Conclusion : Religion, culture et diplomatie en France (1900-1950)
p. 255-264
Texte intégral
1En ce début de xxie siècle où, comme l’écrit Florian Michel, « le religieux est devenu structurant, voire saturant parfois, de l’espace des relations internationales1 », ce livre codirigé avec Gilles Ferragu vient apporter une contribution nationale importante à la compréhension du fait religieux dans l’histoire des relations internationales. Il ne prétend pas embrasser l’ensemble des problématiques les unissant : F. Michel les exposait remarquablement dans un article précédent qui mentionnait la matrice originelle constituée, en France, par les études de Jean-Baptiste Duroselle2. Mais, au travers d’une étude de cas, la France entre 1900 et 1950, le présent ouvrage examine la contribution des acteurs religieux à la diplomatie culturelle, on dirait « d’influence » aujourd’hui, de la France. Ce faisant, il s’inscrit dans une double conjoncture. Politique, comme l’atteste la parution du livre La diplomatie au défi des religions, qui est en réalité le fruit d’un colloque organisé sous l’égide du ministère français des Affaires étrangères en novembre 20133. Scientifique, si l’on en juge par la multiplication des ouvrages sur ce thème. Ces études ont été clairement stimulées par le choc engendré en Occident par les attentats du 11 septembre 2001, et par la phase nouvelle de la relation historiquement conflictuelle de l’islam et de l’Occident. Ces faits très récents expliquent que les études de science politique soient encore majoritaires4. Toutefois, on a aussi assisté à l’engagement renouvelé des historiens pour inscrire ce champ dans une nouvelle histoire diplomatique5. Nul doute que l’équipe fédérée par Gilles Ferragu et Florian Michel trouvera des interlocuteurs hors de France pour développer ses recherches de manière comparative et transnationale.
2L’on savait que l’État, en France, avait déployé, depuis l’époque napoléonienne, une politique culturelle très active dans le monde entier qui acheva de s’institutionnaliser au début du xxe siècle. Elle était fondée, déjà, sur cinq piliers : une diplomatie religieuse définie comme la défense des intérêts chrétiens, une diplomatie de la langue, une diplomatie universitaire, une diplomatie archéologique et une diplomatie technologique portée par ses ingénieurs. Elle reposait de longue date sur l’action combinée d’acteurs privés, parapublics et publics, action indépendante ou concertée. Ce livre examine la réévaluation de la part de la diplomatie religieuse dans l’action culturelle extérieure française à la suite d’une triple rupture qui s’étale entre 1904 et 1914 : rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège (1904) ; rupture du Concordat (1905) ; rupture des Capitulations (1914). Sa première originalité consiste donc à avoir déplacé le centre d’intérêt des chercheurs : d’un xixe siècle, qui continue à intéresser encore majoritairement les historiens anglo-saxons, vers un premier xxe siècle6. Le deuxième point fort du livre, centré sur les espaces atlantique et méditerranéen, est d’améliorer notre connaissance de la cartographie religieuse de la France dans le monde, en soulignant que le premier vingtième siècle voit la naissance d’une diplomatie religieuse en Amérique du Nord (Canada et États-Unis). La troisième est de nous aider à évaluer la part prise par le catholicisme dans la défense de la langue et de la culture française.
3L’action d’un État comme la France n’est plus, à la charnière des xixe et xxe siècles, déterminée par des éléments religieux et confessionnels comme elle avait pu l’être, à l’instar de l’action des États européens de l’époque, entre 1550 et 1650. Le rapprochement avec cette période des Temps modernes n’est pas fortuit. Celle-ci correspondait à l’achèvement d’un double processus : la constitution des jeunes États modernes, sous forme d’États territoriaux et souverains, et la confessionnalisation de la société européenne par l’entremise d’Églises à prétention exclusiviste. À cette date, les politiques étrangères des États européens étaient très fortement influencées par les antagonismes religieux et la religion n’était pas tant l’outil que l’horizon d’action des responsables de l’époque7. Trois cents ans plus tard, l’environnement historique est marqué par la reprise du processus de constitution d’États en Europe, sur une base nationale, et par un processus inversé de sécularisation progressive des sociétés européennes que la France semble porter à son plus haut point en adoptant, en 1905, une loi de séparation des Églises et de l’État. Toutefois, ce processus ne semble pas aussi marqué dans l’Europe orientale où le discours panslaviste se nourrit de l’orthodoxie, ni dans un Royaume-Uni caractérisé par la pluralité religieuse. D’autre part, l’horizon d’action des diplomates français des années 1900 aux années 1950 semble toujours marqué par des « affinités persistantes » avec le christianisme, selon l’expression de F. Michel et G. Ferragu qui, dans leur introduction, modèrent l’intérêt d’une approche sociologique un peu trop déterministe ; ils soulignent, en mettant en œuvre une lecture anthropologique, la résistance de pratiques cultuelles et culturelles qui témoignent de l’attachement de l’ensemble du corps diplomatique français, quelles que fussent ses sensibilités internes, à la position singulière de la France comme protectrice des catholiques de l’ancien Empire ottoman et en Extrême-Orient, même après la disparition officielle du protectorat.
