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Mgr Alfred Baudrillart entre Curie romaine, Gouvernement et Parlement (1914-1922)

p. 215-225


Texte intégral

1Dans la section IX (« Si les gens d’Église sont propres pour les ambassades ») de son ouvrage intitulé L’ambassadeur et ses fonctions dont la première édition paraît à La Haye en 16821, Abraham de Wicquefort s’oppose à l’idée que les prélats sont propres aux missions diplomatiques, rappelant que :

Les sacrificateurs, qui marchaient à la tête des armées du peuple d’Israël n’étaient pas ambassadeurs et n’en faisaient point les fonctions. Les religieux, que le[s] papes envoyaient autrefois aux empereurs ne l’étaient point non plus ; parce que ce n’étaient que des sujets qui demandaient la confirmation de leur élection, ou qui imploraient la protection et la justice de leur Souverain. Je doute [page 89] aussi bien fort de ce que [l’auteur de L’idée du parfait ambassadeur] dit qu’il n’y a point de loi, ni divine ni humaine, qui empêche les gens d’Église de se faire employer aux ambassades. Il est vrai que depuis que la puissance spirituelle se trouve confondue avec la juridiction temporelle en la personne du pape, depuis que les cardinaux vont de pair avec les rois, et que les évêques sont ensemble et princes et prélats, tous les gens d’Église suivent leur exemple, imitent la licence qu’ils se donnent de se mêler de toutes sortes d’affaires indistinctement. Mais il y en a parmi eux, qui jugent que c’est contre le commandement de Dieu et contre les préceptes du Christianisme. [...] On ne peut servir deux maîtres, ni partager le cœur que l’on a donné et consacré tout entier à Dieu2.

2Au rebours de cette conception qui postule une incompatibilité entre l’état ecclésiastique et les fonctions diplomatiques, on voudrait ici s’intéresser à la contribution de Mgr Alfred Baudrillart au maintien d’échanges entre France et siège apostolique au début du xxe. Si les relations diplomatiques restent rompues à cette époque, d’autres contacts persistent entre le Vatican et Paris. Le « cas » Baudrillart constitue un bon exemple des avantages respectifs de la diplomatie, d’une part, et des contacts informels, de l’autre. Les papiers du prélat en offrant la matière, on se fondera, tant sur les quelque 2 000 pages – précisément 1994 – des Carnets publiés par Paul Christophe pour la période qui va du 1er août 1914 au 31 décembre 19213 que sur une partie de l’abondante correspondance conservée aux archives de l’Institut catholique de Paris. Tout en gardant à l’esprit que Baudrillart n’eut nullement le monopole des échanges entre Saint-Siège et France, on souhaiterait montrer la singularité de son action et les méandres où évolue une forme de « diplomatie parallèle » ou de substitution. Celle-ci n’est d’ailleurs pas sans analogie avec la véritable diplomatie des États du concert européen. Elle en a quelques traits si l’on songe au nombre réduit des agents qui la composent et des méthodes de travail d’un Quai d’Orsay qui n’est alors pas si éloigné de celui qu’évoquera, quelques années plus tard, Paul Claudel en songeant à son entrée dans la Carrière :

Du temps de ma jeunesse on se chauffait au bois du haut en bas de l’illustre bâtiment [le Quai d’Orsay], c’est autour d’un feu de bois vers cinq heures du soir, avant le « coup de feu « de la signature, que l’on se réunissait pour prendre le thé et pour commenter les événements. Il n’était pas inutile de maintenir cette bouche dévorante et toujours ouverte pour y jeter les papiers inutiles et quelquefois dangereux. Et puis la diplomatie au feu de bois, c’était quelque chose comme la cuisine au beurre4 !

3Voyons comment, à ce beurre diplomatique, Baudrillart sut lier, pour filer la métaphore culinaire, quelques traits d’une eau bénite rue d’Assas. On ne reviendra pas ici sur la personnalité du prélat né en 1859, fils d’une famille qui s’est illustrée dans les lettres et les sciences, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm où il entre en 1878, historien de Charles V d’Espagne, recteur de l’Institut catholique de Paris (1907), évêque titulaire d’Himéria (1921), puis archevêque de Laodicée et de Mytilène, membre de l’Académie française (2 mai 1918) et cardinal (1935), en renvoyant sur ce point aux travaux de Paul Christophe, d’Yves Marchasson et de Jean-Marie Mayeur5. On n’insistera pas davantage sur la « mauvaise fin » du personnage en 1941, ni sur l’ouvrage commémoratif6 qu’on lui consacre après sa mort, en 1942... On voudrait plutôt évoquer ici les conditions dans lesquelles Baudrillart, archétype du prélat savant et patriote, s’est retrouvé, alors que les relations diplomatiques de la France et du Vatican étaient rompues, au centre d’un réseau de correspondants tous préoccupés par leur devenir. Mais il convient auparavant de rappeler quelques éléments relatifs au milieu dans lequel évolue alors le recteur de l’Institut politique de Paris.

