Pression économique ou force du droit ? Expliquer l’ouverture des frontières soviétiques aux Juifs pendant la guerre froide
p. 415-426
Texte intégral
1Obtenir d’un pays étranger qu’il modifie son comportement est un problème tristement classique pour les décideurs internationaux. L’issue n’en est pas moins complexe : il n’existe, du côté des acteurs comme du côté des chercheurs, aucun accord sur la méthode la plus efficace pour contraindre un gouvernement à se conformer à l’idée que les autres États se font du bien collectif, une fois les tentatives de persuasion devenues inutiles. Deux écoles s’affrontent : pour les réalistes, un État peut changer son comportement si l’on parvient à atteindre ses intérêts matériels, économiques par exemple ; les constructivistes croient, eux, à la capacité des idées et des normes à infléchir les choix des gouvernements. Les uns défendent leurs conclusions à partir de séries statistiques1, les autres en comparant des cas multiples2. Le dialogue entre ces deux écoles est quasi inexistant si bien que la mise en regard des effets respectifs des sanctions et des normes dans une même situation est très rarement réalisée.
2Dans cet article, nous proposons l’étude d’un cas dans lequel sanctions et normes juridiques furent actionnées de manière quasiment simultanée, et nous avons l’ambition de comparer leurs effets. Dans les années 1970, l’émigration des Juifs d’Union soviétique devint un sujet de préoccupation américain d’abord puis, rapidement, international. Pour signifier leur détermination à obtenir de l’URSS la conformité de ses pratiques migratoires au droit international, les États-Unis conçurent en 1974 une sanction économique visant à contraindre Moscou à ouvrir ses portes. Un an plus tard, la seconde corbeille de l’Acte final d’Helsinki légitimait une ingérence à visée humanitaire dans les affaires intérieures des États signataires, et mentionnait notamment le droit des individus à émigrer. Soumis à cette double pression, de la sanction et du droit, Moscou modifia sa politique migratoire à l’égard des Juifs, mais il le fit selon une progression qui fut bien loin d’être linéaire. À laquelle de ces deux pressions le Kremlin fut-il donc sensible ? À quels moments et pourquoi furent-elles efficaces ? Telles sont les questions auxquelles nous voulons répondre même si la refermeture relative des archives soviétiques rend très difficile de proposer une analyse définitive. Il faudra également garder à l’esprit que la contestation intérieure joua aussi un rôle non négligeable.
3L’étude d’un cas unique ne permettra évidemment pas de trancher un débat fort complexe entre réalistes et constructivistes. La lecture double à laquelle se prête le cas de l’émigration des Juifs soviétiques peut cependant conduire à nuancer des conclusions trop souvent dogmatiques. Ce cas est en outre particulièrement intéressant parce que les États-Unis y jouèrent le rôle principal. Or il s’agit du pays qui a toujours eu le plus recours aux sanctions économiques – un instrument relativement facile à actionner pour le Congrès – et qui, en raison de sa puissance, a le plus de chance d’obtenir des résultats3. À l’inverse, les États-Unis ont aussi la particularité d’être particulièrement méfiants à l’égard du droit international. Contre toute attente, c’est plutôt le droit que la sanction qui persuada l’URSS de la nécessité d’ouvrir ses frontières aux Juifs.
Une pression économique sans effet
4Bien davantage que le combat des dissidents, c’est la question de l’émigration juive qui attira, aux États-Unis, l’attention des progressistes et des défenseurs des droits de l’homme. À partir du début des années 1960, les organisations juives américaines sensibilisèrent l’opinion au sort des Juifs soviétiques – victimes pour certains d’entre eux, de discriminations, brimades et persécutions, tous interdits d’émigrer. En s’appuyant sur la Déclaration universelle des droits de l’homme et avec l’aide d’Israël, ces organisations parvinrent à présenter l’aide aux Juifs soviétiques comme un mouvement de nature humanitaire et à rallier anticommunistes et progressistes au Congrès. Au début des années 1970, elles réussirent à imposer assez largement l’idée que l’URSS ne respecterait pas leur droit à émigrer sans une intervention forte de Washington4.
