Chapitre III. Morphologie du pouvoir mandataire
p. 75-114
Texte intégral
1Au lendemain de la Grande Guerre, le droit international public accouche d’une institution nouvelle, le mandat, sensée ajuster aux exigences nouvelles du wilsonisme un partage territorial de type impérialiste. L’idée germe dans l’esprit du général Smuts, ministre de la Défense de l’Union sud-africaine, qui propose d’établir sur les anciennes colonies allemandes et dans les territoires non turcs de la partie asiatique de l’ex-Empire ottoman, une tutelle provisoire, exercée par un mandataire au nom de la communauté internationale. Une résolution dans ce sens est adoptée par le Conseil des Dix le 30 janvier 1919, qui deviendra l’article 22 du Pacte de la SDN adopté par la conférence de la paix le 28 avril 1919, et inclus dans le texte du traité de Versailles du 28 juin 1919. Dans ce texte, la SDN chargeait un État particulier d’agir en son nom et pour son compte, suivant les prescriptions d’une charte spéciale. L’alinéa 4 de l’article 22 spécifiait le principe du mandat de type A, relatif aux territoires détachés de l’Empire ottoman : « Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman (Syrie-Palestine-Mésopotamie) ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’aux moments où elles seront capables de se conduire seules ». Le mandat international était ainsi conçu comme un régime transitoire préparant à l’indépendance, et assorti d’une simple tutelle d’aide et de conseil.
2On a vu dans les chapitres précédents, comment le partage du Moyen-Orient en mandats français (Syrie et Liban) et britanniques (Palestine et Mésopotamie), loin de procéder de la « mission sacrée de civilisation » mise en avant dans l’article 22 du Pacte de la SDN, s’enracinait au contraire au cœur des ententes interimpérialistes du temps de guerre (accords Sykes-Picot), se confirmait en dehors de toute participation arabe (conférence de San Remo), pour finalement se résoudre, dans le cas français, en une épreuve de force (occupation de la zone Est). Au reste, le droit international enregistre l’inévitable affadissement du principe mandataire et, afin de ne pas accuser un contraste trop important avec la politique effectivement conduite par la France au Levant, ouvre un certain nombre de vannes juridiques à l’écoulement sans entrave de l’interventionnisme mandataire. C’est ainsi que la charte de mandat, définitivement rédigée et adoptée par le Conseil de la SDN le 24 juillet 1922, et officialisée le 29 septembre 1923, ménageait à la puissance mandataire de multiples filières d’ingérence. La France était ainsi invitée à favoriser « les autonomies locales dans toute la mesure où les circonstances s’y prêteront » (art. 1), tandis que l’article 11 couvrait les multiples aspects de son régime d’occupation militaire (la puissance mandataire pouvait maintenir ses troupes sur place, faire supporter une partie des frais d’entretien de ces forces par les territoires sous mandat, et lever des « milices locales » pour assurer le maintien de l’ordre tout en évitant les inconvénients politiques liés à la formation d’une armée régulière de caractère national). Par ailleurs, la puissance mandataire monopolisait les relations extérieures de la Syrie et du Liban (art. 3), et avait la haute main sur la politique fiscale et douanière de ces États (art. 11, alinéa 2). Enfin, si la France devait élaborer « un statut organique pour la Syrie et le Liban » dans un délai de trois années (art. 1), aucune indication n’était donnée quant à l’expiration de l’exercice du mandat. Dans ce cadre juridique peu contraignant, comment fonctionnait concrètement la machine politique et administrative du mandat ? Et au sein de cette architecture générale de l’appareil mandataire, quelle place et quel rôle spécifiques assigner au Service des Renseignements du Levant ?
Une architecture mandataire complexe1
Le morcellement des pouvoirs locaux
3La loi sur les vilayets de 1864 avait marqué une étape importante dans le mouvement de réforme du XIXe siècle ottoman2. À travers la cascade hiérarchisée des circonscriptions qui était alors mise en place, les dirigeants ottomans entendaient favoriser la propagation de l’onde réformatrice du centre jusqu’aux provinces. À cette fin, l’empire était d’abord organisé en vilayets (wilāya, pl. wilāyāt), ayant à leur tête un vali (wālī) représentant le gouvernement central3. C’était là le cadre fondamental de la nouvelle géographie politique et administrative de l’empire, fonctionnant à l’occasion comme un laboratoire des réformes, avec l’érection de provinces modèles comme par exemple celle du Danube, initialement modelée par Midhat Pacha, le père de la constitution de 1876. Chaque vilayet s’organisait ensuite en une cascade de circonscriptions emboîtées les unes aux autres, et ayant chacune à leur tête un représentant du pouvoir central : le sandjak (sanjak) d’abord, correspondant au département et dirigé par un mutessarif (mutaṣarriƒ) ou préfet ; le caza (qadā’) ensuite, correspondant à un arrondissement et administré par un caymakam (qā’im maqām) ou sous-préfet, le nahié (nāḥiya) ou mudirié (mudīrriyya) enfin, correspondant au canton et administré par un mudir (mudīr). En deçà, le maillage administratif se greffait sur les communautés locales qui élisaient, sur la base du village ou du quartier urbain, un mukhtar (mukhtār), assisté d’un conseil des anciens. Un aspect important de cette législation fut la création, à chaque niveau de la nouvelle hiérarchie administrative, de conseils consultatifs permanents, associés aux représentants de l’État dans la gestion des affaires locales. Composées à la fois de fonctionnaires nommés et de représentants élus parmi les principaux notables de la région, ces assemblées constituèrent l’un des principaux modes d’intégration des élites locales au fonctionnement administratif et politique de l’empire, et partant, l’un des creusets de cette aristocratie provinciale de service mentionnée au chapitre précédent. Enfin, à côté de ces assemblées restreintes, un conseil général du vilayet, où chaque sandjak était représenté par quatre délégués, se réunissait tous les ans pour une session de 40 jours au maximum.
4À la base, le mandat hérite ainsi d’un maillage administratif clé en main, opportunément aligné sur le gabarit de l’organisation départementale française. L’échelon des vilayets ne survit cependant pas aux nouvelles conditions politiques du début des années 1920. Les vilayets sont d’abord démantelés de l’extérieur par l’atrophie de l’espace syro-libanais sous le coup des nouvelles contraintes internationales. Au nord, l’affirmation diplomatique de la Turquie kémaliste (accord d’Ankara d’octobre 1921) soustrait au rayonnement d’Alep l’anévrisme cAyntab-Marash et le liseré qui, par Urfa, courait le long du piémont de l’Anti-Taurus, derniers vestiges anatoliens de l’immense vilayet d’Alep qui à l’origine s’étendait également sur la Cilicie4. L’amputation politique et administrative se doublait ici de la perte plus redoutable encore d’un hinterland économique majeur du commerce alépin. Au sud, la définition des mandats britanniques sur la Palestine et la Transjordanie, à la suite notamment de la conférence du Caire de mars 1921, sanctionnait le démembrement du vilayet de Syrie à partir du Yarmuk (le caza cAjlun – Irbid – passant sous administration britannique), et du vilayet côtier de Beyrouth à partir de l’ancien sandjak d’Acre5.
5L’espace des vilayets va ensuite être remanié de l’intérieur, par le découpage politique qu’impose la puissance mandataire dans le cadre de cette promotion des autonomies locales qui constitue le fond de son projet politique au Levant6. À ce dernier titre, la clé de voûte du système repose sur la constitution d’un État du Grand-Liban, solennellement proclamé par le général Gouraud le 1er septembre 1920. Pour la France, suivant en cela les revendications de sa clientèle maronite, il s’agit de favoriser l’organisation d’un territoire économiquement viable, par le rattachement de régions utiles à l’ancienne Montagne libanaise, et politiquement sûr, c’est-à-dire en prenant soin de maintenir malgré tout une majorité chrétienne7. Au cœur maronito-druze du « Petit-Liban » de 1861, sont ainsi rattachés la ville de Beyrouth, le sandjak de Sayda et son arrière-pays de population chiite – le Djebel cAmil –, ainsi que Tripoli et son hinterland immédiat du cAkkar à dominante sunnite. Plus à l’est enfin, la riche plaine de la Bekaa, majoritairement chiite, que prolongent plus au sud les cazas sunnites de Rashaya et Hasbaya, sont également rattachés au Grand-Liban au détriment de l’ancien vilayet de Syrie.
6Mais cette extension territoriale, qui garantit au nouvel État une façade maritime et un arrière-pays céréalier, n’est pas sans modifier radicalement les équilibres communautaires du pays. Alors que les seuls Maronites représentaient 60 % de la population de la mutaṣarrifiyya, l’ensemble des communautés chrétiennes ne représentent plus en 1922 que 55 % de la population du Grand-Liban (les Maronites 33 %). Pour l’heure, ce bouleversement du paysage communautaire ménage à la puissance mandataire un rôle opportun d’arbitre, consacré par la nomination d’un gouverneur français, le capitaine de frégate Trabaud, qui reçoit non seulement la responsabilité de l’exécutif, mais se voit également confier l’initiative des lois. L’instauration d’une timide Commission administrative de 12 membres nommés ne paraît pas en mesure d’infléchir cette tendance lourde de l’administration mandataire directe. Sa suppression au printemps 1922 au profit d’un Conseil représentatif de 30 membres élus ne change rien à l’affaire : « Tous [les Libanais] réclament l’extension des pouvoirs de l’assemblée législative, et de nouvelles élections, celles de 1922 ayant été faussées avec les candidatures officielles, sous pression du gouvernement. C’était la gendarmerie qui était chargée de convoquer les électeurs et de surveiller leur vote »8.
7Plus au nord, dans le prolongement méridien du Grand-Liban, la montagne alaouite va de la même manière servir de base à la création d’un Territoire autonome des Alaouites, promulgué par arrêté du 31 août 19209. Centrée sur l’ancien sandjak de Lattaquié, auquel sont rattachés un certain nombre de territoires rognés au nord et à l’est sur l’ancien vilayet d’Alep, cette entité alaouite s’étend surtout vers le sud, où elle annexe l’essentiel de l’ancien sandjak de Tripoli, à l’exception de la ville elle-même et du cAkkar, rattachés comme on l’a vu au Grand-Liban. L’entité alaouite est directement gouvernée par un représentant français qui porte alors le titre d’administrateur du territoire. Le premier titulaire du poste, le colonel Niéger, réprime durement la résistance conduite par le cheikh Salih al-cAli, et organise le territoire dans le cadre d’un régime d’administration directe pure et dure. Outre le maintien de l’ordre, le représentant français est en effet investi de l’ensemble des pouvoirs administratifs et budgétaires. À cette fin, il groupe sous son autorité une vingtaine de conseillers et inspecteurs techniques français qui forment la haute administration du territoire. Comme au Liban, les populations ne sont représentées que par une Commission administrative de 12 membres nommés par l’administrateur français, et « dont le rôle se limitait dans la pratique à faire sur un questionnaire écrit les réponses qui leur étaient suggérées au crayon »10. En juillet 1922, dans la perspective de l’organisation d’une fédération syrienne, le territoire des Alaouites est élevé à la dignité d’État, et le représentant français prend alors le titre de gouverneur. L’année suivante, un Conseil représentatif alaouite est mis en place, dont le quart des membres restent nommés par le gouverneur français. Pour le reste, les premières élections d’octobre 1923, solidement encadrées par les officiers français, font ressortir des candidats unanimement favorables à la puissance mandataire.
8L’intérieur syrien est quant à lui divisé en deux États autonomes, correspondant en gros aux deux anciens vilayets ottomans d’Alep et de Syrie, comprimés par la définition internationale des territoires sous mandat français, et amputés des régions rattachées au Grand-Liban et au Territoire des Alaouites. À la différence des États côtiers, les gouvernements y sont formellement indigènes. À Alep, c’est un homme de la vieille génération hamidienne, Kamil Pacha al-Qudsi, qui est nommé gouverneur de l’État. Ancien colonel de l’armée ottomane ayant dirigé les services secrets du « sultan rouge » à Alep pendant de longues années, son influence reste cependant limitée parmi les grands notables de la ville. Aux yeux des autorités françaises, son principal mérite réside dans son hostilité déclarée au régime faysalien11. A Damas au contraire, c’est au cœur de la grande notabilité urbaine que les responsables mandataires vont chercher le gouverneur de l’État, en la personne de Haqqi Bey al-cAzm. Issu d’une prestigieuse famille damascène qui s’était érigée en une quasi-dynastie de valis dans le courant du XVIIIe siècle, il représente l’exemple type de cette aristocratie provinciale de service déjà rencontrée. Sous l’autorité des gouverneurs, un collège de directeurs constitue, dans chacun des deux États, la haute administration syrienne. Népotisme et clientélisme commandent alors un jeu complexe de nominations en cascade et de distribution des charges, sous les yeux bienveillants des responsables mandataires qui veillent à ce que cette recomposition des équilibres entre notables conforte le rang, l’influence et la fortune des familles ralliées au mandat12.
9C’est à l’automne 1923 qu’une amorce de représentation délibérative est créée, avec l’institution, dans chacun des deux États, d’un Conseil représentatif élu, tenant tout à la fois de l’ancien conseil général de vilayet prévu par la loi ottomane de 186413, et des assemblées indigènes organisées au même moment en Afrique du Nord pour canaliser l’opposition légaliste, assemblées locales algériennes quelque peu dopées par la loi Jonnart de février 1919, ou section indigène du grand conseil de gouvernement tunisien réorganisée en 1922. Ces organismes étaient néanmoins soigneusement tenus en main par les autorités mandataires. Celles-ci les contrôlaient soit indirectement, par le biais du gouverneur qui disposait seul du droit d’initiative, soit directement, en prononçant la nullité de toutes les délibérations sortant du cadre des compétences qui leur étaient statutairement et limitativement reconnues. Le haut-commissaire ayant par ailleurs le droit de suspendre une session ou même de dissoudre purement et simplement le conseil, on comprendra que ces assemblées ne pouvaient que très difficilement jouer un rôle de tribune politique, s’enfermant plutôt dans un rôle de défense des intérêts des grands propriétaires fonciers qui constituaient en effet l’essentiel de leurs membres.
10Dernière touche à ce tableau de l’organisation politique et administrative des États du Levant sous mandat, l’évocation de deux régimes spéciaux d’autonomie, aménagés au bénéfice de particularismes locaux soustraits de la sorte à l’autorité des oligarques d’Alep et de Damas. Au nord-ouest d’abord, un régime administratif spécial est institué pour la région d’Alexandrette, érigée pour l’occasion en sandjak autonome que gouverne un mutessarif indépendant du gouverneur d’Alep, mais serré de près par un délégué français. Né des négociations franco-turques de 1921, ce statut garantissait en outre à la communauté turcophone de la région un certain nombre d’avantages culturels et de facilités économiques14. Au sud de la Syrie enfin, le particularisme druze va servir de point d’appui à la constitution d’une ultime entité politique autonome. C’est le lieutenant-colonel Catroux, alors délégué du haut-commissaire à Damas, qui prend l’initiative de cette création. Au terme de négociations menées avec les principaux clans et les dignitaires religieux de la montagne, un traité franco-druze est signé le 4 mars 1921, précisant l’organisation du nouvel Etat et la nature de ses relations avec l’autorité mandataire15. A sa tête, un gouverneur indigène est désigné au terme d’un processus où interfèrent recherche d’un consensus entre les clans et approbation des autorités mandataires. En mai 1921, les chefs druzes réunis à Suwayda, capitale du nouvel État, s’entendent sur la personnalité de Salim al-Atrash, ultérieurement confirmé dans ses fonctions par le haut-commissaire qui lui confère pour l’occasion le titre d’émir. La France garantissait le maintien de l’autonomie druze vis-à-vis de la Syrie, et s’engageait à respecter le particularisme des institutions locales. Elle n’entretenait sur place qu’une mission de conseillers techniques et un seul représentant politique, l’officier interprète Trenga, détaché de la délégation française de Damas. L’installation d’une petite garnison française à Suwayda au cours de l’été 1921 complète le dispositif.
