Le pouvoir soviétique face au processus d’Helsinki, 1965-1975 : optimisme, doute ou défiance ?
p. 403-414
Texte intégral
1En août 1975, lors de la signature de l’acte final, l’Union soviétique était perçue par une grande partie des observateurs internationaux comme le principal bénéficiaire du processus d’Helsinki ; et la formule attribuée à Leonid Brejnev, « si on parachève Helsinki, on peut mourir tranquille1 » semblait exprimer la satisfaction de la direction soviétique devant ce qui apparaissait comme la consécration de la construction géopolitique et territoriale élaborée par Staline à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, l’historiographie a très justement remis en cause la pertinence de cette représentation triomphaliste, en montrant que la signature de l’Acte ne constituait pour l’URSS qu’une « victoire à la Pyrrhus », les coups portés contre le régime par des dissidents aidés dans leur combat par les dispositions de la troisième corbeille ayant joué un rôle important dans la dislocation du système soviétique2. Et, à l’image d’une direction soviétique triomphante, s’est peu à peu substituée l’image d’une direction sinon naïve du moins légère, qui n’aurait pas pris la mesure des conséquences potentielles du processus.
2Pour autant, cette dernière image reflète-t-elle vraiment la réalité ? Ou ne participe-t-elle pas, en partie, d’une histoire téléologique projetant sur les années 1970 l’échec final de 1991 ? Le pouvoir soviétique a-t-il été vraiment dépassé par le processus d’Helsinki ? A-t-il pêché par naïveté ou légèreté ? Ou au contraire, conscient des risques encourus, a-t-il choisi de les assumer, au nom des avantages escomptés ? C’est à ces questions complexes que cette contribution se propose de répondre.
L’État soviétique et la CSCE : des objectifs patiemment poursuivis
3Lancé en 1954 par Molotov3 et maintenu par Khrouchtchev dans la seconde moitié des années 1950, le projet de conférence européenne qui a subi les aléas de la diplomatie heurtée du Premier secrétaire du PCUS, sombre dans l’oubli au début des années 1960. Mais le départ de Khrouchtchev et le climat de détente relancent le projet.
Un attachement obstiné au projet de conférence européenne
4Dès octobre 1964, et plus encore à partir de 1965 et jusqu’en 1972, date de l’ouverture des pourparlers préparatoires, les décideurs soviétiques ont par différents moyens cherché à promouvoir le projet.
5D’abord, ils se sont efforcés d’en promouvoir l’idée dans les entretiens qu’ils menaient avec leurs interlocuteurs occidentaux : en attestent ainsi les discussions de Kossyguine avec le Premier ministre britannique Wilson en février 1966 ou ses conversations avec le général de Gaulle en décembre. Et ils ont eu recours aux bons offices des pays satellites : dans le sillage du nouveau plan Rapacki qui, exposé en décembre 1964 à l’ONU, propose de combiner des mesures sur le désarmement en Europe et l’organisation d’une conférence internationale sur la sécurité européenne, le Comité consultatif du pacte de Varsovie renouvelle en janvier 1965 l’offre du ministre polonais des Affaires étrangères tout en innovant puisqu’il adopte une résolution appelant à la tenue d’une conférence consacrée aux questions de sécurité et au problème des échanges économiques et commerciaux. Dans les années suivantes, de nouveaux appels sont lancés via les déclarations publiées à l’issue des réunions du Comité consultatif du pacte de Varsovie qui ont lieu à Bucarest en juillet 19664 puis à Budapest en mars 19695. Enfin, en juillet 1970, à Budapest, la conférence des ministres des Affaires étrangères des pays membres du pacte de Varsovie se prononce en faveur d’une participation américaine et canadienne à la conférence européenne, accepte de voir figurer les questions culturelles à son programme et propose la mise en place d’un organe permanent chargé de la sécurité et de la coopération.
