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La France, le catholicisme et l’islam dans le cadre du protectorat tunisien (1881-1930)

p. 127-139


Texte intégral

1La mise sous protectorat de la Tunisie par le gouvernement de Jules Ferry en 1881 avec le traité du Bardo marque un tournant dans l’histoire coloniale française. Elle signe la reprise de l’expansion coloniale, jusqu’alors irrégulière et somme toute modeste, du xixe siècle, Algérie mise à part. Ce protectorat, qui reconnaît la personnalité juridique de la Tunisie, dépend du Quai d’Orsay, à l’inverse de l’Algérie française purement et simplement annexée.

2Vers 1880, une nouvelle génération d’hommes politiques arrive aux affaires : notables, monarchistes et bonapartistes cèdent la place aux républicains, partagés entre opportunistes et modérés. Gambetta, Ferry, Freycinet, Grévy, Clemenceau... et tant d’autres, constituent une classe politique composée d’hommes originaires de la petite ou moyenne bourgeoisie, souvent avocats et universitaires, attachés à la promotion par l’école, fréquemment anticléricaux, francs-maçons, imprégnés des idéaux révolutionnaires, soucieux d’enraciner la République en France et d’exporter les idées des Lumières. Les lois scolaires leur sont redevables.

3La colonisation de la Tunisie est indissociable de cette histoire. Le protectorat est enserré dans une double logique, « civiliser » les indigènes, ce qui revient à les faire entrer dans les mœurs françaises, et les « franciser », comme Ferry entend le faire des petits paysans français par l’école. L’inspiration tient aux lois scolaires françaises, qu’il convient d’adapter au contexte tunisien, et à la répulsion suscitée par l’échec des réformes scolaires en Algérie. Le champ est libre pour une construction inédite de l’école en Tunisie, par l’homme qui est à la fois le fondateur de ce protectorat et le réformateur de l’école française.

4La doctrine scolaire de Jules Ferry en Tunisie mêle pragmatisme et prise en compte des réalités locales, préalables nécessaires. La Tunisie n’est pas la France, mais un pays étranger protégé. Les Français y sont peu nombreux et minoritaires, même chez les Européens. En 1881, on compte 700 Français résidents pour 10 000 Italiens, et dix ans plus tard, 10 000 pour 21 000. Les écoles gouvernementales italiennes, confessionnelles par nature, dominent, tandis que les Tunisiens possèdent un enseignement islamique, et que les écoles françaises sont principalement les écoles catholiques de Mgr Lavigerie.

5Cette « colonie de fonctionnaires », louée par Jules Ferry, devient un terrain d’expériences républicaines au service du messianisme émancipateur français. Mais la Realpolitik n’est jamais loin, qui impose de pactiser avec l’Église catholique pour tenir en respect Italiens catholiques et Tunisiens musulmans. De manière plus surprenante, après plusieurs décennies de partenariat, les autorités coloniales et catholiques s’adonnent même à des provocations croissantes au cours des années 1920, quand se structure le nationalisme tunisien.

6Un partenariat complexe est donc établi dans la Régence entre la République et l’Église catholique, dissocié des lois laïques métropolitaines, dont J. Ferry est le promoteur à partir de 1880. Ce partenariat devait tenir, au moins sur le plan public, un demi-siècle, jusqu’en 19301. Il conviendra d’abord d’observer le pragmatisme des fondateurs du protectorat à l’égard des affaires religieuses, notamment dans le domaine scolaire (1), de souligner ensuite les continuités et les fragilités de la ligne politique inventée par Ferry et poursuivie par des héritiers et successeurs (2), et enfin de présenter le tournant de 1930, quand le congrès eucharistique de Tunis met à mal le compromis initial entre la République laïque et l’Église catholique (3).

Pragmatisme politique et objectifs des réformes scolaires

7L’avocat Jules Ferry, « libre penseur, positiviste, libéral et antijacobin », ainsi que le présente Pierre-Jean Luizard2, est l’un des pères fondateurs de la Troisième République, puis de l’identité républicaine, par ses lois scolaires. Ministre de l’Instruction publique de février 1879 à septembre 1880 (cabinet Waddington), il attribue le monopole des grades universitaires à l’université publique, et disperse les congrégations religieuses non autorisées (mars 1880), ce qui conduit à une première expulsion des congrégations.

8Président du Conseil de septembre 1880 à novembre 1881, il étend aux jeunes filles l’enseignement secondaire d’État (décembre 1880), et la gratuité de l’enseignement primaire (juin 1881). Redevenu simple ministre de l’Instruction publique, il fait voter la loi relative à l’obligation d’instruction et à la laïcité de l’enseignement primaire (mars 1882). Il est à nouveau Président du Conseil de février 1883 à mars 1885, mais conserve un temps l’Instruction publique et les Beaux-Arts. Le Président du Conseil J. Ferry fut aussi le grand acteur de la relance coloniale, en Tunisie, puis au Tonkin. En 1881, il place le Parlement devant le fait accompli : l’expédition de Tunisie, initialement destinée à pacifier la frontière algérienne contre la tribu des Kroumirs, débouche sur un protectorat signé le 12 mai 1881 avec le bey de Tunis. Les conservateurs (A. Thiers) et la gauche républicaine (G. Clemenceau) s’opposent en vain à la colonisation, accusée de disperser les énergies françaises face au Reich allemand.