Les services centraux du haut-commissariat pour seul organe commun
11Au sommet de l’édifice mandataire, le haut-commissaire voit ses pouvoirs spécifiés par un décret présidentiel du 23 novembre 1920. Il est le représentant de la République française en Syrie et au Liban, et aucun lien de subordination ne le rattache à la SDN, dont le seul interlocuteur reste le gouvernement français, en particulier les Affaires étrangères, ministère de tutelle de l’administration mandataire. Sur place, il n’est pas uniquement le chef des services de tous ordres créés pour impulser les réformes administratives et techniques, mais pratiquement, concentre dans ses mains l’ensemble des pouvoirs politiques, législatifs et militaires, que Lyautey avant-guerre s’efforçait au contraire de partager, au moins formellement, avec le makhzen marocain16. De fait, un véritable contre-pouvoir indigène ne paraît guère pouvoir éclore à l’abri des cadres politiques dont viennent d’être dotés les territoires sous mandat.
12Pour l’assister dans la direction politique des affaires syriennes et libanaises, Gouraud dispose d’un Cabinet politique qu’il confie au commandant Canonge, un ancien des confins algéro-marocains et du SR du Maroc17. Le cœur en est constitué par la « Direction du Service des Renseignements », qui centralise toutes les informations qui remontent des délégations ou parviennent de l’extérieur. Intimement liée à cette direction, la Section d’études a en charge l’établissement d’une documentation de base sur les territoires de mandat, et la mise en mémoire des informations recueillies par le SR. Pendant les premières années de l’expérience mandataire, elle constitue également le cadre au sein duquel sera organisé un stage de formation pour les officiers de renseignements. Troisième composante du cabinet politique tel qu’il fonctionne au tout début des années 1920, le service de la presse et de la propagande, parfois appelé section d’information18. Son action vise à la fois la presse locale (surveillance et censure, rédaction de revues de presse, attribution de subventions), et la presse métropolitaine (accueil des journalistes de passage, rédaction d’articles, orchestration de campagnes de presse). Enfin, outre les deux services annexes du chiffre et du drogmanat, le cabinet politique du haut-commissariat abrite également la direction de la Sûreté générale, qui a en charge la surveillance des étrangers et des passeports, la police du port de Beyrouth, la surveillance de la propagande bolchevique, ainsi que la répression du trafic des stupéfiants et le contrôle de la prostitution.
13Parallèlement à cette colonne vertébrale politique, se déploie toute la machinerie administrative et technique du mandat. À l’instar des colonies et protectorats, un secrétariat général du haut-commissariat, initialement confié à Robert de Caix, est chargé de piloter l’ensemble. Il assure, au nom du haut-commissaire, la direction de tous les services civils sécrétés par l’administration mandataire. À la différence du Maroc, où les services bourgeonnent à partir d’un noyau fondateur de trois directions (secrétariat général, Finances et Travaux Publics), on organise d’emblée au Levant une douzaine de directions, services ou autres inspections, qui prennent en main, on pourrait presque dire confisquent, les destinées des États sous mandat.
14Trois grands pôles peuvent être distingués. L’appareil mandataire s’érige d’abord en poste de pilotage de l’économie syro-libanaise : le cerveau en est la puissante direction des Finances qui prépare le budget du haut-commissariat, serre de près ceux des États, définit la politique fiscale et monétaire, et assure la liaison avec le capitalisme, français notamment, représenté par les organismes bancaires ou encore l’administration de la Dette Publique Ottomane. Dans son orbite, gravitent la direction des Douanes, le Contrôle des chemins de fer et des sociétés concessionnaires, la direction des Travaux Publics et celle de l’Agriculture. Le mandat s’efforce ensuite de préciser, et partant de contrôler, la définition juridique et diplomatique de la personnalité syro-libanaise. À cette fin, il fait fonctionner un bureau des Études législatives et du contentieux, un Bureau diplomatique et une direction de la Justice. Enfin, à travers l’action de ses directions de l’instruction publique, de l’Hygiène et des œuvres, et de l’Archéologie et des beaux-arts, le mandat investit l’éducation et la santé, l’école et la médecine, le social et la culture. Ce faisant, il s’inscrit bien sûr dans le prolongement des traditions françaises au Levant, mais répond également à une stratégie globale de contrôle social.
15Dans ces années 1920, coincées entre guerre totale et crise mondiale, l’État « légal-rationnel »19 prolifère par la bureaucratisation, démultiplie sa compétence technologique, investit le champ économique (l’État entrepreneur) et déborde dans le social (l’État-Providence). Morcelés et dotés de compétences dérisoires, les fragiles pouvoirs locaux que la puissance mandataire organise sur place, ne sauraient effectivement prétendre au statut d’État. C’est là le cœur même de la stratégie mandataire. En tant qu’organe commun à cette pluralité d’autonomies locales, le haut-commissariat s’impose comme le seul et unique canal d’acquisition de l’outillage étatique : en Syrie et au Liban au début des années 1920, le pouvoir d’État, c’est le pouvoir mandataire. De fait, la politique de morcellement à l’extrême pratiquée par la puissance mandataire, ne cristallise pas uniquement la rancœur des opposants syriens, prêchant l’unité et l’indépendance désormais intimement liées dans le discours nationaliste. Elle s’attire également l’hostilité plus mesurée des notables ralliés ou résignés au mandat, privés de toute capacité instrumentale à agir sur la société par ces moyens modernes que l’offre techno-bureaucratique ne cesse pourtant de perfectionner, mais qui, en Syrie et au Liban, restent confisqués par la toute-puissante administration mandataire.
16Au cours du premier semestre 1921, l’idée germe, avancée notamment par Catroux, d’instituer un commencement d’organisation fédérale indigène, susceptible de masquer un tant soit peu la monopolisation du pouvoir d’État par la haute administration mandataire. Il faudra néanmoins attendre une année encore avant que ne soit créée, le 28 juin 1922, la fédération des États de Syrie, regroupant les gouvernements de Damas, d’Alep et des Alaouites. Un Conseil fédéral de 15 membres est alors mis en place, par la réunion de cinq délégués de chacun des trois conseils représentatifs. Dans une note de juin 1921, Robert de Caix précisait la portée réelle de l’institution, censée n’octroyer des libertés « qu’au compte-gouttes d’un régime d’hygiène politique pour mineur »20. De fait, la fédération ne sera en mesure d’arracher au pouvoir mandataire qu’un nombre restreint de services : administration postale, capitaineries du port, etc. Elle reste en revanche totalement exclue de l’administration hautement stratégique des douanes, véritable pompe financière qui, par le biais du discret circuit du « budget des recettes à répartir » (sous-entendu entre les différents États par la direction des Finances du haut-commissariat), continue de soustraire du contrôle des États, une part pourtant essentielle de leur richesse nationale21. Qui plus est, la fédération est politiquement piégée en janvier 1924 par le retrait de la délégation alaouite, qui entend protester ainsi contre le vote d’une motion réclamant l’unité syrienne. Quelques mois plus tard, le 2 avril, le conseil représentatif des Alaouites réclame la rupture du lien fédéral et le maintien de l’autonomie administrative et politique de l’entité alaouite. La fédération sera officiellement dissoute le 5 décembre 1924. Tandis que l’État alaouite recouvre sa pleine autonomie, les anciens gouvernements d’Alep et de Damas sont définitivement réunis pour former l’État de Syrie.
17Minée par le particularisme alaouite savamment entretenu par la puissance mandataire, sans prise réelle sur les leviers modernes du pouvoir d’État, la fédération syrienne n’a pas été en mesure de s’ériger en contre-pouvoir à la toute-puissance du haut-commissariat, qui continue d’exercer de la sorte un quasi-monopole sur la machinerie politique et administrative des territoires sous mandat. Guidés par des soucis d’économie budgétaire, les milieux parlementaires français s’inquiètent de cette omniprésence qui paraît devoir entraîner la prolifération bureaucratique du mandat. C’est le sens des critiques exprimées par Jonnart à la tribune du Sénat au retour de son voyage d’enquête de 1921 :
« Quand on débarque à Beyrouth, on aperçoit, dominant la grande ville, une énorme bâtisse qu’on appelle le sérail, c’est-à-dire le palais de l’administration. (...) Et dès qu’on pénètre dans le sérail, il semble qu’on se retrouve dans un des ministères les plus peuplés de Paris. À côté du haut-commissaire adjoint, il y a autant de conseillers français qu’il y a de ministres et de sous-secrétaires d’État en France. Chaque conseiller veut avoir son bureau : de ci, de là, des conseillers adjoints, des conseillers stagiaires, des employés, des dactylographes, beaucoup de dactylographes »22.
18Qu’en est-il réellement du caractère tentaculaire de l’administration mandataire ? En 1922, le nombre de fonctionnaires français en poste au Levant ne dépassait pas 500 agents23. À titre de comparaison, on comptait au début du protectorat marocain un peu plus de 1 500 fonctionnaires coloniaux, pour une population deux fois plus importante. Néanmoins, cette présence acquiert au début des années 1920 une visibilité toute particulière, pour au moins trois raisons. Les difficultés budgétaires tout d’abord, qui aiguisent le regard de l’opinion sur les dépenses de l’État. La fâcheuse réputation du personnel détaché au Levant ensuite, qui demanderait cependant à être vérifiée24. Le caractère fort disparate de ces agents enfin, à qui aucune doctrine d’ensemble ne fut inculquée, et qui ne disposèrent jamais d’un véritable statut25. De fait, l’instabilité des cadres et les rivalités de chapelles ne furent sans doute pas de vains « maux » et, à n’en point douter, apportèrent leur lot d’arguments aux contempteurs du tout administratif.
19Mais l’omnipotence de l’administration mandataire n’est pas uniquement un effet d’optique, mettant en exergue un mal français, le fonctionnarisme, que les contemporains sont prompts à condamner. Elle participe également d’un mouvement bien plus profond d’affirmation de l’État qui, dans les situations coloniales, trouve peut-être un cadre particulièrement propice à son développement. Pour le Maroc, l’hypertrophie numérique de l’appareil colonial, et la ramification profuse de son encadrement techno-bureaucratique ont été clairement démontrées26. Malgré les précautions prises par Lyautey pour sauvegarder une sphère de pouvoir spécifique au sultan, la montée en puissance de l’État « néo-chérifien » finit par surclasser et par noyer le makhzen. Seulement, s’ils évoluent bien dans la même direction, protectorat marocain et mandat syrien n’empruntent pas exactement le même cheminement. En dépit d’un personnel beaucoup moins nombreux27, l’émergence d’un État colonial hypercentralisé a néanmoins été possible dans le Levant des années 1920, parce que dès le départ, il n’était d’autre pouvoir que l’administration coloniale elle-même, libre de faire jouer à plein et sans égard sa surpuissance technique : « Mais la masse des services du haut-commissariat, le partage des responsabilités entre un grand nombre de bureaux, l’exclusion de tout élément indigène dans leur composition, bref, une machine gouvernementale hypertrophiée pour un corps politique réduit, engendrent les défauts inhérents à toute bureaucratie paperassière et centralisée »28.
L’infiltration des pouvoirs locaux
20L’appareil mandataire ne se contente pas d’étouffer les pouvoirs locaux par le haut. Il s’infiltre dans les autonomies locales, les noyaute obliquement, et les concurrence à la base. Auprès des « États » autonomes, le haut-commissariat entretient en effet des délégations, dont le chef porte le titre de délégué du haut-commissaire auprès de l’État où il a ses fonctions. Il a sous ses ordres tout un personnel de fonctionnaires adjoints, officiers, rédacteurs, drogmans, etc. Ce sont les agents en quelque sorte directs du mandat. On a vu que dans les États côtiers, le représentant français exerçait en même temps et officiellement les fonctions de gouverneur, ce qui instaurait plus ou moins la haute administration directe du territoire par les services de la délégation. Dans les États syriens de l’intérieur, les délégations sont au contraire juxtaposées aux organismes gouvernementaux indigènes, ce qui ne signifie naturellement pas l’indépendance de ces derniers. Outre l’omnipotence de l’administration mandataire centrale, il est localement des liens qui soumettent organiquement les gouvernements syriens aux délégations françaises. En amont, c’est le délégué lui-même, en accord avec le haut-commissaire, qui nomme le gouverneur. En aval, toutes les décisions prises par le gouverneur doivent être préalablement soumises au délégué. Les décisions du gouverneur, qu’elles soient suggérées ou non par le conseil représentatif, aux compétences d’ailleurs étroitement surveillées, ne deviennent exécutoires qu’une fois revêtues du visa du représentant français.
21Les délégations interviennent ensuite de façon oblique, en fixant des alvéoles au sein même des directions locales, par le biais des conseillers techniques qui y sont détachés. Ceux-ci sont nommés, après proposition du haut-commissaire ou de son délégué, par les autorités syriennes, et rétribués par les budgets locaux. Ils font ainsi juridiquement partie des administrations locales, et représentent les agents en quelque sorte indirects du mandat. Leur rôle est d’apporter aux directeurs syriens leur expertise technique dans les domaines de la Police et de la Gendarmerie, des Finances, de la Justice, des Travaux Publics, de l’Enseignement, bref, d’assurer le transfert de toute la technologie de l’État moderne. Or, la technicité croissante des questions traitées, la nécessité de les appréhender le plus souvent de façon globale, à l’échelle de l’ensemble des territoires sous mandat, font que ces prétendus conseillers techniques agissent en fait comme les agents directs des toutes-puissantes directions centrales du haut-commissariat et, partant, s’imposent comme les véritables directeurs des services techniques locaux29.
22Outre le contrôle politique exercé par le haut et l’insertion latérale de la tutelle technique, le pouvoir mandataire cherchait enfin à s’infiltrer dans l’armature administrative de base. C’est dans cette optique que Robert de Caix et ses collaborateurs avaient initialement imaginé la création d’un corps de « conseillers contrôleurs », spécialisés dans l’exercice de la tutelle administrative. Comment, après l’échec du décret portant création de ce corps, exercer malgré tout un contrôle administratif à la base, sans disposer des fonds nécessaires pour la rétribution du personnel civil adéquat ? C’est là qu’intervient le SR du Levant, c’est-à-dire ce réseau déjà en place d’officiers disséminés sur l’ensemble du territoire, et ayant pour mission de renseigner le commandement dans un contexte encore troublé par les révoltes et le banditisme, tout en exerçant à titre provisoire un certain nombre de charges administratives. Lorsqu’au début de 1922, il devient clair que le gouvernement a définitivement enterré le décret des « conseillers contrôleurs », les responsables mandataires décident, « pour maintenir aussi économiquement que possible le rouage [du contrôle administratif] aux frais du haut-commissariat, de le laisser confié à des officiers dont l’Armée paierait la solde et le haut-commissariat les indemnités »30.