6Parallèlement, les Soviétiques ont mobilisé leur dispositif d’influence : les PC occidentaux et la plupart des fronts – dont le Conseil mondial pour la paix et le Comité international pour la sécurité et la coopération en Europe précisément créé dans ce but – ont, au fil de la seconde moitié des années 1960, inlassablement multiplié en Europe occidentale, forums, colloques et congrès afin d’amener les opinions à soutenir le projet de conférence.
7Cette opiniâtre campagne finit par porter ses fruits : le premier ralliement officiel au projet de conférence sur la sécurité est acquis avec le communiqué italo-soviétique publié en 1966 à l’issue du séjour à Rome du ministre soviétique des Affaires étrangères Andreï Gromyko et il est confirmé quelques mois plus tard, en janvier 1967, lors de la visite en Italie du président Podgorny ; en juin 1968, le Conseil de l’OTAN réuni à Reykjavik se prononce pour un accord de principe en faveur de la conférence ; et, à partir de l’été 1969, la conférence entre dans une phase préparatoire qui conduit en novembre 1972 à l’ouverture à Helsinki de préliminaires officiels en vue de la tenue de la conférence.
8Or, lorsqu’en novembre 1972 s’ouvrent ces préliminaires, l’État soviétique a obtenu la légalisation des frontières héritées de 1944-1945 puisque les relations entre la RFA, l’URSS et la Pologne ont été normalisées par les traités germano-soviétique et germano-polonais d’août et de novembre 1970, que l’accord quadripartite sur Berlin est entré en vigueur depuis le mois de juin et que le traité entre les deux Allemagne, entérinant la division, est sur le point d’être signé. Dans ce contexte, on peut s’interroger sur la pertinence désormais du projet de conférence européenne. Pourtant, les décideurs soviétiques continuent d’y être attachés, en raison des objectifs qu’ils poursuivent.
Des objectifs politiques et économiques
9Pour les dirigeants soviétiques, la conférence doit tout d’abord revêtir une fonction symbolique puisqu’il s’agit d’en finir avec la Seconde Guerre mondiale et d’inscrire dans un texte international la paix retrouvée sur le continent européen. Cette dimension ne saurait être négligée car, pour les décideurs en poste entre 1965 et 1975, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale reste omniprésente6. Par la suite, à partir de 1974-1975, l’ambition d’en finir avec la guerre se conjugue pour Brejnev, avec un désir personnel, celui de faire figure aux yeux du monde d’homme de paix, voire de candidat potentiel au prix Nobel7.
10Mais au-delà de l’acte symbolique, il s’agit aussi de « couronner » l’œuvre soviétique, à savoir le statu quo territorial né en 1944-1945 et la domination de l’URSS sur l’Europe orientale. Cette volonté d’institutionnaliser le glacis s’exprimera d’ailleurs de manière claire sur la question des frontières : le 29 mars 1973, le représentant soviétique au sein du groupe de travail consacré aux questions de sécurité, s’oppose fermement à l’éventualité de tout changement, y compris de nature pacifique, dans la carte européenne8. Et le 25 octobre, lors de la première session de la conférence, Anatoli Kovaliov, chef de la délégation soviétique, défendra des positions identiques9.
11Mais la CSCE doit aussi contribuer à fixer les principes qui à l’avenir devront régir les relations intra-européennes : par l’intermédiaire de la RDA, l’URSS propose le 1er mars 1973 un document de travail énonçant sept principes fondamentaux, à savoir l’inviolabilité des frontières, l’intégrité territoriale, l’indépendance et la souveraineté des États européens, la non-ingérence dans les affaires intérieures des États et le règlement pacifique des conflits10. Enfin, l’État soviétique cherche aussi à installer le dialogue paneuropéen dans la longue durée. Ce sera le sens de la longue intervention du 13 décembre 1972 où Anatoli Kovaliov prône la création d’un « organe européen » chargé des questions de sécurité et de coopération, et le sens de la proposition qu’il lance le 9 février 1973 en vue de créer un Comité consultatif assis sur une base paneuropéenne11. Cet attachement au paneuropéanisme s’explique par des ambitions plus tacites : en proclamant son appartenance au continent européen et sa volonté d’entretenir des liens de plus en plus étroits et institutionnalisés avec ses voisins occidentaux, l’État soviétique cherche toujours à éloigner l’Europe occidentale des États-Unis et à s’arroger un droit de regard privilégié dans les affaires européennes.