9Durant ses années de gouvernement, Jules Ferry apparaît comme un farouche partisan de l’assimilation en Afrique du Nord, au nom du « devoir de civiliser ». En juillet 1885, il théorise au Parlement, dans la langue de l’époque, le « droit des races supérieures vis-à-vis des races inférieures » : « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. [...] Je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation. »

10Mais la doctrine coloniale de Ferry a évolué en dix ans. Partisan de l’assimilation, il prépare une relance de l’enseignement en Algérie sur la base de l’extension des écoles à la française. En Kabylie, la République crée des écoles pour mettre fin au monopole et au succès des écoles des Pères blancs de Mgr Lavigerie, installées au cours des années 1870. Il se garde de ressusciter les écoles franco-arabes bilingues que le Second Empire avait créées et que les Républicains ont fermées après Sedan. Le recteur Charles Jeanmaire, nommé à Alger en 1884, est l’artisan de cette relance scolaire impulsée par Ferry, qui se heurte pourtant aux autorités coloniales locales. Elle devait durer vingt ans pour un bilan modeste.

11Mais avec son ami et conseiller Rambaud, Jules Ferry finit par changer d’avis durant la décennie suivante. Suite au périple algérien de la Commission des Dix-Huit en 1892 (4000 kilomètres à travers l’Algérie), il déclare : « Assimiler l’Algérie a eu sur l’histoire de notre grande colonie une influence tout à la fois bienfaisante et désastreuse [...]. Nous avons péché par esprit de système. » Il prône en définitive une politique indigénophile, à la mode du Second Empire, au grand dam des colons d’Algérie, qui dénoncent le « gâteux du Sénat ». De fait, c’est une politique scolaire plus pragmatique et mixte qui a été conduite dans la Régence de Tunis, pays étranger qui a échappé à « l’esprit de système » déployé en Algérie.

12Jules Ferry envoie en mission à Tunis, fin février 1881, un diplomate de carrière, Jusserand, chargé des affaires tunisiennes au Quai d’Orsay, afin d’étudier les problèmes du pays. Sa mission dure jusqu’au début de 1882. En février, il rédige une Note sur l’instruction en Tunisie, qui postule que le but est « d’assimiler les Arabes de Tunisie », en leur apprenant la langue française, sans qu’il n’y ait de risque de conversion au christianisme. Il précise que dans la « réorganisation de la Tunisie », une large place doit être faite à l’instruction. Il ajoute qu’il « ne faut pas toucher à l’enseignement congréganiste, mais le favoriser par une aide financière », qu’il s’agisse des « écoles de filles et de garçons dirigées par les frères et les sœurs, qui ont les faveurs des populations européennes ». Il ajoute enfin : « Il suffirait de laisser à Mgr Lavigerie de continuer l’œuvre qu’il a déjà entreprise. » On reviendra sur les raisons de cette étonnante bienveillance3.

13Sur la base de cette note, Jules Ferry rédige le 1er mars 1882 une lettre autographe, Principales idées et objectifs de la nouvelle école en Tunisie4, qui reprend fidèlement le rapport Jusserand. Cette lettre est adressée au résident général de France à Tunis, au lendemain de la nomination à ce poste de son ami Paul Cambon, le 28 février 1882.

14Paul Cambon est né en 1843 à Paris. Titulaire d’un doctorat en droit civil à Oxford, il fut d’abord secrétaire de Jules Ferry à la préfecture de la Seine, prologue à une longue carrière préfectorale. Le 28 février 1882, il est nommé ministre résident de France en Tunisie, en charge de restructurer l’administration du pays. Sa fonction consiste à créer une administration française sous l’autorité nominale du bey. Parmi les nouvelles institutions, une Direction de l’instruction publique et des beaux-arts (1883), en accord avec J. Ferry, est chargée de promouvoir un enseignement bilingue à destination des différentes communautés de la Régence. P. Cambon reste en poste jusqu’au 28 octobre 1886.

15Pour accomplir la réforme de l’instruction en Tunisie, Cambon nomme Louis Machuel, un arabophone d’expérience, à la tête de la Direction de l’instruction publique (DIP). Pendant un quart de siècle (1883-1908), il établit une politique d’instruction conforme aux vues de J. Ferry. Cet universitaire fils d’instituteur est né à Alger en 1848 dans une famille française arabophone. Formé en arabe dès sa jeunesse, il obtient le certificat d’aptitude à l’enseignement de la langue arabe à Alger. Professeur d’arabe au collège de Constantine, puis au lycée d’Alger, il suit dans cette ville des cours à la Grande Mosquée. Devenu titulaire de la chaire publique d’enseignement d’arabe littéraire à Oran, il est appelé à Tunis pour une mission d’information et d’études à la Zitouna (université de théologie de Tunis) et au collège Sadiki (collège multilingue créé en 1875). Il est repéré par Paul Cambon.

16À la tête de la DIP de Tunis, son autorité s’étend à la fois sur les médersas, les écoles coraniques (kouttab) – dont le financement est assuré par une jemala, association mixte qu’il a créée pour gérer les habbous (fondations pieuses) –, les écoles privées et celles des congrégations. Il construit en outre une école laïque bilingue qui vise à mêler petits Tunisiens et Français. Un réseau d’écoles franco-arabes est créé, en ville et dans le bled, sur le modèle inventé en Algérie en 1850 (programme français primaire allégé pour les Tunisiens, et arabe oral pour les Européens), puis abandonné. Les moueddeb, maîtres tunisiens des kouttab, sont invités à envoyer leurs élèves quelques heures par jour dans ces écoles.