5Reprenant à son compte un linkagé5 imaginé par les organisations juives à l’encontre du Kremlin, le sénateur démocrate « Scoop » Jackson du Washington introduisit en octobre 1972 un amendement à une loi de commerce, prévoyant le conditionnement de l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée et de crédits à la libéralisation des politiques migratoires des pays à l’économie centralisée. Après deux ans de bataille législative serrée et de résistance aux pressions de la Maison Blanche, Jackson et ses alliés au Congrès obtinrent le vote de cet amendement en décembre 1974. Leur entreprise fut indéniablement facilitée par le renforcement du pouvoir du Congrès, la critique croissante de la realpolitik conduite par le président Nixon, l’aspiration à une moralisation de la politique étrangère des États-Unis, et la constitution d’une large coalition faite d’anticommunistes, d’opposants à la détente, de protectionnistes et de défenseurs des droits de l’homme. En adoptant l’amendement Jackson-Vanik, le Congrès américain signifiait sa volonté de faire de l’émigration des Juifs une question incontournable des relations américano-soviétiques, même au prix du trouble des négociations en cours sur d’autres sujets.
6La première réaction de l’URSS, humiliée par cette ingérence dans sa politique intérieure6, signa l’échec à court terme de la sanction économique imaginée par les Américains. Dès janvier 1975, Moscou se retira des négociations commerciales avec Washington et l’émigration des Juifs, tolérée entre 1970 et 1973, poursuivit sa chute : elle tomba de 20181 en 1974 à 13139 en 19757. Cet échec condamnait-il définitivement l’instrument ? Celui-ci avait-il été mal utilisé, mal mis en œuvre ou, plus grave, mal conçu ? Ou bien n’avait-il après tout qu’un usage interne : satisfaire une opinion soucieuse du sort des Juifs soviétiques et endiguer les critiques de la détente8 ?
7Les acteurs de la négociation, tout particulièrement « Scoop » Jackson et le secrétaire d’État, Henry Kissinger, eurent leur part de responsabilité dans cet échec. Leur manque de coordination et de réalisme, leur opportunisme et leur rivalité pesèrent certainement. Mais, si l’on cherche une explication dans le contexte politique intérieur, c’est surtout sur l’opposition viscérale de l’Administration à toute ingérence dans les affaires intérieures de l’URSS qu’il convient d’insister – cette opposition rendait aux yeux des Soviétiques la détermination des Américains à mettre cet instrument en œuvre peu crédible.
8Le manque d’efficacité de cette sanction économique était cependant surtout dû à sa mauvaise conception. Jackson et ses alliés, juifs et parlementaires, avaient supposé que Moscou pouvait maîtriser comme il l’entendait les flux migratoires et avait compris que l’émigration était une concession indispensable à la poursuite de bonnes relations avec Washington. Cela avait été le cas jusqu’à la guerre du Kippour mais, dans les mois qui suivirent le conflit, l’émigration des Juifs diminua notablement. L’ampleur des concessions que Brejnev pouvait faire aux Américains était limitée par l’opposition des conservateurs au sein du parti communiste et par la résistance de la bureaucratie qui accordait les visas9. Le dropping-out, c’est-à-dire le changement de destination des Juifs en route vers Israël, contribua aussi sans doute à la fermeture partielle des frontières à partir de 1974. Ce phénomène embarrassait les Soviétiques parce qu’il représentait une distorsion du motif de réunion des familles.
9L’autre vice de conception du linkage tenait au fait que sa capacité de pression sur Moscou était très limitée. Le conditionnement des crédits prévu par l’amendement Jackson-Vanik avait été neutralisé par l’adoption préalable d’un autre amendement, du non du sénateur démocrate Adlai Ewin Stevenson III, qui avait déjà imposé une limite très basse aux sommes que les Américains accorderaient aux Soviétiques dans les années à venir. Moscou ayant alors un très important besoin de crédits, ceux-ci auraient été un des outils les plus efficaces à actionner. L’octroi de la clause de la nation la plus favorisée ne relevait en revanche que du symbolique pour l’URSS. Son conditionnement avait peu de chance d’être opérant car il revenait à maintenir, tant que les Soviétiques ne feraient pas de concessions dans le domaine de l’émigration, un fort tarif extérieur sur leurs exportations aux États-Unis. Or celles-ci consistaient essentiellement en fourrures, chrome, pierres précieuses et caviar, tous déjà taxés à des taux très bas à leur entrée aux États-Unis. Un linkage liant émigration et contrôles à l’exportation sur les biens stratégiques ou les céréales aurait davantage pénalisé Moscou et l’aurait certainement davantage contraint à modifier sa politique migratoire. Mais, d’une façon générale, la dépendance économique de l’URSS à l’égard des États-Unis en 1972 était bien trop faible pour que la perspective d’un avantage commercial médiocre pût provoquer un changement de comportement de sa part.