12Ces quatre objectifs – couronnement symbolique de la fin de la Seconde Guerre mondiale, affirmation de la légitimité internationale de l’URSS, consolidation irréversible du statu quo territorial et du bloc de l’Est et affaiblissement des relations euro-américaines – se doublent d’objectifs économiques.
13À partir de 1964-1965 en effet, l’économie soviétique se caractérise par un net essoufflement12. Or, pour pallier cet essoufflement, les décideurs soviétiques, en particulier les experts du ministère du Commerce extérieur et du Comité d’État à la science et à la technique (le GKNT), s’affirment de plus en plus en faveur d’une ouverture relative à l’Occident13. Mais au milieu des années 1960, les relations soviéto-américaines se situent toujours dans une logique de guerre froide et les États-Unis sont peu favorables au développement d’échanges commerciaux et technologiques avec le bloc de l’Est, comme en atteste leur attachement rigide à la liste COCOM. Dans ce contexte, l’établissement, via la CSCE, de liens économiques privilégiés entre les deux parties de l’Europe constitue un enjeu d’importance.
14Les objectifs poursuivis par les Soviétiques sont donc ambitieux et variés ; mais dans le même temps, le projet de conférence ne va pas sans risques.
Mais des risques non négligeables
15Sur le plan diplomatique, l’État soviétique, qui n’a cessé de mobiliser ses satellites en faveur de la conférence, est susceptible de se heurter aux réticences, voire aux résistances de certains d’entre eux. Et de fait, durant les pourparlers préliminaires, alors que le débat porte sur les futures règles de fonctionnement de la conférence, le délégué roumain, soutenu par la délégation yougoslave, n’hésite pas à proposer le 24 novembre 1972 que les pays se présentent « indépendamment de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une alliance militaire14 », attestant ainsi de sa volonté de remettre en cause l’appartenance aux blocs.
16Sur le plan idéologique, l’ouverture à l’Europe occidentale prônée par la CSCE est également risquée.
17D’une part, l’ouverture économique apparaît très tôt, en soi, comme une source potentielle de danger et de déstabilisation15. D’autre part, la question des droits de l’homme et des libertés est susceptible de constituer la cible privilégiée des exigences occidentales alors que les Soviétiques souhaitent éviter tout débat à ce sujet : les propositions soviétiques adressées aux gouvernements occidentaux au fil des années 1960 ne retiennent que les concepts de sécurité et de coopération et, lorsqu’en juillet 1970, les pays du pacte de Varsovie acceptent enfin d’inscrire les « questions culturelles » au programme de la conférence, ils entendent le concept dans un sens très étroit qui n’inclut pas la circulation des idées et des hommes. Au contraire, dès le 5 décembre 1969, le communiqué publié par le Conseil de l’OTAN a souligné la nécessité d’« une plus grande liberté dans la circulation des personnes, des idées et des informations entre les pays de l’Est et de l’Ouest ».
18Or, ambitieux mais risqué, le projet de conférence a vite fait, au sein des appareils, l’objet de débats, de discussions et de prises de position contrastées.
Les débats autour de la CSCE : l’appareil dirigeant entre adhésion et méfiance
19Les discussions qui, au sommet de l’appareil, se cristallisent sur la question de la CSCE, conduisent à des positions contrastées16 car s’il bénéficie du soutien d’une large mouvance, le projet se heurte aussi à la méfiance de certaines instances.
Le soutien d’une large mouvance
20Le projet a bénéficié du soutien de divers appareils dont, au premier plan, celui du ministère des Affaires étrangères (le MID), alors dirigé par Andreï Gromyko.