17Pour former des maîtres tunisiens, il ouvre en 1884 une École normale (le collège Alaoui), qui fonctionne durant tout le protectorat et recrute en Tunisie. Des liens sont tissés avec l’université islamique de la Zitouna à Tunis, même si des tentatives de réforme échouent. Le directeur se considère comme l’intermédiaire entre les Français et les professeurs de la Zitouna, qu’il incite à développer leur enseignement. Le programme du collège Sadiki est aligné sur les collèges français, hormis les matières arabes. L. Machuel publie des ouvrages sur ces questions, enseigne l’arabe à l’École normale, et crée une chaire publique de langue et littérature arabe en 1884. En 1888, un Conseil de l’instruction publique, mixte, vise à coordonner ces politiques. En 1894, Machuel ouvre une école de formation pour les moueddeb, et en 1898 le collège professionnel Émile Loubet. Ses liens sont forts avec Jeanmaire le recteur d’Alger, son alter ego jusqu’en 1908.

18Comme il développe l’école et tente de restructurer l’enseignement islamique pour les contrôler, L. Machuel investit le domaine culturel. Il crée un Institut de Carthage, doté d’une Revue tunisienne, pour promouvoir la politique culturelle de la Régence. Puis il aide la création d’une association d’intellectuels tunisiens, la Khal-dounia, consacrée au monde musulman et à l’islam. Le bilinguisme est assumé et porté par la DIP, en dépit de ses connexions islamiques directes. Mais la question confessionnelle ne se limite pas à l’islam.

19Le premier objectif présenté dans sa lettre par Jules Ferry consiste à maintenir le statu quo, et à conserver le système d’enseignement traditionnel comme facteur de régulation. Cela consiste, comme on vient de l’évoquer, à conserver en place les institutions d’enseignement islamique (de l’école coranique à l’université de la Zitouna), la priorité étant de ne pas froisser les sensibilités religieuses des musulmans. Mais cela est aussi valable pour les catholiques italiens, majoritaires parmi les Européens.

20Or avant l’arrivée des Français, quelques milliers d’Italiens résident en Tunisie et bénéficient du régime des capitulations5 et de la convention franco-italienne de 1868. Ils sont encadrés par des prêtres et des religieux qui assurent l’éducation des enfants. Les visées coloniales françaises ne peuvent faire abstraction de cette réalité. En 1868, la France a signé un accord libéral avec l’Italie pour préparer sa colonisation de la Tunisie. De ce fait, après 1881, des milliers d’autres Italiens s’installent librement, avec la présence d’écoles afférentes : 6 écoles et 3 collèges publics en 1884 (et 23 en 1896, date à laquelle une nouvelle convention empêche l’Italie de construire de nouvelles écoles, mais maintient celles qui existent).

21Comme la Résidence ne peut pas heurter de front les Italiens et leurs écoles royales ou privées, qui sont catholiques, elle a recours, dans la Régence, à la politique des Pères blancs de Lavigerie – dont l’influence est par ailleurs combattue par la République à la même époque en Kabylie –, dans l’espoir que cet enseignement confessionnel d’excellence attire des Italiens vers la langue française. La Résidence laisse Mgr Lavigerie fonder un collège des Pères blancs (58 élèves en 1882), sur la colline de Byrsa, à côté de la chapelle Saint-Louis (qui occupe un terrain cédé en 1830 par le bey au consul de France). En 1882, le collège Saint Louis est transféré à Tunis, devenant au passage le collège Saint-Charles, grâce à une subvention publique de 60 000 francs, tandis que de nouvelles écoles sont créées.

22Le collège Saint-Charles (futur lycée Carnot) accueille 240 enfants en 1884, dont 25 « arabes » et 17 « Israélites ». En deux ans de protectorat, les Pères blancs créent 9 autres écoles en Tunisie. En outre, les Frères des écoles chrétiennes scolarisent 448 garçons en 1884, et les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, 551. La Résidence et la DIP choisissent donc délibérément d’appuyer l’enseignement confessionnel catholique pour attirer des Italiens, ainsi qu’une minorité de Tunisiens rassurés par la dimension religieuse de ces écoles. La Résidence favorise en outre l’association laïque de l’Alliance israélite universelle (AIU), qui scolarise 900 élèves à Tunis (sur 1365 au total). Son directeur reçoit les palmes académiques.

23Car le second objectif de Jules Ferry est, selon ses termes, de « franciser la population », qu’elle soit italienne, juive ou musulmane. Il s’agit dans un premier temps de renforcer la position de la France face à l’Italie, les populations sicilienne et maltaise étant majoritaires. Il ajoute toutefois, au titre des objectifs stratégiques : « L’œuvre vraiment politique et civilisatrice serait l’école française pour les musulmans, l’école où les instituteurs arabes professeraient le français pour les Arabes. » On comprend l’empressement de la Résidence à créer un établissement d’instruction primaire supérieure (le collège Alaoui) pour former des instituteurs français et « indigènes » (comme en 1865 à Alger). L’objectif est de « franciser la classe moyenne commerçante et industrielle » et de former les capacités dans la France a besoin.

24C’est le troisième principe, former des intermédiaires, notamment des maîtres musulmans, non pas pour les franciser par principe, mais pour les « appeler à participer aux avantages de l’état de choses nouveau ». La création du collège Alaoui en découle directement, qui vise à « professer suivant l’esprit du système qu’on avait conçu ». Il s’agit en outre de mettre l’instituteur en contact avec les parents, afin qu’il puisse « exercer son influence sur l’esprit des indigènes ». Il s’agit enfin de « faire des maîtres indigènes nos auxiliaires » en les associant à ce que toute la littérature républicaine appelle « notre œuvre ». Les maîtres indigènes sont appelés in fine à former une main-d’œuvre bilingue, ce qui passe, après la transformation du collège Sadiki qui recrute au sein des élites sociales, par la création d’un collège d’enseignement professionnel, le collège Émile Loubet, qui ouvre ses portes en 1898.

