Droit du sol et double citoyenneté : la question d’allégeance citoyenne dans le discours politique américain1
p. 117-128
Texte intégral
1 Dual Citizenship, Birthright Citizenship and the Meaning of Sovereignty : tel était le titre des auditions organisées fin septembre 2005 à la Chambre des représentants par le sous-comité chargé de l’immigration2. Ces deux sujets – la double nationalité3 et le droit du sol – ne sont certes pas nouveaux dans l’arène politique américaine, mais c’est la première fois qu’ils se retrouvaient associés dans un même processus législatif conçu autour de la notion de « souveraineté ». Ce titre fournit un cadre idéologique spécifique au débat politique sur l’immigration et en relie les enjeux au fondement même de la démocratie américaine4. Si la notion même de souveraineté acquiert aujourd’hui une telle visibilité dans le discours politique sur l’immigration, c’est qu’elle semble attaquée de toutes parts : par des phénomènes infranationaux, tels la montée des communautarismes et le poids croissant de l’immigration clandestine, et par des forces supranationales comme la mondialisation de l’économie, les réseaux migratoires transnationaux et l’influence croissante de la justice internationale5.
2Divers projets de loi témoignent de la détermination de certains membres du Congrès de lutter contre ces menaces : des mesures de renforcement du contrôle des frontières, un texte interdisant aux titulaires d’une double citoyenneté de voter à l’étranger6, un projet visant à favoriser l’assimilation7, ou encore la restriction du droit du sol aux dépens des enfants d’immigrés clandestins8. Ces initiatives sont pour la plupart le fait de républicains engagés dans une entreprise de « reprise en main » des frontières9.
3La défense de la souveraineté nationale s’appuie sur le concept de « loyauté » ou d’« allégeance » des citoyens – terme récurrent dans l’histoire américaine de l’immigration. Les réformes proposées ne seraient-elles que le reflet d’une de ces crises de loyalty panic10 qui secouent régulièrement les États-Unis ? Les similitudes avec le mouvement « 100 pour cent américain » sont frappantes11. Pourtant, les phénomènes dénoncés sont propres au contexte contemporain : à cause de la possibilité de double nationalité, il semble que ni la naturalisation, ni la naissance en territoire américain, ne puissent plus garantir la loyauté des personnes issues de l’immigration. Ainsi les Américains ont découvert avec surprise qu’un citoyen des États-Unis peut être élu à de hautes fonctions politiques au Mexique12, ou même se trouver parmi les rangs des Talibans13.
4La popularité du concept de « loyauté » témoigne de la nécessité qui est actuellement ressentie de repenser les relations entre État et individu dans un monde marqué par la mobilité internationale et la présence de larges populations immigrées – choisies et subies – dans nombre de pays occidentaux. C’est pourquoi le présent article explore l’association effectuée dans les discours entre citoyenneté et allégeance, et analyse les rapports entre cette association et les interrogations sur la souveraineté de l’État-Nation face à la multiplication des identités individuelles et collectives.
La citoyenneté et le respect de la loi
5Naturalisation et droit du sol sont les deux principaux moyens pour les étrangers d’accéder à la citoyenneté américaine. Tirant parti du pouvoir que lui donne la Constitution pour définir la citoyenneté et la naturalisation, le Congrès a défini les conditions et la procédure de naturalisation dès 1790 par une loi qui imposait, entre autres, un serment d’allégeance. La forme actuelle de ce serment, qui remonte à 1795, porte la marque de ses origines révolutionnaires :
I hereby declare, on oath, that I absolutely and entirely renounce and abjure all allegiance and fidelity to any foreign prince, potentate, state, or sovereignty, of whom or which I have heretofore been a subject or citizen; that I will support and defend the Constitution and laws of the United States of America against all enemies, foreign and domestic; that I will bear true faith and allegiance to the same14...
Par ailleurs le fondement actuel de la citoyenneté américaine est le quatorzième amendement, qui garantit la citoyenneté à toute personne née ou naturalisée aux États-Unis15.