21Ce soutien s’explique tout d’abord par la nature même de l’institution diplomatique. Agent d’exécution des volontés du Parti et du Politburo, le MID ne pouvait que soutenir et mettre en œuvre les volontés exprimées par le secrétaire général du PCUS. Mais il s’explique aussi par les idées nouvelles qui commencent à se répandre au sein de la nouvelle génération de diplomates parvenant à des postes importants dans la première moitié des années 1970.
22Souvent issus de l’institut des relations internationales de Moscou dont ils ont constitué les premières promotions, produits de la déstalinisation khrouchtchévienne, ces diplomates – ainsi de Kovaliov, promu vice-ministre des Affaires étrangères en 1971 chargé de l’ensemble des départements coiffant l’Europe occidentale, de Doubinine17, spécialiste des questions françaises, ou de Valentin Faline18, spécialiste des questions allemandes – se caractérisent par une vision moins idéologique des relations internationales et par un esprit de plus en plus critique à l’égard des dogmes marxistes-léninistes19. Mieux formés que leurs prédécesseurs, à l’aise avec les langues étrangères et avec l’étranger en général, pragmatiques et réalistes, ces diplomates se font dans la première moitié des années 1970 les vecteurs naturels d’une politique de détente dans laquelle ils voient, et c’est capital, un facteur majeur susceptible de conduire à une évolution du régime20.
23Mais d’autres structures institutionnelles ont aussi soutenu le projet de CSCE. Ainsi du ministère du Commerce extérieur (MVT), dirigé depuis 1958 par Nicolas Patolitchev, et du Comité d’État pour la science et la technique, dirigé par Vladimir Kirilline et son adjoint Gvichiani, gendre de Kossyguine, qui se font eux aussi les défenseurs d’une ouverture à l’Europe occidentale dans laquelle ils voient un facteur potentiel de modernisation.
24À ces groupes constitués de fonctionnaires issus du MID et des comités et ministères techniques se sont ajoutés d’autres groupes plus disparates.
25Il faut d’une part évoquer le soutien constant apporté par l’IMEMO à la politique d’ouverture et au processus de CSCE. Dirigé par Nikolaï Inozemtsev de 1965 à 1982, l’IMEMO, instance d’analyse et de prospective au service du Parti, a apporté une contribution importante à la promotion d’un dialogue approfondi et constant entre l’Est et l’Ouest. De même, l’institut des États-Unis et du Canada, fondé en 1968 et dirigé par Arbatov dès sa création, s’est fait le porte-parole d’une détente avec l’Ouest dans laquelle il voit un moyen de libéraliser en douceur le « système ». Enfin, cette aspiration à une libéralisation progressive du régime est également partagée par le petit groupe de consultants qui, mis en place par Ponomarev à l’intérieur du Département international du Comité central pour le dynamiser, se caractérise dès la seconde moitié des années 1960 par une liberté de ton et des propos souvent iconoclastes21.
26Ainsi, entre 1965 et 1975, c’est bien toute une mouvance de zapaclniki22 qui, venus d’horizons divers, se sont engagés dans une politique de soutien à la détente en général et au processus de CSCE plus particulièrement. Mais le projet de conférence a également suscité des interrogations voire des critiques.
Des interrogations voire une certaine hostilité
27Au sein du Parti, la hiérarchie du Département international, sous l’influence conjointe de Ponomarev et de Souslov, exprime très tôt sa méfiance, voire son désaccord à l’égard du processus de CSCE. Pour ces deux idéologues attachés au modèle de la lutte des classes en relations internationales, le relâchement des tensions ne peut que signifier un affaiblissement des positions soviétiques et un marché de dupes.
