Les bâtiments « communautaires » et leur rôle sociopolitique au PPNA-PPNB ancien à Jerf el Ahmar
Espaces collectifs et espaces privés
p. 51-67
Résumés
Les villages du Proche-Orient du IXe millénaire (PPNA-PPNB ancien) sont marqués par un nouveau type de construction appelé à jouer un rôle essentiel. C’est en effet à cette époque que des maisons d’habitation à caractères strictement non domestiques et systématiquement enterrées font leur apparition. C’est sans doute la première attestation historique clairement visible d’une différenciation sociale par l’architecture. C’est sur le site de Jerf el Ahmar, à l’est d’Alep (Syrie) sur la rive est de l’Euphrate, que ce phénomène a été perçu pour la première fois et c’est également sur ce site qu’il est le mieux documenté. Le village s’organise donc autour des bâtiments « communautaires ». L’impression générale est celle d’un village ouvert ponctué de places cernées par des habitations et chaque groupe de maisons est placé autour d’une place qui les unifie. Au centre de ce tissu se trouve un bâtiment communautaire comme un grenier et/ou un lieu de réunion. Trois espaces sont perceptibles : l’espace privé (maison), l’espace collectif d’un groupe de maisons (place) et les bâtiments collectifs.
A new type of building structure was initiated in the Middle-East villages during the 9th millennium (Pre-Pottery Neolithic A and B). This type of construction played an essential role: it is indeed at that time, besides residential strictly, non-domestic and systematically buried houses characters had been appeared, this is the first clear discrepancy of the social historic architecture. This phenomena appeared clearly in Jerf el Ahmar in the east of the city of Aleppo (Syria), in the east bank of the Euphrates. This town for the general impression with open space surrounded by the dwellings, each group of those houses needed a unifying space at the center of the tissue as public building for the granary and convocations. So we can indicate three types of spaces during this period: the private space (house), the collective space for a group of houses (square), and the multi-family buildings.
Entrées d’index
Mots-clés : bâtiment communautaire, Jerf el Ahmar, PPNA-PPNB ancien, Moyen Euphrate, néolithique
Keywords : community building, Jerf el Ahmar, middle Euphrates, Neolithic, Near East
Remerciements
Je tiens à remercier Danielle Stordeur pour ses fouilles exceptionnelles menées à Jerf el Ahmar. Je transmets mes sincères remerciements à Fréderic Abbès pour ses conseils déterminants. Je tiens à adresser ma gratitude et ma reconnaissance aux personnes qui m’ont apporté leur aide dans la réalisation de cette étude : Pascal Butterlin, Alain Testart, Camille Lecompte, Yilmaz Selim Erdal, Bahettin Çelik, Imad Alhussain, Julie Goy, Florine Marchand et Liora Bouzaglou.
Texte intégral
Introduction
1Les villages du Proche-Orient du PPNA-PPNB ancien sont marqués par un nouveau type de construction qui prend une place essentielle dans l’installation des villages. En effet, à cette époque, des maisons d’habitation à caractère strictement non domestique et systématiquement enterrées font leur apparition. C’est sans doute la première attestation historique clairement visible d’une différenciation sociale par l’architecture. Les réflexions menées autour de ces bâtiments ont conduit à leur attribuer divers adjectifs censés représenter leurs fonctions supposées, tels que « bâtiments collectifs », « bâtiments communautaires », « bâtiments monumentaux », « bâtiments publics », « bâtiments cultuels », « bâtiments de stockage » ou encore « mégalithiques » (Aurenche et Kozlowsky, 2000 ; Özdogan et Özdogan, 1998 ; Stordeur, 2012 ; Stordeur et Abbès, 2002 ; Watkins, 2006). La terminologie reflète ici des interprétations très variées, souvent complémentaires et formulées essentiellement à partir de données architecturales. Elle démontre bien que le terme « bâtiment » est loin d’être neutre. À partir de ces données architecturales, notre ambition est d’affiner, dans la mesure du possible, la distinction entre les espaces « domestiques » et « collectifs » au sein du site de Jerf el Ahmar.