25Les principes ainsi établis dès 1882 par J. Ferry sont durablement fixés. Après un demi-siècle, en 1930, l’école franco-arabe est devenue le modèle dominant de l’enseignement en Tunisie. Elle scolarise les enfants tunisiens et européens issus des trois confessions. Cinq cent une écoles fonctionnent à cette date sur un même modèle (écoles coraniques mises à part), dont 470 dans l’enseignement public, et 31 confessionnelles (essentiellement catholiques). La stratégie d’endiguement et de séduction des Italo-Maltais et des musulmans a fonctionné à long terme. Le taux de scolarisation des élèves musulmans atteint d’ailleurs 10 % à la veille de 1914 dans la Régence, alors qu’il n’est que de 3 % en Algérie.

Continuités et fragilités de la ligne politique suivie par les successeurs de Jules Ferry et ses proches

26L’accord de 1868 entre la France et l’Italie autorise une libre migration des Italiens dans la Régence, ainsi que la construction d’écoles nationales. Face à elles, les Pères blancs ont créé leur premier collège en Tunisie dès la fin des années 1870. Très vite, le protectorat français s’appuie sur cet établissement, avec pour perspective d’en faire le grand lycée tunisien. L’architecte Étienne-Marius Arnoux est chargé d’édifier un établissement à Tunis, sur le modèle des lycées de métropole, en bordure de l’avenue de Paris, à quelques pas de la Résidence, et bientôt de la cathédrale. Il ouvre à la rentrée 1882 comme collège Saint-Charles. Puis à la rentrée de 1889, le clergé cède ce collège à l’administration française, qui le transforme en lycée Sadiki (hommage au bey), avant de devenir lycée Carnot en 1894, après l’assassinat du président.

27L’appui aux écoles confessionnelles n’est pas anodin, car dans le cas présent, l’aide apportée aux Pères blancs, à une époque où le nombre de Français est infime, prépare l’avenir. De même, l’aide à la multiplication des écoles confessionnelles catholiques précède l’essor des écoles publiques franco-arabes, payées sur les fonds de la Régence au fur et à mesure de l’assainissement de ses finances et des nouvelles rentrées fiscales. La commodité est à la fois politique – il s’agit de conserver la confiance des Italiens et des Tunisiens religieux –, et économique, car une aide financière d’appoint permet la constitution d’écoles françaises de qualité.

28Il n’y a d’ailleurs pas d’exclusive à l’aide apportée aux écoles catholiques. Les écoles de l’Alliance israélite universelle (AIU), fondée en 1860, bénéficient aussi du soutien de la Résidence, car elles fabriquent aussi des francophones. Enfin, en 1883, J. Ferry et P. Cambon, qui est son chef de cabinet en plus de ses fonctions tunisoises, créent l’Alliance française (AF). Sise à Paris et d’objectif général, car elle excède largement le cas tunisien, elle vise à renforcer le rayonnement culturel français à l’étranger6, face à la « menace » numérique anglo-saxonne ou italienne, sans laisser le monopole à l’Église catholique et à ses missions (texte de 1884 de son secrétaire général). Elle veut être la « devanture de la culture française » et éveiller les habitants de l’empire à mieux connaître la France. Association apolitique et non religieuse, son premier bureau compte un prêtre catholique, un protestant, un dignitaire Israélite et des anticléricaux avérés. Liée au cercle Saint-Simon, l’AF s’est inspirée de l’AIU.

29L’Alliance voit dans la Tunisie, où le climat colonial fait oublier les tensions confessionnelles et scolaires de France, un modèle de fonctionnement. Le texte de l’AF, rédigé en 1884 par son secrétaire, est admiratif du travail de rayonnement du français auprès des enfants de Tunisie (et est par ailleurs affligé par la situation en Algérie). Dans les années 1880, les progrès de l’Église et de la République (il s’en étonne lui-même) en Tunisie vont de pair. D’ailleurs, les travaux de construction de la cathédrale Saint-Louis de Carthage commencent en 1884. Consacrée en 1890, la cathédrale est primatiale d’Afrique lorsque le titre de primat d’Afrique est restauré pour Mgr Lavigerie, qui y est inhumé en 1892. Même sous la République radicale, au tout début du xxe siècle, les congrégations diverses continuent de participer à leur place à l’effort de scolarisation de la Régence.

30Au début du xxe siècle, plusieurs événements à Tunis permettent d’évoquer un réveil nationaliste qui déstabilise le protectorat, habitué depuis 1881 à régner sans rival dans le nord du pays. Il est probable que ces événements, parfaitement perçus comme hostiles dès 1911, contribuent à maintenir, pour plus de deux décennies encore, l’alliance entre républicains et cléricaux, comme l’attestent les événements de 1925 et 1930.

