Le cardinal et les diplomates : la désignation de Mgr Villeneuve à la tête de l’archevêché de Québec en 1931
p. 227-241
Texte intégral
1« Nous ne pouvons qu’applaudir sans aucune réserve à cette nomination », écrit le 26 décembre 1931 Charles Arsène-Henry, ministre de France à Ottawa, à Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères, en commentant la nomination du nouvel archevêque de Québec, « Mgr Villeneuve est un de nos amis les plus éprouvés et les plus agissants. C’est aussi une des meilleures têtes du haut clergé canadien1 ».
2Il ne s’agit pas, sous la plume du ministre de France, d’une formule protocolaire saluant la désignation du nouveau titulaire du siège archiépiscopal de Québec. Cette nomination, qui a, au demeurant, déjoué les pronostics des diplomates français qui s’attendaient à la désignation d’un autre prélat, réjouit profondément la légation de France à Ottawa, le consulat général de France à Montréal ou à Vancouver et les services du ministère des Affaires étrangères à Paris. La succession de Mgr Rouleau, le prédécesseur de Mgr Villeneuve, a en effet été suivie avec beaucoup d’attention par les représentants de la France particulièrement attentifs à la défense des intérêts canadiens français, pour employer l’expression de l’époque. La nomination d’un nouvel archevêque favorable à la France constitue, dans ces conditions, un gage assuré de la consolidation dans la prairie canadienne, ces provinces qui s’étendent du Québec au Pacifique, des positions des Canadiens français, comme on appelle les descendants des anciens colons français, en matière religieuse et linguistique et du maintien de l’influence culturelle de la France. En cette période de l’entre-deux-guerres marquée par une crise économique sans précédent, les représentants de la diplomatie française dans la Confédération du Canada – si la France dispose au Canada de consuls depuis le xixe siècle, la légation n’a été ouverte qu’en 1928 – s’efforcent en effet de faire entendre la voix de ces populations canadiennes françaises et d’en maintenir les positions en développant un partenariat heureux avec l’épiscopat catholique canadien français.
3Or l’un des enjeux de la défense de la communauté francophone passe alors par le maintien d’un enseignement en langue française dans les provinces à majorité anglophone ; elle passe également par la maîtrise des sièges épiscopaux en Alberta, Manitoba, Saskatchewan et Ontario où les Canadiens français doivent affronter de redoutables concurrents, les Irlandais, soucieux également de s’emparer de positions clés. Il en résulte une lutte ouverte dans laquelle la diplomatie française s’engage délibérément, aussi bien sur place, en Amérique du nord, qu’à Rome, où le représentant de la France est chargé de défendre avec âpreté les positions des Canadiens français.
Mgr Villeneuve, « l’une des meilleures têtes du clergé canadien »
4Qui est le cardinal Villeneuve ? Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, né à Montréal en 1883 dans une famille modeste, oblat de Marie Immaculée et ordonné en 1907, a été nommé à cette date au séminaire des Oblats d’Ottawa où il enseigne le dogme, la morale et le droit canon, avant de devenir supérieur de l’institution en 1921. En 1926, il représente les Oblats de la province du Canada au chapitre général de sa congrégation à Rome. En 1930, il est nommé évêque du nouveau diocèse de Gravelbourg dans la plaine canadienne et la province de la Saskatchewan mais il n’occupe que brièvement ce poste puisque dès la fin de l’année suivante, en décembre 1931, il est nommé archevêque de Québec, le siège historique de la Nouvelle-France. Il sera fait cardinal en mars 1933 – une promotion spectaculaire qui en fait la première personnalité religieuse catholique de la confédération.
5La satisfaction des autorités françaises face à la nomination de Mgr Villeneuve à la tête de l’archevêché de Québec est d’autant plus grande que le prélat est l’un des piliers de la défense des intérêts canadiens français dans la Confédération et un partisan déclaré de la coopération avec la France. Les bonnes relations entretenues entre les représentants de la France et Mgr Villeneuve ne commencent pas en effet en 1931 ; depuis longtemps déjà, les diplomates français en poste au Canada apprécient la personnalité et l’action du prélat.
6Le cardinal appartient déjà à la congrégation des Oblats de Marie Immaculée, une congrégation missionnaire fondée par un Français qui s’est illustré au Canada dans l’évangélisation des Amérindiens et des habitants des terres glacées de l’Alaska. Les Pères Oblats, ces « géants de l’apostolat » comme les qualifiait le titulaire du « consulat de France dans l’Ouest canadien », à Vancouver, Paul Suzor, jouissent en effet d’une très grande réputation dans le Canada tout entier, où ils exercent une forte influence. Parmi les figures qui illustrent la congrégation, se détache alors celle de Mgr Émile Grouard, qui avait commencé ses missions dans l’Athabasca dans les années 1860. Les Oblats constituent dans ces conditions, pour les représentants de la France au Canada, des alliés de choix en matière d’influence. Comme l’indique Paul Suzor, en janvier 1930, en évoquant la personnalité de Mgr Grouard : « On rappellera seulement que dans la pléiade des missionnaires Oblats, tous animés d’un remarquable sentiment français, le vétéran du Nord était peut-être celui qui faisait sonner le plus fièrement sa qualité de Français et qui a le plus contribué au prestige et à la vénération dont jouit dans l’immense territoire du Nord-Ouest le clergé de notre race2. » Au demeurant, les Oblats de Marie Immaculée n’étaient pas les seuls représentants d’ordres religieux d’origine française au Canada. Les Eudistes français du Labrador, les représentants de l’Œuvre de la propagation de la foi et de l’Œuvre de Saint-Pierre apôtre, et l’Œuvre de la Sainte-Enfance participent activement à l’essor du catholicisme au Canada.
7La personnalité du nouvel archevêque, son action au sein des associations canadiennes françaises, ont été déjà particulièrement appréciées par les représentants de la France, comme le soulignait déjà le ministre de France à Ottawa, Jean Knight, en juin 1930, lors de la nomination de Villeneuve à la tête de l’évêché de Gravelbourg : sa désignation, précisait-t-il alors, fait l’objet d’une approbation unanime dans les milieux canadiens français : « Pour ce qui est des intérêts d’ordre intellectuel et moral auxquels nous nous intéressons plus particulièrement et qui concernent le maintien de la langue et de l’individualité ethnique des canadiens français dans l’Ouest canadien, la personnalité du nouvel évêque semble offrir les meilleures garanties. » Le ministre insiste par ailleurs sur la grande culture du nouvel évêque, rappelle les ouvrages qu’il a publiés et surtout, il se félicite qu’il soit « très au courant des choses de France et comprenant comme il convient les nécessités de la collaboration intellectuelle entre les Canadiens français et nous ».