28Cette approche est également partagée par la hiérarchie du KGB. Pour cette dernière en effet, la politique d’ouverture et de détente prônée par l’Occident comporte des risques notoires. Elle s’apparente pour les conservateurs à « un cheval de Troie, à une diversion idéologique dirigée contre les pays socialistes et visant à ébranler leurs fondements23 ». Évoquant une discussion qui se noue en 1973 à l’ambassade soviétique de Berne entre des tenants de l’ouverture à l’Europe occidentale et un représentant des services de sécurité, N. Polianski souligne ainsi que ce dernier parla « du danger d’élargir les contacts avec l’Occident, car la profusion de marchandises dans les pays capitalistes développés se révèle comme un puissant moyen de propagande pour le simple citoyen soviétique, le travailleur, qui n’est pas versé dans les questions théoriques et considère surtout le côté matériel de la vie24 ».
29Jugé subversif par nature, le processus d’Helsinki doit donc, pour Andropov, faire l’objet d’un contrôle et d’un encadrement d’autant plus permanents25 que le patron du KGB redoute que les diplomates soviétiques, une fois les négociations commencées, soient malgré eux contraints d’entériner des concessions majeures26.
30Ainsi, loin d’ignorer ou de sous-estimer l’importance du processus d’Helsinki et son impact potentiel pour le régime, l’appareil soviétique de direction s’est en réalité divisé sur la nature de cet impact, certains, partisans de l’ouverture du régime à l’Occident et de son évolution, s’y montrant favorables tandis que d’autres redoutaient les effets néfastes du processus. Mais l’hostilité de ces derniers a été minimisée sinon ignorée par les promoteurs de la conférence, plus nombreux et très proches du pouvoir. A. Chevtchenko souligne à ce sujet :
Ces avertissements demeurèrent sans effet, en partie à cause de la nature même du processus de décision soviétique, qui n’offre guère aux sceptiques la possibilité de remettre en cause, sans se faire taper sur les doigts, une éventuelle déviation par rapport à la ligne politique choisie. Quoi qu’il en soit, même si ces incrédules s’étaient exprimés avec davantage d’audace, on n’aurait probablement pas tenu compte de leur avis. L’engagement soviétique dans le cadre des pourparlers sur la sécurité en Europe représentait une question de prestige personnel pour Brejnev27.
31Pour autant, s’il resta acquis et ne fut pas remis en cause, l’engagement soviétique dans la campagne s’accompagna de la mise en place d’une stratégie offensive visant à désamorcer les risques de contamination.
Une stratégie offensive visant à désamorcer les risques
32Durant les années 1965-1975, le pouvoir soviétique a joué sur deux logiques pour se prémunir contre les dangers potentiels de la CSCE. D’une part, il a cherché au sein de l’espace soviétique à mettre en place une sorte de « dispositif de protection » et, d’autre part, durant les négociations proprement dites, il s’est efforcé, sans grand succès d’ailleurs, de limiter au maximum l’ampleur des concessions susceptibles d’être accordées.
Se protéger contre la CSCE : une préoccupation majeure
33Le dispositif de protection contre la CSCE s’est organisé autour de deux axes, un axe extérieur en direction du bloc oriental et un axe intérieur en direction de la population soviétique.
34À l’extérieur, soucieux de minimiser les risques de résistance ou de contestations nouvelles susceptibles de naître de la CSCE, le PCUS a nettement accentué la « reprise en main » observée depuis la crise tchécoslovaque. En 1972, la seconde conférence de Crimée, qui réunit l’ensemble des satellites à l’exception de la Roumanie, réaffirme avec fermeté la nécessité de l’unité socialiste et la prééminence du modèle soviétique28. Un an plus tard, en juillet 1973, le rapport présenté par L. Brejnev lors de la conférence annuelle de Crimée déclare inopportune la proposition roumaine de dissoudre simultanément le pacte de Varsovie et l’OTAN et en appelle au contraire au renforcement de la coopération politique et militaire entre les États du pacte de Varsovie29.