2Le site de Jerf el Ahmar est situé à l’est d’Alep (Syrie), sur la rive est de l’Euphrate (Fig. 1). Les fouilles ont été réalisées sous la direction de Danielle Stordeur entre 1995 et 1999 (Stordeur, 1999, 2000a, 2000b et 2012), avant que le site ne soit englouti sous les eaux du barrage Tichrine. Il a été occupé au PPNA, durant la transition PPNA/PPNB et probablement durant aussi le PPNB ancien. Nous nous proposons de revisiter les données de Jerf el Ahmar et de les confronter aux vestiges archéo‑logiques retrouvés dans ces bâtiments afin de tenter de définir leurs caractères architecturaux et leurs fonctionnements quotidiens. Cette étude nous permettra d’accroître nos connaissances sur les bâtiments collectifs, les bâtiments privés, mais aussi sur les espaces extérieurs collectifs et privés, l’objectif étant de reconstituer l’organisation d’un village néolithique.
Stratigraphie et datation
3Le site, qui comprend les secteurs est et ouest (Fig. 2), a été occupé entre 9200 et 8500 av. J.-C., ce qui correspond au PPNA et PPNA-PPNB ancien. Sur le secteur est, une dizaine de phases d’occupation ont été reconnues : 0/Est-VII/Est (PPNA, PPNA-PPNB ancien) ; le secteur ouest possède seulement trois phases d’occupation : I/Ouest-III/Ouest, (PPNA-PPNB ancien) (Stordeur et Abbès, 2002 ; Stordeur, 2012). Ces deux secteurs n’ont pas été occupés au même moment, mais vraisemblablement par alternance.
Bâtiments « communautaires »
4Les deux parties du site ont également livré des bâtiments communautaires (Stordeur et Abbès, 2002) (Fig. 3) :
à l’est, trois bâtiments communautaires ont été mis au jour : la maison aux bucranes (EA 47), le bâtiment polyvalent (EA 7) et le bâtiment monocellulaire enterré (EA 53) ;
à l’ouest, deux bâtiments communautaires ont été découverts : le bâtiment polyvalent (EA 30) et le bâtiment aux stèles aux vautours (EA 100).
La maison aux bucranes ou EA 47
5Ce bâtiment monocellulaire est le plus ancien bâtiment « collectif » mis au jour sur le site, avec trois bâtiments domestiques, dans le niveau incendié III/E (Fig. 4). Il a livré les vestiges de trois massacres d’aurochs. Les bucranes étaient à l’origine suspendus aux murs et ont dû tomber sur le sol lors de l’incendie (Stordeur et Abbès, 2002). Une concentration de graines de seigle a été trouvée sur le sol du bâtiment. Il semble que ces grains étaient enfermés dans un contenant qui a dû disparaître pendant ou après l’incendie du bâtiment (Stordeur, 2000b ; Stordeur et Abbès, 2002 ; Stordeur et Willcox, 2009). Il s’agit donc de la première attestation d’une forme de stockage dans un bâtiment vraisemblablement collectif à Jerf el Ahmar. Cette construction est donc très particulière et n’est pas enterrée. De plus, ce bâtiment est trop restreint et son plan ressemble aux maisons domestiques. La seule différence avec les autres maisons est la présence de bucranes et de restes de céréales.
Le bâtiment communautaire polyvalent ou EA 7
6Ce bâtiment de plan circulaire pluricellulaire a été mis au jour dans le niveau I/Est (Stordeur et Abbès, 2002) mais le nombre de pièces est indéterminable en raison de son état de conservation (Fig. 5). Le diamètre intérieur mesure 7 m ce qui correspond à une surface d’environ 38 m2. Enterré sur environ 2 m de profondeur par rapport à la surface bâtie du village, le bâtiment a été abimé par l’érosion. Il apparaît de façon claire qu’une organisation du travail est nécessaire afin de creuser, de déblayer une telle quantité de terre et afin de construire ce type de bâtiment enterré (Stordeur et Margueron, 1998 ; Stordeur et Abbès, 2002). Les murs ont été construits avec de la terre à bâtir et des pierres. Il est probable que la partie interne de cet édifice ait été divisée en plusieurs cellules comme dans le cas du bâtiment 47 de Mureybet.