23Mais comment concilier le principe d’une tutelle sinon légère, du moins discrète, avec l’arborescence d’une administration militaire dont les échelons inférieurs étaient naturellement portés, et structurellement encouragés pourrait-on dire, à pratiquer une réforme par le bas, synonyme le plus souvent d’intervention directe ? Réfléchissant sur l’organisation à donner aux territoires sous mandat, l’intendant militaire Copin, ancien administrateur de la zone TEO-Ouest, avait mis l’accent, dès le début de l’année 1920, sur les dangers d’un contrôle administratif exercé depuis la base :
« L’obligation stricte de ne pas administrer mais de conseiller et de surveiller l’administration locale paraît entraîner la nécessité de ne pas juxtaposer à cette dernière des contrôleurs français à poste fixe dans ses échelons inférieurs. Il faut prendre garde qu’on y placerait nécessairement ceux qui sont à la base de la hiérarchie, c’est-à-dire des hommes jeunes, actifs, animés de l’ardeur des néophytes et impatients de déployer leur activité, et il serait à craindre qu’auprès de fonctionnaires locaux de rang subalterne tels que les caymakams et les mudirs actuels, ils ne soient entraînés par leur tempérament et amenés, par la force des choses, à s’écarter de la formule du mandat, dans le sens d’une tendance à l’exercice de l’administration directe »31.
24Dans sa thèse écrite en pleine insurrection druze, l’auteur syrien Edmond Rabbath isole un autre élément de cette détermination en quelque sorte structurelle de l’administration directe des cazas : « Dans les cazas, l’officier de renseignements cumule aussi les fonctions de conseiller administratif, c’est-à-dire d’agent local du mandat. Les deux conditions confondues dans une même personne produisent ce résultat inéluctable de renforcer une autorité politique déjà démesurée, et de la faire déborder en un abus de pouvoir qui se résout dans les circonscriptions rurales, ignorantes, intimidées, en administration directe pure et simple »32. En dotant le contrôle administratif d’une forte charge coercitive, en l’entraînant jusqu’aux niveaux les plus humbles de l’organisation des territoires sous mandat, cette confusion des fonctions de sécurité et d’administration aurait ainsi favorisé l’encellulement disciplinaire des communautés rurales, c’est-à-dire la formation de petites poches de « contrôle social total », court-circuitant par le bas l’autorité déjà bien fragile des gouvernements locaux.
25Ce glissement insidieux sur la pente de l’administration directe, rien ne l’exprime mieux que le rôle joué par les officiers de renseignements dans l’équipement de base de leur circonscription. L’officier se mue alors en intendant omniprésent et sourcilleux, modelant l’aménagement sommaire du pays, dessinant le réseau vicinal, inspirant un premier schéma d’urbanisme. En tournée d’inspection, le lieutenant-colonel Mortier, alors directeur du SR, se félicite « des grands progrès réalisés dans l’embellissement de la localité de Masyaf (alignement et pavage des rues, adduction d’eau potable) sous l’impulsion du lieutenant Vuilloud » ; à Safita, il reproche au contraire à l’officier local de manquer d’autorité : « C’est ainsi qu’il a fallu l’intervention personnelle du capitaine Jarnias pour obtenir l’adhésion de la municipalité aux travaux d’alignement indispensables de la grande rue du bourg »33. L’historien, cependant, se doit d’insister sur l’ambivalence de cette « royauté patriarcale »34, qui fait de l’officier de renseignements, non seulement l’introducteur de nouvelles disciplines dans les cazas, mais aussi un agent de développement, et de temps à autre, le représentant attentif des communautés locales, confrontées à la puissance des grands propriétaires fonciers ou aux excès de l’administration gouvernementale.
26Organisée autour des grandes lignes directrices que l’on vient d’évoquer, la complexe architecture mandataire avait finalement réussi à neutraliser les pouvoirs locaux, piégés par les multiples captures politico-administratives et techno-bureaucratiques du dispositif colonial. Mais ainsi protégé, le pouvoir mandataire ne risquait-il pas de se perdre à son tour dans les méandres de sa propre complexité ? De fait, les multiples aspérités du cadre institutionnel faisaient bel et bien peser un risque majeur sur la cohérence politique du projet mandataire. Pour s’en convaincre, il faut aller au-delà de la carapace juridique, et pénétrer plus avant dans le tissu organique du mandat. À cet égard, le SR du Levant, puisqu’il est le seul service mandataire à exercer ses compétences sur l’ensemble des États syriens, aussi bien transversalement (tous les territoires sont concernés) que verticalement (du Cabinet politique du haut-commissaire à l’officier de caza), paraît devoir constituer un excellent révélateur des éventuelles fêlures internes du mandat. Il est temps d’opérer la biopsie de cet organe vital du dispositif mandataire.
Un service hiérarchisé mais peu articulé
Une apparente cohérence
27Au premier regard, le SR du Levant se présente sous la forme d’un réseau hiérarchisé de bureaux et de postes qui, en gros, respecte les échelons administratifs et épouse les contours politiques du cadre mandataire. On a vu qu’à Beyrouth, la Direction du SR constituait le cœur du Cabinet politique du haut-commissaire. Dans chacune des délégations des États, cette direction entretient des antennes qui, de la même manière, jouent le rôle de cabinet politique du délégué. À Damas, Alep et Lattaquié, ces antennes coiffent à leur tour les bureaux de renseignements des sandjaks et, en deçà, les postes des cazas. À ces échelons subalternes, les officiers de renseignements, parés des fonctions de conseillers administratifs, doublent les mutessarifs et les caymakams indigènes, et constituent ainsi de façon indifférenciée, l’échelon de base du SR et de l’administration mandataire. Ainsi conçu, le service rassemble en 1922, c’est-à-dire après le désengagement de Cilicie, environ 70 officiers.
28Il ne s’agit pas là, bien évidemment, d’un appareil statique. Il est au contraire animé par un mouvement constant d’échange d’informations, que ce soit de haut en bas de l’échelle hiérarchique, sous la forme d’ordres, de notes de service, etc., ou en sens inverse, à partir des cazas, par la remontée des renseignements. Dans ce dernier cas, ce flux se matérialise d’abord au niveau des délégations par la rédaction d’un rapport écrit et quasi quotidien, le bulletin de renseignements, faisant la synthèse des informations acheminées par divers canaux depuis les cazas (câblogrammes, messages radio, colombophiles, et de plus en plus téléphoniques, services postaux de la gendarmerie). Ces bulletins de délégation sont ensuite envoyés à la direction de Beyrouth, où aboutissent également les informations venues des postes extérieurs, Le Caire, Istanbul et Jérusalem surtout. Le bulletin hebdomadaire ou bi-hebdomadaire qui est alors rédigé poursuit un mouvement ascendant et parvient enfin aux ministères parisiens de tutelle, la Guerre (état-major, 2e Bureau, section d’Orient puis du Levant) et les AE (Direction des affaires politiques et commerciales, sous-direction d’Asie-Océanie jusqu’en 1925-1926, d’Afrique-Levant ensuite).
29Les transformations du cadre politique intervenues en décembre 1924 avec la dissolution de la fédération syrienne, et la constitution consécutive d’un État de Syrie, ne bouleversent pas fondamentalement l’organisation du service. Dans l’ancien État d’Alep, devenu pour l’occasion vilayet d’Alep, le représentant français prend désormais le titre de délégué-adjoint du haut-commissaire, mais continue d’échanger directement sa correspondance avec le haut-commissariat, sans passer par le canal de son collègue et en principe supérieur hiérarchique de Damas, le délégué du haut-commissaire auprès de l’État de Syrie. De la sorte, le SR du vilayet d’Alep continue de dépendre directement de la direction de Beyrouth. Enfin, le SR du sandjak d’Alexandrette reste placé sous l’autorité du chef du SR du vilayet d’Alep, alors même que dans la nouvelle organisation politique, le sandjak ne dépend plus d’Alep, mais est directement rattaché au nouvel État de Syrie35.
30Au total, cette physionomie générale du service, qui résiste aux modifications politiques de la fin 1924, présente toutes les garanties d’un réseau hiérarchisé et centralisé qui, à partir de Beyrouth, se décline en trois grandes directions régionales – Lattaquié, Alep et Damas – dont les deux dernières entretiennent respectivement des antennes à Alexandrette et Suwayda. À cette cohérence morphologique, il faut ajouter l’apparente cohésion d’un personnel dirigeant qui présente tous les traits d’une véritable équipe, soudée par l’identité de la condition militaire et la participation à une entreprise commune, entamée dans les campagnes coloniales de l’entre-deux-siècles et consacrée par l’épopée marocaine36. Premier haut-commissaire, le général Gouraud a derrière lui, comme on sait, une longue carrière coloniale, qui l’a notamment conduit au Soudan, en Mauritanie et au Maroc enfin, où il fut l’un des plus proches collaborateurs de Lyautey. Comme on l’a vu, Gouraud confie son Cabinet politique au commandant Canonge, qui apparaît à ce titre comme le véritable organisateur du SR du Levant. Né à Grenoble en 1883, Michel Canonge passe par Saint-Cyr d’où il sort en octobre 1904. À partir de cette date, il sera constamment sur la brèche dans les confins algéro-marocains, où il sert quasiment sans interruption jusqu’à l’été 1911. L’année suivante, il rejoint naturellement Lyautey à Rabat et est affecté à la Direction du SR du Maroc, affectation qu’il conserve jusqu’au déclenchement de la guerre37.
31Dans les États syriens nouvellement créés, les postes clés de délégués sont également tenus par des officiers présentant le même profil. À Alep, le général de Lamothe a ainsi derrière lui plus de huit années de Sahara et d’AI en Algérie, trois en Tunisie, quatre au Congo français (dans le territoire du Chari en particulier, où il prend part au volet congolais du « plan Tchad »), et bien entendu, une longue expérience du Maroc où il arrive en mai 1911. Il y restera durant sept années, placé au cœur du dispositif des « grands caïds » qui tient le Sud marocain à partir de Marrakech38. Aux Alaouites, vont se succéder le colonel Niéger et le général Billotte. Le premier est un pur saharien, totalisant plus de 18 années de présence en Algérie. Après avoir rejoint les AI en 1902, il prendra part à la fameuse traversée de l’erg Chech, conduite par Laperrine au retour de la reconnaissance de Taoudenni (mars-juillet 1906)39. Le général Billotte, qui lui succède aux Alaouites durant l’été 1921, avant de remplacer de Lamothe à Alep en novembre 1922, combine un profil d’officier d’état-major (il sort de l’École de Guerre en 1909 avec le numéro 6/99), et un parcours colonial également significatif, dans son chapitre extrême-oriental notamment. C’est ainsi qu’il séjourne pendant près de cinq années au Tonkin, avant d’être affecté au Cabinet militaire de Lyautey entre avril 1913 et mai 191540. Lorsqu’il arrive à Damas, le commandant Catroux s’appuie sur un parcours tout aussi diversifié. Après un premier séjour en Algérie, au 2e Étranger, il rejoint l’Indochine où il sert d’abord dans la haute région du Tonkin, avant d’être affecté à Saigon, au Cabinet militaire du gouverneur Paul Beau. En février 1906, il est de retour dans l’Est algérien, où il prend part, sous les ordres de Lyautey, aux colonnes d’Oujda de 1907. À partir de 1911, il est détaché au gouvernement général d’Alger. Au sortir d’une longue captivité au fameux camp d’Ingolstadt, il prend la tête de la mission militaire du Hedjaz en avril 1919, avant d’être appelé à Damas comme chef de la délégation française41.
Les ferments de la division
32Le bel ordonnancement de l’appareil mandataire ne résiste pourtant pas à l’examen approfondi de son fonctionnement réel. En pratique, le haut-commissariat n’est guère en mesure d’émettre une véritable impulsion directrice et continue, du fait d’abord des absences prolongées et répétées de son premier titulaire, le général Gouraud. Celui-ci en effet, passe régulièrement l’hiver et le début du printemps à faire le siège des bureaux parisiens, afin d’obtenir les dotations budgétaires qu’il estime nécessaires à son action. C’est ainsi qu’entre juillet 1920, date d’occupation de l’intérieur syrien, et avril 1923, date d’entrée en fonction de son successeur, Gouraud passe en moyenne près de cinq mois par an en France42. Au surplus, Gouraud n’en impose pas par sa personne. Il n’est pas comme Lyautey, le suzerain d’une zāwiya, le chef que l’on sert au sens quasi féodal du terme. L’ombre de Lyautey plane d’ailleurs sur cette première équipe du mandat, et pèse sans aucun doute sur le rayonnement du premier haut-commissaire. Le général de Lamothe, on le sent bien, sert en Syrie par défaut : « Les Syriens ne me font pas oublier les Marocains, ni Beyrouth, Marrakech », écrit-il à peine arrivé au Levant43. Lorsqu’en 1923, il apprend son affectation dans l’ouest algérien, il est presque soulagé, et s’en ouvre à Lyautey en ces termes : « 11 me plaît de revenir dans cette Oranie où j ’ai fait mes premières armes africaines et où je serai le voisin immédiat du Maroc, qui reste mon bled d’élection. (...) Vous êtes resté pour moi le “Patron” »44. Quant au général Billotte, il n’hésite pas à dénigrer Gouraud au cours de discussions avec son état-major à Alep : « Gouraud a cherché à plaire au Gouvernement et à désarmer l’opposition Bérard. Il est discrédité au Quai d’Orsay qui donne des ordres sans lui demander son avis. (...) C’est un pantin qui tient d’autre part à sa situation matérielle et aime la parade »45.
33La cohésion de l’équipe dirigeante souffre ensuite de ne pouvoir se rabattre sur le secrétaire général, Robert de Caix, dont le pouvoir croissant au sein de l’administration centrale du haut-commissariat se bâtit sinon en opposition ouverte, du moins en concurrence directe avec les prérogatives du personnel militaire du haut-commissariat. Robert de Caix, en effet, n’était pas uniquement chargé de faire tourner la machine techno-bureaucratique, à l’image de Tirard par exemple, le secrétaire général du protectorat marocain, un « as » de l’ingénierie administrative, mais qui n’intervenait pas directement dans le champ politique. Au contraire, on a vu que Robert de Caix avait été pendant la guerre le véritable inspirateur de la politique des autonomies locales, et son instigateur décisif au début de l’année 1920. Nommé par le Quai d’Orsay, le secrétaire général du haut-commissariat voyait du reste sa compétence politique reconnue par le décret présidentiel du 23 novembre 1920, qui lui déléguait automatiquement tous les pouvoirs du haut-commissaire. De fait, Robert de Caix réunissait dans ses mains des attributions qui, au Maroc, relevaient d’une part du secrétaire général proprement dit, et d’autre part du Délégué général à la Résidence.
