Préface
p. 11-13
Texte intégral
1Dans l’historiographie, qui ne manquera pas d’être écrite un jour, des relations culturelles internationales, ce volume pourra être cité comme une étape notable, et pour le moins à trois titres. D’abord parce qu’il aura réuni les contributions d’une demi-douzaine de jeunes historien (ne) s auxquel (le) s on peut sans doute pronostiquer, et certainement souhaiter, un bel avenir dans la recherche. Ensuite parce que, et ce point est solidement argumenté dans l’introduction qui suit cette courte préface, on y trouvera quelque chose d’un manifeste, en faveur d’une histoire désormais organisée, raisonnée et ambitieuse – bref, une histoire majeure – de la diplomatie culturelle. Enfin, et c’est le point qu’il m’importe ici de développer, parce qu’il est l’occasion de poser, à partir du champ volontairement restreint qui est le sien, une série de questions auxquelles, à n’en pas douter, la production historique future, et même prochaine1, donnera une série de réponses documentées. À vrai dire, la problématique n’a pas sensiblement changé depuis cette année 1991 où s’ouvrait dans le cadre de l’institut d’Histoire du Temps Présent un premier séminaire consacré exclusivement à ce thème2. L’agenda de la recherche est toujours résumable en trois approches, respectivement formelle, fonctionnelle et conjoncturelle.
2La première approche est essentiellement affaire de typologie. Elle restitue la diplomatie culturelle dans un cadre singulièrement plus large, dont les objets d’étude peuvent s’interpréter comme les résultantes de couples antithétiques, qui sont d’abord autant d’échelles graduées. L’axe officiel/privé permet, comme l’avaient déjà montré Alain Dubosclard, Christine Okret ou Dominique Trimbur dans des travaux antérieurs, de souligner l’originalité du statut et par là du rôle historique joué par des organismes mixtes comme les Alliances françaises, les British Institute ou les établissements religieux. L’axe structuré/informel conduit à placer sous le vocable de la relation culturelle aussi bien l’institution la plus centralisée (telle la « DG » française) qu’à l’autre extrême la figure mythique acculturée (il faudra, par exemple, dans quelques années, aborder en historiens l’histoire de la pénétration du modèle anglo-saxon d’halloween dans les sociétés européennes « continentales »). L’axe massif/ponctuel suppose que le chercheur sache prendre en compte aussi bien un phénomène de transfert culturel de l’ampleur des grands mouvements de diffusion musicale populaire de la seconde moitié du XXe siècle que le cas, apparemment restreint mais pas nécessairement sans enjeu, de la diffusion de telle œuvre singulière (ou de tel œuvre singulier) au sein d’une culture étrangère. Quant à l’axe éphémère/durable, il oblige à rendre compte aussi bien d’un effet de mode sans grand lendemain que d’une forme culturelle-spirituelle appelée à un enracinement durable. De ces quatre croisements il est dès lors assez facile de déduire trois grandes catégories de relation, allant de la plus institutionnelle, qui est aussi la plus volontariste – celle qui fait l’objet des études rassemblées ici –, à la plus sociale, la plus diffuse, celle des courants culturels transnationaux, qui culmine dans la forme, éminemment problématique, de l’acculturation, en passant par la catégorie intermédiaire des « échanges culturels » proprement dits, de la philosophie d’Heidegger à la Nouvelle cuisine. On jugera de l’ampleur du chantier !
3À quelque catégorie que l’objet de l’analyse appartienne – et cela vaut donc déjà pour ceux qui ont été examinés par les contributeurs de ce volume –, il importe ensuite que soit éclairé le fonctionnement de la relation, autour d’un questionnement apparemment simple, digne des interrogations élémentaires de Quintilien : qui ? quoi ? vers qui ? dans quel sens ? et, en définitive, pourquoi ?