10Outre ces vices de conception, le linkage prévu par Jackson-Vanik fut pénalisé par une mise en œuvre tardive. Conçu à l’automne 1972, il ne fut appliqué qu’à partir du début 1975. L’hypothèse de la vulnérabilité économique de l’URSS sur laquelle il reposait ne tenait plus. L’économie soviétique n’était plus, en 1975, dans la situation catastrophique de 1972. Grâce au quadruplement des prix du pétrole dû à la crise, et à l’augmentation des exportations, elle connut une amélioration notable. L’URSS disposait en outre d’abondantes réserves de gaz naturel pour solder ses achats. Elle bénéficia donc d’une amélioration notable de sa balance des paiements qui rendit bien moins nécessaires les échanges commerciaux avec les États-Unis10. Par ailleurs, Moscou pouvait compter sur d’autres partenaires commerciaux, européens et japonais. Comme toutes les autres sanctions économiques unilatérales, le linkage de Jackson-Vanik fut affaibli par le fait qu’il était appliqué par un seul État.
De modestes résultats obtenus par une pression mixte
11Parce qu’ils refusaient d’admettre leur échec, les partisans américains de l’émigration juive ne surent pas voir qu’une solution alternative, de nature juridique cette fois, était en train de s’ébaucher dans l’arène internationale. La droite conservatrice et les anticommunistes, aveuglés par la crainte de l’hégémonie soviétique, ne comprirent pas l’opportunité que leur offrait l’adoption de l’Acte final d’Helsinki en août 1975. En dépit de ses résistan-ces initiales, l’URSS avait fini par accepter un texte contenant, à l’initiative des pays européens, des engagements inédits sur la protection des droits de l’homme, et prévoyant le contrôle régulier de leur respect lors de conférences de suivi. La délégation américaine ne fut pour rien dans ce succès, pas même dans le domaine de la réunification des familles sur lequel l’Acte final était pourtant, dans ses intentions mais non pas certes dans sa méthode, si proche de l’amendement Jackson-Vanik11.
12Il fallut deux ans aux Américains pour comprendre que l’Acte final leur offrait la possibilité d’une intervention en faveur des Juifs soviétiques qui exposait bien moins leur politique étrangère qu’une intervention bilatérale sous la contrainte du Congrès. La mobilisation des dissidents et activistes soviétiques pour obtenir le respect de l’Acte final fut l’élément déclencheur de cette prise de conscience. Le Congrès américain se montra sensible à leur appel et créa, pour les soutenir, une Commission d’Helsinki, dont le but était de vérifier le respect et la mise en œuvre de l’Acte final par les gouvernements de l’Est, et notamment de la liberté d’émigrer par le Kremlin.