31L’affaire du cimetière du Djellaz (causée par la demande d’immatriculation des terres par l’administration coloniale), en novembre 19117, est suivie par les émeutes liées à la mort d’un enfant musulman, renversé par un conducteur de tramway italien, en février 1912. Ces émeutes illustrent pour la première fois l’alliance potentielle entre la bourgeoisie tunisoise proto-nationaliste et le petit peuple musulman de la ville. Lors de la seconde affaire, le peuple de la ville « arabe » s’attaque à coups de pierres aux forces de police, rapidement débordées. L’armée est appelée à l’aide, mais la rumeur rebondit : un Italien aurait tué à coup de pistolet un jeune Tunisien, de sorte que la foule s’en prend aux Italiens de la ville. Le contexte est favorable, du fait de la guerre italienne en Lybie à partir du 29 septembre 1911. Ce conflit italo-ottoman électrise les tensions intercommunautaires et interreligieuses dans la Régence. Or à cette date, on compte 88 000 Italiens dans la Régence pour 46 000 Français. Pour la première fois, une solidarité de fait se crée entre Français et Italiens face à un nouvel adversaire jusqu’alors ignoré.

32Après le retour au calme, la Première Guerre mondiale permet aux autorités coloniales de capitaliser sur cette dynamique. Au début de la guerre, la peur d’une insurrection arabe et/ou d’une intervention germano-ottomane neutralise les tensions entre Français et Italiens, tandis que les autorités coloniales redoutent que l’Italie bascule du côté des Empires centraux. Le doute est levé lorsque l’Italie se rallie à la Triple-Entente en 1915. Après-guerre, l’immigration italienne reprend fortement dans les années 1920, et il faut attendre la naturalisation des enfants italiens pour inverser le rapport numérique franco-italien : en 1931, on dénombre 91 400 Français pour 91 170 Italiens.

33Dans le contexte de l’après-guerre en 1920, la création du Destour (parti nationaliste de la Constitution), après la publication par cheikh Abdelaziz Thaâlbi de la Tunisie martyre, confirme que l’hypothèque qui pèse sur la Tunisie n’est pas italienne, mais « indigène ». Le mémorandum du cheikh Thaâlbi est le premier texte nationaliste rédigé en Afrique du Nord : il s’agit d’un violent réquisitoire – publié à Paris et censuré à Tunis – contre la colonisation française de la Tunisie. Il s’ensuit une répression contre ses partisans, tandis que les cadres du Destour sont confinés à des honneurs et prébendes. Toutefois, durant les années 1920, l’idéologie nationaliste, sur fond d’idéologie salafiste, est en cours de structuration, notamment dans la jeunesse étudiante de la Zitouna.

34Ces tensions entre groupes nationaux et religieux, en situation de forts déséquilibres démographiques, animent vivement la communauté européenne de Tunisie, ce qui entretient, en dépit des tensions et des intérêts politiques contradictoires, une solidarité de fait entre catholiques et républicains au sein de l’appareil colonial. Plusieurs faits tendent à le prouver.

35Le 23 novembre 1925, le résident général de France en Tunisie, Lucien Saint, commémore, lors d’un rassemblement solennel, le centenaire de la naissance du cardinal Lavigerie. À cette occasion, une statue représentant le cardinal, réalisée par le sculpteur Élie-Jean Vézien, est offerte à la municipalité de Tunis, qui décide de l’installer sur la place Bab el Bahr, à l’entrée des souks, dans le prolongement des avenues Ferry et de France, que bordent les hauts lieux du protectorat, la Résidence, la cathédrale et le théâtre de la ville. Ces lieux de pouvoir, extrêmement importants, font partie du quotidien des autochtones. Or la statue représente le cardinal brandissant la croix du Christ en direction de la ville arabe, et donc de la Zitouna, quelle abrite.

36La décision d’installer cette statue, interprétée comme une provocation, suscite le mécontentement des musulmans, et entraîne une manifestation des étudiants de la Zitouna, qui considèrent ce geste comme un mépris envers leur religion. Le 28 novembre, des centaines d’étudiants et militants se rendent à la municipalité pour demander au maire de renoncer. Il les fait expulser manu militari, et en fait jeter plusieurs en prison. Les manifestants se rendent à la Résidence générale pour exposer leurs griefs à Lucien Saint, qui refuse de les recevoir, et requiert la force publique : à nouveau, on arrête pour « atteinte à l’ordre public ». La statue reste en place jusqu’à l’indépendance. De sorte que pour les Tunisois, le protectorat est associé à une forme de prosélytisme. De fait, au cœur de la capitale est honoré un homme d’Église au service de la mission évangélique, certes grand pacificateur des relations entre les catholiques et la République8, mais aussi grand missionnaire œuvrant à la christianisation de l’Afrique.

37Un paradoxe, et non des moindres, est que les Pères blancs, compagnie créée par Mgr Lavigerie, finissent par renoncer d’eux-mêmes à la mission auprès des musulmans d’Afrique du Nord. Constatant l’échec de la conversion des musulmans par leur apostolat, et remués par la prédication et le modèle de vie en milieu « indigène » de Charles de Foucauld, les Pères blancs inventent une autre insertion dans la société coloniale. À Tunis, la création, dans une maison arabe proche de la médina, d’un Institut des belles-lettres arabes (IBLA) en 1928-1931, annonce ce tournant. Il s’agit désormais d’écouter, de prier et de rencontrer les Tunisiens, et non plus de les convertir. En 1937, la conférence de Bou Nouh (Kabylie) des Pères blancs met fin à la mission en Afrique du Nord et préconise l’immersion et l’exemplarité en milieu musulman. À Tunis, le père André Demeerseman lance la revue IBLA, revue spirituelle, de recherche sur la société tunisienne et l’islamologie, consacrée au pays d’accueil. La majorité des catholiques de Tunisie ne comprend pas ce tournant. Pourtant, très vite à partir de 1930, il apparaît que les intérêts de l’Église et de la République se dissocient.