Éléments de contexte : le milieu

4Entre 1914 et 1922, France et Saint-Siège n’ont que de très rares échanges au niveau des plus hauts organes de l’État ou de la Curie. On songe ici au télégramme du pape Benoît XV au président de la République française sur l’échange de prisonniers inaptes au service militaire, que Raymond Poincaré communique au Conseil des ministres du 5 janvier 1915, recevant à cette occasion l’autorisation d’y répondre7. La visite du cardinal Léon Amette, archevêque de Paris, au palais de l’Élysée, le 18 mai 1918, afin d’assurer le chef de l’État du patriotisme des évêques et du clergé français, convaincus de la nécessité de « poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale8 », ne ressortit pas, quant à elle, aux relations internationales. Par-delà la rareté de ces échanges au sommet, la première partie du pontificat de Benoît XV, de septembre 1914 à l’ouverture des négociations tendant au rétablissement des relations dans l’immédiat après-guerre, se caractérise par des contacts sans reconnaissance diplomatique. Plusieurs missions officieuses se succèdent, notamment celles de Jules Cambon à Rome en août 1914, à l’occasion du conclave9, et de Gabriel Hanotaux, l’ancien ministre des Affaires étrangères, en avril 191510. Selon François Charles-Roux, Camille Barrère11, l’inamovible représentant de la France auprès du Quirinal, « ne se souci [e] pas alors d’avoir un collègue de France au Vatican12 ». Cet ambassadeur se satisfait manifestement fort bien d’être flanqué d’un « représentant officieux de la France auprès du Saint-Siège », Charles Loiseau13, qui ne cesse de dénoncer les Français qui tiennent des propos défaitistes au Vatican14. Aux dires de F. Charles-Roux, lui-même collaborateur de Barrère à cette époque, le publiciste C. Loiseau était « aimablement15 » reçu par le cardinal secrétaire d’État, Pietro Gasparri, ce qui « valait mieux que rien du tout sans évidemment pouvoir remplacer [...] un ambassadeur, car le mérite de l’agent officieux n’empêchait pas qu’il ne fût un simple particulier16 ». Barrère pouvait aussi s’appuyer sur un second observateur en la personne d’Henri Gonse, qui aurait été le « correspondant privilégié de Berthelot17 ». Cet état de fait n’était cependant pas satisfaisant aux yeux de Charles-Roux, puisque, écrit-il, « quand nous voulions avoir un écho vraiment authentique de ce qui se faisait ou se disait au Vatican, c’est au chargé d’affaires de Russie, au ministre de Belgique ou à celui d’Angleterre que nous devions nous adresser18 ».