7Le village du niveau I/Est a été installé en terrasse, ce qui est une donnée importante pour mieux comprendre l’organisation spatiale et l’installation des bâtiments. Le bâtiment communautaire se situe en bas de la pente. L’érosion ne permet pas de savoir s’il était encadré, au nord et au sud, par d’autres constructions. Les constructions domestiques ont été établies sur un minimum de quatre terrasses, étagées sur une hauteur de 4 m. Elles ont des plans différents, circulaires et semi-circulaires. Il s’agirait d’habitations « individualisées ». Nous envisageons que ce bâtiment communautaire ait été construit à l’intérieur de l’espace domestique. La structure de cet établissement, déjà connue pour une douzaine de constructions circulaires et semi-circulaires, résulte d’un projet spatial émanant d’une réflexion sur l’espace occupé où un travail collectif doit être envisagé (Fig. 5).
8Le bâtiment a livré des outils en silex et deux crânes prélevés dans une fosse cylindrique, interprétée par Danielle Stordeur comme une inhumation secondaire au fond d’un trou de poteau (Stordeur, 2000a et 2000b ; Stordeur et Abbès, 2002).
9La rareté des installations culinaires pose une autre question. Ce genre d’installation a été identifié seulement dans la maison EA 23 au niveau I/Est. Le matériel de mouture n’est présent que dans une des deux pièces. Il s’aligne le long du mur mitoyen. Il est possible que certains bâtiments considérés comme domestiques aient servi à un usage « communautaire » comme la préparation de repas communs.
Le bâtiment communautaire polyvalent ou EA 30
10Ce bâtiment de plan circulaire pluricellulaire, enterré sur plus de 2 m de profondeur, a été mis au jour dans le niveau II/Ouest. Il mesure 7,50 m de diamètre intérieur à la base des murs et 6,80 m de diamètre intérieur au sommet, soit une surface de 40 m² (Stordeur et Margueron, 1998 ; Stordeur et Abbès, 2002). Les murs ont été conservés sur 2,60 m de hauteur. L’espace intérieur a été subdivisé en six petites cellules par deux murs porteurs et des murets. Ces cellules se trouvent en face d’une banquette et une cellule centrale est située au milieu comme un grand espace polygonal (cellule 1). Les cellules 2, 3 et 7 sont plus petites et limitées par des murets plus bas (Stordeur et Abbès, 2002) (Fig. 6). La présence d’outils en silex, d’os, de meules et de restes fauniques démontre qu’elles ont abrité diverses activités. En revanche, les cellules 4, 5 et 6 sont plus grandes. Elles sont limitées par des murs porteurs. À l’intérieur, les murets sont plus hauts. Les cellules sont vides, excepté l’une d’entre-elles qui a livré quelques grains d’orge. La cellule a probablement servi au stockage. La cellule 5, en particulier, n’est accessible que par un hublot qui est trop petit pour laisser passer un homme. Il est seulement possible d’y accéder par l’intérieur du bâtiment, à partir de la pièce centrale (cellule 1).
11Le bâtiment a été construit à partir d’une fosse circulaire d’environ 7,50 m de diamètre et de 2 m à 2,50 m de profondeur, ce qui correspond à l’extraction de 110 m3 de terre. Ces données nous permettent d’estimer qu’une quantité de 150 à 200 tonnes de terre a dû être excavée et déblayée avant la construction du bâtiment (environ 1,5 à 1,8 tonne par m³) (Stordeur et Margueron, 1998 ; Stordeur et Abbès, 2002). Une organisation collective est fortement probable pour la construction d’un tel bâtiment. Une dizaine d’habitations sont disposées en arc de cercle sur une large place isolée autour d’un large espace collectif du bâtiment communautaire. De plus, deux « places » devaient unifier les bâtiments domestiques dans la partie nord et sud de l’habitation. Nous insistons sur le fait que le bâtiment communautaire représente l’élément central du tissu villageois (Fig. 7). L’organisation spatiale est directement hiérarchisée autour de ce « bâtiment collectif à usage de stockage » (EA 30). Il a été subdivisé en plusieurs cellules multifonctionnelles. Il se trouve précisément au milieu de l’organisation spatiale du village. L’espace autour du bâtiment EA 30 possède donc une signification économique et également sociale.