35Sur le plan économique, l’intégration inaugurée par le lancement du Programme complexe en 1971 se renforce avec la création en juillet 1972, lors de la 26e session du COMECON, de vingt nouveaux comités de coordination. Enfin, sur le terrain idéologique et culturel, la mainmise soviétique sur les autres pays socialistes s’accentue : aux sévères mises en garde contre toute tentation centrifuge susceptible de se manifester lors de la conférence européenne exprimées lors de la conférence de Crimée, s’ajoutent des procédés plus souples visant à forger une véritable culture socialiste qu’il s’agit de substituer aux cultures nationales ; ainsi, à l’instigation soviétique, « les semaines de l’amitié socialiste », « les mois de la culture socialiste » se multiplient partout30...
36Une semblable reprise en main s’observe à l’intérieur des frontières soviétiques.
37Dès avant l’ouverture des préliminaires de la conférence d’Helsinki, la lutte contre la dissidence politique et religieuse reprend avec force, après avoir connu une rémission au tout début des années 1970. En septembre 1972, le réseau qui publiait en samizdat depuis 1968 The Chronique of Current Events est démantelé. Une vague d’arrestations déferle – V. Boukovski, P. Iakir, L. Plioutch en sont victimes – tandis que le pouvoir s’oriente vers deux formes nouvelles de répression, à savoir l’enfermement en hôpital psychiatrique, décidé à l’encontre du général Grigorenko et de V. Boukovski, et le bannissement : le physicien V. Tchalidze à la fin de l’année 1972 et le biologiste J. Medvedev en août 1973 sont déchus de la nationalité soviétique puis expulsés31.
38Parallèlement, le régime carcéral infligé aux prisonniers politiques se durcit : en juillet 1972, ces derniers, qui se trouvaient alors majoritairement regroupés dans les camps de Mordovie, sont éloignés et envoyés dans la région de Perm32 afin de décourager tout contact éventuel entre ces prisonniers et la presse occidentale.
39Ainsi, la répression orchestrée en 1972-1973 vise donc de manière « préventive » à saper les bases du mouvement contestataire et à l’anéantir avant même que la conférence européenne ait pu avoir une quelconque incidence. Elle se double au même moment d’une politique de prévention qui pousse les autorités à une campagne axée sur la rigueur idéologique, orientée vers la jeunesse.
40Dès 1970-1971, la Pravda et la Komsomolskaia Pravda condamnent à maintes reprises l’engouement pour la musique et les modes vestimentaires occidentales, tandis que les enseignants sont tenus de contrôler le contenu des lettres échangées entre les petits Soviétiques et leurs correspondants étrangers. L’objectif de la campagne est clair : il s’agit de minimiser les risques de contamination idéologique en appelant « au renforcement de la lutte idéologique contre l’Occident, justement en période de détente33 » ; et N. Polianski de préciser dans ses mémoires que face au « danger » que pouvait constituer pour le citoyen soviétique l’ouverture à l’Occident, « il fallait le griser de propagande pour qu’il soit incrédule devant les richesses des pays occidentaux. C’est aussi pourquoi le mot d’ordre sur le renforcement de la lutte idéologique fut inventé en période de détente34 ».
41Enfin, les décideurs soviétiques ont aussi cherché à agir dans le cadre précis de la conférence elle-même mais là, leurs succès devaient être plus mitigés.
Minimiser les concessions : un objectif difficile
42Durant la phase préparatoire de la conférence, les décideurs soviétiques se sont efforcés d’esquiver la question épineuse de la circulation des idées, de l’information et des hommes, et de s’en tenir à une définition très étroite du champ culturel35.
43De même, confrontés à la question des droits de l’homme lors de la négociation de la troisième corbeille, ils ont systématiquement cherché à l’éviter ou à en limiter la portée. Ainsi, le 31 janvier 1973, Kovaliov tente d’imposer l’idée selon laquelle la question des droits de l’homme ne peut relever de consultations multilatérales interétatiques et, le 4 avril, l’ambassadeur Zorine déclare que « cette question ne saurait être envisagée que dans le cadre de la coopération culturelle et non en tant que telle36 ».