34Or, avec les absences répétées du général Gouraud, la mainmise de Robert de Caix sur l’administration centrale du haut-commissariat n’allait cesser de croître, avant finalement de déborder sur les compétences du Cabinet politique du commandant Canonge. C’était là, dans l’esprit du secrétaire général, l’évolution normale de l’appareil mandataire, qui devait progressivement se transformer en un organisme civil :
« Il faut bien se rendre compte que si cette paix [avec la Turquie] est signée, en dehors de la nécessité d’envoyer quelques bataillons pour en finir avec la révolte continuelle des Alaouites, (...) il n’y aura plus rien à faire ici pour les militaires et il faudra entrer dans la voie de la séparation complète du commandement des troupes qui resteront et du contrôle administratif de ce pays. Ceci entre nous bien entendu, car de pareilles vues feraient scandale (...). Je pense quelquefois en riant que j’aurais une jolie documentation en sortant d’ici pour écrire un grand ouvrage intitulé “Certitude et candeur militaires” »46.
35Si la présence des officiers restait incontournable dans les États syriens ou aux Alaouites, l’administration centrale du haut-commissariat et l’organisation du Grand-Liban devaient dès à présent tendre vers le régime civil. C’est ainsi que Robert de Caix prend en main les affaires libanaises, instaure très tôt un contrôle administratif civil dans les districts (nouvelle appellation des sandjaks au Liban)47, et ne ménage pas son soutien au controversé capitaine de frégate Trabaud, gouverneur français que « rien ne désignait pour un poste administratif de cette importance [et qui] était uniquement l’exécuteur des ordres de M. de Caix »48.
36L’emprise croissante du secrétaire général dans le fonctionnement du Cabinet politique n’a rien d’un coup de force institutionnel. En tant que deuxième fonctionnaire du mandat multipliant les intérims du haut-commissaire, Robert de Caix exerçait en effet sur le Cabinet politique une autorité reconnue par Gouraud : « ... mon Cabinet politique continuant à [fonctionner] sous ma direction immédiate, et sous celle de mon secrétaire général, en dehors de qui aucun travail politique n’est entrepris et poursuivi, mon chef de Cabinet politique lui rendant compte, avant même d’être reçu par moi, de toutes les affaires en cours »49. Simplement, cette autorité interdisait dès le départ une évolution finalement à peine esquissée, à savoir l’organisation, à partir du Cabinet politique, d’une véritable Direction des Affaires politiques, sur le modèle de celle qui fonctionnait alors à Rabat. De fait, en mars 1921, c’est d’abord la section d’information (presse et propagande) qui est arrachée aux compétences du Cabinet politique pour être transférée au Cabinet du secrétaire général50. L’année suivante, les compressions budgétaires et la maladie du commandant Canonge51 accélèrent l’atrophie du service, qui voit péricliter sa section d’études et disparaître du même coup le stage de formation des officiers de renseignements52. A cette date, il ne reste de l’ancien Cabinet politique qu’une direction du Service des Renseignements, qui s’apparente plus à un outil de gestion administrative du service (comptabilité, personnel, rédaction des BR), qu’à une véritable direction politique à proprement parler. Le lieutenant-colonel Capitrel, nommé chef intérimaire du SR au mois de mai 1922, s’il dispose d’une bonne connaissance des affaires du Levant (il est en Syrie depuis plus de trois ans), est d’ailleurs beaucoup plus un brillant officier d’état-major qu’un véritable spécialiste de politique indigène53.
37Dans ces conditions, on comprend que le SR du Levant, qui constituait pourtant l’armature du mandat dans les États autonomes, ait pu être décrit plus tard par un de ses anciens membres, comme « un corps peu articulé, ne recevant pas d’impulsion à sa tête »54. Effectivement, au début des années 1920, l’identité du service ne pouvait guère se forger par le haut, depuis la direction centrale de Beyrouth ; et de fait, libre cours fut laissé au développement dans les États autonomes d’expériences divergentes, et même pour une large part concurrentes, d’administration des affaires indigènes. La carte à suivre le montre bien qui souligne l’existence de ce que l’on pourrait appeler une géographie différentielle du SR du Levant. On y repère clairement deux grands modes d’organisation du service, révélateurs peut-être de deux styles politiques, deux façons différentes de concevoir l’exercice du mandat.
Le modèle nord-occidental d’administration militaire
38L’organisation du SR dans les États d’Alep et des Alaouites présente une évidente similitude morphologique, dans la mesure où ces territoires sont véritablement quadrillés par le réseau des postes de renseignements. On y voit se ramifier, à partir des bureaux des délégations de Lattaquié et d’Alep, toute l’arborescence d’un appareil militaro-administratif qui, dans les cazas, finit par libérer cette tentation structurelle de l’administration directe déjà signalée. Dans la zone d’Alep, l’encadrement des populations par les officiers du SR est d’autant plus serré qu’il s’appuie sur une organisation territoriale partageant la région « en autant de secteurs [militaires] qu’il existe de postes d’officiers de renseignements, de telle sorte que les limites du secteur correspondent à celles de la zone d’action confiée à un officier du SR, correspondant elles-mêmes à celles des circonscriptions administratives »55. On comprend dès lors que le SR d’Alep fasse figure, aux yeux même des militaires français, d’« arche sacro-sainte »56, où convergent, dans la plus pure tradition coloniale, commandement militaire, direction politique et contrôle administratif. Comme le remarque très justement Pierre Fournié, l’emploi des termes « SR de la 2e Division » dans les arrêtés du haut-commissariat, alors même que l’on écrivait par ailleurs « SR de Damas », est significatif de cet état de fait57.
Distribution spatiale des postes SR au 1er janvier 1922

CADN, fds Beyrouth mandat, 437
39Quant à l’État des Alaouites, la mainmise des officiers de renseignements sur l’administration locale répondait en fait à la haute autorité du gouverneur militaire français. Dans les sandjaks, les officiers remplissaient ainsi les fonctions des « administrateurs-délégués » prévus par l’arrêté constitutif du territoire (arrêté 337 du 1er septembre 1920), dont l’article 18 précisait en outre, dans une inversion complète du principe mandataire, qu’ils étaient simplement « assistés » par les mutessarifs. Quant aux « conseillers » français chargés de contrôler l’action des caymakams, ce furent de la même manière des officiers du SR. La nomination d’un gouverneur civil à partir de 192 358, et la séparation consécutive de la direction politique et du commandement des troupes du territoire, ne modifièrent en rien le style de gouvernement pratiqué aux Alaouites. Au début des années 1930, le territoire pouvait encore passer pour le conservatoire des méthodes de la première administration mandataire :
40« J’ai, à maintes reprises, écrit ainsi en 1932 le gouverneur civil des Alaouites, attiré votre attention sur les services spéciaux – ces termes sont particulièrement appropriés – que me rendent les officiers détachés dans le Gouvernement. Leur tâche est différente de celle qui leur est assignée dans les autres États sous mandat. En l’absence de cadre indigène qualifié, absence qui se fera sentir encore pendant des années, ce sont eux qui sont les véritables caymakams ou mutessarifs. Non seulement ils tiennent le pays au point de vue politique (...), mais ils assurent le bon fonctionnement des services administratifs ; et si l’on a obtenu dans cette région la paix complète depuis douze ans, si un peu plus de régularité dans le fonctionnement des services y est observée, c’est à eux que cela est dû »59.
L’alternative Catroux à Damas
41Nommé délégué du haut-commissaire auprès du gouvernement de Damas, le commandant Catroux allait définir avec brio, et appliquer avec succès, une tout autre politique, empruntant à Lord Cromer une technique de pouvoir, l’art de la dissimulation, et à Lyautey une vision politique, l’instauration d’un État musulman accédant à la modernité sans rompre l’ordonnancement de la société, ni dissoudre le socle culturel de son identité60. Pour cela, Catroux cherche d’abord à s’appuyer sur un pouvoir local doté de toutes les « apparences de l’indépendance »61. C’est là un thème récurrent dans sa correspondance avec Gouraud : « Aujourd’hui comme en tout temps, en Orient, nous ne pourrons que nous féliciter de respecter la forme et de soutenir la fiction de l’indépendance nationale »62. Dans la scénographie du pouvoir, tout est fait pour entretenir la prestance du gouvernement local : « C’était d’ailleurs à cette fin que j’avais décidé de m’abstenir d’apposer mon contreseing au bas des décrets et des lois émis par le gouvernement. C’était dans le même souci que j’avais soin dans les cérémonies officielles organisées par ce gouvernement, de céder le pas à son chef »63.
42Le maintien de cette fiction passe par l’élaboration d’un mécanisme souple et léger d’intervention mandataire, qui prend la forme d’une impulsion discrète, plus ou moins informelle, échappant en tout cas aux trop voyants canaux administratifs : « Le mandataire agit par le moyen de suggestions, propositions, concertations préalables sur des projets émanant tant de lui-même que du gouvernement local, inspection et vérification des décisions prises en commun ». Cette méthode, Catroux la résume plus loin d’une formule bien sentie : la délégation de Damas, écrit-il à Gouraud, doit être « un organe à fins administratives, mais à moyen d’action politique »64. Cette méthode impliquait l’effacement structurel de l’appareil mandataire. De fait, Catroux ne dispose que d’un personnel réduit. Au niveau gouvernemental, il se contente de détacher sept conseillers techniques, qui sont, insiste-t-il, autant que ses propres collaborateurs, ceux des directeurs syriens65.
43Quant à l’administration locale, elle est comme ailleurs contrôlée par les officiers de renseignements, mais selon des modalités radicalement différentes de celles rencontrées dans le nord de la Syrie. Première différence, la rupture de tout lien organique entre le SR et l’état-major de la 3e division du général Goybet. Cette indépendance totale du service vis-à-vis du dispositif militaire d’occupation, Catroux la réclame avec force, et l’obtient, dès le mois d’octobre 1920 : « Si vous n’adoptez pas cette solution [confier la délégation de Damas au général Goybet], je demanderais alors que les moyens politiques me reviennent dans la même mesure que ma responsabilité, c’est-à-dire entièrement, et que le SR passe complètement à la Mission (...). Cette conception exclut à mon avis toute subordination directe du chef de la Mission à l’officier général [commandant la division] »66.
44Deuxième différence, qui apparaît clairement à la lecture de la carte, l’emprise territoriale du SR ne se résout pas en une prolifération de postes quadrillant l’espace des cazas, mais repose au contraire sur quelques points d’appui limités aux chefs-lieux de sandjak67. La présence des officiers à ce seul échelon de l’organisation administrative joue comme un cran d’arrêt à la tentation structurelle de l’administration directe. Moins nombreux (la délégation de Damas ne dispose que d’une quinzaine d’officiers sur les quelque 70 que compte l’ensemble du SR du Levant), « leur rôle, écrit Catroux dans ses mémoires, était tout de coopération et de conseil auprès des autorités syriennes provinciales sans qu’ils eussent le pouvoir de redresser éventuellement leurs fautes ou leurs erreurs. Ils m’en rendaient seulement compte aux fins d’intervention de ma part auprès du gouvernement central »68.
45Enfin, à la différence des postes de caza, où étaient affectés le plus souvent de jeunes lieutenants, les bureaux des sandjaks étaient généralement dirigés par des officiers supérieurs (les commandants Arlabosse à Damas et Le Boulanger à Homs), ou d’anciens capitaines (le capitaine Charles Terrier à Darca), plus pondérés et plus à même de s’imposer sans excès d’autorité : « Dans leurs rapports avec les indigènes, ils renonceront à tout caporalisme, à toute affectation de supériorité de race ou de culture. Bien au contraire, vis-à-vis des autorités, des chefs religieux, des notables, leurs relations seront celles qui doivent exister entre collaborateurs, entre gens cultivés et de bonne compagnie, avec tout le charme de l’urbanité et de la politesse françaises »69.
46C’est qu’en effet, la mise en place du système impliquait la collaboration de l’élite locale. Comme Lyautey au Maroc, Catroux cherche d’abord à la rassurer par la préservation de ses intérêts matériels. Dans ses mémoires, Catroux insiste sur l’importance que revêtait à ses yeux le ralliement de l’« oligarchie des notables [de Homs et de Hama], possesseurs de véritables latifundia (...) et qui avaient appréhendé que l’avènement du mandat ne fût aussi celui du régime démocratique de redistribution des terres. Pour des raisons de politique, j’avais jugé nécessaire de les rassurer et pour les mieux acquérir, je leur avais consenti avec des garanties conservatoires, des satisfactions d’amour-propre »70. Pour faire pièce à l’activisme des bureaux du haut-commissariat qui envisagent la refonte du cadastre, Catroux intervient auprès de Gouraud de façon on ne peut plus claire :
« Vous voulez que l’indépendance des fonctionnaires syriens du cadastre soit sauvegardée, et que les terres de l’Etat et des paysans soient défendues contre les usurpations des notables. Or, il faut compter encore longtemps sur ces derniers qui sont le “pays politique”, et la masse que nous nous efforçons de protéger, inconsistante et versatile, sert trop facilement d’instrument entre leurs mains. (...) Jusqu’à la prospérité économique, nous sommes contraints de faire céder le pas à l’intégrité et au droit, en faveur de la politique »71.
47Catroux comprend enfin que pour asseoir ce gouvernement des notables, on ne peut se contenter de lui donner de la prestance ; il lui faut aussi une consistance nationale. Cette réflexion, rien ne l’illustre mieux que son projet de création d’une grande université arabe à Damas, qu’il pense pouvoir organiser à partir du noyau fondateur que représentaient les Écoles de médecine et de droit fondées par Faysal avant la chute de son royaume : « J’en avais pressenti le gouvernement de l’État de Damas ainsi que les représentants syriens de la pensée et j’avais rencontré chez eux un accueil empressé (...). Un programme d’ensemble fut dressé par le gouvernement de Damas orienté par mes services... »72. C’est dans un rapport du mois de mai 1921, que Catroux développe avec le plus de force les motivations d’un projet officiellement déposé au mois de février précédent. Deux grands enseignements peuvent être retirés de ce document73. Premier constat, qui n’est pas fait pour surprendre, une réflexion affûtée qui prend acte de l’éclosion d’un sentiment national dans l’Orient arabe :
« Certes, il nous serait possible de nous opposer pendant quelques années encore au courant qui porte la confuse nationalité syrienne à se constituer (...). Mais dans la lutte que nous entreprendrions contre l’idée nationale, il n’est point douteux que celle-ci ait finalement le dernier mot. N’est-il pas plus habile dès lors d’en prendre la direction au lieu de la combattre, de paraître y céder pour la mieux dominer et préparer son aboutissement de telle sorte qu’au lieu de se réaliser contre nous, elle nous soit redevable de son heureux succès ? Pour nous qui avons foi en le triomphe final du sentiment national chez les peuples, et qui croyons avoir pu noter les formes que ce sentiment revêt chez les Syriens, nous estimons que c’est cette dernière ligne politique que nous avons intérêt à adopter ».
48Mais, second constat, cette réflexion politique brillante, ambitieuse et même courageuse, n’en repose pas moins sur le conservatisme des représentations intellectuelles. À l’instar du dispositif d’entente franco-arabe négocié en janvier 1920, elle reste en effet tributaire de cette idéologie du « royaume arabe » évoquée au chapitre précédent. Ce soubassement intellectuel affleure à plusieurs reprises dans le document :
« La personnalité syrienne ou si l’on veut le génie syrien, sont faits de cet attachement traditionnel au milieu, à la langue, aux mœurs, et du regret admiratif d’un passé éphémère mais brillant. Que cette race aspire à retrouver l’éclat de la grande époque des Omeyyades, ce n’est point douteux, au moins chez les esprits qui constituent ici l’opinion. (...) Elle souhaite qu’il soit créé pour elle, par les bons offices d’un bienfaiteur, les conditions favorables à l’abri desquelles elle reprendra son développement : la sécurité, l’essor des affaires, de bonnes finances, un outillage intellectuel largement pourvu. (...) Car c’est une civilisation arabe qu’il s’agit de restaurer ».