4Si la séparation fut désavouée par la majorité des diplomates français, ils n’en furent pas les victimes s’ils étaient catholiques, s’en accommodèrent et trouvèrent une forme de compensation dans la défense du protectorat hors des frontières nationales8. La rupture des relations diplomatiques officielles avec la papauté n’a d’ailleurs pas signifié la rupture du dialogue. Si les échanges au sommet sont très rares, les missions officieuses se succèdent, on le sait, conduites par un certain nombre de personnalités, honorables ou interlopes. Dans ce contexte, le recteur de l’Institut catholique de Paris, Mgr Alfred Baudrillart, est pressé à deux reprises par le Vatican de jouer le rôle de médiateur9. En 1915, il est conduit à un dédoublement : d’un côté, le prélat joue un rôle actif dans le comité de propagande financé par le Quai d’Orsay et incarne un patriotisme anti-allemand vif, de l’autre, il est approché par le secrétaire d’État Gasparri pour examiner la possibilité d’une médiation pontificale auprès de l’Allemagne. Au sortir de la guerre, il peut plus aisément tenir ce rôle de courroie de transmission, de « facilitateur », dirait-on aujourd’hui, entre le Saint-Siège, le gouvernement français et les chefs militaires, pas toujours au fait du fonctionnement de l’Église.
5Ministre des affaires étrangères à quatre reprises, Aristide Briand est l’homme politique français au cœur des affaires religieuses du premier xxe siècle et l’on ne cesse de réapprécier son action. Il paracheva l’œuvre entreprise comme rapporteur de la loi de séparation des Églises et de l’État et œuvra tant pour la pacification de la société française que pour celle de la relation avec la papauté et avec l’Allemagne, en particulier grâce à l’efficacité des réseaux divers qu’il sut mobiliser. La mise au jour de l’activation par Briand des réseaux parlementaires catholiques susceptibles de conforter sa politique de normalisation des relations avec le Saint-Siège par le rétablissement d’une ambassade et par la reconnaissance des associations diocésaines conduit à une réflexion stimulante sur les logiques à l’œuvre10. Le vocabulaire religieux qui imprègne le discours de Briand en faveur de l’unification de l’Europe à la fin des années 1929 doit-il néanmoins conduire à placer le mysticisme au cœur de sa politique européenne et européiste ? La question sera sans doute encore débattue. Nombre de ses proches et de ses collaborateurs, Leger au premier chef, certains de ses contemporains admiratifs et de ses égéries, avaient, dans les années de son ministère et celles qui ont suivi sa mort, forgé cette image quasi christique du « pèlerin de la paix ». Cette image a été fortement nuancée par les travaux historiques engagés à la fin des années 1980 qui ont restitué à cet engagement sa part d’opportunisme et, aussi, de génie politique. Ces études avaient mis en lumière la diversité des options débattues au sein de la société internationale de l’époque, la façon dont Briand sut en favoriser la synthèse, comme la manière dont il endossa politiquement en 1930 le mémorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne, précipité des idées européistes explorées depuis le siècle précédent et compromis expert11. L’importance bien soulignée des réseaux catholiques et démocrates-chrétiens aurait pu, d’ailleurs, conduire à un article complémentaire, reformulant la question des racines « vaticanes » de l’Europe et de la place tenue par les Français au sein de ces réseaux transnationaux, à l’aune des recherches conduites par nos collègues à l’étranger12.