6Or naturalisation et droit du sol peuvent mener à des cas de double nationalité – soit que le citoyen naturalisé garde sa nationalité d’origine, soit que l’enfant né aux États-Unis de parents étrangers hérite de la nationalité de ses parents. Bien qu’il n’y ait pas de statistiques fiables à ce sujet, la plupart des observateurs s’accordent pour constater que ces cas se multiplient depuis quelques décennies. La modification des comportements sociaux par l’accroissement de la mobilité et des mariages internationaux, lui-même facilité par les changements technologiques, s’accompagne d’une évolution du cadre légal sur la double citoyenneté : de nombreux pays la tolèrent ou l’encouragent, et aux États-Unis même la jurisprudence lui a été de plus en plus favorable depuis les années 196016. Cependant, pour certains, la double citoyenneté est la source d’une dilution ou d’une perversion du statut de citoyen.
7C’est d’abord le souci de la loi et de l’ordre qui alimente cette remise en cause. Droit du sol et double citoyenneté se trouvent de plus en plus souvent associés, dans le débat public, au non-respect de la loi. En effet, le droit du sol permet aux enfants nés aux États-Unis d’immigrés clandestins de devenir citoyens. Charles Wood, professeur de droit et farouche opposant d’une conception large du droit du sol, distingue entre une infraction à la loi « ordinaire », c’est-à-dire résultant d’un acte illégal, et celle effectuée par un immigré clandestin. Ce n’est pas un acte mais un état d’illégalité ; il est permanent, et non circonscrit dans le temps, et dure donc autant que la présence aux États-Unis : The illegal alien mother […] is disobeying United States law by her very presence in the country and does so at every moment she is within the United States17. En conséquence, les personnes associées à ces « crimes » ne peuvent en aucun cas être des membres loyaux de la communauté nationale. Wood insiste sur la nature spécifique de l’infraction : At no time does she [the illegal alien mother], or can she, fulfill, even for an instant, the duty of obedience which is an essential element of allegiance18 Pour les élus qui tentent de faire adopter par le Congrès le renforcement des contrôles aux frontières, il s’agit même d’un défi délibéré lancé par les clandestins à la souveraineté nationale. Le républicain Gary Miller souligne que le fait même de pénétrer en territoire américain par effraction prive à jamais les clandestins de la possibilité d’y résider. Pour lui, les personnes coupables d’un tel défi abandonnent ipso facto toute chance de reconnaissance de leurs droits par l’État américain19. Une équation est ainsi faite entre le clandestin, le criminel et le traître. Un état de non droit existe entre ces individus et les États-Unis, qui ne peut que se reporter sur leurs enfants, même nés en territoire américain.
8La double nationalité constitue elle aussi une infraction à la loi. Pour un citoyen naturalisé, elle représente une violation du serment d’allégeance prononcé solennellement lors de la cérémonie de naturalisation, par lequel l’impétrant jure de renoncer à toute autre allégeance qu’aux États-Unis d’Amérique. Plus encore la loi fédérale interdit aux citoyens américains de participer à la vie politique ou militaire d’autres pays ou d’avoir une autre nationalité. A partir des années 1950, néanmoins, la Cour suprême a vidé cette interdiction de son sens en limitant considérablement les actes incompatibles avec la citoyenneté américaine et susceptibles de causer le retrait de cette dernière20. Les nationalistes contestent cette interprétation libérale et prônent le retour à la « lettre » de la loi. Outre la criminalisation de certaines manifestations de double allégeance, ils souhaitent que le serment d’allégeance ait force de loi : pour Newt Gingrich, toute violation du serment devrait être passible de poursuites21.