49En tant qu’outil de régénération et de modernisation d’un Orient fécondé par l’influence civilisatrice de la France, l’État de Damas, tel que le conçoit Catroux, relève bien de cette idéologie du royaume arabe qui74, on l’a vu, tend à s’ordonner intellectuellement et à s’organiser effectivement autour de la grande notabilité citadine restaurée dans ses prérogatives. De fait, cette expérience, et la réflexion qui l’accompagne, portent en elles une partie du drame des années 1925-1927, lorsque Catroux, de retour au Levant en tant que chef du SR, ne reconnaîtra pas à la révolte syrienne cette légitimité nationale qu’il avait brillamment et même courageusement, mais peut-être déjà par anachronisme, réservée au monde des grands notables. C’est qu’au milieu des années 1920, la grande révolte syrienne recueillait en son sein, après qu’ils eurent mûri côte à côte dans l’exil, la filiation politique chérifienne d’une part, et l’héritage des comités populistes d’autre part, c’est-à-dire précisément les deux composantes du nationalisme arabe, concurrente pour la première et négatrice pour la seconde, de cette politique des grands notables que tentaient de réactiver quelques années plus tôt, les plus clairvoyants des responsables mandataires.
La contrainte budgétaire
50Dernier examen nécessaire à cette radiographie du pouvoir mandataire, prendre la mesure des flux budgétaires sensés irriguer l’organisme politique précédemment décrit. À cet égard, le sujet présente tous les éléments de complication souhaitables, rendant d’autant plus difficile, pour reprendre l’expression d’Alfred Sauvy, le passage du « comptable au significatif », c’est-à-dire de « l’inexact à l’à-peu-près »75.
Les règles d’un jeu complexe : le désordre des comptes en amont
51Au départ, tout paraît clair : les crédits ministériels sont ouverts par la loi de finances, c’est-à-dire le budget voté chapitre par chapitre par les deux assemblées, le 31 décembre au plus tard, et complété le cas échéant par des lois spéciales (ou collectifs budgétaires), accordant des crédits additionnels en cours d’exercice. Mais la Première Guerre mondiale a fait voler en éclats le cadre axiomatique des mécanismes budgétaires de la IIIe République. Le principe du vote préalable tout d’abord, contourné par la pratique des « douzièmes provisoires », qui permet d’avancer dans l’exercice en cours sans en avoir adopté le budget. De fait, le budget 1921 n’est voté que le 30 du mois d’avril. Celui de 1922 est arraché aux forceps dans les dernières heures du 31 décembre 1921. En 1923, le retard est tel (la loi de finances n’est votée que le 30 juin 1923), qu’on reconduit ipso facto le même budget pour 1924. En 1925 enfin, le budget est adopté le 13 juillet 1925, après donc sept douzièmes provisoires !
52Le principe de l’annualité budgétaire ensuite, selon lequel le budget est établi chaque année et pour un an, est tiraillé, presque écartelé entre deux tendances. La première, qui ne nous intéresse pas directement ici, est profonde et quasi structurelle : il s’agit de rendre compatible le carcan étroit de l’annualité budgétaire avec les délais de construction du gros matériel de guerre, qui s’échelonnent nécessairement sur plusieurs années76. La seconde tendance cherche au contraire à fractionner le vote des crédits, afin de coller au plus près d’une conjoncture diplomatico-militaire fine, en l’occurrence ici, la situation sur le front de Cilicie et les négociations franco-turques de l’année 192177. Le vote des crédits de l’armée du Levant pour les années 1921-1922 offre ainsi le parfait exemple d’une politique étrangère gardée à vue par le fractionnement budgétaire.
53Au titre du chapitre E-33 du ministère de la Guerre (« Entretien de l’armée du Levant »), le gouvernement demande un peu plus de 782 millions de francs courants pour 1921. Au nom de la commission des Finances de la Chambre des députés, le rapporteur Henry Paté propose un tout autre principe, à savoir « de n’accorder, au titre de budget annuel, que les crédits correspondant à une occupation normale de la Syrie et, en ce qui concerne la Cilicie, de n’accorder que des crédits trimestriels ». Ces derniers crédits, « variables selon la situation politique (...) ne seraient pas à leur place dans le cadre rigide d’un budget normal de paix. Le Parlement entend par là, d’une part exercer un contrôle sévère sur l’opportunité des opérations, et d’autre part limiter l’effort militaire aux disponibilités financières »78. Le vote du budget n’interviendra finalement qu’en avril 1921, bien après la chute du cabinet Leygues et la négociation par Briand de l’accord de Londres. Eu égard aux perspectives de paix et au retard pris par le vote du budget, le Parlement abandonne alors la formule proposée en décembre, mais maintient la pression en ne votant qu’un crédit semestriel global de 456 millions de francs courants. Lorsque les Chambres se réunissent à nouveau en juillet 1921, l’accord de Londres a été dénoncé par le gouvernement kémaliste, et Briand a alors beau jeu de mettre sa démission dans la balance pour obtenir un crédit semestriel de 280 millions de francs, destiné à reprendre dans de bonnes conditions la négociation avec les Turcs79. Au total, les crédits alloués à l’armée du Levant se sont donc élevés à 736 millions de francs courants pour l’année 1921, correspondant en gros à l’entretien de 70 000 hommes sur le pied de guerre.
54Avec la conclusion de l’accord d’Ankara en octobre 1921, qui consacre le désengagement militaire de la France en Cilicie, le Parlement pousse de nouveau à une réduction massive des effectifs. Pour serrer au plus près la décompression numérique de l’armée du Levant, il impose, à la suite d’un amendement déposé au Sénat par Victor Bérard, le vote trimestriel des crédits. C’est ainsi que pour le premier semestre 1922, 260 millions sont accordés en deux votes, avec pour objectif atteint, la diminution de moitié des effectifs au 1er juillet 192280. Lors des discussions du mois de juin 1922, les Chambres exigent la poursuite des réductions d’effectifs jusqu’au seuil de 20 000 hommes (auxquels s’ajoutent 6 500 hommes des troupes auxiliaires en cours d’organisation). Poincaré, nouveau président du Conseil depuis le début de l’année, obtient laborieusement un sursis sous la forme d’un crédit de quatre mois correspondant à l’entretien de 25 000 hommes (100 millions). Consulté, Gouraud estime que c’est là un minimum et refuse d’aller en deçà. Mais rien n’y fait. Fin octobre, les Chambres votent un ultime crédit de 20 millions de francs pour novembre et décembre 1922, et obtiennent le rapatriement de 5 000 nouveaux hommes au cours de ces deux mois81. Au total, l’armée du Levant passe donc de 70 000 à 20 000 hommes en 1922, et son budget, fixé par quatre votes du Parlement, s’est élevé à 380 millions de francs courants, soit une diminution de près de 52 % en francs constants par rapport aux crédits de 192182.
55Autre grand principe budgétaire mis à mal par la Première Guerre mondiale, la règle de l’unité budgétaire, selon laquelle le gouvernement devait présenter ses demandes en un seul et même document. Or, l’effort de guerre favorisa la prolifération des comptes spéciaux et des budgets extraordinaires, pratique qui se prolongea bien après l’armistice pour faire face aux exigences de la reconstruction et aux nouvelles responsabilités internationales du pays. C’est ainsi qu’un budget spécial pour la reconstruction fonctionne jusqu’en 1925, de même qu’un compte spécial pour l’entretien des troupes en Rhénanie, tous deux financés en principe par les réparations allemandes. À ces « dépenses extraordinaires », dites encore « recouvrables », correspondaient en effet des « recettes extraordinaires » à venir, en violation d’ailleurs de la règle de non-affectation (de telle recette à telle dépense). Dans une sorte d’extension implicite de la logique de Klotz, les dotations budgétaires du haut-commissariat français au Levant, imputées aux « dépenses exceptionnelles » du ministère des AE83, étaient de la même manière considérées comme des avances à recouvrir, des créances à faire valoir ultérieurement auprès des États syriens. La base juridique de ces créances était fournie par l’article 15 de la déclaration de mandat, officiellement promulguée en septembre 1923, mais connue dès le mois de juillet 1922 : « Dès l’entrée en vigueur du statut organique visé à l’article un, le mandataire s’entendra avec les gouvernements locaux relativement au remboursement par ces derniers de toutes les dépenses encourues par le mandataire pour l’organisation de l’administration, le développement des ressources locales et l’exécution des travaux publics d’un caractère permanent dont le bénéfice resterait acquis au pays ».
Les règles d’un jeu opaque : le décryptage de la situation financière au Levant
56Après avoir louvoyé en amont dans les méandres heurtés de la décision parlementaire, les dotations budgétaires devaient pénétrer en aval, dans l’épais brouillard de la situation financière au Levant. Deux paramètres en particulier tendent à transformer toute réflexion sur les finances publiques du mandat, en un effort de décryptage mal assuré. L’impact des facteurs monétaires d’abord. Comme on sait, la dépréciation massive et constante du franc vis-à-vis des devises fortes, fait peser une lourde hypothèque sur l’ensemble de l’économie et des finances publiques françaises dans la première moitié des années 1920. Le Quai d’Orsay est particulièrement exposé à cette dégradation du change qui dévore mécaniquement une bonne partie de ses crédits engagés à l’étranger. Au Levant, deux mécanismes interviennent tant bien que mal pour tenter de parer à cette situation. Une formule compensatoire d’abord, un expédient que l’on espère temporaire et qui du reste n’est pas propre au budget du haut-commissariat : la création d’une ligne budgétaire pour « indemnités de vie chère et de perte au change »84. Le taux de cette indemnité est fixé à 120 % au cours du premier semestre 1921, ramené à 100 % au mois de juin. Cette même année, pour un budget total de 120 millions de francs courants, les frais de personnel du haut-commissariat (traitements) s’élevaient à 6 millions de francs (5 %), et les indemnités correspondantes à 14 millions de francs (11,5 %)85.
57Une réalisation de portée beaucoup plus vaste ensuite, et dont les enjeux dépassent naturellement de très loin le seul règlement ponctuel de la question du change. En prévoyant dès 1919 la création de la Banque de Syrie, dotée du privilège d’émission d’une nouvelle monnaie, la livre libano-syrienne remboursable au cours fixe de 20 francs par livre, le gouvernement français poursuivait en effet deux types d’objectif. Dans l’immédiat, il s’agissait bien de stopper au plus tôt le règlement des dépenses du corps expéditionnaire et du haut-commissariat en livres égyptiennes, dont l’emploi s’était généralisé avec l’occupation britannique, et dont le change, aligné sur celui de la livre sterling, était naturellement défavorable au franc86. Mais à terme, il s’agissait naturellement, à travers la solidarité monétaire ainsi consacrée par une parité fixe, d’amarrer solidement l’économie syro-libanaise aux intérêts de la métropole.
58La Banque de Syrie, société anonyme française créée en décembre 1918, est à la fois une filiale et la « concessionnaire en succession de la Banque impériale ottomane ». Celle-ci lui a rétrocédé le réseau de ses agences au Levant, ainsi que tous les droits et privilèges qui lui avaient été dévolus par le gouvernement ottoman avant-guerre. En contrepartie, la BIO reçoit une partie du capital social de la nouvelle société. En avril 1919, le ministère des Finances et la Banque de Syrie s’accordent sur les modalités d’émission de la nouvelle monnaie syrienne, et sur les principes d’organisation de l’établissement bancaire. Ces dispositions sont officiellement confirmées l’année suivante par deux arrêtés du haut-commissariat, qui créent officiellement la livre libano-syrienne, définie comme on l’a vu par une parité fixe avec le franc (une livre pour vingt francs), et remboursable à vue en un chèque sur Paris ou Marseille87. Aux termes de ces arrêtés, la Banque de Syrie devait comprendre deux services bien distincts : un département chargé de l’émission (contrôlé à partir de décembre 1921 par la nomination de « censeurs » représentant la rue de Rivoli), et une section commerciale chargée de toutes les opérations de banque traditionnelles.
59L’émission de monnaie syro-libanaise se faisaient d’abord pour le compte du gouvernement, sous forme d’avances permettant le paiement des dépenses civiles et militaires, et donnant lieu à l’ouverture dans les écritures du Trésor à Paris, d’un crédit en franc représentant la couverture des billets émis88. D’autre part, le département d’émission remettait également des billets à la Banque de Syrie proprement dite, pour ses opérations commerciales. Aux termes des arrêtés, la couverture de ce second type d’émission devait être fournie par la banque sous la forme de devises ou d’effets sur l’étranger. En fait, ce furent surtout des bons du Trésor qui furent déposés à cette fin dans les réserves de la Banque de France, ce qui provoquait devant le Sénat cette remarque de Victor Bérard :
« La Banque de Syrie (...) a fait une singulière opération : elle peut émettre une monnaie fiduciaire en quantité égale aux bons de la Défense Nationale déposés par elle dans les caves du Trésor français. Par conséquent, elle perçoit d’abord et d’avance un intérêt de 6 %, plus ce que lui rapporte le commerce de cette monnaie fiduciaire qu’elle émet dans le pays. On peut donc dire que la première année, les bénéfices de la Banque de Syrie se sont élevés à 28 millions. L’État français ne retire de cette opération aucune espèce de bénéfice »89.
60Quant aux États syriens, qu’avaient-ils à attendre de cet organisme ? La Banque de Syrie cherchait-elle à jouer un véritable rôle de moteur économique, ou servait-elle exclusivement ses intérêts immédiats ? L’histoire des intérêts économiques et financiers français en Syrie et au Liban à l’époque du mandat reste à écrire. Deux remarques simplement au fil de documents croisés au hasard de l’enquête. À l’instar de son homologue la Banque d’État du Maroc (au moins jusqu’à la création du franc marocain en 1920), la Banque de Syrie et du Grand-Liban ne régule guère le marché de l’argent par le biais du réescompte, et de façon générale, pratique une politique du moindre risque et du rendement immédiat qui oriente le crédit à la hausse : « Le taux des intérêts pour avances [de la Banque de Syrie] s’élève jusqu’à 18 %. De même, le Crédit foncier algérien prête à 12 %. Ces taux usuraires ne sont pas faits pour attirer les sympathies des populations syriennes, qui considèrent qu’elles sont exploitées. Tout le monde réclame un crédit foncier qui prête à un taux raisonnable »90. Quant aux « grosses affaires », en particulier la création de sociétés filiales dans les secteurs de l’équipement portuaire et ferroviaire, l’électricité et les tramways, elles s’effectuent en général dans le cadre de consortiums où se côtoient le Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie (on retrouve André Lebon à la présidence de l’Union économique de Syrie, association regroupant les principales entreprises françaises intervenant sur le marché syrien) et la Banque de Paris et des Pays-Bas, via notamment la Compagnie générale des colonies. Mais à première vue, cet investissement relève plus du « saupoudrage négligé et parcimonieux » d’un capitalisme rentier, que de l’effort massif d’un capitalisme entrepreneurial ayant en ligne de mire le take off de l’économie syrienne : Lénine plutôt que Schumpeter91 ? Il faut dire qu’à la différence du Maroc, où la Résidence cherche tant bien que mal à imposer une véritable logique de développement, les intérêts français en Syrie et au Liban ne sont guère harcelés par un haut-commissariat anémié et dépourvu de grands principes d’action : « Il n’existe aucun projet général de Travaux Publics pour l’ensemble de la Syrie. Jusqu’à l’heure actuelle, l’argent n’a été dépensé que dans un but politique » se désole ainsi l’auteur d’une très intéressante enquête sur la situation syrienne à l’été 192392.