6À l’origine de la grande redéfinition de la relation entre religion et diplomatie en France se trouvent deux faits majeurs. Il y a un fait international, massif : la disparition légale du protectorat français sur les chrétiens d’Orient à la suite de la conférence de San Remo d’avril 1920. Découlant des Capitulations accordées au xvie siècle, reconnu par le traité de Berlin de 1878, puis par deux textes pontificaux de 1888 et 1898, conforté par le traité de Mytilène de 1901 en dépit des contestations allemande et italienne, ayant perdu son exclusivité au lendemain de la rupture avec le Vatican du 21 mai 1904 malgré des tractations subtiles conduites par l’ambassadeur de France en Italie, Camille Barrère13, ce protectorat sombre dès la dénonciation unilatérale des Capitulations par l’Empire ottoman en septembre 1914. En dépit de ses efforts diplomatiques dans les années 1920, la France ne récupérera pas les positions perdues, se heurtant à l’hostilité des Britanniques, et aussi des Italiens, dans ses tentatives pour obtenir la création et la présidence d’une commission des Lieux saints dans le cadre de la Palestine mandataire14. Joue aussi contre elle le départ progressif des congrégations pour Rome, conséquence de long terme de la législation de 190515. Une ultime tentative en 1938 marque son échec définitif, compensé en partie par la victoire dans une autre bataille, celle pour les honneurs liturgiques (accueil par le clergé, place à part dans le chœur, présentation et baiser aux Évangiles). Elle a obtenu que ceux-ci lui soient rendus dans les établissements où elle a un titre de propriété ou exerce un patronage. La question de la protection rejoue aussi en Europe centrale et orientale dans le cadre géopolitique nouveau issu des traités de paix : comment la concilier avec le nécessaire établissement d’un équilibre européen qui passe par la consolidation de la petite Entente cimentée par les États bénéficiaires des traités de paix16 ? En Bulgarie, en vertu d’un accord bilatéral signé le 15 avril 1910, la France s’évertue à faire survivre sa préséance dans l’exercice de ces honneurs liturgiques17.
7Il y a aussi un fait national : l’exil contraint des congrégations religieuses enseignantes qui oblige à envisager autrement leur participation à l’action culturelle extérieure de la France18. La création d’un canal particulier institué pour traiter des affaires religieuses – le poste de conseiller technique créé en janvier 1920 – en est une expression. Il est confié à un universitaire, agrégé de lettres, membre de l’EPHE et de l’École française de Rome, Louis Canet, entré dans la sphère diplomatique comme responsable du Bureau de presse et de renseignement de l’ambassade de France au Quirinal19. Cette création semble confirmer le dédoublement qui s’opère entre diplomatie religieuse et diplomatie culturelle, et exprimer une forme de mise à distance et, somme toute, une banalisation du domaine religieux qui relève, dès lors, comme le domaine culturel, d’une expertise. Louis Canet va cumuler du reste cette fonction avec celle de conseiller d’État à partir de 1929. Un certain nombre d’historiens discutent dans ce livre le constat, dressé pour la Grèce, d’une sortie des acteurs religieux du champ de la diplomatie culturelle, ici française, après la Première Guerre mondiale20. En l’occurrence, il faut bien distinguer deux niveaux d’interventions : la politique décrétée « par le haut », voulue par le ministère qui dispose de deux outils – l’instrument financier et la politique du personnel –, et l’action mise en œuvre sur le terrain au niveau local. Au sein de l’administration centrale, la diplomatie de la langue prime sur la diplomatie religieuse et les universitaires remplacent les diplomates21. Le soutien financier du gouvernement va, de manière massive, à la section universitaire et des écoles, qui reçoit de 1920 à 1935 entre 80 et 90 % des crédits disponibles22, tandis qu’il décroît très fortement pour la section des œuvres diverses où émargent les associations religieuses ; d’autre part, si celles-ci demeurent subventionnées, ce n’est pas tant en raison de leur catholicité que pour leur efficacité en matière de diffusion du français ou pour leur capacité d’adaptation au terrain local.