Le congrès eucharistique international de Carthage (7-1 1 mai 1930) et ses conséquences

38Le premier congrès eucharistique international a lieu à Lille le 21 juin 1881. D’année en année, ce rassemblement international grossit et se déplace, signe d’une volonté de l’extension de l’espace des congrès catholiques. Le huitième congrès, et premier hors d’Europe, se tient à Jérusalem en 1893, quand les missions protestantes allemandes s’installent en Terre sainte. En 1926, le congrès eucharistique a eu lieu à Chicago. Le congrès eucharistique de Carthage est le premier à se tenir en Afrique9.

39Sur place, l’initiative est pilotée par le père jésuite Boubée, cheville ouvrière de l’organisation et rédacteur des actes du congrès, d’après une idée initiale de l’académicien Louis Bertrand, admirateur de l’Afrique romaine. Quand l’idée est venue d’un congrès dans le monde musulman, Beyrouth a d’abord été pressentie. Mais l’Église, redoutant le « fanatisme musulman » et sa « susceptibilité », opte pour Carthage. La décision est prise par le pape Pie XI, à qui la cause a été bien vendue. « Là, rien à craindre des susceptibilités islamiques. Nous sommes chez nous, sur cette colline de Byrsa chantée par Virgile, baptisée par le sang de Félicité et Perpétue, illustrée par la mort de saint Louis, rachetée enfin par la France et par le cardinal Lavigerie », écrit L. Bertrand. Son thème favori est la vocation de la France à ressusciter l’Afrique latine et chrétienne. Invité aux fêtes du congrès, il en est d’ailleurs un des orateurs les plus appréciés.

40Dans la perspective du congrès eucharistique de Carthage, la franc-maçonnerie locale tente d’alerter les pouvoirs publics sur le « défi jeté à la population musulmane10 ». En 1929, les francs-maçons de Tunis obtiennent de la Résidence que les écoles de Tunis soient refusées comme hébergement aux membres du congrès. Le congrès des loges d’Afrique du Nord demande à la Grande Loge d’intervenir auprès de ses parlementaires afin de suspendre les subventions aux archevêchés et au congrès eucharistique. Mais ni l’Église, ni la Résidence, ni les « prépondérants » de la colonie, ne mesurent les conséquences politiques à venir.

41La perspective idéologique mise en scène par le congrès témoigne des certitudes coloniales, qui se bercent de l’idée que la civilisation française est irréversiblement installée en Afrique du Nord. Selon l’archevêque de Carthage, Alexis Lemaître, relayé par la presse catholique, le congrès doit réparer l’injustice qui a exclu l’Afrique des précédents congrès. Il s’agit en outre, dans une perspective idéologique latine, romaine et historique, de marquer les 1 500 ans de la mort du plus grand saint de l’Afrique et Père de l’Église, saint Augustin, mort en 430, et présenté comme « berbère et romain ». Il est d’ailleurs fêté parallèlement à Bône-Hippone en Algérie.

42Une liaison spéciale entre Carthage et Bône est même prévue afin que les pèlerins puissent assister aux deux festivités. Pour l’Église, Carthage a été le siège primatial d’Afrique, argument présenté au Comité permanent des congrès internationaux et décisif pour le pape.

43Le congrès est d’emblée perçu par certains Tunisiens comme une provocation, mais le déroulement des cérémonies accentue d’un coup ce sentiment. Soucieux de donner au congrès de Carthage un caractère officiel, les organisateurs croient bon d’inviter Ahmed Pacha, le bey de Tunis, pour présider le comité d’honneur, aux côtés du résident François Manceron et de Mgr A. Lemaître, archevêque de Carthage. Plusieurs personnalités françaises et tunisiennes de la Régence figurent au comité, et rares ont été ceux qui ont décliné l’offre. Les Tunisiens qui participent à l’événement sont violemment pris à partie dans les journaux arabophones de Tunisie, alors que la presse française se félicite de l’événement. Seule Tunis Socialiste le dénonce sévèrement.

44Or pour les autorités ecclésiastiques locales, l’objectif du congrès est bien de donner un coup de fouet au christianisme en Tunisie. Mgr Lemaître cherche à former des prêtres sur place pour les 200 000 chrétiens de son diocèse. À son invitation, le père Berger, des Frères de Marie Immaculée, est chargé de recruter et de former des futurs prêtres. À cette occasion, il multiplie les réunions et les conférences dans toutes les paroisses, dans le but d’ouvrir un petit séminaire. Ce sera chose faite en octobre 1930, dans l’ancien palais du cardinal Lavigerie, pour 21 petits séminaristes. Les catholiques représentent 8 % de la population de la Régence.

45En dépit de divers avertissements venus de métropole, le congrès multiplie les maladresses politiques, véritables provocations, sauf à penser que les Tunisiens musulmans sont tout à fait hors champ. Dès les discours introductifs, des propos peu amènes sont adressés aux milliers de congressistes, où sont dénoncées les « persécutions que les musulmans firent subir aux chrétiens ». On évoque les « croisades », les « destructions commises par les Arabes », etc11.

46Puis, dans les rues de Tunis, une procession fait forte impression : au Belvédère, le grand parc de la ville coloniale, 5 000 enfants paradent en tenues de croisés et sont disposés en croix. Puis à nouveau à Carthage, des centaines de croisés, portant des palmes, défilent dans l’amphithéâtre de la cité antique devant 40 000 personnes, comme pour rappeler aux Tunisiens l’ultime victoire des « Francs ». C’est du moins ainsi qu’est perçue la procession. Enfin, une célébration grandiose, mais stupéfiante avec le recul, rassemble 10 000 pèlerins, cent évêques, quatre mille chanoines et un cardinal-légat.