61Du point de vue strictement monétaire, la livre libano-syrienne, organiquement liée au franc, en subissait toutes les vicissitudes sur le marché des changes. De fait, elle ne fut jamais en mesure de s’imposer de façon exclusive dans les territoires sous mandat. Dans l’entre-deux-guerres, il existait bel et bien une double circulation monétaire en Syrie et au Liban, avec une monnaie légale d’une part, la livre libano-syrienne, et une monnaie commerciale de l’autre, la livre turque or principalement93. La première, d’abord restreinte aux seuls rapports avec les administrations et l’armée, ne pénétrait dans le circuit de la seconde qu’après conversion au cours du change : au début des années 1920, la livre turque est estimée à plus ou moins 20 francs de 1914. L’arrêté 1137 du 5 décembre 1921 enregistrait officiellement cet état de fait en autorisant l’utilisation de « monnaies étrangères » dans le libellé des marchés à terme (45 jours au minimum), tout en précisant que ces engagements demeuraient acquittables en monnaie syrienne exclusivement. Mais au début des années 1920, la livre turque or n’est pas uniquement une monnaie de compte, c’est encore, et pour plusieurs années, une espèce métallique dont la circulation est d’autant plus dense que l’on s’éloigne du littoral. En 1924, le général Weygand décrivait en ces termes la situation monétaire des États du Levant : « En fait, si dans la zone littorale des pays sous mandat on était à peu près complètement parvenu à exclure les monnaies turques, au moins en tant qu’instrument de paiement, ces monnaies ont toujours continué à circuler pour les transactions privées d’une façon intense dans les territoires des États de Damas et d’Alep »94. En janvier 1924, en pleine crise du franc, un nouvel arrêté du haut-commissariat admettait d’ailleurs l’acquittement des marchés à terme en monnaie or (ramenant au passage de 45 à 5 jours la durée minimale d’exécution de ces contrats), dès lors qu’il y avait eu convention sur ce point entre les parties95.
62Second paramètre qui tend à brouiller notre appréhension de la surface financière de l’appareil mandataire, le subtil enchevêtrement des mécanismes budgétaires locaux. À côté des budgets du haut-commissariat et de l’armée du Levant, qu’alimente le Trésor français, fonctionnent en effet un certain nombre de budgets propres aux territoires sous mandat. Les budgets des États d’abord, qui reposent pour l’essentiel sur les rentrées fiscales (et notamment l’impôt agricole), sont approuvés par les assemblées locales, selon une procédure qui ne laisse guère de place à la contestation, ni même sans doute à la discussion. Aux termes des arrêtés précisant l’organisation et les attributions des conseils représentatifs élus en 1922-1923, les budgets locaux sont en effet divisés en dépenses obligatoires d’une part, non soumises à délibération, mais dont le montant et la répartition sont fixés chaque année par arrêté du gouverneur ; et en dépenses non obligatoires d’autre part, votées par articles par le conseil. Quand on sait que sont considérés comme « obligatoires » l’acquittement des dettes exigibles, les dépenses résultant de l’application des arrêtés du haut-commissaire, les dépenses des services d’administration générale régulièrement constitués, ainsi que celles de gendarmerie et de sécurité, on comprendra que les compétences budgétaires réelles de ces assemblées se réduisaient finalement à bien peu de choses96. Le déficit de ces budgets locaux s’élevait à plus de 55 millions de francs courants en 1921, et à environ 33 millions de francs courants l’année suivante.
63Si les budgets locaux s’installent ainsi dans un déficit apparent, c’est qu’ils n’enregistrent pas dans leur comptabilité la principale ressource financière des États du Levant, à savoir leurs recettes douanières. Celles-ci, qui ont constamment représenté dans les années 1920 entre 30 et 40 % des revenus des États, sont en effet directement gérées par les services du haut-commissariat au titre des « intérêts communs ». Sous cette appellation, se cache en fait un volant budgétaire complexe et volontairement obscur, qui vient en quelque sorte s’insinuer entre les budgets du haut-commissariat et de l’armée du Levant d’une part, soumis au vote et au contrôle du Parlement français, et les budgets locaux d’autre part, à l’élaboration desquels le pouvoir mandataire affecte d’associer les assemblées locales, selon des modalités qui ne laissent cependant planer aucun doute sur la capacité réelle d’intervention des pouvoirs locaux. Au cours des années 1920, le financement des intérêts communs s’opère par le biais de différents mécanismes budgétaires dont les continuelles modifications entretiennent le caractère nébuleux97.
64Un « Budget général des États » est d’abord institué en mars 1921. Essentiellement alimenté par les recettes des douanes, il assure le fonctionnement de differents services communs aux États, à commencer par l’administration des douanes elle-même, mais aussi les postes et télégraphes, les services quarantenaires ou les capitaineries du port98. L’année suivante, un nouveau système est mis en place. Avec à peu près le même champ de compétences (au premier rang desquelles les Douanes bien sûr), un « Budget des recettes à répartir » est créé, dont les recettes brutes pour l’exercice 1922 s’élèveront à 76,5 millions de francs courants. Parallèlement, on crée un « Budget sur fonds de concours », mécanisme restreint (portant sur 1,3 million de francs courants en 1922) qui fonctionne en principe en circuit fermé, les recettes correspondant à peu près aux frais de fonctionnement des services concernés : Institut antirabique, Immatriculation foncière, stations de haras, Direction de la police sanitaire et vétérinaire et services météorologiques.
65Trois remarques doivent être faites ici avant d’aller plus avant dans l’enquête. Comme le fait justement remarquer Hoda Saliby-Yehia dans sa thèse déjà citée, ces différents mécanismes tendent fondamentalement à surmonter, difficilement d’ailleurs, la contradiction profonde entre la multiplicité d’entités politiques dotées de l’autonomie financière, et l’unité d’une grande partie de leurs ressources et dépenses. Autrement dit, cette gymnastique budgétaire complexe trahit le difficile ajustement entre unité économique et morcellement politique de l’espace syro-libanais.
66Deuxième remarque. Aux recettes, le cœur de cette nébuleuse budgétaire tend à se resserrer autour de l’administration des douanes, véritable pompe financière des intérêts communs gérés en dehors des budgets des États : en 1921, les recettes douanières représentent ainsi 90 % des recettes du budget général des États, taux qui passe l’année suivante à 84 % des recettes cumulées des Fonds de concours et Recettes à répartir99 Lors de la dissolution de la fédération syrienne en décembre 1924, les soldes de ces deux derniers comptes seront du reste placés à l’actif du budget des douanes, opération qui consacre effectivement la disparition du Budget des recettes à répartir et celui des Fonds de concours. À partir de cette date, et en attendant une nouvelle organisation qui ne sera fixée qu’en 1928, c’est-à-dire après la répression de l’insurrection, c’est l’administration des douanes, dotée de l’autonomie budgétaire et toujours gérée par le haut-commissariat, qui financera directement la plupart des services d’intérêt commun100.
67Dernière remarque. Aux sorties, et avant que ne soit décidée la prise en charge, en principe totale, des frais d’entretien des troupes locales par les États (à partir de 1927), le principal poste de dépense de ces budgets est lié au service de la Dette Publique Ottomane. En attendant le règlement de la question, qui s’échelonne comme on sait de la négociation de Lausanne (au cours de laquelle il est décidé de répartir le capital nominal de la DPO entre les treize États successeurs nés du démembrement de l’Empire ottoman), à la répartition finale intervenue en novembre 1925 (les États sous mandat français « héritent » de 8,41 % de la dette, soit 10,9 millions de livres turques or), l’Administration de la DPO se voit en effet concéder en gage un certain nombre de revenus, dont une surtaxe aux importations qui représente 53 % des dépenses du Budget général des États en 1921, et 51 % des dépenses cumulées des Fonds de concours et Recettes à répartir en 1922. Capture des recettes douanières et recouvrement forcé des créances constitueraient ainsi, d’un point de vue strictement comptable, la logique profonde de ces différents mécanismes budgétaires. La revue de détail de ces comptabilités, replacées dans leur environnement budgétaire global, permet néanmoins d’en souligner les implications également politiques.
68Les budgets des États sont structurellement déficitaires, de plus de 17 millions de francs en 1921 et de 10,5 millions en 1922. C’est le déficit inhérent à la stratégie mandataire des autonomies locales qui, en multipliant les entités politiques, gonfle artificiellement la part des dépenses non productives liées à l’équipement administratif et coercitif des nouveaux États, dépenses d’autant moins compressibles qu’elles conditionnent la consolidation clientéliste des oligarchies au pouvoir. Pour 1921, le sénateur Lucien Hubert, par ailleurs grand connaisseur des affaires marocaines, évalue les dépenses d’administration et de sécurité des États à plus de 60 % de leurs budgets101.
Comptabilité des Budgets locaux en 1921-1922102 (en francs 1914)
Exercice 1921 | Recettes | Dépenses | Solde |
Budget général des États | 23 445 300 | 10 298 820 | 13 146 480 |
Total | 50 229 300 | 54 307 530 | – 4 078 050 |
Total général | 62 629 300 | 54 307 350 | 8 321 950 |
Exercice 1922 (prévisions) | Recettes | Dépenses | Solde |
Fonds de concours | 415 808 | 415 808 | 0 |
Total | 66 412 608 | 63 722 586 | 2 690 022 |
69Les budgets des intérêts communs directement gérés par le haut-commissariat sont structurellement bénéficiaires, de plus de 13 millions pour les deux exercices, non compris la ponction exercée à la source pour le compte de la DPO (de l’ordre de 5,5 millions de francs). C’est essentiellement, on l’a vu, le fruit d’une unité économique préservée, apte à se maintenir dans les circuits du commerce international. Mais cette source majeure d’accumulation locale du capital, loin d’enclencher un processus d’investissement que piloteraient les services du haut-commissariat, est au contraire réorientée vers les budgets des États pour en éponger le déficit fondamentalement anti-économique. Autrement dit, par le biais de ce mécanisme des intérêts communs, le pouvoir mandataire finance le surcoût budgétaire qu’occasionne sa politique des autonomies locales, au détriment du développement des États du Levant.
70Le mandat est-il en mesure de sortir de cette impasse par le biais d’un emprunt ? C’est en tout cas ce qui est préconisé au terme d’une enquête menée pour le compte du Quai d’Orsay au moment de l’arrivée du général Weygand :
« Une des premières mesures à étudier par le nouveau haut-commissaire devra être l’émission d’un emprunt pour la Syrie. Pour sa réussite, il faudra le faire voter par les futures assemblées législatives de la Syrie et du Grand-Liban. (...) La France pourrait donner sa garantie à cet emprunt pour obtenir un taux d’intérêt moindre. Toutefois, le taux ne devra pas être inférieur à 6 % pour attirer les souscripteurs locaux. Il est indispensable que les Syriens du pays ou de l’étranger, dont beaucoup sont très riches, soient tentés de souscrire à cet emprunt. (...) Cet emprunt ne devra être réalisé qu’après l’établissement d’un plan général des travaux publics à exécuter. On pourra l’émettre par tranche et suivant la marche des travaux. (...) Les autorités indigènes, les commerçants, les chambres de commerce, les agriculteurs, etc. doivent être consultés et appelés à donner leur avis, aussi bien sur les modalités de l’emprunt que sur le plan des travaux publics »103.
71Il est effectivement des conditions politiques à l’émission d’un tel emprunt. Ce que ne perçoit pas tout à fait notre enquêteur, fraîchement débarqué à Beyrouth, c’est que le mandat, tel qu’il fonctionne au début des années 1920, est bien loin d’y satisfaire. Sans véritable moyen d’action en ces temps de coupes budgétaires sévères, privé de l’appui efficient d’un capitalisme français apparemment engagé au Levant sur la pente malthusienne du rendement immédiat, coupé des capitaux locaux et de ceux de l’émigration pour des raisons politiques évidentes, le pouvoir mandataire paraît bien démuni pour sortir de l’impasse dans laquelle il s’est un peu vite engouffré. Condamné à faire du développement avec une machine fondamentalement politique, le général Weygand n’a d’autre choix que de flirter avec le surrégime de la ponction douanière, au risque de « serrer » le moteur de cette pompe financière. Au printemps 1924, il décide ainsi une majoration de 11 à 15 % des droits d’importation ad valorem, afin d’alimenter un fonds de réserve destiné à la réalisation d’un vaste programme d’outillage économique et de travaux publics104. De guerre lasse. La cagnotte servira finalement à la répression de l’insurrection de 1925-1926, en finançant en particulier l’organisation à grande échelle des formations supplétives. Le pouvoir mandataire n’en a pas fini de se débattre dans ses contradictions.
Essai de périodisation budgétaire et définition des « fonds politiques »
72Les fonds affectés à l’action du SR du Levant ne relèvent en principe que du haut-commissariat, c’est-à-dire du ministère des AE. Prendre la mesure de ces dotations, et saisir leur évolution dans le temps, n’en demeure pas moins une entreprise délicate. Un certain nombre de choix et de précautions sont nécessaires. On a d’abord privilégié les « comptes définitifs » des budgets, c’est-à-dire les « résultats », les dépenses effectives, et non pas les « crédits votés », c’est-à-dire les prévisions dont « l’exercice réel prouve l’inévitable inexactitude »105. Pour mesurer les dépenses budgétaires, il a fallu trouver des séries équivalentes de données. Dans leur article cité, Jean-Claude Allain et Marc Auffret chiffrent les dépenses réelles du Quai d’Orsay à partir de la série des « comptes définitifs » des budgets. Une consultation directe de la collection au CARAN a ensuite été nécessaire pour préciser les dépenses du seul haut-commissariat106.
73Le véritable problème consistait à retrouver une série de même nature pour les fonds politiques du SR, les comptes définitifs des budgets ne pénétrant pas, ou très peu, dans le détail de chaque chapitre. La solution vint du principe déjà signalé de la créance de la France. À partir de la fin des années 1920 en effet, dans la perspective de la négociation d’un traité avec les États du Levant, les techniciens de la direction des Finances sont priés de faire un compte détaillé des dépenses engagées par la France en Syrie et au Liban. Les résultats de ces travaux sont conservés à Nantes107. On y trouve, classé par année et par grande catégorie, le détail de cette illusoire créance de la France. Après vérification de la fiabilité de cette source108, on tenait là le dernier élément nécessaire à l’avancement de l’enquête.