13Galvanisée par les rapports des dissidents soviétiques et par la pression des lobbies ethniques américains, la Commission condamna, à partir de 1977, les violations de l’Acte final dont l’URSS était coupable. Le Kremlin en ignorait en effet les clauses humanitaires et décréta notamment une baisse brutale de l’émigration sur la base d’une interprétation extrêmement étroite de la réunification des familles. Il fut en outre à l’initiative d’une répression accrue à l’encontre des refuzniks12, dont les plus en vue furent arrêtés en 1977. La mobilisation des lobbies ethniques et la détermination de la Commission à ne pas tolérer une application partielle des accords d’Helsinki pesèrent lourdement dans le choix fait par la délégation américaine d’adopter une position offensive lors de la première conférence de suivi qui se tint à Belgrade en octobre 1977. Pour l’Administration Carter, qui cherchait à maintenir un équilibre délicat entre son engagement en faveur des droits de l’homme et le maintien de bonnes relations avec l’URSS, il apparaissait désormais plus aisé de dénoncer la politique migratoire des Soviétiques dans une arène internationale et sans recours à la pression économique. Si les critiques américaines furent rejetées en bloc par les Soviétiques, elles conduisirent tout de même à de modestes changements. Moscou poursuivit arrestations et procès mais, entre juin 1977 et février 1978, le nombre d’émigrants connut une légère hausse. Encore bien loin, certes, d’être convaincu par le bien-fondé des normes qu’on lui imposait de respecter, Moscou acceptait de faire des concessions tactiques, ignorant qu’un tel geste pût le contraindre à s’engager à plus long terme dans un cercle vertueux13.
14Encouragée par ces premiers frémissements dans les chiffres de l’émigration, l’Administration Carter souhaita limiter son action à l’arène internationale et mettre un terme à l’usage du bâton économique. Hésitante au début de son mandat, elle se laissa convaincre par les arguments que faisaient entendre les milieux d’affaires depuis 1975 : ceux-ci mettaient en cause l’incapacité de Jackson-Vanik à produire le résultat attendu après son adoption et ses effets négatifs pour l’économie américaine au moment où le déficit commercial se creusait. À partir de la mi-1978, l’Administration Carter voulut faciliter les négociations en cours sur les SALT, visant à la réduction des armements, et encourager les Soviétiques à persister dans leurs efforts en suspendant l’amendement, selon une procédure de waiver prévue par le texte. À ses yeux, cette démarche était légitimée par la hausse de l’émigration (30594 sorties en 1978) et par la cessation momentanée des arrestations, une analyse qu’était encore loin de partager le Congrès.
15L’URSS s’était-elle mise à céder à la pression économique américaine ? Ou avait-elle voulu mettre un terme à la stigmatisation dont elle faisait l’objet dans l’arène internationale pour sa violation des droits de l’homme ? Une première explication est que le Kremlin ait voulu faciliter la suspension de Jackson-Vanik alors en discussion au Congrès pour obtenir les avantages commerciaux susceptibles de l’aider à redresser une situation économique redevenue critique. Il est également fort probable que Moscou ait été gêné par l’octroi, annoncé pour juillet 1979, de la clause de la nation la plus favorisée par Washington à son rival chinois. Mais plus déterminant est le fait que Moscou ait souhaité favoriser la conclusion des négociations SALT et mettre toutes les chances de son côté pour obtenir la ratification de ce traité par le Congrès américain.
16Le refus obstiné du Congrès de suspendre Jackson-Vanik et la virulence des dénonciations américaines dans le cadre multilatéral avaient envoyé à Moscou un signal clair : en dépit de la volonté de la Maison Blanche de poursuivre le rapprochement entrepris sous Nixon, l’Amérique était encore très fermement attachée au principe de la libre émigration des Juifs. En ce sens, les deux instruments, économique dans les relations bilatérales et normatif dans les relations multilatérales, jouèrent un rôle non négligeable. Mais la meilleure conformité des Soviétiques à l’impératif posé par les Américains ne vint ni de la seule pression économique ni de la force intrinsèque des normes. Elle était due à l’anticipation, de la part de Moscou, d’un linkage implicite liant non pas l’émigration au commerce mais l’émigration aux négociations en cours sur le désarmement14.
Des normes plus persuasives que les incitations matérielles
17L’Administration Carter essaya, jusqu’à l’été 1979, d’obtenir du Congrès la suspension de l’amendement Jackson-Vanik pour encourager l’URSS à maintenir sa hausse de l’émigration. Mais l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques imposa l’abandon de ce projet. En signe de représailles, les États-Unis adoptèrent de nouvelles sanctions commerciales à l’encontre de l’URSS, sans lien avec sa politique migratoire cette fois. Les relations entre les deux pays étaient désormais si tendues que la capacité des États-Unis à influencer l’URSS, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, était réduite à néant. Moscou ferma à nouveau ses portes aux Juifs et reprit des pratiques de répression qui avaient cessé depuis 1977. Le Kremlin avait donc choisi d’effectuer un revirement complet par rapport aux concessions tactiques qu’il avait faites de 1977 à 1979.