8C’est le même constat et le même ressort pragmatique qui, du reste, avaient motivé les politiques différenciées de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie, puis leur convergence. Tandis que l’influence des Pères blancs de Mgr Lavigerie, établie depuis les années 1870, était combattue en Kabylie dans les années 1880, le gouvernement français s’appuya sur eux en Tunisie dès la création du protectorat, à la fois pour attirer une clientèle d’enfants italiens et maltais que séduisait un enseignement confessionnel d’excellence et une minorité d’enfants tunisiens rassurés par cette composante religieuse. La politique originelle d’assimilation céda la place en vingt ans, dans les deux pays, à une politique indigénophile dont le modèle fut l’école franco-arabe qui se développa en Tunisie, sous l’égide du directeur de l’Instruction publique, Louis Machuel, et dont l’objectif de fond était de « franciser » les enfants, leurs maîtres et les populations, quelle que fût leur origine23. La Tunisie apparaît d’ailleurs comme le berceau, d’aucuns écriraient le « laboratoire », de la diplomatie culturelle française, dans la mesure où agissent à la fois une variété d’acteurs confessionnels (outre les Pères blancs, l’Alliance israélite universelle fondée en 1860) et culturels : le réseau des Alliances françaises à l’étranger naît à Paris en 1883, de l’observation du terrain tunisien par Paul Cambon, résident général de France depuis le 28 février 1882 et chef de cabinet de Jules Ferry. Association privée, elle va assurer dans le siècle suivant sa capacité d’« éclaireur » diplomatique24, voire exercer des fonctions d’information et de négociation. L’analyse de l’action de l’évêque français, aumônier général en Rhénanie, le chanoine Paul Rémond, après la Première Guerre mondiale est une étude de cas intéressante car elle confirme l’insertion des religieux français dans la société où ils vivent, au Maghreb, en Orient ou, ici, de l’autre côté du Rhin25. Laïcisation ne signifie donc pas, en effet, éviction des acteurs religieux : le soutien financier continu apporté à l’Alliance israélite universelle qui privilégie l’enseignement en français, et non en hébreu, en témoigne. En Macédoine, l’ensemble des établissements scolaires de la circonscription de Salonique restent tenus par des congrégations religieuses au début des années 1920, à l’exception de la Mission laïque à Salonique même. La diplomatie culturelle mise en œuvre excède le seul public de la mouvance catholique et s’adresse à la communauté juive, mais néglige la communauté orthodoxe. Toutefois, les difficultés rencontrées proviennent essentiellement non des tensions, qui peuvent exister, avec la Mission laïque, ou du fait de la concurrence italienne, mais de la politique de l’État grec qui cherche à revenir sur un ensemble de prérogatives accordées par l’Empire ottoman aux puissances européennes et à helléniser la population de la « Nouvelle Grèce ». L’influence française va se redéployer par le biais de la défense de la nouvelle cause internationale que constitue la défense des minorités, ici catholiques et juives. En outre, les consuls insistent pour maintenir sur place des missionnaires français, particulièrement bien insérés dans la population locale, allant jusqu’à confier aux Lazaristes la fonction d’agents consulaires26. En Tunisie, l’essor du nationalisme, sur fond d’idéologie salafiste, explique le maintien de l’alliance de fait entre catholiques et républicains, bien après la rupture du Concordat, alliance qui éclate néanmoins à la suite de la tenue du congrès eucharistique international de Carthage, sommet du prosélytisme colonial en mai 193027.
9Il n’en demeure pas moins qu’à partir des années 1920 se structure autour de Jean Marx une diplomatie culturelle, conçue et pilotée par une administration ministérielle, le Service des œuvres françaises à l’étranger, dont le nom qui se réfère à la pratique chrétienne des « bonnes œuvres » ne doit pas dissimuler qu’il ne porte pas, de manière prioritaire, une diplomatie religieuse, mais une diplomatie de la langue qui va culminer sous le Front populaire. Les terres mandataires de Syrie et du Liban jusqu’en 1929, puis l’Europe sont les deux régions du monde massivement soutenues alors par cette administration, suivies par l’« Orient » où l’Egypte absorbe 30 % des crédits en 193028. La diplomatie culturelle française s’adapte aux fluctuations des influences contraires s’y exerçant, influence britannique au Proche-Orient, influences allemande et italienne perçues comme redoutables en Europe centrale et orientale dans la seconde partie des années 193029. En Palestine, la France tente de rétablir les positions perdues, dans la querelle des Lieux saints, par la reprise de la diplomatie universitaire qui avait prévalu au xixe siècle. Le juriste lyonnais bien connu, spécialiste du droit romain, Paul Huvelin, tient là un rôle de premier plan, lui qui avait déjà conduit plusieurs missions entre 1909 et 1914 en Grèce, Turquie, Asie Mineure et Syrie où il joua un rôle de premier plan dans la création de l’École française de droit de Beyrouth (université Saint-Joseph) en 191330. De manière représentative de l’intrication des intérêts économiques et culturels de la France, c’est l’ambition commerciale des soyeux lyonnais, rassemblés dans le nouveau Comité lyonnais des intérêts français en Syrie, créé en octobre 1918, et désireux d’y rétablir leurs positions, qui motive la nouvelle mission confiée à Huvelin en mai 191931. Elle se solde par le constat du recul des positions françaises et un aggiornamento de sa politique culturelle dans la région.