74Après la compatibilité des séries, leur homogénéité. Un seul hiatus à signaler ici. À partir de l’exercice 1923, les fonds destinés aux œuvres françaises en Syrie et au Liban (instruction et assistance publique essentiellement), passent du budget du haut-commissariat (dépenses exceptionnelles du Quai d’Orsay) à celui des Œuvres françaises à l’étranger (budget ordinaire du ministère). On a donc choisi d’extraire également ces dotations des comptes définitifs des budgets des exercices 1921 et 1922. Il convient par conséquent de se méfier d’une illusion comptable qui ferait du haut-commissariat un organisme à l’investissement social singulièrement réduit.
(en millions de francs 1914) 1921 1922
– Compte définitif 34,7 15,8
– Œuvres 6,5 4,2
– Budget retenu 28,2 11,6
75Premier cliché du mouvement budgétaire : une prise de vue panoramique destinée à saisir des tendances lourdes109. La courbe du graphique 1 (annexe, p. 430) fait clairement apparaître deux grandes périodes. En 1921-1922, les dépenses du haut-commissariat accusent une baisse marquée, liée notamment à l’évacuation de la Cilicie, mais se maintiennent néanmoins à des niveaux encore significatifs, 28,2 et 11,6 millions de francs 1914110. À partir de 1923, les crédits sont globalement stabilisés, mais à des niveaux très faibles, évoluant dans une fourchette de 1,6 à 2,6 millions de francs : la constance dans la pénurie jusqu’en 1931 au moins. Cette vision large nous permet en tout cas d’isoler assez clairement une première phase de l’histoire budgétaire du haut-commissariat, celle des années 1921-1922, qui correspondent à ce que l’on pourrait appeler « l’âge de Klotz ». Le principe des dépenses recouvrables joue à plein et gonfle artificiellement les crédits des AE par le biais des dépenses dites exceptionnelles. Celles-ci représentent 72 % du budget total du Quai d’Orsay en 1921, et encore 56,4 % en 1922. Elles ne deviennent minoritaires que l’année suivante, tout en se maintenant à la proportion du quart. Au lendemain de la guerre, le gonflement du budget des AE (le budget de 1920 est le quintuple de celui de 1913) s’explique essentiellement par l’existence de ce « budget extraordinaire », qui supporte pour l’essentiel des dépenses liées aux nouvelles missions de la diplomatie française. Au premier rang de celles-ci, l’organisation du mandat au Levant bien sûr. En 1921, le budget du haut-commissariat à Beyrouth représente ainsi 38 % de celui des AE ; 20 % encore en 1922. Si l’on tient compte des dépenses engagées au titre des œuvres françaises en Syrie et au Liban, ces taux deviennent respectivement 47 % et 27,5 % ! Avec ces deux exercices111, et en dépit d’une diminution marquée de ses ressources, le pouvoir mandataire connaît des années fastes : l’administration Gouraud, c’était l’époque où « on était riche alors », se lamente ainsi le chef du service de la presse en 1927112. Cette remarque s’applique d’autant mieux aux fonds politiques, que ceux-ci résistent beaucoup plus aux compressions budgétaires du moment : entre 1921 et 1922, le budget du haut-commissariat accuse une diminution de 59 % en francs constants, contre 15 % seulement pour les fonds politiques.
76Pour redonner un rythme à l’encéphalogramme plat des années 1923-1931, il nous faut recourir au zoom de l’échelle semi-logarithmique (graphique 2, annexe, p. 431). Celle-ci met d’abord en évidence une rupture : le décrochage simultané des trois indicateurs retenus (budgets de l’armée du Levant, du haut-commissariat et fonds politiques), qui tous, régressent d’un module en même temps. À proprement parler, le choc budgétaire de 1923, c’est un changement d’échelle dans la dotation globale du pouvoir mandataire : entre 1922 et 1923, les dépenses du haut-commissariat s’effondrent de 78 %, les fonds politiques chutent de 75 %, et les crédits de l’armée du Levant dérapent de 47 %. L’importance relative du haut-commissariat est ramenée à 5 % des dépenses du Quai d’Orsay, niveau autour duquel la proportion se stabilise. Le passage du mandat dans le budget ordinaire des AE pourra s’opérer en douceur lors de l’exercice 1925. L’échelle semi-logarithmique nous permet ensuite de repérer une sorte d’étiage, dont le lent écoulement occupe les années 1923-1925. Durant cette séquence, on assiste à une réduction sans doute moins violente, mais néanmoins continue et régulière des dotations budgétaires : diminution de 35 % des dépenses du haut-commissariat et des fonds politiques, et de 30 % des dépenses de l’armée du Levant. Le mandat s’installe dans une sorte d’anémie.
77L’insurrection syrienne des années 1925-1927 réamorce le mécanisme budgétaire, mais selon des modalités fines qu’il convient d’appréhender par les mouvements respectifs des fonds politiques d’une part, et des fonds que j’appellerai faute de mieux « civils », à savoir les dépenses du haut-commissariat affectées au fonctionnement administratif du mandat, à la tutelle technique et à l’investissement économique et social (ce dernier étant néanmoins résiduel d’un point de vue comptable, car imputé pour l’essentiel à un autre chapitre budgétaire). À ce titre, le graphique 3 (annexe, p. 432) permet de repérer clairement le franchissement d’un palier en 1926 : les fonds politiques représentent ainsi en moyenne le quart des dépenses du haut-commissariat en 1923-1925, mais 37 % de celles de 1926-1928. Le graphique suivant explicite cette évolution différentielle. Alors que les fonds dits « civils » poursuivent globalement un mouvement descendant amorcé au cours de la période précédente, les fonds politiques enflent brusquement à la faveur de l’insurrection, bondissant en particulier de 67 % en 1926. L’effort est d’autant plus remarquable qu’on se débat alors à Paris avec la terrible crise inflationniste de 1925-1926 : en valeur, la progression des fonds politiques est de plus de 120 % (de 1,9 à 4,2 millions de francs courants). Le resserrement des courbes au cours de la période 1926-1928, avec notamment le collier de 1927, exercice au cours duquel les fonds politiques représentent près de 40 % des dépenses du haut-commissariat, permet ainsi d’isoler une troisième phase dans notre chronique budgétaire, celle qui coïncide avec la révolte syrienne.
78À partir de 1928, le mouvement des courbes s’inverse, et l’écart entre les deux variables tend à se creuser à nouveau. Pour la période 1928-1931, les fonds politiques s’érodent en effet (-12 %), tandis que les fonds dits « civils » progressent de 37 %. À l’orée des années 1930, c’est peut-être le signe que le pouvoir mandataire cherche à opérer sa mue. Mais il ne dispose pour cela que de bases budgétaires bien fragiles.
79Après la conjoncture, la contexture. Un contresens à éviter d’abord, les fonds politiques ne sont pas des fonds secrets. En ces temps d’activisme des commissions parlementaires, les financiers du haut-commissariat prennent bien soin d’insister sur ce point : « Une erreur trop répandue, disserte ainsi Marcel Rouffïe, le directeur des finances du haut-commissariat, veut voir dans ces crédits des fonds secrets distribués sans contrôle, partant sans parcimonie, et une sorte de gestion occulte qui échappe aux investigations des commissions parlementaires. Au contraire, ces dépenses sont soumises à toutes les justifications prévues par les règlements de la comptabilité publique et au contrôle de la Cour des Comptes »113. Une limite à établir ensuite, les fonds politiques sont bien distincts des frais de fonctionnement du SR, frais de personnel, c’est-à-dire essentiellement les indemnités des officiers (leur solde restant à la charge de l’armée du Levant) et les salaires des interprètes, les frais de matériel, automobile et transmissions notamment. Ces dernières dépenses sont difficiles à repérer dans les documents budgétaires, car noyées au milieu des frais analogues des autres services. Une lecture attentive du budget de 1922 permet cependant d’avancer la somme de 1,3 million de francs courants comme ordre de grandeur, pour un budget total de 50 millions et des fonds politiques de 8,2 millions de francs114.
80En fait, les fonds politiques mis à la disposition du SR du Levant correspondent essentiellement à trois types de dépenses. La présentation des documents budgétaires du haut-commissariat distingue tout d’abord les « fonds de presse et propagande », qui représentent un peu moins de 15 % des fonds politiques en 1922, mais dont la part s’accroît par la suite pour se stabiliser à 36 % en 1923-1924. Comme on l’a vu, le bureau de la presse, dépendant au départ du bureau politique, bascule dès 1921 dans le champ de compétence du secrétariat général. À ce titre, Robert de Caix et ses collaborateurs, Pierre Lyautey en particulier, gardent le contrôle du lobbying exercé en direction de la métropole. En revanche, la surveillance de la presse locale (revues de presse et censure) et la ventilation des subventions sont encore dans la main de la direction du SR pour le Grand-Liban, et des délégations pour les États. Deuxième type de dépense, les « frais de renseignements », c’est-à-dire essentiellement la rémunération des informateurs, permanents ou occasionnels. De ce monde qui reste historiquement clos, on ne sait pas grand chose. D’un point de vue comptable, sa part reste à peu près constante, et varie en gros autour du quart des fonds politiques.
81Dernière section enfin, plus complexe, celle des « subventions périodiques et cadeaux politiques ». Par cadeaux politiques, on entend en fait des allocations ponctuelles qui, en respectant les formes du don et du contre-don, introduisent le pouvoir colonial dans les circuits traditionnels de l’échange symbolique. Voici par exemple comment le général Billotte rend compte de l’utilisation qu’il fait de ces « cadeaux politiques à accorder plus particulièrement aux chefs bédouins acquis à notre cause, qui viennent me rendre visite à Alep, et qu’il convient de ne pas laisser repartir les mains vides dans leurs tribus. Il est d’usage de leur offrir soit un mechla (manteau de soie brodée – mashlah), soit un keffieh (coiffure en soie – kūfiyya) qu’ils présentent à leurs gens comme un témoignage de la considération que leur accorde l’autorité »115.
82À l’inverse, les subventions périodiques revêtent un aspect quasi contractuel : il s’agit du versement régulier d’une allocation dont le montant a été préalablement fixé par les parties engagées, au terme d’une négociation serrée. Le colonel Catroux à Damas s’impose comme le grand spécialiste de cette politique, qui constitue la base même de ce que l’on pourrait appeler sa stratégie périphérique de pénétration : après avoir opéré en douceur, comme on l’a vu, la greffe du mandat sur le cœur urbain sunnite de l’État de Damas, Catroux cherche en effet à pénétrer directement ses marges confessionnelles et/ou rurales, moyennant arguments sonnants et trébuchants habilement distribués : « Ce qu’en l’occurrence, je proposai au Haut Commissaire de France, c’était en définitive, la reconnaissance de l’autonomie des tribus bédouines et des Druzes par rapport au gouvernement de Damas et leur rattachement au contrôle direct des agents du Mandat. C’était aussi de notre part, un sacrifice financier assez généreux (...). En fait, la ponction que j’entendais exercer sur la caisse des fonds dits de “pénétration” du Haut Commissaire, était relativement importante »116.
83On peut certes le dire. Pour l’exercice 1922, les trois principales conventions négociées par Catroux (le patriarche grec-orthodoxe pour 180 000 francs courants, différents chefs druzes pour 300 000 francs, et surtout Nuri Shaclan, le puissant cheikh des Rwala, pour 1,2 million de francs courants), représentent à elles seules plus du cinquième de l’ensemble des fonds politiques du haut-commissariat. Or, ainsi que le soulignent les graphiques 5 et 6 (annexe, p. 433), ce sont précisément ces subventions périodiques qui eurent à supporter l’essentiel du choc budgétaire de l’exercice suivant : entre 1922 et 1923, les fonds affectés aux « subventions et cadeaux politiques » s’effondrent ainsi de plus de 85 %, et s’alignent finalement sur les autres postes des fonds politiques. La politique de Catroux à Damas, habile et beaucoup plus souple que l’administration directe plus ou moins ouvertement pratiquée à Alep ou aux Alaouites, se révèle être en même temps extrêmement dispendieuse. Dès lors, le désengagement budgétaire qui s’annonce signifie-t-il nécessairement l’allégement de la tutelle mandataire ? Affaire à suivre.
84Au terme de cette radioscopie du pouvoir mandataire, se révèle une machinerie politique à l’agencement subtil, mais aux rouages fragiles. Il serait pourtant maladroit de rendre compte de la structuration du pouvoir mandataire à partir de la seule auscultation de son fonctionnement endogène, sans même examiner certaines caractéristiques de son environnement indigène. Le lecteur aura remarqué en particulier l’atrophie de l’analyse consacrée à l’expérience d’administration militaire en Syrie septentrionale. C’est que nous en avons provisoirement occulté une composante essentielle, à savoir l’existence d’un véritable prolongement supplétif du SR. Pour en bien cerner tous les aspects, il est en effet nécessaire d’explorer au préalable certains interstices réfractaires au pouvoir mandataire, quelques-unes de ces zones de refus qui déterminent une structuration plus nettement dialectique de l’appareil colonial, et où s’élabore aussi, de façon parfois confuse, les prodromes d’une résistance nationale. C’est à cette traversée du miroir que sera consacré le chapitre qui suit.
Notes de bas de page
1 Edmond Rabbath, L’évolution politique de la Syrie sous mandat de 1920 à 1925, Paris, 1928 ; P. FOURNIÉ, thèse citée ; Pierre Rondot, « L’expérience du mandat français en Syrie et au Liban (1918-1945) », Revue générale de droit international public, 1948, p. 387-409.
2 Hoda Saliby-Yehia, Pouvoir étatique et dynamique de développement : l’expérience de deux États successeurs de l’Empire ottoman. La Syrie (1876-1963) et le Liban (1876-1964), Thèse de doctorat, Paris I Panthéon Sorbonne, 1992, t. 1, p. 161-170 ; B. LEWIS, op. cit., p. 339-343 ; R. Mantran dir., op. cit., p. 483-484.
3 On respectera dans le corps du texte une transcription francisée de la nomenclature administrative, telle qu’elle apparaît dans les documents d’archives. La transcription scientifique n’est donnée à titre indicatif que lors de la première occurrence.
4 Taillé sur mesure pour Cevdet Pacha (1822-1896) au lendemain de la campagne de pacification des franges montagneuses de la Cilicie en 1865. Le vilayet d’Alep comprenait alors les sandjaks d’Alep, de Payas, de Marash, d’Urfa, de Kozan et d’Adana. Cf. Paul dumont, « La pacification du Sud-Est anatolien en 1865 », Turcica, 1975, p. 108-130.
5 Pour un aperçu des limites administratives ottomanes, voir supra carte p. 37.
6 Voir carte annexe p. 423, qui visualise la situation administrative à la fin des années 1920. Au début de la décennie, le maillage administratif des confins de l’Euphrate et de la Jazira, à peine pacifiés, n’est pas en place.
7 Pour ce qui suit, Nadine Picaudou, La déchirure libanaise, Bruxelles, 1989, p. 57-68 ; Élisabeth PICARD, Liban, État de discorde, Paris, 1988, p. 63-69.
8 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 191, fol. 121-128, Note sur la Syrie, juillet 1923.