5Dans l’ombre ou la pénombre, à côté de ces divers ordres de représentants officiels, semi-publics ou semi-officieux, s’agitaient aussi des intermédiaires autoproclamés : « À Paris comme à Londres, note par exemple Paul Cambon alors en poste auprès de Sa Majesté britannique, on voit circuler beaucoup de personnages louches, neutres, chargés de mandats obscurs qui viennent susurrer des paroles de paix. [...] et puis il y a des médiateurs, le pape qui ne peut se retenir de discourir à tort et à travers, le roi d’Espagne [...]19. » Preuve que la diplomatie française savait avoir des mots aimables aussi bien pour le Saint-Siège que pour Sa Majesté catholique... C’est précisément dans ce milieu aussi divers par sa composition qu’incertain par ses contours qu’évoluent les interlocuteurs de Baudrillart, au moins ceux dont ses Carnets journaliers et son importante correspondance conservent la trace. À tout seigneur, tout honneur. Le Vatican et Rome sont surplombés par les figures du pape Benoît XV et du cardinal Pietro Gasparri. Ceux-ci correspondent avec le recteur par des voies détournées, saisissant l’occasion de voyages de Français de Rome à Paris pour acheminer leur correspondance20. Autour du centre de la Curie gravitent aussi des prélats italiens tels que Mgr Bonaventura Ceretti, secrétaire de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, la seconde section de la Secrétairerie d’État pontificale, chargée des relations diplomatiques, Mgr Francesco Marchetti-Selvaggiani mais aussi des prélats français tels Mgr Jules Tiberghien21, l’abbé La Vallette de Montbrun, Mgr François-Xavier Hertzog, procureur général de la congrégation de Saint-Sulpice, le Père Henri Le Floch, supérieur du séminaire français, et Mgr Louis Duchesne, le directeur de l’École française de Rome. Aux côtés des autorités françaises, qu’elles soient politiques, comme le président Raymond Poincaré, ou religieuses, à l’instar du cardinal Léon Amette, on croise dans ces papiers des ministres : Alexandre Millerand, Georges Clemenceau, Théophile Delcassé, Alexandre Ribot, des diplomates : Jules Cambon, Maurice Paléologue, Philippe Berthelot, Pierre de Margerie et Paul Claudel, mais aussi des parlementaires, les députés ou anciens députés Paul Deschanel, Joseph Reinach22, Louis Barthou, et des sénateurs tels Charles de Saulces de Freycinet ou Gustave de Lamarzelle, sans compter des publicistes tels Gabriel Hanotaux, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Marcel Prévost, Denys Cochin, le comte Edmond de Fels ou Fernand Laudet. La singularité de la position de Mgr Alfred Baudrillart au milieu de ce réseau apparaît mieux à l’évocation de l’ensemble des figures qui composent celui-ci : le recteur de l’Institut catholique se trouve, quoique dépourvu de caractère diplomatique, placé au confluent des trajectoires des personnages qui comptent dans les rapports de la France et du Saint-Siège. Ne se contentant pas d’en être le mémorialiste, il se trouve amené à y apporter sa contribution personnelle.

Les principales interventions de Baudrillart

6Cette contribution est sollicitée par le Vatican puisque l’on compte, en pratique, deux interventions principales du recteur de 1914 à 1922. La première, de l’été à l’automne 1915, est suscitée par le cardinal Gasparri qui souhaite savoir si la France accepterait qu’une démarche du pape facilite un rapprochement avec l’Allemagne par « un échange de vue direct ou indirect23 », analogue à celui évoqué par la lettre pontificale du 28 juillet 1915. La seconde se déroule à compter du moment où la reprise des relations diplomatiques est envisageable, du fait de l’implication personnelle de Paul Deschanel qui souhaite parvenir à renouer les liens précédemment rompus.

7L’intervention de l’automne 1915 ayant été étudiée à plusieurs reprises24, on n’y insistera pas, rappelant simplement le cheminement de Baudrillart dans cette affaire. Gasparri indique textuellement au recteur, dans une lettre du 14 septembre, le jour même de l’entretien qu’il lui accorde après l’audience pontificale : « Si ces considérations [...] vous portent à croire qu’une démarche du Saint-Siège [...] serait agréée en France, nous sommes disposés à faire tout le possible avec le tact et la prudence que réclament les circonstances25. » Entravé par la confusion des compétences et des hiérarchies religieuses et politiques, ne sachant que répondre aux instances du secrétaire d’État, le recteur se rend chez le cardinal Amette (dont on verra infra qu’il ne souhaite en aucune façon se mêler de ces affaires), lequel lui conseille de rencontrer Gabriel Hanotaux. Interrogé, l’ancien ministre souligne le risque, pour les catholiques français, d’être à l’origine d’un mouvement de désolidarisation de l’alliance constituée contre les puissances de l’Axe. Il estime impossible d’en parler à d’autres personnes à l’insu du Gouvernement – ce que Delcassé, le ministre des Affaires étrangères, et Poincaré ne pardonneraient pas. Du reste, le pape lui-même ne souhaite pas que le président de la République soit directement approché.