10L’Europe centrale et orientale concentre l’essentiel de l’effort financier du Service des œuvres à partir de 1937. Les acteurs religieux continuent à être soutenus, mais de manière bien moins importante, à l’exception notable de la Yougoslavie et de la Bulgarie32. Dans ce pays, la France cherche activement à faire survivre son protectorat dans le diocèse de Sofia et dans la partie orientale de celui de Nicopolis, voire à l’étendre dans les anciennes possessions autrichiennes, mais elle se heurte à la politique concordataire de Pie XI qui noue des relations diplomatiques directes avec des États n’appartenant pas à la chrétienté latine. Une page se tourne progressivement et, en Bulgarie aussi, la diplomatie religieuse cède le pas à une diplomatie linguistique, portée, plus que dans d’autres pays de l’Europe orientale, par les établissements des congrégations religieuses – on en recense 13 en 193633 –, ce qui explique sans doute, en grande partie, la résistance de la francophonie de ce pays par-delà sa soviétisation34.
11Une volonté générale de laïcisation de l’enseignement, portée par le Service des œuvres, se manifeste en Europe comme au Proche-Orient, qui exprime là encore la volonté de se rapprocher au plus près des sociétés locales. On y trouve la confirmation de ce que l’on savait de la politique de la France en Égypte, devenue dans les années 1930, le pays le plus subventionné, derrière la Syrie et le Liban35. Entre 1889 et 1910, les Anglais avaient cherché à supprimer l’enseignement du français dans les écoles du gouvernement égyptien. Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France s’appuie sur l’Alliance française et les lycées et collèges de la Mission laïque, fondée en 1902, pour rétablir sa présence dans les écoles. L’adaptation de sa diplomatie linguistique se traduit aussi par le changement des publics visés : les futurs élèves des écoles françaises étaient jusqu’alors recrutés parmi les minorités religieuses, catholiques et coptes essentiellement, et l’enseignement était en partie assuré par des missionnaires, dans des établissements religieux mais subventionnés par le ministère des Affaires étrangères. Afin de façonner les esprits de la future élite égyptienne, il devient indispensable de diffuser la langue et l’enseignement au sein du groupe majoritaire : la population de confession musulmane. Les établissements religieux sont laïcisés et une partie des crédits mobilisés pour soutenir ces établissements est désormais consacrée à la mise en place de cours de français dans les écoles égyptiennes. La France révise aussi les programmes des écoles françaises restantes pour y inclure des enseignements en arabe. Cette même politique est appliquée dans ses mandats syrien et libanais36, et dans la Palestine britannique37.
12 Au regard des politiques séculaires menées par la France dans ces régions, l’Amérique du Nord apparaît comme une terre où elle met en œuvre une diplomatie culturelle plus tardive. Cela s’explique par les particularités politiques du Canada et des États-Unis qui ont conduit à la construction de réseaux diplomatiques et consulaires plus récents que sur le continent européen. Le Canada présente l’intérêt d’une diplomatie culturelle conçue sur le pilier religieux que nous évoquions en introduction, où le public prioritairement visé est celui de la population francophone et catholique, ceci dans un contexte d’affaiblissement des positions des Canadiens français, en dehors de la province de Québec. Dans ce cadre, les relations du réseau consulaire français avec l’ordre des Oblats de Marie Immaculée sont singulièrement affermies à partir des années 1920. Cette congrégation, fondée en Provence en 1816 et dont les premiers missionnaires furent envoyés au Canada au contact des populations amérindiennes dans les années 1840, semble ne pas avoir retenu l’attention des consuls français avant le lendemain de la Première Guerre mondiale. En revanche, le consul Paul Suzor, nommé à Vancouver en 1925, va les intégrer pleinement à son effort de diffusion de la francophonie et faire pression directement sur Louis Canet et Jean Marx38. Florian Michel suggère que Suzor a pu capitaliser l’expérience précédemment acquise en Amérique latine et en Asie du Sud-Est ; on pourrait même aller plus loin dans cette