8Cette appréciation est alors totalement partagée par le consul de France à Vancouver ; ce dernier ne cache pas moins la satisfaction qu’il éprouve à l’annonce de la désignation de Mgr Villeneuve à Gravelbourg. Le nouvel évêque lui paraît en effet réunir toutes les qualités requises pour défendre la cause du français, pouvoir animer les groupements canadiens français désorientés par le décès de Mgr Olivier Elzéar Mathieu, figure emblématique du clergé canadien et archevêque de Regina dont venait d’être détaché le territoire qui formait le nouvel évêché de Gravelbourg, diocèse considéré comme le rempart et la citadelle de la langue française en Saskatchewan. Il lui paraît être en mesure de tempérer même les positions intempestives de Mgr Joseph-Henri Prud’homme, évêque de Prince Albert, dont les prises de positions et la franchise de langage nuisent parfois, comme le souligne le consul, aux intérêts qu’il souhaite défendre3. Mgr Villeneuve possède des talents de diplomate qui lui permettront de défendre efficacement les intérêts des Canadiens français sans heurter ses collègues anglophones et notamment le nouveau titulaire de l’archevêché de Regina, même si Paul Suzor devait reconnaître quelques mois plus tard, après enquête auprès des représentants ecclésiastiques canadiens français, que le nouvel archevêque de Regina faisait preuve d’équilibre et d’impartialité.
9Six mois plus tard, le consul Suzor, après avoir rencontré le nouvel évêque au cours de l’une de ses tournées, en dresse un portrait flatteur, avec une « figure ascétique, mais le visage noble et empreint d’une remarquable vivacité ». Mgr Villeneuve lui fait la meilleure impression : l’évêque défendra, assure-t-il, de tout son zèle la cause du français dans son diocèse et lui a dit « son optimisme et sa confiance dans l’avenir4 ».
10Les espoirs placés dans le prélat n’ont pas été déçus, comme le souligne le même consul lorsqu’il dresse le bilan du court épiscopat de Mgr Villeneuve à Gravelbourg. Le prélat avait notamment fondé dans sa ville épiscopale, au collège Mathieu, une faculté de théologie ainsi qu’un grand séminaire pour la formation du clergé francophone de son diocèse et du vicariat apostolique de Grouard, destiné à faire pièce au grand séminaire d’Edmonton passé sous l’influence irlandaise5. Tout en regrettant son départ, Suzor se consolait à l’idée que Villeneuve poursuivrait son soutien à l’émigration québécoise dans les prairies : « C’est au point de vue de notre intérêt pour la conservation et la diffusion du français au Canada le côté le plus important de la nomination de Mgr Villeneuve à Québec. »
Le contexte politico-religieux canadien
11À lire la correspondance des représentants de la France, Mgr Villeneuve est à la pointe du combat pour la défense de la culture et de la langue françaises au Canada. Il s’agit là d’une priorité pour l’influence française dans la Confédération et plus particulièrement dans les prairies. Or, les Canadiens français établis, parfois de longue date, dans ces régions sont alors concurrencés par les Irlandais qui, implantés plus récemment, développent progressivement leur influence tant au niveau politique que religieux. Le danger a été perçu depuis longtemps par les responsables religieux comme Mgr Mathieu, qui n’ont cessé de favoriser la création dans toute cette partie de la Confédération de paroisses françaises, d’établissements d’enseignement où les cours sont donnés en français, d’associations de défense et d’organes de presse. Dans les provinces où les anglophones l’emportent démographiquement, les autorités religieuses canadiennes françaises, mais également les représentants de la France, expriment la crainte de voir la langue française s’étioler et redoutent que ces populations de culture francophone perdent l’habitude de parler leur langue, n’adoptent l’anglais et se fondent rapidement dans une communauté anglophone.
La guerre scolaire
12Dans la Saskatchewan notamment, la guerre scolaire fait rage dans les années 1930. La majorité conservatrice anglophone, conduite par James Thomas Anderson, s’en prend aux établissements d’éducation canadiens français et s’efforce de limiter l’enseignement du français en obligeant notamment les religieuses qui tiennent les écoles françaises à se séculariser. La faculté donnée au personnel enseignant religieux d’utiliser le français pendant la première année du cours primaire, accordée en 1905 et maintenue en 1918, est en effet supprimée par un amendement du 4 mars 1931 à la loi d’éducation6. De fait, cette offensive, qui intervient après bien d’autres, remet en cause les avantages obtenus par la communauté de langue française dans les prairies canadiennes. En Alberta, l’accession de Mgr Henry Joseph O’Leary à la tête de l’évêché d’Edmonton en 1920 avait entraîné un dépérissement des institutions francophones. Le nouvel évêque s’était en effet attelé à la tâche d’angliciser son diocèse, en obtenant le départ de congrégations de missionnaires français, en remplaçant les supérieures canadiennes françaises des couvents par des anglaises ou des irlandaises, menaçant même à plusieurs reprises de supprimer La Survivance, journal francophone qui lui paraissait défendre trop ardemment les intérêts des Canadiens français7. Dans le Manitoba, quinze ans plus tôt, des dispositions semblables avaient été adoptées à l’encontre de l’enseignement du français mais, en définitive, les nouvelles dispositions n’avaient pas été mises en pratique.
13En 1931, dans la Saskatchewan, le clergé et les associations catholiques canadiennes françaises montent de nouveau au créneau pour défendre l’enseignement du français. Ils trouvent dans leur campagne l’appui des catholiques anglais et allemands, également hostiles à la politique de laïcisation de l’enseignement conduite par les autorités de la province, ce qui montre, souligne le consul Suzor « que le premier résultat de la persécution est de faire l’union des différentes races d’une même religion ». En définitive, ces réactions aboutissent à un statu quo et la réglementation nouvelle ne sera pas appliquée ; dans la pratique, l’enseignement du français est maintenu. Quant au port du costume religieux dans les écoles, il restera officiellement prohibé mais dans les faits, comme le soulignera le consul, les religieuses ne feront qu’enfiler un manteau noir par-dessus leur costume8.