8Comment se faire entendre sans se parler ? Tel est le problème qui est posé à Baudrillart qui, dans sa réponse à Gasparri du 28 septembre 1915, dresse l’inventaire des personnalités auxquelles il n’est pas possible de s’adresser. La liste en est longue : Gabriel Hanotaux ? Il est « tenu à l’écart », désavoué de fait par Poincaré depuis sa mission à Rome. Jules Cambon, le secrétaire général du Quai ? Il n’inspirerait pas confiance au Saint-Siège. Pierre de Margerie26, le directeur politique ? « Très dévoué au Saint-Siège », on ne peut cependant lui parler qu’« officieusement ». Gustave de Lamarzelle, le sénateur du Morbihan ? C’est impossible car il est « plutôt effrayé de la démarche du Saint-Père », observant « qu’à la première indiscrétion qui la fera connaître, Clemenceau jettera feu et flamme ». Finalement, Baudrillart se rend chez Margerie qu’il entretient « a titre officieux et privé27 [sic] », sans lui donner le texte de la lettre de Gasparri. Les Carnets en portent la trace : « 27 septembre, [...] de 5h 20 à 6 h 00, je suis reçu au ministère par M. de Margerie. Je lui demande conseil en tant que particulier, tout en lui permettant de faire usage de ma communication si elle a un intérêt dans les circonstances présentes. Je ne lui donne pas connaissance du texte de la lettre du cardinal Gasparri [...]28 » Singulier « particulier » que ce prélat qui se rend chez le sous-directeur d’Europe du Quai d’Orsay pour lui proposer les bons offices pontificaux. Le récit d’Hanotaux confirme celui de Baudrillart. Lors de leur premier entretien, il lui recommande d’aller voir Margerie, et lors du second, Jules Cambon, s’agissant d’un secret qui « appartient naturellement au Gouvernement29 ». Du 9 octobre au 8 novembre 1915, saisi par le recteur, Lamarzelle visite à son tour le sénateur Freycinet, un patriarche de la République – il a alors 87 ans –, qui accepte de recevoir le prélat, avant que celui-ci ne soit accueilli par Hanotaux et que Lamarzelle ne donne à Freycinet une « analyse détaillée de la lettre du pape30 ».

9Au cours de l’année 1915, ce rôle de messager du Vatican entre du reste en conflit avec celui de promoteur de la cause française à l’étranger que Baudrillart joue au sein du comité de propagande créé à l’instigation du ministère des Affaires étrangères qui le finance. Le recteur reçoit alors, outre l’analyse de la presse préparée pour le ministre, aussi bien des demandes émanant de Paul Claudel au sujet de la rédaction de brochures de propagande que des instructions transmises par F. Laudet de la part de la Direction politique pour un sermon à prononcer lors de l’inauguration de la chapelle des maronites, le 7 juillet 191531. De son côté, le Saint-Siège qui tente d’éviter la « nationalisation » de la foi catholique ne parvient pas à endiguer ces efforts32. À cette époque, Baudrillart est le chantre de la défense de la patrie. « Plus on avance dans cette guerre, plus les esprits les plus modérés et les moins prévenus sont obligés de reconnaître l’extraordinaire faculté de mensonge innée en presque tout Allemand, petit ou grand » (au sujet des informations diffusées par les Allemands pendant la guerre), écrit-il dans la préface de La vie catholique dans la France contemporaine, publication du Comité catholique de propagande française à l’étranger33. La situation n’est d’ailleurs pas sans sel puisque Baudrillart, qui ne peut voir le président Raymond Poincaré pour lui parler des initiatives pontificales, le rencontre aisément afin de lui rendre compte de sa mission quasi officielle, en Espagne, le 5 juin 191634.

10La position du prélat atteint un premier sommet à la fin de l’hiver 1917, lorsqu’il note, le 8 mars : « Il y a dix ans aujourd’hui que Mgr Amette m’installait comme recteur, c’était en pleine guerre de l’Église et de l’État. Je ne prévoyais pas que dix ans plus tard je serais presque un rouage de l’État dans la direction de l’opinion publique35. » Le jésuite Yves de La Brière note à son attention le 19 mars 1917 : « Je suis heureux de constater l’autorité croissante qui, même dans des milieux où, d’habitude, nous ne pénétrons guère, s’attache maintenant au nom du cher et vénéré recteur de l’Institut catholique en raison des services exceptionnels qu’il rend à la Patrie durant cette guerre36. » Mgr Baudrillart constitue donc dans cette année terrible un parfait exemple de confusion des pouvoirs et des fonctions, au confluent de la politique nationale et de la politique étrangère, au carrefour des préoccupations temporelles ou belliqueuses et des visées spirituelles, au milieu des hiérarchies ecclésiastiques et des institutions administratives. Le temps approche où il sera amené à s’intéresser à l’épineuse question du rétablissement des relations entre son pays et le Siège apostolique.