interprétation fondée sur un transfert de pratiques, dans la mesure où, jeune élève vice-consul à Bangkok de 1899 à 1904, il a peut-être observé l’activisme dont faisaient preuve les missions religieuses canadiennes nouvellement engagées en Asie, à la fin du xixe siècle. Cet activisme est aujourd’hui réévalué par les historiens pour apprécier l’engagement du Canada dans des missions d’assistance technique en Asie du Sud-Est après 194539. Au Canada, après la Grande Guerre, la France bénéficie en l’occurrence de l’absence d’une représentation canadienne auprès du Saint-Siège qui perdure jusqu’aux années 1960 et elle cherche ouvertement à exercer ce rôle auprès du Vatican. Les acteurs français de sa diplomatie culturelle sont choisis expressément en raison de leur identité catholique, les noms les plus connus étant ceux d’Étienne Gilson et d’Henri-Irénée Marrou qui animent les échanges universitaires pilotés par l’Institut scientifique franco-canadien. Les Oblats, acteurs de terrain, apparaissent comme les meilleurs informateurs sur les sociétés locales comme sur les opportunités économiques qu’offrent les provinces du Grand Nord. Ce n’est pas un hasard si l’un d’entre eux, le cardinal Villeneuve, est porté en décembre 1931 à la tête du siège archiépiscopal de Québec, en dépit des pressions exercées par les évêques canadiens anglophones en faveur de la nomination d’un cardinal de langue anglaise. L’enjeu est double : résister à la concurrence irlandaise, en particulier quand se pose la question des nominations à la tête des diocèses catholiques, dans l’ouest notamment et maintenir l’enseignement du français grâce à un réseau de paroisses, d’écoles, d’organes de presse et d’associations. Un temps, une contre-attaque est même envisagée par le vicaire de Grouard, Mgr Guy, soutenue par le consul Suzor et qui serait passée par la colonisation de la région de la Peace River, où se trouvent encore des terrains disponibles, et la fondation d’une « Nouvelle France » plus à l’ouest40. Mais le projet de colonisation sera abandonné rapidement. Le dernier chapitre de ce livre, consacré à ce même terrain canadien au début de la Seconde Guerre mondiale, offre l’occasion de faire retour sur la dimension strictement politique, et non pas culturelle, de l’outil religieux dans la politique étrangère. Le Québec « clérico-nationaliste » apporte pour l’essentiel son appui à la Révolution nationale engagée par le maréchal Pétain en raison de sa composante religieuse. Le choix des émissaires gaullistes (Élisabeth de Miribel et, surtout, l’amiral carmélite Georges Thierry d’Argenlieu) repose dès lors sur ce critère afin d’offrir une alternative recevable par l’ensemble des Canadiens français41. D’Argenlieu, résistant de la première heure, chef d’État-major des Forces navales françaises libres, est désigné par de Gaulle en décembre 1940 et arrive au printemps au Canada, accueilli par le cardinal Villeneuve. Mais la pratique de l’émissaire se révèle subtile. Répugnant à trop faire valoir son statut religieux, s’appuyant sur la diplomatie publique mise en musique par Alain Savary qui débute là, comme aide de camp, une carrière politique féconde, d’Argenlieu s’emploie à faire connaître la France libre au Canada par des discours, des conférences, des toasts qui, tous, portent néanmoins l’empreinte de sa spiritualité catholique. Sa mission sera du reste un succès.
13L’historien Keith Robbins regrettait récemment que la religion demeure encore la « missing dimension » de l’histoire de la politique étrangère et de la diplomatie britanniques contemporaines42. On l’aura compris, ce n’est assurément plus le cas pour l’histoire de la diplomatie culturelle française. Le livre conçu par Gilles Ferragu et Florian Michel permet un élargissement tant géographique que chronologique de nos connaissances sur sa dimension religieuse. Il devrait favoriser, dans un avenir proche, des échanges croisés fructueux avec les collègues étrangers travaillant sur ces questions, en particulier avec ceux discutant le poids de l’ethos chrétien sur les pratiques diplomatiques de l’Empire britannique. Au-delà, on ne peut qu’apprécier la diversité des approches mises en œuvre qui permet d’éviter les interprétations univoques et déterministes auxquelles le thème religieux se prête encore trop souvent.