14Devant ces attaques perçues comme autant d’atteintes à l’influence française, les représentants de la République soutiennent les efforts des représentants du clergé canadien français et ceux des associations qu’ils ont su mettre en place pour défendre leurs intérêts et notamment l’Association canadienne française de la Saskatchewan dont le président se montre particulièrement actif auprès des hommes politiques locaux et fédéraux pour faire valoir la position des populations d’origine française. Parmi les diplomates français soucieux de soutenir le clergé catholique canadien français, Paul Suzor, se montre le plus déterminé. Il ne néglige aucune occasion de défendre les initiatives du haut clergé pour développer l’influence de la communauté francophone dans sa circonscription. Dans la querelle scolaire de la Saskatchewan, le consul place tous ses espoirs dans l’association canadienne française dont le président, « un compatriote aussi dévoué et aussi populaire que l’est M. Raymond Denis », selon le consul, allait, à n’en point douter, veiller à ce que l’enseignement du français ne souffre pas trop du nouvel ordre des choses9.
Des projets de colonisation
15Le haut clergé canadien français s’efforce de défendre les acquis de la communauté francophone mais également de conquérir de nouvelles sphères d’influence dès que cela est possible. Paul Suzor, toujours lui, défend ainsi la proposition du nouveau titulaire du vicariat de Grouard, Mgr Guy, qui consiste à lancer une entreprise de colonisation dans la région de la Peace River, « presque un nouveau monde qui s’ouvre à la colonisation où il importe de s’enraciner afin d’y attirer de nouveaux colons et des chômeurs10 ». Le prélat, qui n’envisage pas moins que fonder une nouvelle province de Québec, demande une aide financière du gouvernement français d’un montant non négligeable de 50 000 dollars. Cette aide devait lui permettre de consentir des prêts aux nouveaux colons pour assurer leurs frais d’installation, comme l’achat d’outils et d’animaux. Le projet, précise l’évêque, dépasse le cadre religieux et revêt le caractère d’une véritable entreprise nationale puisqu’il s’agit de créer « une Nouvelle France, copie de la Nouvelle France de l’Est ». Le consul Suzor se fait naturellement l’ardent propagandiste du projet qui lui est soumis ; il estime en effet que, dans les derniers terrains disponibles de l’Ouest, la future majorité ethnique sera décidée par la langue et la « race » des premiers arrivants. Il convient dans ces conditions de se hâter et dans un nouveau rapport détaillé en date du 5 décembre suivant, il s’étend sur les avantages présentés par les groupes de population de langue française attirés par Mgr Guy ; ils devraient inciter des habitants de la province de Québec à les rejoindre.
16Le consul de France à Vancouver se plaît en effet à encourager l’avance vers le Pacifique des pionniers canadiens français. La démographie québécoise le permet certes, mais les effets de la crise économique dissuadent de nombreux émigrants potentiels. Il appelle pourtant de ses vœux la constitution de paroisses françaises, « première condition en ce pays du resserrement des gens de notre race ». En attendant, le consul s’efforce de développer les centres d’influence française en s’appuyant sur les agents consulaires établis dans les secteurs jugés stratégiques – ainsi à Calgary, il nomme le président local de l’Association des Canadiens français –, sur les associations et sur les comités France-Amérique dont il encourage la fondation11. Enfin, la politique interventionniste du consul passe par le soutien aux organes de presse francophones de la prairie, considérés comme essentiels pour le maintien de la langue française et signes de ralliement des Canadiens français. Ainsi, en août 1931, il demande une subvention en faveur du Patriote de l’Ouest, seul journal français de la Saskatchewan dont la crise compromet gravement l’équilibré financier.
Le soutien aux écoles
17Face à de telles sollicitations, comment réagissent les diplomates français et les services du Quai d’Orsay ? Ils sont partagés entre le souci de développer l’influence française au Canada en apportant leur concours aux entreprises des religieux catholiques canadiens français et en même temps ils ne souhaitent pas faire naître des interrogations de la part des représentants de la communauté anglophone, des autorités fédérales ou de celles de la métropole anglaise. Le 29 décembre 1930, le ministre fait ainsi part au consul de son accord pour soutenir l’entreprise de Mgr Guy, mais pour éviter toute accusation de colonisation de ces nouvelles terres, l’aide consentie devra être accordée à des œuvres privées, notamment aux écoles françaises fondées par l’évêque sur ce nouveau territoire12. Il est vrai qu’il suit les prescriptions du ministre de France à Ottawa, Charles Arsène-Henry, qui se montre beaucoup plus réservé que son consul et assez sceptique sur les projets de colonisation de nouvelles terres par Mgr Guy.
18S’il juge en effet indispensable d’apporter son soutien aux Canadiens français, « nous devons en effet aider de notre mieux l’effort de francisation des régions de l’Ouest », affirme-t-il13, et faciliter le regroupement des Canadiens français établis dans les prairies, en Alberta notamment, il lui paraît peu utile d’encourager l’émigration des Québécois. Il vaut mieux protéger ceux qui ont déjà émigré « de la dénationalisation qui les guette ». Aussi suggère-t-il au Département de n’accorder que la moitié de la somme demandée par Mgr Guy, soit 25 000 dollars et non 50 000 et de consacrer cette somme au soutien des écoles. Il craint en effet que l’argent demandé par Mgr Guy ne soit affecté à « cette œuvre de transfert de population qui me plaît d’autant moins que j’y réfléchis davantage14 ».
19Le gouvernement français n’interviendra donc pas directement dans l’installation de colons francophones dans les prairies mais accordera une aide financière au fonctionnement des écoles : ce soutien relève, au ministère, du Service des œuvres françaises à l’étranger qui consacre dans les années 1930 en moyenne 20 000 F par an pour les écoles du Canada. À ces sommes, s’ajoutent les crédits extraordinaires en faveur de tel ou tel établissement, comme ceux consentis pendant la crise économique au collège Mathieu de Gravelbourg qui, pour éviter de fermer ses portes, doit, sur les conseils du consul Suzor, diminuer le nombre de ses élèves et réduire le montant de la pension payée par ses pensionnaires.