18La défense résolue des droits des Juifs soviétiques par le président Reagan, un thème qu’il affectionnait particulièrement parce qu’il étayait son anticommunisme, resta sans effet Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en mars 1985. La volonté de réforme intérieure et d’ouverture à l’extérieur qui était celle du nouveau secrétaire général permit une reprise du dialogue entre les deux grands. Le besoin qu’éprouva rapidement celui-ci d’un soutien international à une perestroïka fortement critiquée à l’intérieur l’obligeait à rendre les pratiques de son pays plus conformes aux normes internationales. Les réformateurs soviétiques, plus Jeunes que leurs prédécesseurs à la tête du Kremlin, avaient compris que le déni des droits de l’homme était non seulement moralement inacceptable mais également intenable politiquement. En outre, soucieux d’une libéralisation de la société soviétique, ils furent contraints d’entendre la renaissance de la contestation intérieure, qui cherchait à tirer avantage de la légitimation progressive et nouvelle de la rhétorique du droit en Union soviétique15.
19Dans ce contexte propice, la mobilisation américaine en faveur de l’émigration des Juifs soviétiques redoubla. En 1987, les organisations Juives organisèrent une manifestation géante à la veille du sommet de Washington pour convaincre Gorbatchev qu’un rapprochement entre les deux pays serait impossible sans une amélioration préalable de la situation des Juifs. Ces revendications furent efficacement relayées par la seconde Administration Reagan lors de déclarations publiques particulièrement offensives et de rencontres répétées avec les dissidents soviétiques. La Maison Blanche était convaincue qu’il convenait de profiter du besoin qu’éprouvait le secrétaire général d’un soutien international pour en obtenir des gestes significatifs dans le domaine des droits de l’homme.
20Incontestablement, l’insistance américaine exerça une influence sur Moscou, sans même d’ailleurs que Washington eût besoin de promettre une levée des sanctions économiques prises en 1974. La chronologie des gestes par lesquels l’URSS manifesta qu’elle souhaitait se conformer aux normes internationales révèle cependant que ce fut davantage à une pression multilatérale de nature juridique qu’elle fut sensible. Ainsi, c’est lors de la conférence de suivi de Vienne que la délégation soviétique accepta de définir l’émigration comme un droit fondamental reconnu à tous. À la clôture de la conférence en 1989, sa volonté de conciliation rendit en outre possible l’adoption d’un texte extrêmement ambitieux sur la question des droits de l’homme. Il stipulait notamment que le droit de quitter son pays « ne sera [it] soumis à aucune restriction », à l’exception de celles « prévues par la loi » et « conformes... aux obligations fixées par le droit international16 ». Certes, Moscou devait encore transposer ces principes dans le droit, mais il avait déjà commencé à traduire ces engagements dans les faits : en 1988, il laissa partir 19000 Juifs puis 71000 en 1989, un chiffre sans précédent depuis la révolution d’Octobre. L’ampleur de cette émigration et le changement évident d’état d’esprit avec lequel l’URSS s’était engagée dans les négociations manifestaient que le Kremlin avait dépassé le stade des concessions tactiques auquel il s’était arrêté en 1979. Sous l’effet d’une mobilisation transnationale extrêmement forte et d’une ouverture croissante au droit, Moscou apparaissait désormais convaincu de la légitimité de normes qu’il avait jusqu’alors contestées et soucieux de leur transposition dans l’ordre juridique soviétique.