12Un squelette sans crâne a été mis au jour dans la pièce centrale du bâtiment collectif EA 30 du niveau II/Ouest alors qu’un crâne a été déposé à proximité (Fig. 7) (Stordeur et Abbès, 2002). Trois autres crânes isolés ont été retrouvés dans le niveau du PPNA-PPNB ancien (niveau II/Ouest) environnant le bâtiment EA 30. Un dernier crâne a été déposé au-dessous d’un foyer extérieur dans l’espace collectif du niveau II/Ouest. Ils possèdent des traces de chauffe à leur base (Stordeur et Abbès, 2002).
Le bâtiment monocellulaire enterré ou EA 53
13Ce bâtiment de plan circulaire monocellulaire a été mis au jour dans le niveau I/Est (Stordeur et Margueron, 1998 ; Stordeur et Abbès, 2002 ; Stordeur et al., 2000 ; Stordeur, 2012). Il mesure 7 m de diamètre à l’intérieur et a été enterré sur 2 m de profondeur (Fig. 8). Ces proportions correspondent à une excavation et un déblaiement de 110 à 150 tonnes. Les murs ont été construits sur 0,50 m de hauteur à partir de la surface du sol bâti du village. Ils comportent une banquette adossée au mur intérieur sur tout le périmètre qui mesure 0,80 m à 1 m de large, formant ainsi un hexagone équilatéral de 2,50 m de côté. Un grand espace vide est situé au centre. Aucune fonction de stockage n’est envisageable. Ce bâtiment est de type « public » (Stordeur et Abbès, 2002).
14Le décor gravé sur l’enduit de la banquette et des poteaux, dont des lignes sinueuses verticales terminées par un triangle évoquant des serpents ou une symbolique de l’eau, est spécifique et peut être mis en relation avec ceux qui ont été identifiés sur les piliers de Tell Abr 3 (Yartah, 2004) et de Göbekli Tepe (Schmidt, 2010). Des bâtiments domestiques de plan sub-rectangulaires ont été identifiés à l’est et au nord du bâtiment. La surface fouillée étant restreinte, il est fortement possible que ce bâtiment ait aussi été entouré par des bâtiments domestiques.
15En dépit d’un espace vide autour du bâtiment, ce dernier ne semble pas moins « isolé » que les « bâtiments greniers ». Le village qui entourait le bâtiment EA 53 a été exploré sur près de 300 m2. Une dizaine d’habitations ont été disposées en arc de cercle autour d’une large place isolée. Le bâtiment public semble être l’élément central du tissu villageois avec son espace collectif. Malgré une fonction à l’évidence différente des autres bâtiments collectifs, cet édifice est lui aussi au cœur de l’organisation spatiale. Nous signalons également la présence d’une place unifiant les bâtiments domestiques à l’est du bâtiment EA 53.
Le bâtiment aux stèles aux vautours, le bâtiment monocellulaire enterré EA 100
16Ce bâtiment de plan circulaire monocellulaire a été mis au jour dans le niveau I/Ouest. En mauvais état de conservation, nous ne pouvons donner ses dimensions (Fig. 9). Nous savons que ce bâtiment était enterré et était équipé d’une banquette, adossée au mur, ornée de dalles gravées et de stèles qui lui donne son nom : le bâtiment aux stèles aux vautours (Stordeur et Margueron, 1998 ; Stordeur et Abbès, 2002 ; Stordeur et al., 2000). Son architecture semble être similaire à celle du bâtiment EA 53.