20Dans l’atmosphère de guerre scolaire à laquelle se livrent les deux communautés, les institutions d’enseignement canadiennes françaises apparaissent en effet comme autant de points d’appui dont la conservation s’impose. Usant d’une métaphore militaire que l’on retrouve sous la plume de nombreux Canadiens français, le recteur du collège Mathieu parle de son établissement comme d’une « forteresse des Canadiens français ». « C’est donc dire, ajoute-t-il, que notre influence et même notre survivance comme groupe ethnique est attachée intimement à l’existence de notre collège15. » Sur ce point, Arsène-Henry soutient totalement la démarche du consul Suzor, considérant que la disparition du collège constituerait « un véritable désastre pour notre influence intellectuelle dans les prairies16 ». De son côté, Mgr Villeneuve, dans les remerciements chaleureux qu’il adresse au consul, pour la subvention de 25 000 F accordée au collège Mathieu, manifestation de « l’universelle solidarité française », reprendra la métaphore militaire en se considérant comme le chef et la sentinelle « de la défense des intérêts religieux certes mais liée si étroitement aux intérêts français de ses diocésains ». Il adresse aux représentants de la France « le témoignage de son admiration et de son dévouement pour le noble pays qui reste pour nous, dans le sens le plus profond du terme, la mère patrie17 ».
21Les diplomates français sont enfin soucieux d’apaiser les réserves et la méfiance de l’opinion et du clergé pour la République laïque qu’ils représentent. La séparation des Églises et de l’État a en effet laissé des traces et même si l’anticléricalisme ne constitue pas un produit d’exportation, selon l’expression célèbre, il n’en demeure pas moins que le clergé canadien, dont on connaît l’influence sur la population canadienne française, a considéré longtemps avec méfiance la politique du gouvernement français en matière de religion, présentée comme un repoussoir. Le consul Suzor le souligne lorsqu’il évoque la méfiance manifestée à l’encontre de « l’anticléricalisme du vieux pays », que le clergé canadien a longtemps cultivée pour tenir « la population à l’écart du mouvement français », méfiance qui commence seulement à se dissiper, les Canadiens français comprenant « que notre sympathie et nos gestes d’encouragement sont sans arrière-pensée et qu’ils sont au contraire des plus utiles à la cause du français qui se confond ici avec celle de la religion18 ».
22Il reste cependant du chemin à parcourir pour rétablir des relations véritablement confiantes : une note adressée en 1934 au responsable du Service des œuvres françaises à l’étranger évoque encore, à l’occasion de la préparation de la commémoration du IVe centenaire de l’arrivée de Jacques Cartier au Canada, les difficultés opposées par le Saint-Siège à la reconnaissance du caractère français des missionnaires, Récollets et Jésuites, canonisés en 1930, que le pape Pie XI voulait faire passer pour américains. « En outre, l’on sait qu’une grande partie de l’opinion publique canadienne est profondément hostile à la France parce qu’on lui a fait accroire que tous les religieux en sont expulsés19. »
Le conflit des sièges épiscopaux
23Mais la lutte pour la défense du français et de la culture française se situe également à un autre niveau, celui des nominations à la tête des diocèses catholiques. Les Canadiens français doivent affronter le clergé catholique irlandais particulièrement actif et désireux d’établir sa suprématie dans les grandes plaines de l’Ouest canadien. La correspondance diplomatique et consulaire évoque abondamment la concurrence entre les deux clergés catholiques et le dynamisme offensif du « parti irlandais qui reste l’adversaire le plus à craindre de la cause du français dans la prairie », comme n’hésite pas à l’écrire le consul de France à Vancouver20. On assiste dans ces conditions à une lutte d’influence particulièrement vive qui se prolonge naturellement à Rome où chaque parti essaie d’influencer la Curie et de peser sur les instructions que cette dernière donne au délégué apostolique auprès de la Confédération. Chacun des partis se livre alors à de savants décomptes et pourcentages démographiques afin de conserver ou d’acquérir de nouvelles zones d’influence, et chaque décès d’évêque ouvre une guerre de succession, de la même façon que toute nomination devient un enjeu de pouvoir tandis que la diplomatie du Saint-Siège s’efforce de maintenir un savant équilibre entre les deux communautés, arbitrage qui, évidemment, ne satisfait personne.
24L’ambassade de France à Rome, très soigneusement informée de l’évolution des positions entre Canadiens français et Irlandais, est évidemment chargée de s’entremettre auprès des personnalités influentes de la Curie pour faire prévaloir les vues des premiers. À chaque vacance de diocèse, l’ambassadeur monte au créneau et s’efforce de convaincre ses interlocuteurs de la justesse de la cause canadienne française. Mais il se heurte à une certaine réserve et à une réelle méfiance de la part de plusieurs de ses interlocuteurs qui, eux non plus, n’oublient pas les vicissitudes encore récentes des relations entre la France et le Saint-Siège. M. de Fontenay déplore en effet la persistance au Vatican de l’esprit hostile aux Canadiens français, des réticences longtemps incarnées par le cardinal Merry del Val et désormais représentées au sein de la Curie par le cardinal Donato Sbarretti qui en cultive la tradition avec « ténacité ».
25Cette rivalité se traduit sur le terrain par la partition physique et territoriale des diocèses, partition exigée par les deux parties et solution qui permet de leur donner satisfaction. C’est précisément ainsi qu’un évêché a été érigé dans la petite cité de Gravelbourg à la suite des protestations des Canadiens français qui avaient vu l’archevêché de Regina, illustré pendant près de vingt ans par la personnalité éminente de Mgr Mathieu, leur échapper. Les Canadiens français avaient en effet fort mal vécu la nomination d’un Irlandais, Mgr James Charles McGuigan, à la tête de l’archidiocèse et l’avaient fait savoir, de diverses manières, au délégué apostolique, Mgr Andrea Cassulo. Le consul de France à Vancouver qui suit chacune des péripéties de la succession n’est pas le dernier à critiquer le délégué ni à soupçonner le nouvel archevêque de partialité.