9Il faut remonter aux racines de la citoyenneté moderne pour comprendre la logique de l’allégeance exclusive. La coïncidence qui s’est effectuée entre État et nation, ainsi que le nationalisme conquérant et les intenses rivalités territoriales entre les puissances européennes au cours des xviiie et xixe siècles, ont provoqué l’émergence d’une conception de la citoyenneté marquée par son caractère national et exclusif22. Ancrée dans un territoire précisément défini par des frontières nationales, l’appartenance citoyenne s’accommodait mal de mouvements migratoires qui déplacent les individus d’un pays à l’autre. Surtout cette conception, qui a débouché sur une version « naturalisée » de la citoyenneté qui a perduré au moins jusqu’au milieu du xxe siècle, ne pouvait tolérer la double nationalité, qui rendait l’appartenance politique et sociale ambiguë et déstabilisait l’ordre international23. Peter J. Spiro, professeur de droit international, rappelle que l’histoire européenne et américaine du xixe siècle et du début du xxe siècle est marquée par de fréquents conflits dus à des problèmes de reconnaissance et de protection diplomatiques posés par des doubles citoyens ; c’est pour éviter ces conflits que les États européens et les États-Unis ont interdit ou découragé la double nationalité24.
La citoyenneté comme obligation morale
10Pour les nationalistes, l’allégeance est moins une obligation légale que morale, et l’attachement au pays est avant tout d’ordre affectif. Le juriste Stanley Renshon souligne ainsi cette dimension :
The heart of the American national community, its foundations, consists of emotional attachments – a warmth and affection for, an appreciation of, a pride in, and a commitment and responsibility toward this country’s institutions, way of life, and fellow Americans25.
Cette conception s’est depuis toujours heurtée à une autre approche, plus formelle, que résume un autre juriste américain, Peter Schuck, en s’en tenant à la définition légale et en rejetant l’aspect moral ou émotionnel : [...] The citizen’s only essential duty is to observe the law (which may of course impose other duties on citizens), not to love the country26. Schuck occupe une position intermédiaire entre défenseurs et adversaires de la double nationalité : il explique que la loyauté politique – dont les contours restent à définir – doit être exclusive mais n’est pas incompatible avec certains autres engagements – à définir également – envers un pays tiers. Pour lui, donc, il n’y a pas forcément adéquation parfaite entre la définition légale et la définition psychologique de la « loyauté ». Si on ne peut obliger un citoyen à aimer son pays, on ne peut pas non plus l’empêcher d’en aimer un autre.
11Le débat sur le droit du sol et la double nationalité se déploie donc entre ces deux dimensions. Les restrictionnistes s’appuient surtout sur l’approche morale et psychologique, non seulement parce qu’elle est plus efficace pour toucher leurs auditeurs mais aussi parce que le contexte juridique ne va guère dans leur sens. Mais ils tentent également de faire coïncider la définition psychologique de la loyauté et sa définition légale en brouillant la limite entre les deux. Ainsi ils s’appuient sur la double signification qu’ils attribuent à l’expression subject to the jurisdiction contenue dans le quatorzième amendement. C’est Schuck qui, avec son collègue Roger Smith, a clarifié les deux sens du terme dans un ouvrage de 1985 : une signification purement géographique et légale, par laquelle tout individu situé en territoire américain à la naissance est considéré comme citoyen, et une signification politique qui limite la citoyenneté à ceux qui doivent obéissance au gouvernement américain et sont sous sa protection. La première est l’interprétation reconnue par la Cour suprême, mais Schuck et Smith arguent que la deuxième correspond à l’intention originelle des auteurs de l’amendement. Or leur interprétation a été « récupérée » par tous ceux qui souhaitent que le Congrès légifère pour interdire le droit du sol aux enfants d’immigrés clandestins : dans la mesure où ces derniers ne reconnaissent pas les lois des États-Unis, l’État américain n’a aucune obligation de protection envers eux27.
12Le débat est donc informé par une distinction entre juridiction territoriale et politique, partielle et totale28. D’un côté, toute présence, même temporaire, sur un territoire national implique automatiquement la soumission à ses lois – une allégeance localisée, et limitée dans le temps ; de l’autre, les membres « permanents » sont soumis à une allégeance de nature politique, totale et exclusive. L’une est accidentelle et superficielle – à la surface du territoire –, l’autre délibérée et profonde – enracinée dans les liens affectifs entre les personnes et leur communauté nationale. La première est passive, et la deuxième, active29. Pour les restrictionnistes cette juridiction politique totale est la seule qui implique la « loyauté » du citoyen ; c’est celle qui fournit le seul vrai critère d’accès à la citoyenneté, et c’est celle qui est sous-entendue par l’expression subject to the jurisdiction.