17Par ailleurs, ce niveau a également livré trois bâtiments domestiques. Toutefois, il nous est impossible d’identifier une liaison spatiale entre les bâtiments communautaires et les bâtiments domestiques. Nous signalons la présence d’une cuisine dans la maison EA 54, au niveau I/Ouest. Elle a livré du matériel de mouture : deux meules encore dans leur support et un troisième support était sans doute lui aussi muni d’une meule (Stordeur et Willcox, 2009). Un bâtiment semi-circulaire adossé au mur de EA 54 semble servir au stockage, élément le plus important de ce niveau. Nous signalons donc que le stockage prend sa place dans ou autour des cuisines (Stordeur et Willcox, 2009). Dans ce cas, il est possible que les bâtiments communautaires perdent leur fonction économique (stockage) et jouent désormais un rôle sans doute social dans l’organisation socioéconomique et sociopolitique du village.
Conclusion
18Un certain nombre de bâtiments domestiques et cinq bâtiments « communautaires », dont deux ont été utilisés sur deux niveaux (EA 7 au niveau I-II/Est et EA 30 au niveau II-III/Ouest), ont été découverts dans la partie est et ouest du site sur douze niveaux d’occupation (Stordeur et Abbès, 2002 ; Stordeur, 2012). Des bâtiments domestiques ont été construits autour ou à proximité des bâtiments communautaires et une distinction architectonique et spatiale est très visiblement présente entre les bâtiments domestiques et les bâtiments communautaires. Le mode de construction des bâtiments domestiques est simple, ils ont été construits de manière austère sur des plans similaires. En revanche, la construction des bâtiments « communautaires » étant plus complexe, avec des plans variés, elle implique un travail collectif plus important. Ces bâtiments « communautaires » sont toujours insérés dans des places délimitées par des habitations. Le village s’organise autour d’eux. L’impression générale est celle d’un village ouvert ponctué de places cernées par des habitations. De plus, des groupes de maisons nécessitent, dans certains cas, une place secondaire les unifiant et, dans d’autres cas, les maisons ont été installées directement autour de l’espace collectif. Au centre de ce tissu, les bâtiments collectifs (grenier et lieu de réunion) sont nettement placés à « l’abri ». Trois espaces sont donc perceptibles : l’espace privé (maison), l’espace collectif d’un groupe de maisons (« place ») et les bâtiments communautaires avec leur espace collectif propre.
19L’organisation spatiale du site est alors hiérarchisée autour d’un « bâtiment collectif ». Ces bâtiments « collectifs » se trouvent au centre de l’organisation spatiale du village. Ils possèdent une importance économique matérialisée par des structures de stockage (« bâtiments collectifs » EA 7 et EA 30) et une importance sociale matérialisée par des bâtiments publics (EA 53 et EA 100) sans fonction économique directe ou du moins « archéologiquement » perceptible. Nous insistons toutefois sur une évolution du fonctionnement des bâtiments communautaires : à la fin de la transition PPNA-PPNB ancien, les bâtiments publics EA 53 et EA 100 remplacent les bâtiments communautaires et ceux-ci ne servent plus au stockage. À notre sens ce changement n’est pas seulement social, c’est un nouveau système économique qui apparait avec la disparition des bâtiments de stockage. La présence d’un bâtiment public est un marqueur social et économique essentiel pour une organisation « communautaire ». Le village s’installe toujours autour d’eux. Les maisons ont été unifiées autour d’une place et les espaces collectifs sont toujours présents, en étant associés à un bâtiment collectif s’installant au milieu d’un espace collectif. Nous signalons également que le bâtiment EA 7 a une importance vraisemblablement économique et sociale en raison de la présence de restes de céréales. De plus, la présence des trois bucranes a probablement une signification symbolique (Stordeur et Abbès, 2002).