26En ce début des années 1930, cette rivalité connaît alors une sorte de paroxysme. Mgr Joseph-Henri Prud’homme, l’évêque de Prince Albert, qui intervient de façon énergique dans la querelle scolaire de la Saskatchewan, n’hésite pas à transférer sa résidence à Saskatoon, centre industriel et universitaire en plein développement, pour éviter qu’un évêque irlandais ne soit désigné dans ce territoire. Immédiatement, la légation de France à Ottawa propose au ministre qu’une démarche soit effectuée auprès du Saint-Siège et auprès du supérieur des Oblats à Rome pour que l’évêque soit autorisé à maintenir sa résidence à Saskatoon21. Toujours en 1931, au mois d’avril, M. de Fontenay évoque encore le projet de division de l’évêché de London en Ontario dont le titulaire venait de mourir et la formation d’un nouvel évêché regroupant trois cents paroisses majoritairement canadiennes françaises qui pouvaient former un groupement de 35 000 fidèles22.
27M. de Fontenay, qui se désole de cette concurrence permanente, estime que le clergé canadien français n’a pas su s’organiser pour faire entendre sa voix dans la capitale de la chrétienté. Les Canadiens français n’ont pas la combativité, l’entrain, l’audace, la générosité, la richesse des Irlandais du Canada, écrivait-il quelques mois plus tôt23. Ils ne sont riches que de traditions et d’enfants et ne peuvent lutter contre leurs concurrents, mieux organisés. Il convient dans ces conditions de mettre en place un groupe de pression qui défende leur position et il leur faut disposer à Rome d’un représentant. Fontenay ira même jusqu’à proposer au ministre de France au Canada d’abonner l’ensemble des congrégations romaines aux journaux canadiens de langue française.
Mgr Villeneuve, archevêque et cardinal
28C’est dans ce contexte qu’intervient le décès, le 31 mai 1931, du cardinal-archevêque de Québec, Mgr Raymond Marie Rouleau, disparition qui ravive les tensions entre les deux principaux rameaux de la communauté catholique au Canada : aux prétendants canadiens français, Mgr Georges Alexandre Courchesne, évêque de Rimouski, Mgr Georges Gauthier, évêque auxiliaire de Montréal, et Mgr Camille Roy, l’ancien recteur de l’université Laval, est opposé un candidat irlandais. Aux dires de M. de Fontenay, les Irlandais ont envoyé à Rome une pétition pour demander que l’archevêché de Québec soit confié à Mgr Guillaume Forbes, alors archevêque d’Ottawa. « Des informations que j’ai recueillies, ajoute l’ambassadeur, il résulte que la lutte devient de plus en plus ardente et que les Irlandais en sont arrivés à réclamer la parité24. » À Ottawa, le nouveau ministre de France, Charles Arsène-Henry, annonce pour sa part que les Irlandais proposent une partition de l’archidiocèse d’Ottawa ; la partie québécoise située au nord de la rivière Ottawa serait érigée en évêché avec un Canadien français à sa tête tandis que la partie ontarienne demeurerait archevêché d’Ottawa et serait confiée à un prélat irlandais25. Fontenay se lance immédiatement à l’assaut des membres de la Curie pour contrecarrer ces projets, rencontre l’ancien délégué apostolique au Canada, Mgr Pietro di Maria, et le secrétaire d’État Pacelli, futur Pie X1126.
29On comprend dans ces conditions que la désignation de Mgr Villeneuve à la tête de l’archevêché de Québec, après un bref séjour à Gravelbourg, comble véritablement d’aise les représentants de la France. Le délégué apostolique, artisan de la désignation de Mgr Villeneuve, rentre aussitôt en grâce : « Mgr Cassulo a eu cette fois-ci la main heureuse et n’aurait pas pu recommander à la Congrégation consistoriale un plus digne sujet. »
30Si les représentants de la France au Canada ne cachent pas leur satisfaction, une occasion leur est rapidement donnée de la manifester de nouveau lorsque le nouveau prélat est fait, au début de l’année 1933, cardinal. Charles Arsène-Henry s’en félicite une nouvelle fois : « Je noterai seulement que nul choix ne pouvait être meilleur. Religieux très pénétré de ses devoirs, Mgr Villeneuve est en outre très instruit et un esprit très libéral. Il est en outre bon administrateur et enfin il est jeune... », qualité que le ministre tient à souligner car elle permettra au prélat d’asseoir son action et son influence pendant de longues années sur le clergé de la province, jugé difficile et très conservateur27. « Je me plais à penser, ajoutait le ministre de France, [...] que la direction spirituelle du cardinal Villeneuve inspirera [au clergé] un peu plus de largeur d’esprit et le sens des réalités. » Quelques mois plus tard, évoquant le discours du cardinal sur l’éducation, Charles Arsène-Henry souligne le souci du prélat d’améliorer le niveau intellectuel du clergé québécois et l’importance, pour l’influence culturelle de la France, d’une telle amélioration. « Son attachement sincère pour la France, dont il vient de donner une nouvelle preuve dans une circonstance aussi remarquée, me fait espérer qu’il saura dissiper les prétentions absurdes contre notre pays qui se font encore jour de temps en temps dans les milieux ecclésiastiques de la province28. »
31Un document postérieur, une note adressée par l’Assistance générale des Oblats à Rome à l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, reviendra sur les péripéties de l’accession de Mgr Villeneuve au cardinalat. Les évêques canadiens de langue anglaise avaient pratiquement persuadé la Curie de nommer un cardinal de langue anglaise, affirmant qu’une telle désignation aurait la faveur des autorités fédérales, mais le Premier ministre fédéral, Richard Bedford Bennett, approché dans ce sens, avait répondu « que la nomination d’un cardinal de langue anglaise serait nuisible au bien de la paix et de la dignité catholique » et il avait conseillé de désigner Mgr Villeneuve29.
32Le nouveau cardinal n’est pas seulement la première personnalité religieuse de la province et de la Confédération pour les représentants de la France. Leur correspondance ne cesse de le souligner, Mgr Villeneuve apparaît comme le représentant naturel des Canadiens français et bénéficie d’une autorité morale qui fait défaut alors aux hommes politiques canadiens, à une époque où les élections sont entachées d’une succession de scandales liés à l’achat du vote des électeurs. Face à des politiciens décriés ou dépourvus d’envergure nationale, le nouveau cardinal fait figure de personnalité incontournable de la Confédération.
