. Parfois, l’entrée a pu être repérée grâce aux vestiges d’une porte qui semble avoir toujours été placée sur le petit côté de la maison et orientée vers le sud, le sud-est ou l’est (Coudart, 1998, p. 19). Ainsi, le secteur sud-est correspond à la partie avant de la maison et le secteur nord-ouest à la partie arrière de la maison.
21D’après son architecture, la partie avant de la maison M5 de Marainville correspond soit au type 2, soit au type 3 de Coudart (Coudart, 1998, p. 29), dénommés respectivement « grenier léger » ou « pseudo-grenier ». En effet, les poteaux de fort calibre et profondément ancrés dans le sol pourraient correspondre à une technique de support d’un grenier surélevé (Blouet et al., 2013b, p. 155). Selon Anick Coudart (Coudart, 1998, p. 72), cette interprétation est largement répandue et a été corroborée par la découverte d’une quantité élevée de déchets liés au traitement des céréales (éléments de la balle et plantes adventices), dans les fosses détritiques des maisons à grenier du plateau d’Aldenhoven (Lüning, 1982, p. 17). Cependant, la maison M5 de Marainville ne correspond pas tout à fait à ce modèle. En effet, la fosse détritique étudiée s’est avérée très pauvre, ne livrant aucun reste de plantes adventices ni d’éléments de la balle. Cependant, il faut prendre en compte deux aspects. D’une part, parmi les trois fosses latérales associées à la maison, seule la plus petite fosse située à l’arrière a été étudiée, les deux autres n’ayant pas été prélevées en vue d’une étude carpologique. D’autre part, la faible représentation des plantes adventices et des éléments de la balle des céréales – aussi bien dans les trous de poteaux que dans la fosse – peut être liée, soit à des phénomènes taphonomiques, soit à la difficulté de les récupérer lors de la flottation.
22Même si cette plate-forme a été utilisée comme grenier (stockage de denrées ou de fourrage), elle a été probablement vidée avant l’abandon de la maison. Toujours est-il qu’à partir des résultats de l’analyse carpologique de ce bâtiment, il n’est pas possible d’affirmer si la plate-forme située à l’avant de la maison était consacrée au stockage des denrées alimentaires.
23Comme cela a été évoqué précédemment, quelques caryopses et éléments de la balle des céréales vêtues ainsi que très peu d’adventices ont été identifiés dans la partie avant. Cependant, ce secteur a livré les plus faibles densités de carporestes de la maison – une moyenne de 10,54 carporestes par litre – ce qui permet d’écarter sa fonction de stockage. Pour certains trous de poteaux, il pourrait s’agir d’une présence accidentelle. D’après ces données, la partie avant de la maison peut être interprétée comme une zone de passage et de transition entre l’extérieur et l’intérieur (Fig. 8). Cependant, il ne peut être exclu que certaines activités domestiques liées au traitement des céréales (nettoyage, décorticage des céréales vêtues) y aient eu lieu. En effet, dans certains sites rubanés de la vallée de l’Aisne, les concentrations de l’outillage en grès lié au traitement des céréales se trouvent plutôt au niveau de l’entrée de la maison à la fois dans les fosses nord et sud, ainsi que dans les fosses nord et sud au niveau du secteur central (Hamon, 2006, p. 145).
24La partie centrale de la maison correspond au type 5 de partie centrale « à deux travées » de Coudart (Coudart, 1998, p. 30). Ce secteur a livré des concentrations très importantes – une moyenne de 53,92 carporestes par litre – et quasi exclusivement de céréales vêtues, avec une présence d’éléments de la balle et de très peu d’adventices. Ceci laisse penser que cette zone pourrait être destinée aux activités domestiques, telles que la gestion des céréales (nettoyage, décorticage de céréales vêtues), et surtout, qu’elle pourrait abriter le foyer culinaire, au vu des nodules de terre rubéfiée mis au jour dans ce secteur4 (Fig. 8). D’après Anick Coudart, la partie centrale semble avoir été un domaine à la fois réservé et accessible (Coudart, 1998, p. 104). Étant donné la régularité dans la répartition des rejets domestiques concentrés dans les fosses latérales au niveau du secteur central de trois maisons rubanées du site de Berry-aux-Bac « le Chemin de la Pêcherie » (Aisne), elle l’interprète comme un secteur dédié aux activités domestiques.
25La partie arrière de la maison correspond au type 3 de partie arrière « à deux travées » de Coudart (Coudart, 1998, p. 30). Ce secteur présente les densités de carporestes les plus élevées – une moyenne de 80,46 carporestes par litre – et les concentrations de légumineuses les plus importantes de la maison. Le trou de poteau septentrional de la tierce 9 est le seul de toute la maison à avoir livré un petit stock de céréales nues. Compte tenu de ces données, ce secteur pourrait être interprété comme une zone de stockage temporaire – quelques jours, voire quelques semaines – de légumineuses et de céréales nues (Fig. 8). En outre, à Bylany les fosses mises en évidence dans la partie arrière des maisons 96, 306 et 679 ont été interprétées comme des celliers, et le secteur lui-même comme une pièce de stockage (Pavlů, 2000, p. 219). D’après Anick Coudart, la partie arrière est la zone la plus retranchée de la maison rubanée, son accès étant le moins direct (Coudart, 1998, p. 105). L’aménagement simple et dépourvu d’une élaboration particulière – contrairement à ce qui est trouvé dans les parties avant et centrale – ne pouvait pas faire de cette partie un lieu public. Ainsi, il s’agirait probablement d’une zone d’intimité, voire de couchage.