13Ils soulignent alors le caractère exceptionnel du lien à la patrie, un lien unique, affectif, voire « naturel » car inhérent à la nature humaine. Ainsi Renshon utilise une comparaison avec la relation entre époux pour affirmer l’unicité du lien national :
We can be fathers and spouses, but we can’t maintain a primary attachment to two spouses at the same time [...]. Nor can we equally hold the profound attachments that nationality represents to several countries at the same time. Some kinds of psychological attachments are simply incompatible30[…]
La double nationalité est donc associée à la bigamie, dont le caractère contre-nature est présenté comme allant de soi. La simplicité de la relation maritale paraît si évidente qu’elle se passe d’autres démonstrations. C’est pourquoi la métaphore du mariage ou de la famille est utilisée depuis longtemps par les nationalistes : Géorgie Ann Geyer en fait usage dans son livre sur la dévaluation de la citoyenneté31. John Fonte, membre du Hudson Institute, qualifie le double citoyen de civic bigamist32. Renshon va plus loin : Citizenship without emotional attachment is the civic equivalent of a one-night stand33. Là aussi, l’immoralité de la double nationalité paraît manifeste. Dans tous ces cas, c’est moins le contrat légal entre époux qui importe que les sentiments « naturels » qui les unissent pour toujours. Le lien civique, comme le lien marital, semble naturel parce qu’il ne peut être brisé une fois établi. À la fois librement consenti et contraignant, il est unique en son genre.
Citoyenneté et identité nationale : nation civique ou nation ethnique ?
14Pour démontrer l’importance de la loyauté les restrictionnistes rappellent que la nation américaine est une nation civique dont l’identité ne repose pas sur une communauté ethnique ou culturelle. Ainsi le devoir civique (pour les citoyens) et le serment de renonciation et d’allégeance (pour les étrangers naturalisés) permettent la cohésion nationale, par ralliement à un certain nombre de valeurs et normes politiques partagées. Ce n’est pas la langue, pas plus que la culture ou la religion, qui permet l’existence de la nation américaine, mais un engagement moral – un lien à la fois plus fort, parce que plus démocratique, et plus fragile, car abstrait. L’exceptionalisme américain est donc célébré. Samuel Huntington rappelle que pour ses auteurs le serment d’allégeance devait refléter la conviction que l’« Amérique est différente » : seul pays fondé sur les valeurs de liberté et d’opportunité, son adoption devait nécessairement s’accompagner de l’abandon de tout autre pays de l’Ancien Monde monarchique et aristocratique34.
15Fonte, comme d’autres disciples du nationalisme américain, insiste sur la notion de consentement au fondement philosophique de la révolution américaine :
This « transfer of allegiance » is central to who we are as a people and vital to our proud boast that we are « a nation of immigrants ». It is central to who we are as a people because at the core of American self-government is the principle of government by consent of the governed35.
Une telle vision mélange intimement consentement individuel (l’allégeance à une nation) et collectif (par le contrat social) pour célébrer la spécificité américaine, en particulier la nécessité d’un engagement exclusif.
16D’autres aspects de l’histoire américaine sont invoqués pour confirmer cette interprétation. Fréquemment mentionnée est la guerre de 1812, interprétée comme l’affrontement entre deux conceptions de la nation. Ainsi Fonte explique que les Américains refusaient la « conception ethnique » de la nation soutenue par la Grande-Bretagne et illustrée par le slogan once an Englishman always an Englishman. La réalité est plus complexe : la Grande-Bretagne refusait de reconnaître la citoyenneté américaine car elle opposait au concept de citoyenneté par consentement, prôné par les Américains, celui de l’allégeance au souverain due par la naissance et irrévocable. Elle n’était donc pas plus une « nation ethnique » que les États-Unis, mais une telle image profitait aux Américains soucieux de promouvoir leur différence nationale36.