33Le nouvel archevêque de Québec continue à manifester pour sa part la plus vive sympathie pour la France ; il n’a eu de cesse de rappeler son attachement et son respect pour le pays de ses ancêtres, ne perd pas une occasion pour rappeler sa francophilie et raviver les liens qui unissent la population du Québec à l’ancienne métropole.
34Lors de sa visite ad limina, le nouvel archevêque de Québec se fait particulièrement apprécier par le successeur de M. de Fontenay à l’ambassade de Rome auprès du Saint-Siège, François Charles-Roux. Ce dernier souligne en effet que le prélat a rendu visite à toutes les institutions pieuses françaises à Rome et que dans ses discours, tout en affichant sa loyauté à l’égard du gouvernement du Canada et du souverain anglais, il désigne toujours la France du nom de mère patrie. « Non moins que son attitude qui suffirait déjà à attester son dévouement à la France, son langage avec tous en a témoigné. On s’aperçoit vite, en causant avec lui, qu’il ne sépare pas la cause de l’Église de celle des Canadiens de langue française et qu’il a gardé un profond attachement au pays de ses ancêtres. » Spirituellement, lors d’un grand déjeuner offert par le cardinal au collège canadien, le prélat enfonce le clou : « Pour nous, Canadiens français, la France est notre mère patrie et l’Angleterre notre belle-mère et dans le meilleur sens du terme. » Tous les assistants, souligne le représentant de la France, rient de bon cœur en constatant que dans cette famille modèle, mère, belle-mère, fils et beaux-fils vivent dans la meilleure harmonie du monde. Une nouvelle fois, lors de la prise de possession de son église cardinalice, Sainte-Marie-des-Anges, à Rome, le cardinal désigne l’ambassadeur de France comme le représentant de la nation que les Canadiens français continuent à appeler la mère patrie, et le chargé d’affaires anglais comme le représentant de « celle à laquelle ils donnent leur fidèle allégeance ». La distinction est de taille et appréciée comme telle par les participants.
35Les représentants de la France se montrent d’autant plus soucieux de maintenir de bonnes relations avec Mgr Villeneuve qu’au Canada, en dehors de la province de Québec, les positions des Canadiens français continuent à s’affaiblir. En décembre 1932, les craintes de Mgr Prud’homme se sont réalisées et l’évêché de Prince Albert a été démembré, tandis qu’un nouvel évêché était créé à Saskatoon, la ville la plus importante, et confié à un prélat anglophone. Le ministre de France craint même la disparition des évêchés de Prince Albert et de Gravelbourg, faute de moyens en cette période de grande dépression économique. Et la partition des diocèses continue : la légation de France se ne montrera pas dupe de la création parallèle de l’évêché de Saint-Jean de Québec par démembrement de celui de Montréal. Le Saint-Siège a voulu donner l’impression de tenir la balance égale entre les deux communautés mais sa partialité ne saurait faire de doute, affirme-t-on à la légation30. Officiellement, l’équilibre semble maintenu entre les deux communautés, mais dans les faits, la création de l’évêché de Saint-Jean se fait au détriment d’un diocèse déjà français, tandis que le démembrement de l’évêché de Prince Albert, dont la partie la plus riche et la ville de Saskatoon sont retirés pour en faire un évêché anglophone, constitue une réelle perte d’influence pour les Canadiens français.
36Ces difficultés et ces avatars conduisent la légation à considérer qu’il est vain de poursuivre « l’utopie de la colonisation des provinces de l’Ouest par les Canadiens français [...], cette grande idée fut une erreur ». Enterrés ; les projets de Mgr Guy et de Paul Suzor ; le ministre considère en effet que les Canadiens français attirés dans la prairie ne peuvent y constituer des groupements suffisamment forts pour maintenir leur langue. « Tous ceux qui dépassent le méridien de Winnipeg sont perdus pour leur communauté ou le seront plus ou moins vite. » Il convient dans ces conditions de faire porter tout l’effort sur la partie Est de l’Ontario où les Canadiens français sont encore en nombre et où ils semblent prospérer.
37Les sollicitations n’en sont pourtant pas moins pressantes et l’intervention du ministre des Affaires étrangères auprès du Saint-Siège est demandée de nouveau quelques mois plus tard par Rodolphe Lemieux, homme politique québécois et membre de l’Institut : la crise économique qui frappe durement le Canada a entraîné un net ralentissement de l’émigration protestante, notamment en Ontario, dans le diocèse de Sault Sainte-Marie. Il convient dans ces conditions de saisir l’occasion et de favoriser l’établissement d’au moins une douzaine de « magnifiques paroisses canadiennes françaises31 ».
38L’affaire est pourtant entendue : les représentants de la France se borneront à soutenir désormais les positions acquises et à tenter d’éviter les empiétements et « les tendances anti françaises du clergé de la verte Erin », comme l’indique le nouveau consul de France à Vancouver, Pierre Augé, en 193732.
39Le cardinal Villeneuve donnera une nouvelle preuve de son attachement pour la France en soutenant activement les fêtes de Jacques Cartier qui, en 1934, commémorent le peuplement de la Nouvelle-France et en s’y impliquant directement. À cette occasion, le cardinal, qui reçoit la grand-croix de la Légion d’honneur, multiplie les contacts avec les personnalités politiques qui font partie de la délégation française invitée à la manifestation, comme Pierre Étienne Flandin, qui le recevra l’année suivante à Paris, ou plus modestement mais de façon symbolique, le maire protestant de La Rochelle, Léonce Vieljeux. Celui-ci l’accueillera très solennellement à la fin de l’année 1935 à l’hôtel de ville de La Rochelle lorsque le cardinal se rendra en pèlerinage dans l’île de Ré, d’où, était parti, huit générations plus tôt, son ancêtre, Mathurin Villeneuve. Pèlerinage aux origines qui conduira encore le cardinal dans la cité de Brouage, patrie de Champlain, et à Rochefort, le port arsenal d’où sont partis tant de navires pour la Nouvelle-France.