Du rétablissement des relations diplomatiques

11La question du rétablissement diplomatique, principal sujet qui préoccupe le Siège apostolique s’agissant de la fille aînée de l’Église, avait été évoquée très tôt par le prélat, lors d’un premier entretien avec Gasparri, le 1er décembre 1914 :

À propos de l’ambassade, [Gasparri], rapporte Baudrillart, est fort heureux que Joseph Reinach s’en occupe et accepterait très volontiers Léon Bourgeois :
– Mais c’est un franc-maçon, lui répond le recteur.
– Ça nous est égal !
– Mais il a une vie malpropre !
– Ça nous est égal ! C’est affaire entre lui et son confesseur.
– Malheureusement, il n’a pas de confesseur !
– Ça ne fait rien. Et puis il y en a bien d’autres qui ne valaient pas cher en venant ici et se sont améliorés, par exemple Poubelle37.

12Quand bien même des rapports diplomatiques seraient rétablis, qui pourrait représenter la France à Rome où les Anglais eux-mêmes ont désigné, du fait de la guerre, un représentant en la personne Sir Henry Howard ? Diverses personnalités s’intéressent au sujet, comme Joseph Reinach, rencontré par Baudrillart le 17 décembre 191438, tandis que d’autres ne se jugeraient pas indignes de cette fonction, à l’instar de René Bazin, le littérateur que l’archevêque de Paris enverrait bien à Rome comme « une sorte de représentant officieux des catholiques français », le 3 août 191539, ou encore de l’homme politique Henri Cochin, que soutient Jules Cambon le 11 novembre suivant40. Les ambitions d’autres personnages sont en revanche plus critiquables, si l’on en croit le témoignage du recteur. On songe ici à ceux qui semblent vouloir jouer à l’ambassadeur, tels Mgr Henri Chapon, l’évêque de Nice41, à Victor Bucaille, envoyé en Italie avec le titre de vice-président de l’Association catholique de la Jeunesse française « qui joue de plus en plus à l’ambassadeur42 », sans compter Baudrillart lui-même qui, considérant sa mission comme une obligation d’État, se justifie, lors d’une audience pontificale du 10 mai 1917, de sa visite à Poincaré :

– et le cardinal Amette, me dit le pape, ne voit-il pas M. Poincaré ? Je crois qu’il l’a vu une fois.
– Au moins deux, Saint-Père, et le président lui a dit qu’il pouvait venir toutes les fois qu’il voudrait. Mais c’est forcément une démarche plus solennelle et plus officielle que ce que je puis dire en passant à tel ou tel membre du Gouvernement qui fut mon camarade. [...] Quelques-uns disent que j’agis par ambition, que je suis grisé parce que des ministres me parlent. Je puis affirmer à Votre Sainteté que, ni de moi-même, ni par tradition de famille, je n’ai de goût pour le régime actuel. Quant à être grisé par la fréquentation d’hommes au pouvoir, ma famille, depuis l’Ancien Régime, a toujours été mêlée aux affaires et à la vie politique43.

13Son rôle dans la reprise des relations s’accélère lorsque Paul Deschanel, le président de la Chambre des députés (1912-1920), le reçoit dès le mois de décembre 1916 pour l’entretenir des affaires religieuses. Le recteur note à cette occasion : « Je crois que ce qui le préoccupe au fond, c’est le désir de s’assurer la droite et le clergé en vue d’une élection présidentielle44 », de sorte que l’on ne sait si le recteur représente le Saint-Siège auprès des pouvoirs publics français ou bien l’inverse. La fin de la guerre est marquée par un renforcement de la position institutionnelle du prélat, élu le 2 mai 1918 à l’Académie française au fauteuil d’Albert de Mun, qui se double d’une intensification des relations avec Poincaré. On en veut pour preuve une observation formulée le 3 mars 1919 : « Mon voyage en Alsace a eu un épilogue : j’ai dîné ce soir chez le président de la République [, ..]45. » Le fait n’est pas sans suite puisque le 5 février 1920 le prélat se rend derechef à l’Élysée : « [...] Ce soir, dîner à l’Élysée ; 18 académiciens sont présents, [page 386] Deschanel est à droite de la présidente, Foch à gauche ; à droite de Poincaré, d’Haussonville et à ma droite Donnay, qui, pendant un bon moment, a une conversation sérieuse avec moi, sur l’article “Jésus-Christ du R.P. de Grandmaison et la question de la foi dans la société actuelle”46. » On pourrait rester songeur à l’évocation de cette conversation... inactuelle. Elle n’en montre pas moins que loin de se trouver aux marges des institutions publiques et sans rien ignorer des agréments de la sociabilité de la table, la position du recteur de l’Institut catholique est centrale.