21L’amendement Jackson-Vanik avait prévu un mécanisme d’auto-suspension dans le cas où l’URSS mettrait sa politique migratoire en conformité avec l’objectif de respect du droit des Juifs à émigrer. En toute rigueur, l’ouverture des frontières à partir de 1988 aurait donc dû être immédiatement récompensée par l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée et de crédits. La promesse de cette suspension aurait pu être d’autant plus efficace que l’URSS traversait à la fin des années 1980 une grave crise économique. Mais les Américains tardèrent à le faire. Ce ne fut qu’en décembre 1989 que Bush assura Gorbatchev que les États-Unis étaient prêts à octroyer à l’URSS la clause de la nation la plus favorisée mais qu’ils attendraient, pour le faire, l’adoption de la nouvelle loi sur l’émigration devant transposer les acquis de Vienne17. Malgré ce délai, l’URSS continua inflexiblement sur la voie des réformes, toujours dans le cadre multilatéral, et de plus en plus persuadée du bien-fondé d’une avancée juridique.
22En juillet 1990, les Soviétiques signèrent, lors de la seconde réunion sur la dimension humaine de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), une déclaration exemplaire du point de vue des droits de l’homme. Ils acceptèrent notamment une section sur les minorités nationales condamnant explicitement l’antisémitisme en Europe et consentirent, dans le domaine de l’émigration, à imposer de sévères « restrictions aux restrictions18 ». Ces bonnes intentions se traduisirent de manière spectaculaire dans les faits : à la fin de l’année 1990, plus d’un millier de Juifs quittaient quotidiennement le pays. L’année suivante, les députés soviétiques transposèrent enfin les principes consacrés à Vienne puis à Copenhague. Les États-Unis étaient en mesure de suspendre les sanctions économiques adoptées en 1974 ; cette suspension a été renouvelée chaque année depuis.
23Gorbatchev fit sans aucun doute de l’émigration juive un des éléments de sa stratégie de séduction de l’Ouest. La meilleure preuve en fut donnée par ses tentatives de renouer des liens rompus avec Israël en 1967, espérant que l’ouverture des frontières aux Juifs manifesterait sa bonne volonté19. Depuis le milieu des années 1970, les États-Unis avaient signifié qu’un retour de l’URSS dans le giron des nations nécessiterait un respect des droits de la minorité juive. Le Kremlin avait considéré avec sérieux cet avertissement qui lui avait été renouvelé durant une quinzaine d’années, et il avait compris que cet objectif était également partagé par les nations européennes depuis la conférence qui s’était tenue à Helsinki en 1975. Une fois Gorbatchev au pouvoir, celui-ci réalisa que l’établissement de l’état de droit et la respectabilité internationale de son pays imposaient le respect des textes internationaux en vigueur, au premier rang desquels les clauses humanitaires de l’Acte final d’Helsinki. Cette analyse que l’on peut légitimement prêter rétrospectivement au secrétaire général constituait la preuve que, depuis l’adoption de l’amendement Jackson-Vanik en 1974, la question du sort des Juifs soviétiques avait acquis une redoutable efficacité symbolique.
24Ce ne fut pourtant pas sous la pression économique de cet instrument que le Kremlin décida de faire preuve de souplesse dans sa politique juive à la fin des années 1980. Les sanctions économiques ne furent jamais aggravées et, à l’inverse, la promesse de leur levée, autre geste susceptible de provoquer un changement de la part de l’URSS, n’intervint que très tardivement. L’intransigeance de Washington à l’égard de Moscou, dans les domaines du commerce et de l’armement, ne laissait en effet à ce dernier que peu d’espoir d’une récompense. Washington n’évoqua une possible suspension de l’amendement Jackson-Vanik qu’en 1989. Moscou avait déjà commencé à tolérer une très forte émigration juive depuis de nombreux mois. L’amendement ne joua donc pas, dans l’ouverture des frontières soviétiques aux Juifs à la fin des années 1980, le rôle décisif que ses partisans auraient aimé lui prêter. Jamais abrogé même après sa suspension, il mettait cependant en garde contre les conséquences d’un éventuel retour en arrière : il signifiait à Moscou que la libre émigration des Juifs soviétiques était nécessaire pour que Washington continuât de le considérer comme un partenaire crédible. Mais à la veille de l’écroulement de l’empire soviétique, la question des droits des Juifs avait acquis une importance qui s’étendait bien au-delà du seul champ des relations américano-soviétiques ; elle préoccupait désormais tous les membres de la CSCE, au premier rang desquels l’Union soviétique, désormais elle aussi convaincue par la force et la légitimité des droits de l’homme.