40Le cardinal regagnera ensuite Paris où les autorités lui réservent un accueil chaleureux, les services du Quai d’Orsay ayant préconisé une réception par les plus hauts responsables de l’État, le président de la République et le ministre d’État, Pierre Étienne Flandin, qui prendra en charge, quelques semaines plus tard, les Affaires étrangères. Il s’agit de montrer l’importance attachée à la visite du cardinal, considéré comme un véritable ami de la France33. Ces entretiens directs sont préférés en effet à une réception officielle au Quai d’Orsay, plus impersonnelle. Au cours de ces entrevues, le cardinal évoque évidemment la situation de la communauté canadienne française et se félicite de l’appui que lui ont apporté les représentants de la France au Canada. Mais il sollicite également des interventions à intervalles réguliers de la France auprès du Saint-Siège : le gouvernement français ne doit pas hésiter à montrer à ses interlocuteurs qu’il se montre vigilant sur le maintien de la langue et de la culture françaises au Canada. Ces interventions lui seront très utiles, affirme-t-il, pour négocier sur les circonscriptions des diocèses canadiens34.
41En véritable point d’orgue, le voyage se termine par l’allocution radiodiffusée du cardinal depuis la Tour Eiffel. « France, salut, je suis la voix des trois millions de Français du Canada. Loyaux au drapeau britannique, ils sont français, vraiment français tout de même. Depuis bientôt deux siècles, ils ont dû changer d’allégeance, ils ont résisté, ils ont lutté, ils ont vaincu et ils sont restés français... Surtout leur âme est française, une âme qui vibre au souvenir de l’histoire de France depuis ses origines, qui s’enorgueillit des fastes de la France en Amérique, qui ressent toutes les joies et tous les chagrins de la France, toujours, et qui vint, aux heures tragiques d’il y a vingt ans, mêler son sang à celui de vos fils et dont les morts jonchent encore vos champs de victoires. » À peine rentré au Canada, le cardinal adressera aux fidèles de son archevêché une lettre pastorale où il fait part des excellentes impressions rapportées de France. « Il est difficile d’aller plus loin dans la manifestation d’une agissante et serviable amitié », écrit alors Raymond Brugère, ministre de France à Ottawa.
42À l’issue de son séjour en France en 1935, Mgr Villeneuve avait annoncé son intention de revenir rapidement ; il ne le fera qu’en 1939, en tant que légat pontifical, pour présider les cérémonies au cours desquelles l’église de Domrémy est érigée en basilique, en présence d’une foule de 80 000 fidèles. À cette occasion encore, un déjeuner est offert par le président de la République au cardinal, qui est reçu également au Quai d’Orsay, de façon très officielle35.
43Mais, dans ces mois tragiques, c’est le gouvernement français qui recherche désormais le soutien du cardinal. Quelques mois plus tard, inquiet de l’attitude réservée manifestée par le Saint-Siège, il sollicite l’intervention du cardinal par l’intermédiaire du ministre de France. Mgr Villeneuve promet d’écrire personnellement au Vatican pour lui annoncer l’entrée en guerre du Canada survenue la veille et s’efforce de rassurer son interlocuteur : la réserve du pape tient à son caractère et n’est que temporaire. « Il a terminé en m’assurant de son union de cœur avec la France dans les circonstances tragiques qu’elle traverse actuellement dans sa lutte contre l’Antéchrist36. »
44Le cardinal jouera en effet un rôle décisif pour convaincre ses compatriotes d’apporter leur aide aux démocraties attaquées, rôle qui lui vaudra certaines contestations ; il devra affronter les critiques d’une partie de son clergé, partisan dans un premier temps, comme une partie de l’opinion canadienne, d’une neutralité qui révolte le cardinal-archevêque de Québec.
45Avec l’accession de Mgr Villeneuve à la tête de l’archevêché de Québec, les représentants de la France au Canada et les services du Quai d’Orsay voient parvenir à la plus haute charge ecclésiastique du Québec et du Canada tout entier un prélat qu’ils connaissent bien et avec lequel ils ont établi une coopération considérée comme exemplaire pour la défense des intérêts de la communauté canadienne française au Canada. Même si la légation de France à Ottawa comme les services du Quai se montrent plus réservés sur les projets de colonisation dans les prairies canadiennes proposés par l’épiscopat canadien français, pourtant soutenus par l’inconditionnel consul de France à Vancouver, Paul Suzor, la défense de la langue et de la culture françaises par le soutien aux écoles, aux associations et aux journaux francophones reste pour les diplomates comme pour le cardinal une priorité. L’attachement manifesté par Mgr Villeneuve à la France ne devait pas se démentir durant tout son épiscopat et toute occasion lui sera bonne pour exalter les liens historiques avec la France. Resterait à étudier comment ont évolué plus précisément les relations entre le cardinal aux positions morales conservatrices et les diplomates de la République du Front populaire.
Notes de bas de page
1 AMAE, Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 121-122, lettre de Charles Arsène-Henry, ministre de France à Ottawa, à Aristide Briand, Ottawa, 26 décembre 1931.
2 SOFE, Canada, vol. 5, fol. 10-11, dépêche de Paul Suzor, consul de France à Vancouver, au ministre, 2 janvier 1930. Le 17 décembre suivant (Service des œuvres, Canada, vol. 3, fol. 16-21), il rend de nouveau hommage au travail des missionnaires : « On est frappé, une fois de plus [...] par le fait que ce sont les missionnaires et Pères Oblats qui ont, à peu près partout, la charge des intérêts du français et qu’ils s’acquittent en lutteurs souvent heureux d’une mission aussi importante du point de vue national. Cette puissante congrégation est la seule qui soit de taille à lutter, dans ce but, contre l’envahisseur irlandais et c’est elle qui donne la vie et la stabilité à tout ce qui est français. »
3 Ibid., fol. 23-24, dépêche de Paul Suzor au ministère, Vancouver, 26 juin 1930.
4 SOFE, Canada, vol. 2, fol. 212-215, dépêche de Paul Suzor, Vancouver, 17 décembre 1930.
5 Ibid., Canada, vol. 5, fol. 123-124, dépêche de Suzor au ministère, Vancouver, 26 décembre 1931. Au collège Mathieu, Mgr Villeneuve avait assuré lui-même le cours de droit canonique.