17Ainsi l’ordre ancien, hérité du Moyen Âge, est opposé à la modernité des Pères fondateurs, inventeurs de l’assimilation patriotique. L’appartenance fondée sur le consentement contraste avec la sujétion sous l’Ancien Régime. Le droit du sol est donc présenté comme une relique du monde médiéval : à cette période la soumission à un souverain résultait automatiquement de la naissance sur le territoire qu’il dominait ; si le souverain avait obligation de protéger ses sujets, ces derniers lui devaient allégeance absolue. Le même jeu entre archaïsme et modernité, sujétion imposée et citoyenneté consensuelle, se retrouve dans la critique de la double citoyenneté. John Fonte affirme avec audace :
Double, or in some cases multiple, voting in different nations could be (and, indeed, has been) characterized as « neo-Medievalism ». Dual citizens are like pre-modern medieval aristocrats. They are privileged « supra-citizens ». Like aristocrats in the Middle Ages such as the Electors in the Holy Roman Empire they have voting power in more than one government and are supposedly « loyal » to more than one regime.
Pour Fonte, le parallèle entre les deux situations, à des siècles de distance, suffit à établir le rapport de nature. Il ne lui reste qu’à rappeler que ce système médiéval a été rejeté par les Pères fondateurs. Cette stratégie rhétorique, fondée sur un renversement de perspective, permet de jeter un éclairage progressiste sur une position perçue sur l’échiquier politique contemporain comme conservatrice. Vue depuis l’époque médiévale, elle reprend toute sa modernité37.
18L’audacieuse gymnastique mentale que proposent les nationalistes a pourtant du mal à renverser l’idée répandue selon laquelle le droit du sol est plus en harmonie avec la conception moderne des droits, et que la « banalisation » de la double nationalité est à classer parmi les manifestations de la mondialisation propre à la deuxième moitié du xxe siècle. Ainsi les partisans de la double nationalité se réclament de la mobilité internationale accrue. Marc R. Rosenblum, du Migration Policy Institute, évoque la nouvelle catégorie de « citoyens du monde » : We live in a highly integrated world in which immigrants are much more mobile [...]. There’s a whole class of global citizens who will retain that mobility38. Quant à Spiro, le rejet de la double nationalité n’est pour lui qu’un vestige du passé, d’une époque où elle posait une menace à la paix internationale. Elle représente, désormais, a fact of globalization39.
19Dans cette perspective, l’accent mis par les nationalistes sur la relation consensuelle réciproque entre individu et État cache mal l’importance de ce dernier. Le consentement du citoyen à sa nation importe moins que celui de la nation envers le citoyen : la nation – souvent confondue avec l’appareil d’État – devrait avoir le droit incontesté de choisir qui peut ou non être membre40. Les critiques du droit du sol et de la double nationalité déplorent qu’ils permettent aux individus de « dicter leur loi » à l’État souverain.
20En fait, si leurs discours insistent sur la nécessaire « assimilation patriotique » des immigrants, l’assimilation qu’ils prônent va au-delà de l’adhésion aux valeurs démocratiques : c’est une assimilation totale, dans l’esprit de l’américanisme à cent pour cent. D’ailleurs le refus du droit du sol et de la double nationalité s’accompagne en général d’un rejet du pluralisme culturel. L’auteur de The 50 % American, par exemple, dénonce une « force centrifuge » qui divise l’Amérique : l’institutionnalisation du principe selon lequel la race et l’ethnicité sont et devraient être le principal véhicule de l’identité nationale41. Au fond, c’est donc la diversité ethnique des minorités issues de l’immigration de couleur qui le dérange. Il affirme son opposition à l’affirmative action, au bilinguisme et au multiculturalisme. Pour les plus extrêmes, alors, la nation civique tant vantée ne peut être distinguée de la nation fondée et dominée par les Anglo-Saxons, et l’assimilation patriotique se confond avec l’anglo-conformisme. Huntington a consacré plusieurs livres à la défense de l’identité anglo-saxonne de l’Amérique, et refuse de distinguer nation civique et « culturelle » puisque le credo démocratique est, fondamentalement, anglo-saxon42. Peter Brimelow, auteur du célèbre Alien Nation, réaffirmait lui aussi la dimension ethnoculturelle de la nation américaine, inséparable de la « construction politique43 ». Peut-être n’est ce pas un hasard si les cas problématiques qu’ils citent pour dénoncer le droit du sol et la double nationalité sont ceux de groupes non blancs.