25Lorsque l’URSS ouvrit ses portes aux Juifs, de 1976 à 1979 puis, à nouveau, à partir de 1988, réagit-elle donc à la pression économique exercée par les États-Unis par l’intermédiaire de l’amendement Jackson-Vanik ou bien s’inclina-t-elle, face à la pression internationale et intérieure, devant les mécanismes de contrôle prévus par l’Acte final, notamment dans le domaine migratoire ? À aucun moment les Soviétiques ne réagirent directement à la sanction économique que l’Amérique leur avait imposée en 1974. Mal conçu, appliqué trop tard et trop longtemps, seul, Jackson-Vanik ne constituait pas un bâton suffisamment puissant pour contraindre le Kremlin à laisser partir les Juifs. Il ne faudrait pas pour autant conclure que cette sanction économique fut inutile et remettre en cause le principe même de l’utilisation d’un tel instrument. Certes le Kremlin ne fut pas affecté par les conséquences de son refus de se soumettre au linkage américain autant que Washington l’aurait souhaité, mais il prit conscience, par le seul fait de l’adoption de Jackson-Vanik, que tout rapprochement serait désormais conditionné par son attitude sur la question de l’émigration juive. Si l’utilité de l’amendement en tant que pression économique fut quasiment nulle, celle qu’il eut en tant que symbole de l’attachement des Américains au droit des Juifs à émigrer fut déterminante. Ainsi, en 1978-1979, Moscou ouvrit ses portes aux Juifs parce qu’il craignait que les Américains missent implicitement en œuvre un linkage entre émigration et négociations sur le désarmement. Cet effet indirect fut prouvé a contrario par une indifférence totale des Soviétiques à la pression économique américaine durant la période de retour à la confrontation, de la fin 1979 à 1987, lorsque Moscou n’avait plus rien à attendre de Washington. Plus que l’effet de la pression économique, ce fut donc le message qu’elle envoya à la cible qui compta.
26Quant à l’Acte final d’Helsinki, il parvint à affecter le comportement migratoire de l’URSS pour deux raisons qui produisirent successivement leur effet. Entre 1978 et 1979, Moscou accepta d’effectuer des concessions dans le cadre de la première conférence de suivi de la CSCE : il avait compris qu’elles pourraient être appréciées par Washington qui avait, par l’intermédiaire de Jackson-Vanik, signifié l’importance qu’il attachait au principe de la libre émigration. On voit bien là le caractère complémentaire des deux instruments et leur capacité à conforter mutuellement leurs effets, alors même qu’ils avaient été conçus séparément. La pression mixte fut alors la combinaison la plus efficace. À la fin des années 1980, la mise en conformité par l’URSS de son comportement aux normes internationales obéit à une tout autre logique et eut lieu de manière complètement indépendante de Jackson-Vanik. Une fois les premières réformes intérieures entreprises, Gorbatchev comprit que le soutien de la communauté internationale lui était absolument nécessaire. Or celui-ci ne pouvait s’obtenir que par la satisfaction des attentes formulées dans l’arène de la CSCE en matière de droits de l’homme. Les gestes sans précédent du Kremlin dans le domaine humanitaire ne sauraient cependant être interprétés comme de simples concessions stratégiques. Conformément au modèle de la spirale présenté par Risse et Sikkink20, l’Union soviétique s’était mise à s’identifier avec la société internationale et à chercher à faire sien l’ordre juridique que celle-ci et l’opposition intérieure avaient jusqu’alors cherché à lui imposer malgré elle. Elle manifesta alors sa pleine adhésion aux normes humanitaires en ouvrant très grand ses portes aux Juifs.
Notes de bas de page
1 Voir, pour les sanctions économiques, le débat auquel a donné lieu la publication du rapport de G. Hufbauer et J. Schott, Economic Sanctions Reconsidered : History and Current Policy, 1990, Washington (D.C.), Institute for International Economies. Il montre, à partir de l’étude d’une centaine de sanctions appliquées entre 1914 et 1990, que celles-ci sont efficaces dans 35 % des cas. L’attaque la plus sévère est venue de R.A. Pape (« Why Economic Sanctions Do Not Work », International Security, 22, 2) selon lequel de telles sanctions n’ont d’effet que dans 5 % des cas.