47Or la Résidence a versé au congrès une dotation allouée sur le budget, le tout sur fond de cérémonies organisées à Bône et à Alger en présence du chef de l’État français.

48Chez les musulmans de Tunis, c’est la consternation. Un Père blanc écrit plus tard à propos des musulmans : « On s’est passé d’eux. On n’a pas considéré leur état d’âme, on l’a compté pour rien. Sous prétexte de les honorer, mais au fond pour s’en servir, on a embrigadé d’office les plus marquants d’entre eux, comme on aurait fait avec des enfants..., ils réagissent, et ce n’est pas étonnant. » Les réactions ne tardent pas.

49Le congrès suscite en effet des répercussions que les autorités s’étaient refusé à envisager. Organisateurs et participants n’avaient prévu ni l’importance du congrès, ni son retentissement. Du point de vue catholique tunisien, l’événement est fédérateur et enthousiasmant, même si certains catholiques sensibles à la cause arabe le dénoncent en privé12. Chez les Tunisiens, la réaction est très vive. On peut même parler d’un véritable « électrochoc » culturel, identitaire et religieux. Les réactions de la société tunisienne sont diverses, mais ces faits surviennent au moment où s’accomplissaient en Tunisie un renouvellement et un rajeunissement de l’opposition.

50La jeune génération nationaliste formée à Paris (Tahar Sfar, Habib Bourguiba) entre au Parti nationaliste (Destour) créé par la génération précédente, et dénonce avec vigueur le prosélytisme colonial français, particulièrement déplacé dans un protectorat. L’occasion est inespérée pour mobiliser l’opinion musulmane contre le protectorat. Une brochure du bureau tunisien d’information installé au Caire écrit dès 1930 :

La neuvième croisade qu’ont proclamée les catholiques français – prêtres et hommes politiques – dans la Régence de Tunis n’est pas un événement survenu à l’improviste : elle constitue, dans une longue chaîne, un anneau que d’autres ont précédé et que d’autres suivront... oui, c’est une agression dont l’Islam et l’arabisme sont les objectifs... Il n’est pas exclu, si l’Église échoue dans son entreprise actuelle, qu’elle recoure à la force... et derrière l’Église se trouve le Gouvernement.

51Les nationalistes reprochent au congrès eucharistique d’avoir posé un acte de propagande religieuse et de prosélytisme. Le journal El Zohra écrit le 19 juin 1930 : « Les musulmans ne s’opposeraient aucunement à ce qu’un congrès eucharistique se tienne dans son pays, si les organisateurs de ce congrès veillaient à observer la discrétion et la réserve qui conviennent et s’ils ne cherchaient pas en même temps... à christianiser les musulmans. » La voix du Tunisien ajoute : « La Croix ne pourra rien. » L’angle d’attaque choisi est le même qu’au Maroc, mais cette fois, le protectorat semble avoir tout fait pour provoquer. Les journaux tunisiens dénoncent une agression contre l’islam, qu’il s’agisse du flot de pèlerins, de leurs activités ou de leurs déclarations. Le cheikh Mohamed Salah Ben M’rad, de la Zitouna, mène aussi campagne ; il est d’autant plus courroucé qu’un jeune syndicaliste et écrivain tunisien, Tahar Haddad, publie cette même année son ouvrage libéral Notre femme dans la charia et la société (1930), qui propose d’émanciper et de libérer les Tunisiennes. Dans une perspective de défense de la communauté musulmane, l’offensive semble concertée.

52Une controverse sur la valeur respective du christianisme et de l’islam est même engagée dans ces conditions. Mais les nationalistes dénoncent aussi la collusion de l’Église et du régime colonial, et la violation de la neutralité religieuse (« Le pouvoir se sert de l’Église. L’Église s’appuie sur le pouvoir »). Ils reprochent enfin le coût financier supporté par la population tunisienne à travers les subventions votées.

53Le raidissement des Tunisiens est tel que le résident Manceron déplore les répercussions « assez fâcheuses » du congrès. Pour le contrebalancer, il patronne en 1931 un « congrès de langue, littérature et arts musulmans », afin de souligner la neutralité confessionnelle du pouvoir politique et son respect de la civilisation islamique. Mais il ajoute : « J’estime qu’il conviendrait de ne pas renouveler trop souvent une pareille expérience... Nous risquerions fort de favoriser une nouvelle forme d’opposition à l’influence française. »

54Le cheikh Mohamed Salah Ben M’rad, qui participe à ce congrès littéraire, délivre une conférence au théâtre municipal de Tunis sur le rôle de l’islam dans la modernité. En 1931, il fustige le congrès eucharistique dans Al Hidad Ala Imaât El Haddad [Le voile du deuil sur la femme de Haddad], appelant ses coreligionnaires à la prudence et à l’unité dans la cohésion, devant les risques de dénaturation. À son attitude se rallie le Destour, qui voyait alors dans le port du voile – rejeté par Haddad – un moyen de consolider la cohésion politique souhaitée. Il s’ensuit notamment une campagne contre les naturalisations françaises de musulmans, illustrée par le refus d’inhumer les naturalisés dans les cimetières musulmans. Cela permet de prendre la mesure de l’impact de la campagne de protestation copilotée par les nationalistes et la Zitouna. D’une manière générale, le congrès eucharistique est devenu le catalyseur qu’attendait le nationalisme tunisien pour reprendre son combat contre le colonialisme français. Ayant bien reçu le message, les fonctionnaires de la Résidence comme l’Église catholique n’ont désormais plus d’intérêt à agir de concert pour sauvegarder leurs intérêts.