14Baudrillart sera du reste, par la suite, de nouveau l’interlocuteur de Gasparri, qui lui écrit les 5 et 19 août 1919 au sujet de la question du catholicisme en Tchécoslovaquie47, puis de Deschanel, qui le reçoit les 12 décembre 1919, 3 février et 4 mars 192048. Ces contacts nécessitent d’éviter de froisser les susceptibilités au sein de la hiérarchie ecclésiastique, en particulier vis-à-vis du cardinal Amette auquel le recteur se sent tenu de rendre compte de ses conversations romaines le 3 mai 1919 :

Encore un voyage à Rome [...]. Sitôt arrivé, je rends compte au cardinal de mes entretiens avec le Saint-Père [...] [le cardinal] a l’air de prendre assez philosophiquement le mécontentement du cardinal Gasparri [...] il termine en disant que s’il a été, sans le savoir, contre les intentions du pape, ou s’il a outrepassé ses pouvoirs, il en demande pardon au Saint-Père. Il me déclare qu’il ne tient nullement à être l’intermédiaire entre le pape et le Gouvernement, d’autant plus que Rome n’est jamais satisfaite et que, quand il va à Rome, le cardinal n’a le courage de lui rien dire et que le pape lui-même ne fait jamais qu’exprimer sa satisfaction49.

15Bref, la voie hiérarchique est doublement fermée, de l’intérieur comme de l’extérieur, si l’on en juge par les difficultés résultant de la totale ignorance concernant la structure décisionnelle de l’Église de France qui caractérise certaines hautes autorités, à l’instar du maréchal Foch qui voudrait, le 10 septembre 1920, « que le pape intervienne et donne l’ordre à tous les évêques et à tout le clergé d’imposer l’union ; je lui dis, observe Baudrillart, que le pape n’est pas tout à fait dans la situation d’un général [...]50. » Le zénith de ces échanges est atteint lorsque le cardinal Gasparri s’adresse à Baudrillart, le 28 février 1920, considérant que « la divine Providence a vraiment réservé à Monsieur Deschanel le mérite et la gloire de reprendre avec le Saint-Siège des relations directes et diplomatiques [...] » et appelant l’attention des autorités françaises sur le fait que le pape « a la persuasion que la France voudra monter au Vatican par le grand escalier d’honneur afin d’y être reçue comme elle le mérite51 ».

16Dans L’ambassadeur et ses fonctions, Abraham de Wicquefort relevait que, selon le droit des gens :

Les princes ont leur commerce entre eux comme les autres hommes, mais ne pouvant se communiquer en personne, sans quelque préjudice de leur dignité ou de leurs affaires, ils se servent de l’entremise de quelques ministres, à qui ils donnent le caractère d’ambassadeur, ou une autre personne publique. C’est sur quoi se fonde la nécessité des ambassadeurs : parce que les princes ne pouvant faire eux-mêmes leurs affaires avec les autres souverains, il faut nécessairement qu’ils y emploient des personnes, qui les représentent et qui, par ce moyen, se trouvent dans une dignité relevée, où on leur rend des honneurs qu’ils ne pourraient pas prétendre sans cette qualité éminente52.

17Si rien dans l’état civil ou ecclésiastique d’Alfred Baudrillart ne lui conférait le statut d’un diplomate, il a pourtant œuvré non sans quelque efficacité au dialogue entre la France et le Saint-Siège en traitant de sujets du plus haut intérêt pour les deux puissances. Dès lors c’est plus la forme du traitement – non diplomatique – que le contenu de ces dossiers – intéressant à l’évidence les relations d’État – qui permet de distinguer l’action du recteur de celle de véritables diplomates. Aussi peut-on se demander pourquoi la France a préféré cette organisation insolite voire chaotique et ces échanges dépourvus de caractère officiel – sans compter les courriers circulants par des intermédiaires privés alors qu’ils auraient eu leur place dans la « valise »– à des relations directes... La multiplication des interlocuteurs, la variété des circuits, l’irrégularité des échanges étaient-elles des gages d’efficacité ? Poser la question revient à y donner réponse. Du début de la guerre au rétablissement de l’ambassade de France auprès du Saint-Siège, Baudrillart navigue à vue entre utilisation de la religion à des fins diplomatiques (sa mission en Espagne) et l’immixtion de l’autorité religieuse dans la vie diplomatique (son rôle de poisson-pilote de Gasparri). Parvint-il toujours à éviter le mélange des genres ? Sans trancher ce point, on retiendra de cet épisode que son action contribua à combler un vide institutionnel et que la persistance même de contacts multiformes et « innommés » entre la France et le Saint-Siège par son intermédiaire démontra, en quelque façon, leur inéluctabilité.

