Les correspondants portugais de Robert Delaunay 1915-1917
p. 115-121
Texte intégral
1Le fonds Delaunay des archives de la Bibliothèque Nationale renferme une partie de la correspondance reçue par le couple d’artistes. Celle qui provient des artistes portugais couvre une courte période 1915-1917 (exception faite de deux lettres de 1913) et ne comporte qu’une seule réponse de Robert Delaunay, une carte postale adressée à Amadeo de Souza-Cardoso le 31 décembre 1915. Cet ensemble composé de cent huit lettres, cinquante-cinq adressées à Robert Delaunay dont quarante-trois du peintre Amadeo de Souza-Cardoso et une de son père, neuf du peintre Eduardo Vianna et deux de « l’architecte » José Pacheco1, a fait l’objet d’une publication en 19722 et permet d’apprécier l’importance de cet échange amical et d’idées ou de projets artistiques pour les deux parties à une date et en un lieu précis, pendant la première guerre mondiale, alors que Robert et Sonia Delaunay sont au Portugal. La plupart de ces lettres sont écrites en français : en effet, sur les quatre correspondants, trois d’entre eux ont vécu à Paris avant la guerre.
2Analysant l’importance de Robert Delaunay pour ses amis portugais, le catalogue d’exposition Sonia e Robert Delaunay em Portugal e os seus amigos (1972) complète la publication de Paulo Ferreira où l’effet de stimulation, d’« atmosphère », ainsi que la préoccupation de chacun des artistes pour ses propres recherches sont mises en évidence. L’examen de la correspondance fait ressortir le problème des artistes portugais face à leur isolement géographique et prouve que le Portugal est une étape significative dans l’œuvre et dans les relations artistiques de Robert Delaunay.
3Les relations entre Robert Delaunay et ces artistes portugais ont débutées avant la première guerre mondiale à Paris. Certains jeunes créateurs comme Amedeo de Souza-Cardoso, Eduardo Vianna ou José Pacheco ont eu conscience que la création s’épanouissait dans un autre lieu que le Portugal, fidèle au Naturalisme adapté au goût bourgeois de la société, et resté fermé aux mouvements artistiques de l’art moderne. Pourtant, la presse portugaise développe entre 1910 et 1916 une attitude francophile qui sous-entend une notion d’inter-culturalité (si présente chez ces jeunes artistes) par exemple dans les revues A. Vanquardia, Novidadès ou dans les journaux O Seculo, O Dia, qui contient une chronique quotidienne intitulée « De Paris ».
4Pour participer à la modernité, Souza-Cardoso, Vianna et Pacheco se sont expatriés et se sont installés à Paris, Vianna en 1905, Souza-Cardoso un an plus tard et José Pacheco en 1910 en même temps que celui qui sera le promoteur du futurisme au Portugal, Santa Rita. De 1911 à 1914, Ama-deo Souza-Cardoso expose au salon des Indépendants, participe en 1913 à l’Armory Show sur l’invitation de Walter Pach et fréquente Boccioni, Severini et surtout Robert Delaunay qui lui propose de faire partie de la manifestation du Herbstsalon de 1913 dans la galerie Der Sturm. Il expose également à Cologne, Hambourg et Londres et il se mêle à l’activité et à la vie artistique parisienne. Sa modernité consiste à prendre certains éléments, qui lui paraissent originaux, dans le répertoire de l’époque et de les greffer sur une syntaxe personnelle. Il adopte les rythmes circulaires afin de rendre la construction de sa peinture plus vigoureuse, par exemple dans Peinture abstraite (fig. 1), une huile sur toile de 1913. Restés au Portugal, des artistes comme Almada Negreiros ou Jorge Barradas ont conscience de mener une même bataille pour la promotion de l’art moderne. Les idées futuristes introduites par Santa Rita se développent à Lisbonne dans un cercle restreint et Negreiros publie avec d’autres futuristes, en 1915, la revue Orpheu. Telle est la situation, avec un groupe futuriste naissant, que trouvent Vianna, Souza-Cardoso et Pacheco quand la déclaration de guerre les oblige à regagner leur pays. Le problème qui se pose alors est de poursuivre leur engagement dans l’art moderne, d’où une volonté de ne pas interrompre leur activité internationale. Que peuvent faire de jeunes peintres exilés dans un pays situé à la périphérie de l’art moderne et démuni ou presque de vie artistique, et à plus forte raison, s’il s’agit de leur propre pays ? C’est en cela que l’arrivée des Delaunay, en juin ou juillet 1915 de Fontarabie (Espagne) où ils séjournaient depuis l’été 1914, va jouer un rôle important dans l’activité artistique du pays. Très vite naît l’idée d’une association de peintres et de poètes dite Corporation Nouvelle ; ils décident de lancer des expositions itinérantes appelées « expositions mouvantes » et de créer des éditions d’albums en y associant peintres et poètes3.