Conclusion
21Ce qui inquiète les restrictionnistes est d’abord la dévaluation de la citoyenneté qui, selon eux, résulte de phénomènes comme la double nationalité, ou le droit à la citoyenneté accordé aux enfants de clandestins. La citoyenneté semble devenue principalement utilitaire, et donc vidée de son sens : on devient citoyen par accident, par facilité (pour voyager, par exemple) ou pour tirer parti des avantages qu’offre le statut. Cette évolution signale une scission entre État et nation : They may be U.S. citizens, but they are not Americans, remarque un éditorialiste conservateur44. L’inquiétude que cela suscite s’accompagne d’un sentiment de perte de contrôle. Car le droit du sol universel, en un sens, donne l’initiative à l’individu : l’État, traditionnellement responsable des entrées et des sorties, des droits et devoirs des citoyens et étrangers, n’a plus son mot à dire. La double nationalité, quant à elle, en libérant de l’obligation de reconnaissance d’une unique souveraineté nationale, donne aussi l’avantage à l’individu.
22Au fond, les restrictionnistes préfèrent voir la citoyenneté en tant que moyen d’exclusion plutôt que d’inclusion. Comme le rappelle l’historien Rogers Brubaker, la citoyenneté peut être considérée tantôt comme le moyen de promouvoir l’inclusion sociale parmi les membres, tantôt comme un moyen d’exclusion et de fermeture45. Cette deuxième conception a toujours été celle des nativistes. Ainsi Lewis Levin, un des porte-parole du Native American Party qui voulait restreindre les conditions d’accès à la naturalisation, affirmait en 1845 que : Exclusion is the original object of naturalization – not admission to citizenship ; […] naturalization laws […] prescribe forms that operate as a check upon the interference of foreigners in our institutions46. La citoyenneté a toujours possédé cette double dimension d’inclusion et d’exclusion. C’est malgré tout le côté inclusif de la citoyenneté qui semble dominer aujourd’hui, résultat d’une tendance historique à l’ouverture. Certains chercheurs et politiques le déplorent, d’autres s’en réjouissent. Sans ambages Saskia Sassen, grande spécialiste de la mondialisation, va jusqu’à affirmer que cette forme particulière de l’institution de la citoyenneté, axée sur une allégeance unique, a connu son apogée au cours du xxe siècle47. L’offensive contre le droit du sol universel ou la double nationalité repose sur la confusion entre l’indéniable transformation de la citoyenneté, et une hypothétique dévaluation de cette institution, condition nécessaire de la souveraineté nationale.
Notes de bas de page
1 Une version antérieure de cette étude a été présentée à la journée d’études sur « Le discours politique au Royaume-Uni et aux États-Unis depuis 1992 », à l’université Paris VIII en mai 2006.
2 U.S. Congress, House Committee on the Judiciary, Subcommittee on Immigration, Border Security and Claims, Dual Citizenship, Birthright Citizenship and the Meaning of Sovereignty, 109th Congress, 1st session, 29 septembre 2005 : http://judiciary.house.gov/media/pdfs/printers/109th/23690.pdf.
3 Dans le présent article on emploiera indifféremment le terme de « double nationalité » et « double citoyenneté ».
4 En 1995 le droit du sol avait déjà fait l’objet d’auditions. Il s’agissait alors d’évaluer les coûts sociaux et financiers de la présence immigrée dans le cadre de la réforme du welfare (U.S. Congress, House Committee on the Judiciary, Subcommittee on Immigration and Claims, Societal and Legal Issues Surrounding Children Born in the U.S. to Illegal Parents, 104th Congress, 1st session, 13 décembre 1995).
5 Nous n’insisterons pas ici sur l’abondante historiographie de ces phénomènes. Voir P. Schuck, Citizens, Strangers, and In-Betweens : Essays on Immigration and Citizenship, Boulder, Westview Press, 1998, p. 220.