Notes de bas de page

1 Nous avons consulté l’édition de Cologne, Pierre Marteau, 1690.

2 Abraham de Wicquefort, L’Ambassadeur et ses fonctions, op. cit., p. 88-89.

3 Paul Christophe (éd.), Les carnets du cardinal Baudrillart (1er août 1914-31 décembre 1918), Paris, Cerf, 1994 et 1er janvier 1919-31 décembre 1921, Paris, Cerf, 2000.

4 Paul Claudel « Souvenirs de la Carrière » dans Le Figaro, 4 décembre 1937.

5 Yves Marchasson, « Monseigneur Baudrillart et la propagande catholique française à l’étranger pendant la Première Guerre mondiale. L’exemple de l’Espagne » dans Charles Kannengiesser et Yves Marchasson (dir.), Humanisme et foi chrétienne. Mélanges scientifiques du centenaire de l’Institut catholique de Paris, Paris, Beauchesne, 1976, p. 71-90 ; Jean-Marie Mayeur, « Le cardinal Baudrillart et le régime parlementaire à la fin de la IIIe République » dans Paul Christophe (dir.), Cardinal Alfred Baudrillart, Paris, Cerf, 2006.

6 Le cardinal Baudrillart (1859-1942). Témoignages et souvenirs, avant-propos de Paul Lesourd, Paris, Flammarion 1942.

7 Raymond Poincaré, Au service de la France. VI, Les tranchées, 1915, Paris, Plon, 1930, p. 6-7.

8 R. Poincaré, Au service de la nation. X, Victoire et armistice, 1918, Paris, Plon, 1933, p. 175- 176 : « Samedi 18 mai 1918, Mgr Amette, que Jules Cambon a été chargé par Pichon d’engager à venir me voir, se présente à l’Élysée en tenue écarlate. Je le reçois avec grand plaisir. Pichon assiste à l’entretien. Nous lui communiquons un télégramme de Berne sur les menées pacifistes de Pacelli. Il commence par nous répondre qu’il ne croit pas Pacelli capable d’essayer de nuire à la France ; il le juge, au contraire, francophile. [...] [page 176] Le cardinal répond avec une grande dignité qu’en tout cas les sentiments prêtés à l’épiscopat français ne sont pas exacts, qu’il agira, du reste, très volontiers, auprès de ses collègues, et même à Rome, et qu’il priera notamment l’abbé Thellier de Poncheville [...] de faire connaître au pape la volonté des évêques et des prêtres de France de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire. »

9 P. Christophe (éd. J, Les carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 44,48, 20 août et 24 août 1914, au sujet d’une lettre du cardinal Richard au président de la République sur le service pour Pie X et la mission « officielle » de Jules Cambon, ancien ambassadeur à Berlin, auprès de Richard, mandaté par Viviani et Doumergue sur les intérêts de la France au conclave.

10 Gabriel Hanotaux, Carnets 1907-1925, éd. par Georges Dethan avec la collaboration de Georges-Henri Soutou et Marie-Renée Mouton, préface de Michel de Fonscolombe, Paris, Pédone, 1982, p. 122-158.

11 Sur ce personnage voir Gilles Ferragu, Camille Barrère, ambassadeur de France à Rome, thèse sous la direction de Philippe Levillain, université de Paris-X-Nanterre, 1999.

12 François Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques. Rome. Quirinal, février 1916-février 1919, Paris, Fayard 1958, p. 160.

13 Robert de Billy, « Charles Loiseau », Revue d’histoire diplomatique, janvier-avril 1946, p. 145- 154 et Charles Loiseau « Ma mission auprès du Vatican » dans la même revue, 1960, p. 100-115.

14 Bernard Auffray, Pierre de Margerie (1861-1942) et la vie diplomatique de son temps, préface de Jacques Chastenet, Paris, Klinsieck, 1976, p. 332.

15 F. Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques..., op. cit., p. 60.

16 Ibid., p. 60-61.

17 Jean-Luc Barré, Le Seigneur-Chat. Philippe Berthelot, 1866-1934, Paris, Plon, 1988, p. 294.

18 F. Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques..., op. cit., p. 60-61.

19 Paul Cambon à Henri Cambon, 14 décembre 1915, cité dans Laurent Villate, La République des diplomates. Paul et Jules Cambon 1843-1935, Paris, Science infuse, 2002, p. 334.