20Nous retrouvons également des dépôts humains à la fois dans les bâtiments collectifs et dans les espaces collectifs. Les espaces domestiques sont exclus de ces pratiques au niveau I/Est et au niveau II/Ouest. Quel que soit le sens à donner à ce comportement, après leurs morts, certains individus « intègrent » l’espace collectif, lui-même au centre de la vie sociale et économique du village. Ils sont des médiateurs entre les générations et garantissent la continuité du système socioéconomique.
21Pour les restes culinaires, les « cuisines » sont rares ; une a été identifiée dans le bâtiment « collectif » EA 7 (Fig. 10 a), une autre dans le bâtiment « collectif » EA 30 (Fig. 10 b) et une dernière au sein du bâtiment « collectif » EA 100 (Fig. 10 c). Leur présence implique l’existence de cuisine de type domestico-collective. Les problèmes essentiels sont de savoir pourquoi les cuisines sont rares et pourquoi nous n’en trouvons qu’une seule par niveau. De plus, elles n’ont aucun lien direct avec un « bâtiment collectif » dans l’organisation spatiale. Il semble que les meules retrouvées in situ dans les « cuisines », de forme ovale, sont idéales pour la mouture des grains de céréales. Elles présentent un long usage pour la préparation des végétaux à la consommation. Ces installations suggèrent que le travail de mouture a dû être pratiqué à grande échelle et sans doute de manière très organisée. Danielle Stordeur et George Willcox explique que le matériel des « cuisines » a été installé à l’intérieur de la maison et que la mouture nécessite souvent trois meules distinctes avec trois bassins (Stordeur et Willcox, 2009). Cette association est particulièrement importante, elle traduit un travail effectué collectivement par et pour la communauté. Il est donc probable que « les cuisines » ont été construites à l’usage de la préparation de repas commun à grande échelle. Il s’agit donc de « cuisines collectives ».
22Ajoutons aussi que le stockage des céréales, à l’échelle communautaire, attesté dans certains bâtiments collectifs, démontre que le fonctionnement des structures de stockage se manifeste sous la forme « communautaire ». La préparation et la consommation collective des repas dans les « cuisines collectives » fait partie du même système « sociopolitique » avec les « bâtiments communautaires » au début de l’agriculture au PPNA-PPNB ancien à Jerf el Ahmar. Dans cette optique, nous considérons qu’il y a un lien direct entre le stockage, son organisation liée aux bâtiments collectifs et les cuisines.
23En synthétisant, l’agriculture provoque le développement d’un nouveau système pour l’organisation socioéconomique et spatiale du village. Ceci se manifeste sous la forme de stockage, de préparation et de consommation collective des végétaux dans des bâtiments collectifs parmi « les bâtiments communautaires » et les « cuisines collectives ». Les cuisines sont des bâtiments simplement fonctionnels, construits spécifiquement pour les activités culinaires. En revanche, les bâtiments « communautaires » sont des lieux essentiels de l’organisation spatiale du village. Ils font partie du même système socioéconomique au début de la domestication agricole. Nous constatons également qu’il ne s’agit pas d’un hasard si la distinction architecturale, entre bâtiments domestiques et bâtiments « collectifs », apparaît justement au moment des débuts de l’agriculture, lorsque la nécessité de stockage prend sans doute une forme nouvelle. Cela place l’activité agricole au centre des préoccupations villageoises et cela nous montre surtout les caractères foncièrement collectifs de l’action agricole. L’agriculture est l’affaire de la communauté et non pas de la cellule familiale. Il y a un lien direct avec les activités cynégétiques. Elles sont aussi pratiquées en groupe car des stratégies de subsistance imposent des règles sociales particulières. La construction de « bâtiments collectifs », de « cuisines collectives » et leurs valorisations traduisent une valorisation du groupe lui-même.
Bibliographie
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10.3406/paleo.2004.1017 :Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologies et Sciences de l’Antiquité. Titre de la thèse : Le culte du crâne dans son contexte stratigraphique et architectural au néolithique au Proche-Orient.
Directeur : Pascal Butterlin. Thèse soutenue le 7 octobre 2014.
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