2 Voir les cas étudiés dans une perspective constructiviste dans T. Risse, S. Ropp, K. Sikkink, The Power of Human Rights : International Norms and Domestic Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
3 Mentionnons par exemple les sanctions économiques prises à l’encontre de l’Afrique du Sud pendant le régime de l’apartheid, de Cuba contre le régime castriste, ou encore de la Chine au lendemain des événements de Tienanmen. Voir R. Haass éd., Economic Sanctions and American Foreign Diplomacy, Washington (D.C.), Council of Foreign Relations, 1998.
4 Pour une présentation de cette mobilisation voir P. Peretz, Le Combat pour les Juifs soviétiques. Washington-Moscou-Jérusalem, 1953-1989, Paris, Armand Colin, 2006.
5 Dans la sphère des relations internationales, ce terme désigne le conditionnement d’avantages accordés par un pays à un second dans un domaine, à des avancées réalisées par celui-ci dans un autre domaine.
6 J. M. Lindsay (« Trade Sanctions as Policy Instruments : A Re-Examination », International Studies Quarterly, 30, p. 153-173) avance qu’une concession faite par un gouvernement sous la pression d’une sanction économique est susceptible d’atteindre son prestige international et sa popularité.
7 Tous les effectifs de sortie mentionnés dans cet article sont issus des statistiques mises en ligne par la National Conference on Soviet Jewry (www.ncsj.org).
8 J. M. Lindsay (ibid.) montre que l’obtention d’un changement politique dans l’État-cible n’est pas toujours l’objectif visé par la sanction. Celle-ci peut également avoir un but de dissuasion ou de subversion du régime cible ; elle peut aussi tenir lieu de symbole à destination de l’opinion intérieure ou internationale.
9 B. Morozov, Documents on Soviet Jewish Emigration, Londres, Frank Cass, 1999, p. 19-20.
10 M.-H. Labbé, La Politique américaine de commerce avec l’Est, 1969-1989, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 196.
11 D. Thomas, The Helsinki Effect : International Norms, Human Rights and the Demise of Communism, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2001, p. 124 et suiv.
12 Personnes s’étant vu signifier un refus à leur demande de visa de sortie. Ce terme est un néologisme formé à partir du verbe anglais to refuse et du suffixe russe nik.
13 Pour Risse et Sikkink (The Power of Human Rights…, op. cit., p. 10), l’entrée dans un cercle vertueux qui doit conduire, à terme, au plein respect des droits de l’homme commence toujours par des concessions tactiques aux opposants intérieurs et à la pression internationale.
14 P.A.G. Van Bergeijk (« The Impact of Economie Sanctions in the 1990s », World Economy, 18, 3) montre, à propos de l’embargo, que l’arme économique la plus efficace n’est pas nécessairement celle prévue, mais peut être la menace d’un futur embargo sur d’autres biens.
15 D. Thomas, « Human Rights Ideas : The Demise of Communism, and the End of the Cold War », Journal of Cold War Studies, 7, 2 (printemps 2005), p. 110-141.
16 W. Korey, The Promises We Keep : Human Rights, the Helsinki Process, and American Foreign Policy, New York, Saint Martin’s Press, 1993, p. 260.
17 E. Drachman, Challenging the Kremlin : The Soviet Jewish Movement for Freedom, 1967-1990, New York, Paragon House, 1992, p. 392-393.
18 W. Korey, The Promises We Keep…, op. cit., p. 311-314.
19 C. Jones, Soviet Jewish Aliyah 1989-1992 : Impact and Implications for Israel and the Middle East, Londres, Frank Cass, 1996, p. 43-47 ; et R. Freedman, Soviet Policy toward Israel under Gorbatchev, Westport, Connecticut, Praeger, 1991.
20 T. Risse, K. Sikkink, « Introduction », dans T. Risse, S. Ropp, K. Sikkink, The Power of Human Rights…, op. cit.
Auteur
Docteur en histoire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, postdoctorante CNRS à l’EHESS.
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