5Beaucoup de projets ne voient jamais le jour - par exemple le premier album devait associer les Delaunay, Baranoff Rossiné à Apollinaire et Cendrars - mais permettent aux Portugais de continuer leur recherche et parfois de mieux définir leur création par rapport au pouvoir expressif de la couleur.
6En 1916, Souza-Cardoso est gagné au futurisme, moyen de faire la synthèse entre son expérience cubiste et son expérience expressionniste. Il adopte les disque chromatiques de Robert Delaunay qu’il intègre dans ses compositions. Jean Cassou définit son art comme « la participation d’expression portugaise à ce grand concours d’inventions plastiques qu’a été le cubisme. Une participation résolue, violente, haute en couleurs stridentes et en formes énergiques, et que parmi les variétés on peut classer du côté orphique »4. Delaunay et Amadeo découvrent l’originalité de l’art populaire portugais dont certains motifs s’introduisent dans les toiles de ce dernier, par exemple Cançâo popular a Russa e o Figaro, où des motifs de poupées campagnardes s’allient aux disques stylisés. Vianna a été très influencé par l’art de Robert Delaunay et dans la Petite, il combine des éléments du vocabulaire cubiste avec des motifs du folklore portugais pour évoquer, grâce à l’intensité des couleurs, la lumière transparente du Portugal. On retrouve la leçon de Delaunay dans les problèmes de rapport de couleurs et d’agencement de formes circulaires5. Son attachement au simultanéisme persiste jusqu’en 1919, par exemple dans le Garçon des céramiques où l’exubérance chromatique du début a fait place à une discipline plus intimiste.
7La période portugaise a eu également son importance pour l’œuvre de Delaunay. Ses deux séjours (de juin-juillet 1915 à mars 1916 à Vila do Conde dans le Nord du Portugal et d’août 1916 à janvier ou février 1917 à Valença do Minho), entraînent un changement dans sa création, des recherches nouvelles, mais aussi un déplacement de son réseau de relations. Robert Delaunay peint des séries, Femmes nues, Gitans, Femmes au marché, Verseuses alors que de 1912 à 1913, il avait délaissé la figuration. Avec ces thèmes, il réintroduit des formes inspirées de la réalité. Le Portugal lui a permis de renouveler sa vision ; il crée 47 œuvres alors qu’en Espagne, en 1914 et de 1917 à 1921, il n’en exécute que 30. Pendant ces deux années passées au Portugal, Delaunay se dégage de la théorie, des tourments de la recherche pour s’attacher davantage à la sensation.
8Le retour à des formes réelles s’intègre à des compositions fondées sur le jeu des couleurs. Ses observations se concentrent autour des problèmes de rapport de couleurs et d’agencement de formes circulaires, par exemple dans la Nature morte portugaise. Il exprime l’éclat de la lumière particulière au Portugal, sans nuance atmosphérique, et le dynamisme des formes. Sa couleur s’enrichit, dérivant davantage de l’observation que de la théorie. La couleur définit ainsi, selon lui, la vie des objets, leur structure véritable.
9Sa recherche se base sur l’étude des matières traitées selon la nécessité de la couleur : la colle est utilisée pour une surface sèche, la cire pour une surface transparente et l’huile pour une matière épaisse et couvrante. Delaunay tente d’amener ses amis portugais au travail de la cire ; Vianna s’y intéresse par désir de progresser techniquement, quant à Souza-Cardoso, son enthousiasme retombe très vite.