Notes de bas de page
1 Florian Michel, « Histoire religieuse et histoire des relations internationales à l’époque contemporaine : inclusion, subalternation, intégration ? » dans Matthieu Brejon de Lavergnée, Corinne Bonafoux (dir.), Autour du fait religieux. Nouvelles recherches en histoire contemporaine, Paris, Beauchesne, 2013, p. 138.
2 Ibid., p. 127-140.
3 Denis Lacorne, Justin Vaïsse, Jean-Paul Willaime, La diplomatie au défi des religions. Tensions, guerres, médiations, Paris, Odile Jacob, 2014.
4 Jonathan Fox, Shmuel Sandler (dir.), Bringing Religion into International Relations, New York, Palgrave Macmillan, 2004 ; Fabio Petito, Pavlos Hatzopoulos, Religion in International Relations : The Return from Exile, New York, Palgrave MacMillan, 2003.
5 Keith Robbins, John Fisher (dir.), Religion and Diplomacy. Religion and British Foreign Policy, 1815 to 1941, Dordrecht, Republic of Letters Publishing, 2010.
6 Keith Robbins, John Fisher (dir.), Religion and Diplomacy, op. cit.
7 Heinz Schilling, « La confessionnalisation et le système international », dans Lucien Bély (dir.), L’Europe des traités de Westphalie. Esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, Paris, PUF, 2000, p. 411-428.
8 Isabelle Dasque, chapitre « Religion et culture des diplomates à la Belle Époque ».
9 Jean-Marc Ticchi, chapitre « Mgr Alfred Baudrillart entre Curie romaine, Gouvernement et Parlement (1914-1922) ».
10 Christophe Bellon, chapitre « Religion et diplomatie, au Quai d’Orsay d’Aristide Briand (1921-1922 ; 1925-1932) ».
11 Jacques Bariéty (dir.), Aristide Briand, la Société des Nations et l’Europe, 1919-1932, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007. Sur l’entourage d’Aristide Briand et sa relation avec Coudenhove-Kalergi, voir Laurence Badel, « Le Quai d’Orsay, les associations privées et l’Europe (1925-1932) », dans René Girault, Gérard Bossuat (dir.), Europe brisée, Europe retrouvée : nouvelles réflexions sur l’unité européenne au xxe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 109-131.
12 Jean-Marie Soutou, Un diplomate engagé. Mémoires 1939-1979, Paris, De Fallois, 2011 ; Laurent Ducerf, « Les jeunes des Nouvelles Équipes internationales, entre Jeune Europe et nouvelle chrétienté », Histoire@Politique, 1/10, 2010 ; Wolfram Kaiser, Christian Democracy and the Origins of European Union, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Philippe Chenaux, Une Europe Vaticane ? Entre le plan Marshall et les traités de Rome, Bruxelles, CIACO, 1990.
13 Gilles Ferragu, chapitre « La diplomatie religieuse au temps du “discordat” : enjeu et défense du protectorat catholique ».
14 Dominique Trimbur, chapitre « Les Lieux saints chrétiens de Palestine comme préoccupation de la politique extérieure française (1917-1948) ».
15 Id., « Exil et retour : l’impact de là législation française sur la présence tricolore en Palestine, 1901-1925 », dans Jean-Dominique Durand, Patrick Cabanel (dir.), Le grand exil des congrégations françaises, 1901-1914, Paris, Cerf, 2005, p. 359-385.
16 Anne-Sophie Nardelli-Malgrand, chapitre « La protection par la France des intérêts catholiques en Europe centre-orientale (1918-1939) ».
17 Ibid.
18 Patrick Cabanel, Jean-Dominique Durand (dir.), Le grand exil..., op. cit., Paris, Cerf, 2005.
19 Olivier Sibre, chapitre sur Louis Canet. Voir Bruno Neveu, « Louis Canet et le service de conseiller technique pour les affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères, 1921- 1946 », Revue d’histoire diplomatique, 2, 1968, p. 1-47.
20 Anastassios Anastassiadis, « Finis Graecia ! L’inexorable sortie des acteurs religieux du domaine de la diplomatie culturelle. Le Sud-Est européen dans l’entre-deux-guerres », dans Anne Dulphy, Robert Frank, Marie-Anne Matard-Bonucci, Pascal Ory (dir.), Les relations culturelles internationales au xxe siècle. De la diplomatie culturelle à l’acculturation, Bruxelles, PIE-Peter Lang (Enjeux internationaux), 2010, p. 49-57.