44Toutefois, cette position s’est avérée difficile à tenir et, au fil de l’année 1974, un certain nombre de concessions sont finalement acceptées par les décideurs soviétiques en matière de diffusion de l’information, de circulation des idées et du respect des droits de l’homme. Dans cette évolution, le rôle personnel d’Anatoli Kovaliov semble avoir été capital car le diplomate parvint avec habileté37 à se ménager le soutien décisif d’Andropov, convaincu à partir de 1974 de la nécessité d’accorder sur le papier, sinon dans les faits, des concessions sur la troisième corbeille38.
45Ainsi, attachés à une conférence dont ils escomptaient des avantages politiques et économiques substantiels tout en étant conscients des risques encourus, les dirigeants soviétiques se sont donc efforcés au fil des années 1965-1975 d’entrer dans la négociation en cherchant à désamorcer ces risques par des moyens divers. Face au processus d’Helsinki, la direction soviétique ne pécha donc ni par naïveté, ni par légèreté. Mais elle sous-estima sans nul doute la nature des concessions qu’elle fut contrainte d’accepter. Loin de s’avérer de forme ou de papier, ces concessions, courageusement exploitées par les milieux contestataires, allaient constituer des outils précieux dans leur combat pour les libertés.
Notes de bas de page
1 Cité par V. Boukovsky, Jugement à Moscou, un dissident dans les archives du Kremlin, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 529.
2 Cf. Victor-Yves Ghebali, qui dans le premier chapitre de son ouvrage La Diplomatie de la détente, 1973-1989, relate en détail l’histoire de la conférence.
3 Cf. M.-P. Rey, « L’URSS et la sécurité européenne, 1953-1956 », Communisme, 49-50 (1997), p. 121-136.
4 Cf. The Records of the Committee of the Ministers of Foreign Affairs of the Warsaw Pact, 2002. www.isn.ethz.ch/php.
5 Cf. V. Mastny, Tenth Meeting of the PCC : 17 March, 1969, Budapest, PHP, 2003. www.isn.ethz.ch/php.
6 Cf. par exemple, Georgi Arbatov, dans son analyse de la psychologie de L. Brejnev, In The System, et I. Doubinine dans Diplomaticheskaia Byl’, zapisa posla vo Frantsii, Moscou, ROSSPEN, 1997, p. 170.
7 Sur les aspirations personnelles de L. Brejnev voir L. Kornilov, « Leonid Il’ich ne znal, chto zapuskaet mekhanizm perestroiki », Izvestiia, 21 juillet 1995.
8 Report on a Negotiation, Helsinki, Genève, Helsinki, Genève, Institut universitaire des hautes études internationales, 1979, p. 26-27.
9 Ibid., p. 102-103.
10 Ibid., p. 19-21.
11 Le texte du projet soviétique figure dans les archives du Quai d’Orsay sous la forme d’une longue note datée du 5 mars 1973 et rédigée par la direction des Affaires politiques, n° 49, DP CSCE, dans archives du ministère français des Affaires étrangères, URSS, série 36, sous-série 23, « Politique extérieure », dossier n° 3, « URSS et CSCE, 1971-juin 1976 ».
12 Le taux annuel de croissance du PNB est alors de 5 % contre 6 % dans la première moitié des années 1960. Entre 1966 et 1975, un léger redressement de la croissance se dessine avec une moyenne annuelle de 5,5 % mais dès 1971, le déclin reprend avec une moyenne annuelle de 3,7 %. Voir G.D. Halliday, Issues in East-West Commercial Relations, Washington (D.C.), 1979, p. 51.
13 Cf. le témoignage de Nicolas Polianski, MID, douze ans dans les services diplomatiques du Kremlin, Paris, Belfond, 1984, p. 169 : « La détente avec l’Ouest était imposée par des causes économiques. »
14 Report on a Negotiation, Helsinki, Genève, Helsinki..., op. cit., p. 11.
15 Cf. N. Polianski, MID…, op. cit., p. 169 : « La détente avec l’Ouest était imposée par des causes économiques. Mais les idéologues soviétiques comprenaient parfaitement la menace que faisait peser la détente : ni plus ni moins qu’un effondrement du système soviétique. Car le contact avec les richesses matérielles et spirituelles des pays occidentaux – l’abondance des biens et la libre information – révèlerait immédiatement au Soviétique sa misère matérielle et spirituelle. »
16 Cf. R.D. English, Russia and the Idea of the West : Gorbachev, Intelletuals and the End of the Cold War, New York, Columbia University Press, 2000, p. 154.