6 Ibid., Canada, vol. 7, fol. 13-18, dépêche de Paul Suzor au ministre, Vancouver, 16 avril 1931.
7 AMAE, Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 277-279, dépêche de Rivière, chargé d’affaires de France près le Saint-Siège du 15 février 1938 transmettant une note de l’Assistance générale des Oblats de Rome énumérant toutes les atteintes du clergé irlandais à l’encontre des Oblats.
8 Ibid., SOFE Canada, vol. 7, fol. 13-18, « Le péril irlandais tant de fois signalé est plus réel mais il ne saurait cependant avoir d’autre résultat que de retarder parfois la diffusion du français soutenu par des associations nationales puissantes, populaires et détachées de l’organisation diocésaine comme l’avait souhaité leur fondateur, Mgr Mathieu. » La correspondance du consul Paul Suzor livre le détail de ces querelles éducatives et politiques qui enflamment la prairie canadienne.
9 Ibid., Canada, vol. 5, fol. 19-20, dépêche de Paul Suzor au ministère, Vancouver, 25 février 1930.
10 Ibid., fol. 28-31, copie de la lettre adressée par Mgr Guy, vicaire apostolique de l’Athabasca, du 30 juin 1930, annexée à la dépêche du consul Paul Suzor au ministère, du 7 juillet 1930. Le vicaire apostolique se désolait de ne pouvoir faire venir dans la Peace River des immigrants canadiens français, faute de ressources, alors que les émigrants anglais bénéficiaient de secours du gouvernement canadien et que les Allemands étaient aidés par les sociétés d’émigration qui les recrutaient.
11 Ibid., SOFE Canada, vol. 3, fol. 16-21, dépêche du consul de France à Vancouver, 17 décembre 1930.
12 Ibid., SOFE Canada, vol. 5, fol. 65, lettre de Berthelot au consul Paul Suzor, Paris, 29 décembre 1930.
13 Ibid., SOFE Canada, vol. 3, fol. 37, dépêche dArsène-Henry, Ottawa, 27 mars 1931 et fol. 38, annexe à la dépêche du consul de France à Vancouver du 6 février 1931, proposant notamment le versement de subventions pour la création d’écoles françaises en Saskatchewan et en Alberta, à Calgary notamment.
14 Ibid., SOFE Canada, vol. 6, fol. 127-128, dépêche d’Arsène-Henry, Ottawa, 17 septembre 1931.
15 Ibid., fol. 84-85, lettre du recteur du collège Mathieu, le père La Montagne, au consul Suzor, 24 juillet 1931. Mgr Villeneuve soutient la demande du recteur par un courrier particulier (voir fol. 86).
16 Ibid., fol. 118, dépêche d’Arsène-Henry au ministère, Ottawa, s. d., Le représentant de la France soutient tout autant la demande de subvention pour Le Patriote dont le rôle lui apparaît extrêmement important pour regrouper et soutenir le moral des Canadiens français.
17 Ibid., fol. 130, lettre de Mgr Villeneuve, 23 septembre 1931, annexe à la dépêche du consul de France à Vancouver du 2 octobre 1931.
18 Ibid, Canada, vol. 3, fol. 16-21, dépêche de Paul Suzor, Vancouver, 17 décembre 1930.
19 Ibid., note pour M. Marx, 1934.
20 Ibid., SOFE, Canada, vol. 5, fol. 16-17, dépêche de Paul Suzor, au ministère, Vancouver, 31 janvier 1930.
21 Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 55, télégramme adressé par Henri Coursier au ministère, Ottawa, 20 janvier 1931. La Curie ne l’entend pas ainsi et ordonne à Mgr Prud’homme de réintégrer rapidement sa résidence officielle.
22 Ibid., fol. 68, dépêche de M. de Fontenay, ambassadeur de France à Rome près le Saint-Siège, Rome, 27 février 1931.
23 Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 81-82, dépêche de M. de Fontenay, Rome, 20 mai 1931.
24 Ibid., fol. 110, dépêche de M. de Fontenay, Rome, 9 octobre 1931.
25 Ibid., fol. 112, dépêche de Charles Arsène-Henry, Ottawa, 20 octobre 1931.
26 Ibid., fol. 114, dépêche de M. de Fontenay, Rome, 17 novembre 1931.
27 Ibid., dépêche de Charles Arsène-Henry, Ottawa, 1er novembre 1933. « Je me plais à penser, ajoutait le ministre, que ce sera pour un plus grand bien et que la direction spirituelle du cardinal Villeneuve inspirera un peu plus de largeur d’esprit et de sens des réalités. »
28 Ibid., Canada, dépêche de Charles Arsène-Henry au ministère, Ottawa, 30 janvier 1934.
29 Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 277-279, dépêche de Rome, Saint-Siège, 15 février 1938.
30 Ibid., fol. 167-168, dépêche du ministre de France, Ottawa, 27 décembre 1933.
31 Ibid., fol. 175-176, lettre du sénateur Rodolphe Lemieux à Gabriel Hanotaux. Ce dernier, ancien ministre des Affaires étrangères, conservait une certaine influence au Quai d’Orsay. Hanotaux avait grandement favorisé les commémorations franco-québécoises.
32 Ibid., Canada, dépêche de Pierre Augé, consul de France à Vancouver, au chargé d’affaires de France au Canada, Vancouver, 28 avril 1937.
33 Amérique 18-40, Canada, vol. 4, fol. 204-205, note sur le séjour du cardinal Villeneuve en France, 8 octobre 1935.
34 Ibid., fol. 212-214, dépêche de Charles-Roux au ministre, Rome, 14 novembre 1935.
35 SOFE Canada, vol. 5, fol. 134, note du Service des œuvres au cabinet, 27 août 1939. Le député des Vosges, Marcel Boucher, propose ainsi au ministère de publier une brochure relative à la visite du cardinal à Domrémy afin de la diffuser largement au Canada, compte tenu des « termes élogieux en lesquels il a parlé de notre pays ».
36 Ibid., Canada, télégramme de M. de Dampierre au ministère, Ottawa, 11 septembre 1939. Le cardinal avait demandé à son interlocuteur de garder le secret sur sa démarche et ses propres propos afin d’éviter toute réaction locale, l’Église canadienne n’ayant pas encore pris position sur le sujet.
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Diplomatie et religion
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- (2018) Experts et expertises en diplomatie. DOI: 10.4000/books.pur.167946
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