6 Ce texte punirait de 10000 dollars d’amende et d’un an de prison la participation ou la candidature à une élection étrangère, le service d’un gouvernement étranger, le service dans une armée étrangère. A. Fabbri, « An End to Dual Citizenship ? », United Press International, 8 décembre 2005 : http://news.monstersandcritics.com/northamerica/article_1067743.php/An_end_to_dual_citizenship
7 Sénateur Lamar Alexander (R-Tenn), « Immigration Reform », The Chattanoogan, 11 octobre 2005. Il est coauteur d’un projet de loi qui financerait des cours d’anglais et d’éducation civique, ainsi qu’une réforme de la procédure de naturalisation.
8 S. Rivera, « Fears Surface Over Bill Denying Citizenship to Some U.S. Born Babies, » New American Media, 27 février 2006 : http://news.ncmonline.com/news/view_article.html?article_id =c63bc8f8a022401fd514da33f0d67ee4) ; W. Vieth, « GOP Faction Wants to Change 1Birthright Citizenship” Policy », The Los Angeles Times, 10 décembre 2005.
9 Par commodité on appellera les partisans des projets de loi visant à restaurer l’intégrité de la souveraineté nationale des restrictionnistes ou nationalistes.
10 A. Wolfe, « On Loyalty, » Wilson Quarterly, automne 1997, p. 46-56. Sur le nativisme voir J. Higham, Strangers in the Land : Patterns of American Nativism, 1860-1925, Westport, Greenwood Press, nouvelle édition 1963.
11 Et parfois délibérées : Stanley A. Renshon, professeur de sciences politiques, a récemment publié un ouvrage intitulé The 50 % American : Immigration and National Identity in an Age of Terror, Washington (D.C.), Georgetown University Press, 2005.
12 Il s’agit d’un Mexicain installé aux États-Unis depuis plus de trente ans et naturalisé américain, qui a été élu à l’assemblée de l’État du Zacatecas (U.S. Congress, op. cit., p. 34).
13 Un prisonnier de la base de Guantanamo, soupçonné de liens avec les Talibans, a obtenu sa libération car il possédait la nationalité américaine : fils d’un couple saoudien, il était né lors d’un bref séjour de ses parents en Louisiane (U.S. Congress, op. cit., p. 57).
14 U.S. Citizenship and Immigration Service : http://www.uscis.gov/graphics/aboutus/history/teacher/oath.htm.
15 U.S. Constitution, 14e amendement, § 1. Il y a quelques exceptions, définies par la common law : les enfants nés sur des navires étrangers, les enfants de diplomates étrangers en poste aux États-Unis et les ennemis occupant le territoire américain en temps de guerre (D. Daniel, « Automatic Birthright Citizenship : Who is an American ? », dans Federalism, Citizenship, Collective Identities in US. History, C. Van Minnen dir., Amsterdam, European Contributions to American Studies, VU University Press, 2000, p. 245-267).
16 Depuis les années 1960, les tribunaux américains ont rendu plus difficile la perte de la citoyenneté (P. Schuck, Citizens…, op. cit., p. 222-224).
17 C. Wood, « Losing Control of America’s Future : The Census, Birthright Citizenship, and Illégal Aliens », Harvard Journal of Law and Public Policy, 22, volume 2 (printemps 1999), p. 465-522.
18 Ibid.
19 G.G. Miller, « Defending Immigration Laws », San Gabriel Valley Tribune, 13 janvier 2006.
20 J. Bessette, Congress and the Naturalization of Immigrants, Heritage Foundation, WebMemo 926, décembre 2005 ; P. Schuck, Citizens…, op. cit., p. 217-242.