17 Né en 1930.
18 Né en 1926.
19 Voir le témoignage de Nicolas Polianski, MID…, op. cit., p. 28-29.
20 Ibid., p. 168 : « De nombreux représentants de l’intelligentsia soviétique, et parmi eux beaucoup de diplomates, approuvaient sincèrement la politique de détente avec l’Ouest et s’efforçaient de la mettre en œuvre parce qu’ils souhaitaient la libéralisation du système soviétique. »
21 Témoignage d’Anatoli Tcherniaev, 24 mai 2001, dans Collection d’archives orales sur la Perestroïka, Hoover Institution et Fondation Gorbatchev.
22 Le terme russe de zapadnik, « occidentaliste », réapparaît en URSS dans la culture politique des années 1960-1970 après avoir été forgé en Russie dans le premier tiers du xixe siècle. Il renvoie à la question clef de l’identité russe et du modèle de développement dont elle doit s’inspirer pour accélérer sa modernisation. Cf. M.-P. Rey, Le Dilemme russe, la Russie et l’Europe occidentale d’Ivan le Terrible à Boris Eltsine, Paris, Flammarion, 2002.
23 N. Polianski, MID…, op. cit., p. 167.
24 Ibid., p. 168.
25 Cf. V. Boukovski, Jugement à Moscou..., op. cit., Figurent dans l’ouvrage plusieurs rapports qui, signés d’Andropov et émanant du fonds 89 des archives du PCUS, insistent sur les dangers de voir les « antisoviétiques » s’engouffrer dans la brèche de la détente.
26 Ce que souligne bien Arkadi Chevtchenko dans Rupture avec Moscou, voir en particulier p. 327.
27 Ibid.
28 Cf. R.L. Hutchings, Soviet-East Relations : Consolidation and Conflict, Londres, University of Wisconsin Press, 1983, chapitre 4.
29 Cf. le rapport de L. Brejnev et son rapport de conclusion présentés lors de la réunion en Crimée, 30 juillet 1973, dans la collection de documents édités par The Parallel History Project.
30 R. Hutchings, Soviet-East Relations..., op. cit., chap. 7.
31 Yearbook on International Communist Affairs, Stanford, Stanford University, 1974, p. 75.
32 Voir V. Boukovski, Et le vent reprend ses tours, Paris, Robert Laffont, 1978, p. 375-376.
33 N. Polianski, MID…, op. cit., p. 168.
34 Ibid., p. 169.
35 Cf. l’entretien entre Pompidou et Brejnev, séance en tête-à-tête, Pitsounda, 13 mars 1974, où la différence entre les deux approches apparaît bien nettement. Dans les archives de la présidence de la République française, dossiers des conseillers, carton n° 5AG2 1019.
36 Report on a Negotiation, Helsinki, Genève, Helsinki..., op. cit., p. 26.
37 Anatoli Tcherniaev insiste longuement dans ses mémoires sur le rôle positif joué par Kovaliov tout au long des négociations sur la troisième corbeille. Cf. Moia Jizn’i moë vremia, Moscou, 1995, p. 303-304. Même témoignage de la part d’Arkadi Chevtchenko, op. cit., p. 329.
38 Cf. l’interview qu’il a accordée le 4 mars 1999 à Mikhail Narinsky et que ce dernier rapporte dans « L’Union soviétique et le problème des droits de l’homme dans la première moitié des années soixante-dix », dans Les Droits de l’homme en Europe depuis 1945, A. Fleury, C. Fink, L. Jilek éd., Bruxelles, Peter Lang, p. 330.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre de recherches en histoire des Slaves.
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