26Concernant la fosse détritique du secteur nord-ouest, bien qu’elle se soit avérée très pauvre, elle a livré des taxons semblables à ceux qui sont présents dans le secteur de la maison le plus proche, reflétant ainsi la distribution en vis-à-vis à l’intérieur de la maison. La gestion d’autres déchets tels que les résidus des traitements des récoltes n’a pas pu être abordée à partir de l’étude cette fosse, ce qui permet de souligner l’importance d’un échantillonnage systématique des structures en creux des unités d’habitat.
27Enfin, l’analyse spatiale a permis de mettre en exergue un traitement différentiel des céréales nues et vêtues à l’intérieur de la maison. Ainsi, les céréales nues (sous forme de caryopses) auraient été stockées après nettoyage à l’arrière de la maison. Les céréales vêtues auraient subi un traitement différent dans le secteur central et avant de la maison. Elles ont été possiblement stockées sous forme d’épillets (caryopses protégés par les éléments de la balle) dans le secteur central et décortiquées dans les secteurs avant ou central au fur et à mesure de sa consommation. Quoi qu’il en soit, ceci impliquerait un traitement différentiel des deux types de céréales dès la récolte.
Conclusion
28Au regard des arguments présentés, il peut être avancé que les maisons rubanées de Marainville-sur-Madon, ici avec l’exemple de la maison M5, affichent une distribution fonctionnelle de l’espace interne. Bien qu’il ne soit pas possible de confirmer l’utilisation de la plate-forme comme grenier, le secteur avant serait une zone de passage vers le secteur où se déroulaient les activités domestiques, représentant ainsi une transition entre l’extérieur et l’intérieur. Cependant, le déroulement de certaines activités dans ce secteur telles que le traitement des céréales ne peut être exclu. Quant à la partie centrale, elle serait destinée aux activités domestiques telles que le traitement des céréales vêtues et la préparation culinaire. Enfin, la partie arrière serait consacrée au stockage temporaire de légumineuses et de céréales nues. Cette analyse spatiale a également rendu possible la mise en évidence d’un traitement différentiel des céréales nues et vêtues. Ce travail démontre l’intérêt de l’analyse spatiale des données carpologiques et leur apport à la compréhension fonctionnelle des unités domestiques. Il permet également de souligner l’importance de mettre en place un protocole d’échantillonnage systématique des structures en creux dans les sites d’habitat.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bakels C. (2009) – The Western European Loess Belt, agrarian History : 5300 BC – AD 1000, Heidelberg.
10.1007/978-1-4020-9840-6 :Berrio L. (2012) – Économie végétale et alimentation en Lorraine au Néolithique ancien. Étude carpologique du site rubané de Marainville-sur-Madon « sous le Chemin de Naviot » (Vosges), mémoire de master 2 recherche Archéologie environnementale, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Blouet V., Klag T., Petitdidier M.-P. et Thomashausen L. (2013a) – Le Néo-lithique ancien en Lorraine. vol. 1, Étude typochronologique de la céramique, Paris.
Blouet V., Klag T., Petitdidier M.-P. et Thomashausen L. (2013b) – Le Néo-lithique ancien en Lorraine. vol. 2, Inventaire des sites et planches céramique, Paris.
Constantin C., Farrugia J.-P., Plateaux M. et Demarez L. (1978) – Fouille d’un habitat néolithique à Irchonwelz (Hainaut occidental), Revue archéologique de l’Oise, 13, p. 3-20.
10.3406/pica.1978.1097 :Coudart A. (1998) – Architecture et société néolithique. L’unité et la variance de la maison danubienne, Paris.
10.4000/books.editionsmsh.43980 :Hamon C. (2006) – Broyage et abrasion au Néolithique ancien : caractérisation technique et fonctionnelle des outillages en grès du Bassin parisien, Oxford.
10.30861/9781841719801 :Ilett M. (2010) – Le Néolithique ancien dans le nord de la France, dans J. Clottes (dir.), La France préhistorique, Paris, p. 281-307.
Lienhard G. (1993) – Marainville-sur-Madon : trouvaille fortuite, fouille de contrôle, identification du matériel, dans Interactions culturelles et économiques aux âges du Fer en Lorraine, Sarre et Luxembourg. Actes du XIe colloque de l’Association française pour l’étude des âges du Fer en France non méditerranéenne (AFEAF), Sarreguemines, 1-3 mai 1987, Nancy, p. 49-63.
Lüning J. (1982) – Research into the Bandkeramik Settlement of the Aldenhover Platte in the Rheinland, Analecta Praehistorica Leidensia, 15, p. 1-29.
Olivier L. (1988) – Le Tumulus à tombe à char de Marainville-sur-Madon (Vosges) : premiers résultats, dans J.-P. Mohen, A. Duval et Ch. Eluère (dir.), Les Princes celtes et la Méditerranée. Actes des Rencontres de l’École du Louvre, 25-27 novembre 1987, Paris, p. 271-301.
Pavlů I. (2000) – Life on a Neolithic Site Bylany : Situational Analysis of Artefacts - Život na sídlišti kultury s lineární keramikou v Bylanech u Kutné Hory : situační analýza artefaktů, Prague.
Wiethold J. (2010) – Analyse carpologique : test carpologique sur les comblements de trois fosses du Rubané ancien, dans G. Mangin (dir.), Hettange-Grande « Rue Victor Hugo » (Moselle) : un habitat du Néolithique ancien, rapport final d’opération, Inrap Grand Est nord, Metz, p. 31-42.
Notes de bas de page
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologies et Sciences de l’Antiquité. Titre de la thèse : Exploitation du milieu végétal et pratiques alimentaires du Néolithique ancien au Premier âge du Fer dans la moyenne vallée de la Moselle. Étude spatiale multiscalaire des données carpologiques.
Directeurs : Christophe Petit et François Giligny. Tuteur scientifique : Julian Wiethold. Soutenance prévue fin 2016.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019