21 Stanislas Jeannesson, chapitre « Le Service des œuvres du Quai d’Orsay et les acteurs religieux de la diplomatie française dans l’entre-deux-guerres ». Voir la thèse récemment soutenue par Guillaume Tronchet, sous la direction de Patrick Weil, « Savoirs en diplomatie. Une histoire sociale et transnationale de la politique universitaire internationale de la France (années 1870-années 1930) », en décembre 2014, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
22 Annie Guénard-Maget, Une diplomatie culturelle dans les tensions internationales. La France en Europe centrale et orientale (1936-1940/1944-1951), Bruxelles/Berne/Berlin, Peter Lang, 2014, p. 30.
23 Voir Pierre Vermeren dans le chapitre « La France, le catholicisme et l’islam dans le cadre du protectorat tunisien (1881-1930) ».
24 François Chaubet, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue. L’Alliance Française (1883-1940), Paris, Harmattan, 2012.
25 Voir Christophe Bellon dans le chapitre « Religion et diplomatie, au Quai d’Orsay d’Aristide Briand (1921-1922 ; 1925-1932) ».
26 Voir Mathieu Jestin dans le chapitre « La France laïque, “fille aînée de l’Église” en Macédoine, dans le premier tiers du xxe siècle ».
27 Pierre Vermeren, chapitre « La France, le catholicisme... ».
28 Delphine Plasmans, « L’outil culturel dans la politique d’influence de la France en Égypte (1914-1936) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 3/99, 2010, p. 12-19, ici p. 17.
29 Annie Guénard-Maget, Une diplomatie culturelle..., op. cit., p. 40-41.
30 Frédéric Audren, « Paul Huvelin (1873-1924) : juriste et durkheimien », Revue d’histoire des sciences humaines, 1/4, 2001, p. 117-130, ici p. 122-123 ; Catherine Fillon, « L’enseignement du droit, instrument et enjeu de la diplomatie culturelle française. L’exemple de l’Égypte au début du xxe siècle », La Belle Époque des juristes. Enseigner le droit dans la République, 29, 2011, p. 123-144.
31 Frédéric Audren, « Paul Huvelin (1873-1924) », art. cité, p. 123.
32 Annie Guénard-Maget, Une diplomatie culturelle..., op. cit., p. 31 et p. 65.
33 Ibid., p. 31.
34 Vera Bojceva, « La France et la dissémination du système d’enseignement mutuel dans les pays balkaniques », Études balkaniques, 1,1991, p. 118-120 ; Vassilka Tapkova Zaïmova et Ludmilla Guenova, « Les écoles catholiques françaises en Bulgarie », Études balkaniques, 3-4, 1999, p. 150-156.
35 Delphine Plasmans, « L’outil culturel dans la politique... », art. cité, p. 12-19.
36 Jérôme Bocquet (dir.), L’enseignement français en Méditerranée : les missionnaires et l’Alliance israélite universelle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 ; Nadine Méouchy (dir.), France, Syrie et Liban 1918-1946. Les ambiguïtés et les dynamiques de la relation mandataire, Damas, Institut français d’études arabes de Damas, 2002.
37 Dominique Trimbur, « L’ambition culturelle de la France en Palestine dans l’entre-deux-guerres », dans Dominique Trimbur et al., Entre rayonnement et réciprocité. Contributions à l’histoire de la diplomatie culturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 41-72.
38 Voir Florian Michel dans le chapitre « La diplomatie religieuse de la France en Amérique du Nord (1900-1950) ».
39 Lorne J. Kavic, « Canada and Asia : Evolving Awareness and Deepening Links », Pacific Affairs, 45,4,1972-1973, p. 521-534 ; David Webster, « Modem Missionaries : Canadian Postwar Technical Assistance Advisors in Southeast Asia », Journal of the Canadian Historical Association/Revue de la Société historique du Canada, 2, 20, 2009, p. 86-111.
40 Pascal Even, chapitre « Les autorités françaises et le Cardinal Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec dans les années 1930 ».
41 Thomas Vaisset, chapitre « L’arme carmélitaine de la diplomatie gaulliste : l’amiral d’Argenlieu, carme et plénipotentiaire de la France libre au Canada en 1941 ».
42 Keith Robbins, « The British Churches and British Foreign Policy », dans Id., John Fisher (dir.), Religion and Diplomacy, op. cit., p. 9.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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