10L’essor de l’œuvre de Robert Delaunay entre 1910 et 1914 reposait sur un réseau d’amitiés internationales. La guerre provoque une rupture importante puisqu’il se retrouve isolé en Espagne à partir de l’été 1914. Il est ainsi coupé de son milieu d’origine, géographiquement mais aussi artistiquement. Le réseau allemand, du fait de la guerre, s’interrompt (la correspondance avec Herwath Walden, Franz Marc, August Macke). Ses relations parisiennes se font rares, seuls Cendrars, les Américains Sam Halpert et Léon Kroll qui le rejoindront au Portugal en mars 1916 à Vila do Conde (où Vianna s’est installé pendant quelques mois avec les Delaunay) entretiennent avec lui une correspondance régulière. Répondant à sa demande, Halpert lui envoie des journaux français pour le tenir au courant de l’activité artistique parisienne. Halpert écrit, le 20 mars 1915, à Delaunay qu’il aimerait le rejoindre en Espagne : « je m’ennuie ici, et Paris est mort pour le moment », et dans une autre lettre du 12 juin 1915, « que penses-tu en Espagne de la peinture simultanée ? (...). Je trouve que la peinture espagnole moderne est médiocre, pourtant ta couleur vibrante devrait les intéresser »6. Mais pourquoi Delaunay a-t-il quitté l’Espagne ? Plusieurs raisons peuvent être avancées. La plus plausible est une invitation du groupe Orpheu et / ou de ses amis portugais de Paris. En janvier 1915, Orpheu, revue essentiellement littéraire, avait parlé des recherches de Robert Delaunay, artiste reconnu, et aurait profité de l’opportunité de son séjour en Espagne pour l’inviter à Lisbonne. Une autre supposition est le désir de Delaunay d’échapper à l’ambiance peu stimulante de Madrid ; de son séjour de l’été 1914 à juin-juillet 1915, on ne recense que 10 huiles ou cires sur toile et deux aquarelles.
11Delaunay retrouve à Lisbonne des amis et un cercle d’artistes « organisés » et désireux de poursuivre leur activité. La correspondance prouve la nécessité de recréer un cercle artistique actif et d’élaborer des projets communs. Delaunay, artiste confirmé recherchant des échanges artistiques, et un groupe de jeunes gens désireux de continuer à mener une bataille pour la promotion de l’art moderne dans un esprit internationaliste, vont réunir leurs efforts, et fonder la « Corporation Nouvelle » en insistant sur la portée internationale que doivent prendre leurs projets futurs. Non seulement l’arrivée des Delaunay est un « stimulant » selon l’expression de Paulo Ferreira, mais Delaunay a recréé un réseau (réduit) de relations artistiques, condition indispensable pour le développement de son œuvre.
12En 1916, Robert Delaunay expose à Stockholm. Sa longue correspondance avec Arturo Ciacelli émigré à Stockhlom en 1914, atteste encore une fois sa volonté de garder une activité et une audience internationales.
13La correspondance des artistes portugais avec Delaunay montre qu’ils ont recréé un foyer artistique malgré les ruptures provoquées par la guerre. La position de Delaunay représente une tentative de préserver son internationalisme. Parallèlement ses amis portugais posent une quantité de questions relatives à l’identité de leur art, et de ses relations avec la réalité de l’art du xxe siècle. Ces artistes ont établi un rapport vivant avec l’art européen en général et avec celui de Robert Delaunay en particulier. Même si leurs œuvres n’ont représenté qu’une parenthèse, leurs voyages et leur engouement cosmopolite a indiqué la voie à suivre. En 1935, le séjour d’un jeune poète et artiste portugais Antonio Pedro met une nouvelle fois l’art portugais au contact de l’avant-garde internationale. Le manifeste du « dimensionisme »7 annonçant « un mouvement général des arts commencé inconsciemment par le cubisme et le futurisme, élaboré et développé depuis continuellement par tous les peuples de la civilisation occidentale » (...) est signé par Robert Delaunay, Kandinsky, Duchamp, Calder, Arp... et par Pedro qui le diffuse à Lisbonne dans une publication éphémère s’intitulant Climat Parisien.
Notes de bas de page
1 Récemment, nous avons retrouvé dans le fonds Delaunay du CNAM, une lettre de José Pacheco à Robert Delaunay datée du 5 août 1915 qui n’a pas été publiée.
2 Paulo Ferreira, Correspondance de quatre artistes portugais Almada-Negreiros, José Pacheco, Souza-Cardoso, Eduardo Vianna avec Robert et Sonia Delaunay, Paris, P.U.F., 1972.
3 Sur le projet de prospectus pour l’album n° 1 des « expositions mouvantes Nord, Sud, Ouest », le même pochoir à la cire et en couleurs est utilisé pour le bulletin de souscription. Les buts de l’Association Corporation Nouvelle y sont inscrits. Ces projets prouvent l’idée de réunir leur effort.
4 Jean Cassou, Amedeo de Souza-Cardoso, Lisbonne, 1959.
5 Les disques stylisés peuvent aussi faire allusion aux céramiques portugaises dans la peinture d’Eduardo Vianna.
6 Extraits des lettres de Sam Halpert à Robert Delaunay du fonds Delaunay de la Bibliothèque Nationale.
7 Le manifeste fut rédigé par C. Sirato. La recherche de synthèse des arts conduit Antonio Pedro à adhérer à ce manifeste et à créer des poèmes dimensionistes qui préfigurent la poésie expérimentale portugaise des années 1950, ainsi que le néo-concrétisme brésilien de la fin des années 50.
Auteur
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