55La relation entretenue par la République et l’Église catholique dans la Régence de Tunis, entre 1881 et 1930, est particulière. Bien que la « laïcité ne soit pas un produit d’exportation », le fait que le protectorat ait été forgé par Jules Ferry et ses plus proches conseillers, que l’école y ait un rôle sans équivalent dans l’empire colonial, et que les francs-maçons y soient fortement implantés, auraient dû conduire – a minima – à une dissociation des intérêts et des attitudes des deux partenaires. Or il n’en est rien, puisqu’une étrange collusion d’intérêts bien compris s’installe entre les deux parties : la Résidence s’appuie sur l’Église pour tenir la Tunisie, tandis que l’Église s’appuie sur le protectorat pour reconstruire des positions qu’elle estime historiquement fondées.

56En fin de parcours, et de manière presque subreptice, le congrès eucharistique de 1930, concomitant des fêtes du centenaire de l’Algérie française et de l’épineuse question du dahir berbère au Maroc, offre au nationalisme naissant en Afrique du Nord l’opportunité de se cristalliser. En quelques années, dans le cas de la Tunisie, la création du Néo Destour en 1934, les arrestations des chefs nationalistes en 1934, l’affrontement de 1938 et la dure répression qui s’ensuivit, mirent les revendications nationales sur le devant de la scène. Pour l’Église catholique, la montée du nationalisme est une invitation à se dissocier de l’appareil colonial afin de préserver l’avenir. Pour les autorités coloniales, le temps de l’insouciance et des compromis a cessé, la priorité est désormais de contenir le nationalisme pour sauver le protectorat.

Notes de bas de page

1 Lire la contribution de Oissila Saaidia, dans Le grand exil des congrégations religieuses françaises, 1901-1914, sous la direction de Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Paris, Cerf, 2005. Au contraire de l’Algérie, qui émarge au « budget des cultes », la Tunisie, du fait du traité de protectorat de 1881, n’entre pas stricto sensu dans le cadre concordataire. L’archevêché de Carthage relève alors de la Congrégation de la Propagande à Rome, échappant de ce fait au cadre étatique français. Le cardinal Lavigerie occupe le siège d’Alger et celui de Carthage lors de sa création, jusqu’à sa mort en 1892. En 1893, est signé entre la France et le Saint-Siège ce que l’on appelle le « Petit Concordat » : désormais le titulaire du siège de Carthage est un évêque français, nommé avec l’autorisation du gouvernement français, qui en retour s’engage à le financer à hauteur de 75000 francs par an. Ce « Petit Concordat » dure jusqu’en 1956, année de l’indépendance.

2 Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », Le choc colonial et l’islam, Paris, La Découverte, 2006.

3 Dalila Temala, La politique scolaire de Jules Ferry en Tunisie 1881-1887, mémoire de master, 2013, sous la direction de Pierre Vermeren, Centre d’études des mondes africains.

4 Note du 1er mars 1882, AMAE, La Courneuve, Mémoires et documents, volume 10.

5 En vertu des capitulations signées entre les puissances européennes et l’Empire ottoman depuis le xvie siècle, les chrétiens bénéficient d’une protection juridique et de l’autonomie pour les activités cultuelles.

6 Pierre Foncin, L’Alliance française et l’enseignement de la langue nationale en Tunisie et en Algérie, Paris, Alliance française, 1884.

7 Pauline Schwindt, L’affaire du Djellaz à Tunis en 1911, mémoire de master en histoire contemporaine, sous la direction de Pierre Vermeren, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/ CEMAF, 2012.

8 Lors du toast d’Alger avec les officiers de marine le 12 novembre 1890, le cardinal Lavigerie prône, et c’est une première, le ralliement des catholiques français à la République.

9 Jacques Alexandropoulos, « Historiographie et identités culturelles. Entre archéologie, universalité et nationalismes : le trentième congrès eucharistique international de Carthage (1930) », Revue Anabases, 9, 2009 (http://anabases.revues.org/343?lang=it#authors [consulté en 2015]).

10 Khalifa Chater, « La franc-maçonnerie en Tunisie à l’épreuve de la colonisation (1930-1956) », Cahiers de la Méditerranée, 72, 2006, La franc-maçonnerie en Méditerranée (xviie-xxe siècle).

11 Hatem Karoui, « Le congrès eucharistique international de Carthage et les stratégies de lutte contre l’occupation coloniale », Histoire et repères, 30 décembre 2009 (http://www.alterinfo.net/Le-congres-Eucharistique-International-de-Carthage-et-les-strategies-de-lutte-contre-1-occupation-coloniale_a40855.html [consulté en 2015]).

12 Voir ainsi la lettre de Louis Massignon, 10 juillet 1930, publiée dans Massignon, Abd-el-Jalil. Correspondance, avec une préface de Maurice Borrmans, Paris, Cerf (Histoire), 2007 : « On a été assez maladroit en Afrique du Nord cette année, tant pour le dahir berbère que pour le congrès de Carthage et tout cela ne facilitera pas la compréhension de l’Église là-bas. Il faudrait prier davantage et moins “pérorer” ; surtout dans la “presse missionnaire” ( !!) [...] Il est urgent de mettre un peu plus de vie intérieure et d’abandon à Dieu dans “l’esprit missionnaire”, sinon on va rendre nos frères infidèles, les musulmans surtout, enragés. »

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