20 Baudrillart reçoit une lettre de Gasparri « par une voie détournée » le 30 janvier 1920 et lui adresse deux missives par l’intermédiaire de Mgr Boudinhon les 8 et 15 mars 1920, voir P. Christophe (éd.), Les Carnets..., 1er janvier 1919..., op. cit., p. 380,406 et 414. Gasparri accuse réception d’une lettre du recteur remise par le cardinal Amette. Voir Archives de l’Institut catholique de Paris (désormais ICP), Papiers Baudrillart, R. Ba. 78, Gasparri à Baudrillart, 23 octobre 1915.

21 Pour chacun des personnages suivants, on renvoie à l’index de l’édition des Carnets établie par P. Christophe.

22 Jean El Gammal, Joseph Reinach (1856-1921) et la République, thèse de 3e cycle sous la direction du Pr. Vigier, université de Paris X-Nanterre, 1982.

23 Archives de l’ICP, Papiers Baudrillart, R. Ba 78, Gasparri à Baudrillart, n° 9522, du 14 septembre 1915.

24 Francis Latour, La papauté et les problèmes de la paix pendant la Première Guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 110-116 ; Rodolfo Rossi, Baudrillart e la coscienza nazionale della Francia, 1905-1921, Rome, Studium, 2002, p. 152-153.

25 Archives de l’ICP, Papiers Baudrillart, R. Ba 78 et tome I p. 232, Gasparri à Baudrillart, n° 9522, du 14 septembre 1915.

26 Pierre de Margerie, adjoint au directeur Paléologue et sous-directeur d’Europe, « d’un inaltérable sang-froid et d’une grande pondération d’esprit », Jules Laroche, Au Quai d’Orsay avec Briand et Poincaré : 1913-1926, Paris, Hachette, 1957, p. 16.

27 Cette citation comme les précédentes provient de la minute de la lettre de Baudrillart à Gasparri du 18 septembre 1915, Archives de l’ICP, R. Ba 78 et tome I, p. 246.

28 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 246.

29 G. Hanotaux, Carnets..., op. cit., p. 191.

30 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 252-253,256,265 citation p. 267.

31 Ibid., p. 160,147 et 201.

32 Ibid., p. 163.

33 La vie catholique dans la France contemporaine, publication du Comité catholique de propagande française à l’étranger, préface de Mgr Baudrillart, Paris, Bloud et Gay, 1918, p. 5 [le volume contient notamment des articles de Mgr Joseph-Marie Tissier, évêque de Châlons-sur-Marne, Étienne Lamy, Henri Joly, du R.P. L. de Grandmaison, de l’abbé G. Michelet, et de Fortunat Strowski].

34 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 372. Sur cette mission voir l’article d’Y. Marchasson cité supra.

35 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 510.

36 Archives de l’ICP, Papiers Baudrillart, Rba 65.

37 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 106.

38 Ibid., p. 123.

39 Ibid., p. 211 et 239.

40 Ibid., p. 269.

41 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 541, « 4 mai 1917, [depuis Rome], Mgr Chapon s’est donné ici presque comme ambassadeur du gouvernement français, parlant fort en faveur de ses idées libérales, et se disant en mesure de réconcilier l’Église et l’État. [p. 542] Mgr Herzog m’assure que Mgr Chapon n’a pas fait ici l’ambassadeur, qu’il s’est borné à exposer ses idées conciliatrices. »

42 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 564 et Brigitte Waché, « La Première Guerre mondiale, la diplomatie française et la papauté » dans Robert Vandenbussche (dir.), De Georges Clemenceau à Jacques Chirac : l’État et la pratique de la loi de séparation », Villeneuve d’Asq, IRHiS, 2008 (http://hleno.revues.org/383 [mis en ligne le 14 octobre 2012 et consulté le 9 décembre 2014]).

43 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., (1914-1918), op. cit., p. 550.

44 Ibid., p. 474.

45 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., 1er janvier 1919-31 décembre 1921, op. cit., p. 110.

46 Ibid., p. 385-386.

47 Ibid., p. 241 et 259.

48 Ibid., p. 335, 382-383, 404.

49 P. Christophe (éd.), Les Carnets..., 1er janvier 1919-31 décembre 1921, op. cit., p. 171.

50 Ibid., p. 587.

51 Segreteria di Stato, Sezione per i Rapporti con gli Stati, Archivio Storico (S. RR. SS.), Congregazione degli Affari Ecclesiastici Straordinari (AA. EE. SS), Riprese delle relazioni diplomatiche con la Francia, Francia, Posione 1359, fascicolo 713, tome I, fol. 20r, 21r.

52 A. de Wicquefort, L’ambassadeur et ses fonctions, op. cit., p. 2.

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