4Comme le laisse au reste entendre l’introduction de ce volume, il est possible que la question la plus excitante demeure la plus ordinaire, celle qui vise à identifier les agents de la relation. Il faut dire que la médiation ici en action est multiforme. La diplomatie culturelle elle-même ne saurait se limiter aux institutionnels que sont les ministres, diplomates, responsables d’établissement et militants d’association ; elle ne peut ignorer ne serait-ce que le rôle joué par les professions culturelles spécialisées (traducteurs, chercheurs, éducateurs, éditeurs et autres journalistes) ou par les intermédiaires économiques du négoce international de l’art, y compris du spectacle vivant. Mais l’élargissement de la perspective à l’ensemble des échanges et des mouvements culturels, de l’international au transnational, amène à prendre aussi en considération ces médiateurs sociaux, plus ou moins conscients et organisés, que sont les professionnels du tourisme, les touristes eux-mêmes, les voyageurs de toute sorte, les résidents temporaires et les immigrés de tout statut, organisés ou non en « colonies » plus ou moins intégrées à la culture autochtone. L’établissement d’une rigoureuse géopolitique de ces intermédiaires rend ensuite beaucoup plus simple la réponse aux questions qui, du coup, en découlent presque naturellement : celle des objets de la relation (systèmes de concepts, savoirs, formes d’expression) comme celle de ses méthodes, toujours à mettre en relation avec le ou plutôt les publics visés (l’idéal, le réel, l’induit, l’imprévu...). Le problème, évidemment crucial, du « sens » ultime de la relation est dès lors à entendre doublement. En bonne fonctionnalité, il s’agira d’abord d’une mise à plat des circuits de la prise de décision, particulièrement éclairante dans des cas paroxystiques comme ceux étudiés par Laurent Grison, Laurent Jeanpierre ou Pierre Journoud, y compris dans les subtils effets de retour (feed back) dont l’histoire des transferts culturels est prodigue. Mais la quête du sens prend une tournure proprement philosophique quand la mise à plat portera sur les valeurs que la relation véhicule. Tout laisse à penser que la représentation nationale se donne ici à lire avec une netteté exceptionnelle, dans le double mouvement d’hypertrophie et de censure que, pour le coup, favorise le statut de la diplomatie culturelle, étant entendu que ce que, de son côté, la société civile adopte ou rejette d’une culture étrangère en dira aussi beaucoup sur les deux identités en jeu (ce dernier mot s’impose).
5On insistera moins sur la troisième approche, la plus évidente, celle à laquelle l’historien est le mieux préparé, l’approche conjoncturelle. L’introduction qui suit soulève l’intéressante question de savoir si la diplomatie culturelle ne serait pas un phénomène essentiellement associé au XXe siècle, temps du grand affrontement d’États-nations sûrs d’eux-mêmes et tendanciellement dominateurs – si ce n’est en grande crainte d’être dominés, ce qui revient au même. Une enquête ultérieure devra vérifier cette hypothèse ; elle la nuancera peut-être, en amont sinon en aval. Rien là, en tous les cas, qui retire une once d’intérêt à l’affinement d’une périodisation où l’on devrait retrouver, à l’heure des bilans historiographiques comparés, les grandes scansions de l’histoire générale : le XIXe siècle finissant, moment fondateur, à n’en pas douter, pour les institutions, du moins celles correspondant à l’ère des États-nations modernes, l’entre-deux-guerres de la grande guerre civile européenne 1914-1941, où les crispations totalitaires ne doivent pas occulter l’internationalisation en profondeur des échanges et des courants, le temps de la guerre froide, où l’acculturation transnationale met à mal une diplomatie culturelle sur la défensive, enfin une fin de siècle de plus en plus clairement dominée par les logiques d’une mondialisation.
6Encore ne faut-il pas se méprendre sur la signification intellectuelle de ce dernier phénomène, devant lequel il importe au chercheur de forger des instruments d’analyse ad hoc – et, sans doute, au diplomate culturel, loin de se faire hara-kiri, de forger des instruments d’action tout aussi adaptés, mais ceci est une autre histoire. Après un instant d’incertitude à la mode, chacun est de nouveau bien convaincu que, tant que l’espèce humaine survivra, on n’assistera jamais à la « fin de l’Histoire » ; tout laisse à penser que, mondialisation ou pas, il restera encore entre les individus et entre les sociétés assez de différences et, tout simplement, pour commencer, de contradictions, pour que la « culture », comprise ici comme complexe de représentations spécifique à un groupe social, continue à circuler, loin de toute inertie, constamment changeante et changée, à l’instar du fleuve d’Héraclite.
Notes de bas de page
1 On annonce dans ce domaine pour les deux ou trois prochaines années plusieurs numéros spéciaux de revues, journées d’études et colloques.
2 Histoire des relations culturelles internationales, sous la direction de Pascal Ory de 1991 à 1997 et depuis de Pierre Milza, Marie-Anne Matard et Laurence Bertrand Dorléac. l’ihtp était en 1991 dirigé par Robert Frank.
Auteur
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
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