9 CADN, fds BM, 464, Projet d’organisation de la province des Monts Ansariehs, 28. VII. 1920.
10 SHAT, Papiers Pichot-Duclos, 1Kmi 10, fol. 231.
11 P. KHOURY, Syria and the French mandate..., op. cit., p. 99.
12 Des exemples sont donnés Ibid., p. 112-113, 116-118.
13 Les légistes mandataires explicitent la filiation : « Les Conseils représentatifs créés par le mandat devaient être investis de certaines des attributions des Conseils généraux des vilayets remplacés en Syrie par les États... », cf. « L’institution des Conseils représentatifs des États de Syrie », L’Asie française, n° 216, novembre 1923, p. 35-51. Sur les élections d’octobre 1923, voir Henri FROIDEVAUX, « Les élections aux Conseils représentatifs des États sous mandat », L’Asie française, n° 218, janvier 1924, p. 7-12.
14 Jacques THOBIE, « Le nouveau cours des relations franco-turques et l’affaire du sandjak d’Alexandrette », Relations internationales, 19 (automne 1979), p. 355-374 ; Élisabeth Picard, « Retour au sandjak », Maghreb-Machrek, n° 99, 1983, p. 47-64.
15 Georges Catroux, Deux missions en Moyen-Orient (1919-1922), Paris, 1958, p. 34-49 ; cf. infra chapitre X.
16 Toute comparaison avec le Maroc est suggérée par l’ouvrage déjà cité de Daniel Rivet.
17 Sauf indication contraire, ce qui suit est tiré de CADN, fds BM, 363, Gouraud à Georges Leygues, 30. IX.1920.
18 Sur ce service, voir les remarquables analyses de P. FOURNIÉ, La France et le Proche-Orient..., op. cit., p. 30-33.
19 Pour l’adaptation du concept weberien à une situation coloniale, voir Daniel RIVET, « Protectorat français et makhzen marocain : une expérience de transplantation étatique », Bulletin de la société d’histoire moderne et contemporaine, 1994, n° 1-2, p. 58-63.
20 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 8, Note de Robert de Caix, 8. VI.1921.
21 Cf. infra p. 105-108.
22 L’Asie française, n° 192, mai 1921, p. 204.
23 P. FOURNIÉ et J.-L. Riccioli, op. cit., p. 23.
24 Voir les critiques exprimées par Poincaré dans la Revue des Deux Mondes, 1er avril 1921, p. 693-704.
25 P. FOURNIÉ et J.-L. Riccioli, op. cit., p. 23, 71 ; G. Catroux, op. cit., p. 129-131.
26 D. Rivet, op. cit., t. 3, p. 195-197. En 1925, soit dix ans après le premier sondage, le nombre de fonctionnaires coloniaux a quadruplé au Maroc. En 1935, il a encore triplé et passe à près de 19 000 agents.
27 Le nombre de fonctionnaires français détachés en Syrie n’est plus que de 326 agents en 1925, remonte à 431 en 1931, avant de retomber à 378 en 1938. Jean BAILLOU dir., Les Affaires étrangères et le corps diplomatique français, t. 2, 1870-1980, Paris, 1984, p. 497.
28 E. Rabbath, L’évolution politique..., op. cit., p. 110, souligné par moi.
29 On se rapproche de la situation tunisienne, où l’insertion de services techniques résidentiels dissout de l’intérieur l’appareil beylikal.
30 CADN, fds BM, 2378, Note de Robert de Caix à Gouraud, 1 . VIII. 1922.
31 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 55, fol. 4-25, Note sur l’organisation du contrôle administratif, 30.1V. 1920.
32 E. Rabbath, L’évolution politique..., op. cit., p. 100.
33 Différents rapports d’inspection des années 1929-1931, CADN, fds BM, 437.
34 Georges Manue, Sur les marches du Maroc insoumis, Paris, 1930, p. 72.
35 Arrêté 3017 du 31. XII. 1924 ; le délégué-adjoint d’Alep conserve néanmoins un droit de regard sur son collègue d’Alexandrette, survivance de l’ancienne subordination administrative du sandjak. Quant aux officiers français en poste au Djebel Druze, ils continuent de dépendre du SR de Damas.
36 Edmund Burke a tout spécialement mis en évidence les antécédents marocains de cette première équipe du mandat. E. BURKE, « A Comparative View of French Native Policy in Morocco and Syria, 1912-1925 », Middle Eastern Studies, 9 (1973), n° 2, p. 175-186.
37 SHAT, ess de Michel Canonge, 8Ye.
38 SHAT, ess de Maurice de Lamothe, 9Yd, GxD3, dossier n° 702.
39 SHAT, ess d’Émile Nieger, 13Yd, Gx4, dossier n° 843.
40 SHAT, ess de Gaston Billotte, 13Yd, Gx4, dossier n° 498.
41 Henri Lerner, Catroux, Paris, 1990.
42 Philippe Gouraud, Le général Henri Gouraud au Liban et en Syrie, 1919-1923, Paris, 1993, p. 15-21.
43 CARAN, Papiers Lyautey, 475 AP, 288, De Lamothe à Lyautey, 22. X.1919.
44 Ibid., 22. IX.1923.
45 SHAT, Papiers Pichot-Duclos, 1Kmi 10, fol. 244.
46 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 52, fol. 258-263, Robert de Caix à Bargeton, 10. II.1921.
47 Qui sera finalement supprimé au cours de l’année 1922 pour raisons budgétaires.
48 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 191, fol. 121-128, Note sur la Syrie, juillet 1923.
49 CADN, fds BM, 363, Gouraud à Georges Leygues, 30.1X.1920.
50 P. FOURNIÉ, thèse citée, p. 137.
51 Tel Berriau au Maroc, Canonge s’est épuisé à la tâche. Il est définitivement rapatrié sanitaire en octobre 1922.
52 CADN, fds BM, 840, Note au sujet de la section d’études, 8.1.1925.
53 Né en 1869, Pierre Capitrel présente un cursus complet d’études militaires : Saint-Cyr (n° 236/447) en 1891, l’École de cavalerie de Saumur (n° 46/65) en 1893, et l’École supérieure de Guerre en 1903. Il n’a par contre jamais servi outre-mer avant son affectation au Levant. SHAT, ess de Pierre Capitrel, 6Ye, dossier n° 25377. Cf. infra, p. 213.
54 Louis DILLEMANN, « Les Druzes et la révolte syrienne de 1925 », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, 1982, n° 254, p. 52.
55 SHAT, 4H 152, Projet d’organisation territoriale du chef de bataillon Mortier, 25. XI.1925.
56 SHAT, Papiers Pichot-Duclos, 1Kmi 10, fol. 227.
57 P. Fournié, thèse citée, p. 117, n. 70.
58 Léon Cayla, administrateur des colonies, qui succède à Billotte, puis, à partir de 1925, Ernest Schoeffler, également administrateur des colonies, qui restera en place jusqu’en 1936.
59 CADN, fds BM, 840, Schoeffler à haut-commissaire, 15. XII. 1932.
60 Voici comment Catroux définit dans ses mémoires l’esprit qu’il héritait de Lyautey : « Pour Lyautey, “agir et créer” dans un pays chargé d’histoire, l’éveiller à la vie moderne sans briser les liens qui l’attachaient à son passé, était une exaltation de l’esprit et du cœur », G. CATROUX, op. cit., p. 155.
61 SHAT, 4H 114, Catroux à Gouraud, 20. X. 1920.
62 CADN, fds BM, 2378, Catroux à Gouraud, 31. VII.1922.
63 G. Catroux, op. cit., p. 89.
64 CADN, fds BM, 2378, Catroux à Gouraud, 31. VII. 1922.
65 Catroux, op. cit., p. 88-89.
66 SHAT, 4H 114, Catroux à Gouraud, 29. X. 1920 ; Gouraud lui donne satisfaction dès le 1er novembre 1920.
67 L’unique poste de caza fonctionnant dans l’État de Damas avait été installé à Qunaytra en juin 1921, au lendemain de l’attentat contre le général Gouraud.
68 G. Catroux, op. cit., p. 89-90.
69 SHAT, 4H 109, Projet d’instruction pour le SR de la 3e division du Levant, juillet 1920.
70 G. Catroux, op. cit., p. 92-93.
71 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 7, Catroux à Gouraud, 9. X.1922, cité par P. FOURNIÉ, thèse citée, p. 162.
72 G. Catroux, op. cit., p. 58-67.
73 SHAT, 4H 141, Catroux à Gouraud, 22. V. 1921.
74 Et Catroux n’est sans doute pas loin de flirter inconsciemment avec l’idée même de royaume arabe, lorsqu’il se délecte du titre de « Roi de Damas » que lui avait donné un général anglais témoin de son action en Syrie. Cf. G. Catroux, op. cit., p. 122.
75 Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, t. 1,1918-1931, De l’armistice à la dévaluation de la livre, Paris, 1968, p. 370. En plus du chapitre consacré aux finances publiques par cet auteur, on a tiré grand profit de la lecture de Robert FRANK, La hantise du déclin. La France 1920-1960 : Finance, défense et identité nationale, Paris, 1994, p. 26-32 notamment.
76 R. Frank, op. cit.
77 J. Thobie, « Le nouveau cours... », art. cit. : de l’accord de Londres (mars 1921) à la saveur impérialiste douce-amère, à l’accord d’Ankara (octobre 1921), qui tourne définitivement le dos aux combinaisons d’avant-guerre.
78 Motion du 20. XII. 1920 de la commission des Finances de la Chambre des députés, cité dans SHAT, 8N 226, Contrôle de l’administration de l’Armée, Rapport du budget du Levant et de l’Orient en 1921, 10. III.1921.
79 L’Asie française, n° 195, septembre-octobre 1921, p. 377-384, Séance du Sénat du 12. VII.1921.
80 L’Asie française, n° 200, mars 1922, p. 114-128, Séance de la Chambre des députés du
81 L’Asie française, n° 204, juillet-août 1922, p. 299-314, Séance de la Chambre des députés du 23 . VI. 1922 ; et n° 207, décembre 1922, p. 464-470, Séances du Sénat et de la Chambre des députés du 27. X. 1922.
82 Voir annexe 1, P- 431.
83 L’existence d’un « véritable budget extraordinaire » des AE, dont le poste le plus important, au moins pour les années 1920-1922, est précisément constitué par le budget du haut-commissariat de Beyrouth, se prolongera jusqu’au budget réunifié de 1928. Les crédits du Levant étaient cependant passés au budget ordinaire du Quai d’Orsay dès 1925. Cf. J. Baillou dir., op. cit., p. 445-447.
84 Jean-Claude Allain et Marc AUFFRET, « Le ministère français des Affaires étrangères. Crédits et effectifs pendant la IIIe République », Relations internationales, 32 (1982), p. 405-446. Dès 1919, le Quai d’Orsay crée ainsi un poste budgétaire « Pertes de changes sur recettes budgétaires perçues à l’étranger », relevant des « dépenses exceptionnelles ». Pour l’exercice 1923, ce poste représente 12,5 % du budget total du Quai d’Orsay. Il passe au budget ordinaire en 1926.
85 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 26, Note sur le budget du haut-commissariat, 19. VIII.1921.
86 En novembre 1919, la livre égyptienne se négocie à Beyrouth entre 35 et 36 francs.
87 Arrêtés 129 du 31. III.1920 et 302 du 9. VIII.1920. Le second étend les dispositions du premier aux territoires nouvellement conquis de la zone Est.
88 SHAT, 4H 102, Note de De Fabry à Denoix, novembre 1919 : « Cette banque nous remettra contre du franc (bloqué, dans certaines conditions, au crédit d’un compte spécial que lui ouvrira la Caisse centrale du Trésor) les billets nouveaux avec lesquels les payeurs aux Armées payeront les soldes et autres dépenses militaires à faire sur place, ainsi que les dépenses du haut-commissariat. Ces billets doivent rester au pair de notre monnaie française, puisque chaque porteur peut à tout moment les échanger contre du chèque sur Paris : chèque parfaitement gagé, étant donné que sa contrepartie sera toujours au Trésor ». De Fabry avait été, jusqu’en 1917, le directeur des Finances de la Résidence générale au Maroc.
89 AD Corrèze, Papiers Henry de Jouvenel, 5J 67, Discours de Victor Bérard au Sénat,
90 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 191, fol. 121-128, Note sur la Syrie, juillet 1923.
91 Voir à ce propos les réflexions « marocaines » de D. RIVET, op. cit., t. 3, p. 123-129.
92 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 191, fol. 121-128, Note citée.
93 Mais aussi la livre égyptienne dans le sud de la Syrie. La livre turque or est la pièce contenant 7,21657 grammes d’or au titre de 916,66 millièmes de fin, soit environ 22,4 francs germinal. Sur la question monétaire, cf. Youssef Khoury, Prix et monnaies en Syrie, Nancy, 1943.
94 SHAT, 4H 102, Weygand à Finances, 19. III.1924.
95 Ibid. ; il s’agit d’un arrêté daté du 23.1.1924, annexe en quelque sorte à la convention signée le même jour entre la Banque de Syrie et du Grand-Liban (nouvelle appellation officielle de la société) et les États syriens, renouvelant pour une durée de 15 ans son privilège d’émission.
96 « L’institution des conseils représentatifs des États de Syrie », L’Asie française, n° 216, novembre 1923, p. 35-51. Ajoutons que le budget doit être naturellement approuvé par le haut-commissaire. De son élaboration par les techniciens de la direction des Finances du haut-commissariat et les « conseillers » financiers détachés auprès des gouvernements locaux, à son approbation par le haut-commissaire, la procédure budgétaire n’a finalement accompli qu’un petit détour formel par les conseils dits représentatifs.
97 Saliby-Yehia, thèse citée, p. 696-716, pour le descriptif qui suit.
98 Arrêté 824 du 21. III. 1921.
99 Voir tableaux à suivre.
100 Selon le mécanisme suivant : les dépenses sont supportées par le haut-commissariat qui consent à cet effet des avances, remboursées en fin d’exercice par prélèvement sur les recettes douanières.
101 Intervention au Sénat, 31. XII. 1921, L’Asie française, n° 200, mars 1922, p. 114-127.
102 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 26, Étude du budget syrien, s.d. (ca 1923).
103 MAE, E-Levant, Syrie-Liban, 191, fol. 121-128, Note sur la Syrie, juillet 1923.
104 Arrêté 2542 du 3. IV.1924 portant relèvement de certains droits de douane ad valorem.
105 J.-C. Allain et M. auffret, art. cit., p. 405.
106 CARAN, série AD XVIII f. Le détail des cartons est donné en annexe.
107 CADN, fds BM, série Conseiller financier. Le détail des cartons est donné en annexe.
108 Par recoupement avec les données particulièrement fournies que l’on détenait par ailleurs sur la comptabilité des fonds politiques des années 1922 et 1923.
109 Se reporter aux graphiques et courbes donnés en annexe p. 430-433.
110 Sauf indication contraire, lorsqu’il sera question d’évolution en francs, il s’agira de francs 1914.
111 L’année 1920, qui atteint des niveaux records, ne peut cependant être prise en compte du fait d’un état de guerre ouverte, à la fois contre les kémalistes et les chérifiens.
112 CADN, fds BM, 445, Note du chef du service de la presse, 7. XII.1927.
113 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 26, Rapport de Marcel Rouffie sur le budget du haut-commissariat pour 1922.
114 SHAT, Papiers Pierre Lyautey, 1K 247, 26, Budget détaillé de l’exercice 1922.
115 CADN, fds BM, 1580, Billotte à haut-commissaire, 10. II.1924.
116 G. Catroux, op. cit., p. 39.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016