21 N. Gingrich, Winning the Future, Regnery, 2006, cité dans U.S. Congress, op. cit., p. 55.
22 W.R. Brubaker, « Introduction », dans Immigration and the Politics of Citizenship in Europe and North America, W.R. Brubaker, dir., Lanham, University Press of America, 1989, p. 4. Id., Citizenship and Nationhood in France and Germany, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
23 I. Bloemraad, « Who Claims Dual Citizenship ? The Limits of Postnationalism, The Possibilities of Transnationalism, and the Persistence of Traditional Citizenship », International Migration Review, 38, volume 2 (été 2004), p. 392 ; S. Sassen, « The Repositioning of Citizenship : Emergent Subjects and Spaces for Politics », The New Centennial Review, 3, volume 2 (2003), p. 44-45.
24 U.S. Congress, op. cit., p. 75. Voir aussi Peter J. Spiro, « Dual Nationality and the Meaning of Citizenship », Emory Law Journal, 46 (1997), p. 1411.
25 U.S. Congress, op. cit., p. 7.
26 P. Schuck, Citizens…, op. cit., p. 241.
27 P.H. Schuck et R.M. Smith, Citizenship Without Consent : Illegal Aliens in the American Polity, New Haven, Yale University Press, 1985, p. 72-89. Précisons que Schuck et Smith n’adhèrent pas aux idées et aux actions que développent les restrictionnistes qui se sont appropriés, plus ou moins fidèlement, leur argumentation (D. Daniel, « Automatic Birthright Citizenship », art. cité).
28 U.S. Congress, op. cit., p. 66 ; Wood, « Losing Control », art. cité, p. 12-14.
29 U.S. Congress, op. cit., p. 67-68.
30 Ibid., p. 12.
31 Georgie Ann Geyer, Americans No More : The Death of Citizenship, New York, Atlantic Monthly Press, 1996.
32 U.S. Congress, op. cit., p. 40.
33 Ibid., p. 12.
34 Samuel P. Huntington, Who Are We ? The Challenges to America’s National Identity, New York, Simon & Schuster, 2004, p. 212-213.
35 U.S. Congress, op. cit., p. 38-39.
36 Ibid., p. 39. La conception américaine, fondée sur l’adhésion volontaire et non la sujétion, allait prévaloir en 1868 seulement, quand le Congrès américain adopta une loi reconnaissant l’expatriation comme un droit naturel (J. Bessette, Congress…, op. cit.).
37 Peter Brimelow utilise le même procédé dans son analyse de l’État-Nation : il se demande si ce concept est aussi dépassé qu’on le dit souvent, et répond qu’il est en fait le produit de la modernisation (Peter Brimelow, Alien Nation : Common Sense About America’s Immigration Disaster, New York, Harper, nouvelle édition 1996, p. 225).
38 A. Fabbri, « An End to Dual Citizenship ? », art. cité.
39 U.S. Congress, op. cit., p. 74.
40 D. Daniel, « Automatic Birthright Citizenship », art. cité.
41 U.S. Congress, op. cit., p. 10.
42 Voir par exemple Huntington, Who Are We ?…, op. cit., p. 59-62.
43 Ibid., p. 204-211.
44 Ian de Silva, « When A Citizen Is Not an American », Human Events Online, 16 mars 2006 : http://www.humanevents.com/article.php?id=13269.
45 W.R. Brubaker, Citizenship…, op. cit.
46 Lewis C. Levin, « Naturalization Law », Congressional Globe, 29th Congress, 1st Session, 1845, p. 46-50.
47 S. Sassen, « The Repositioning of Citizenship », art. cité, p. 45.
Auteur
Université François-Rabelais (Tours).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
Gérard Bossuat
1997
Les identités européennes au XXe siècle
Diversités, convergences et solidarités
Robert Frank (dir.)
2004
Autour des morts de guerre
Maghreb - Moyen-Orient
Raphaëlle Branche, Nadine Picaudou et Pierre Vermeren (dir.)
2013
Capitales culturelles, capitales symboliques
Paris et les expériences européennes (XVIIIe-XXe siècles)
Christophe Charle et Daniel Roche (dir.)
2002
Au service de l’Europe
Crises et transformations sociopolitiques de la fonction publique européenne
Didier Georgakakis
2019
Diplomatie et religion
Au cœur de l’action culturelle de la France au XXe siècle
Gilles Ferragu et Florian Michel (dir.)
2016