Expériences et limites de la diplomatie religieuse française
p. 125-126
Texte intégral
1Les analyses présentées dans cette seconde partie ni ne s’inscrivent dans une volonté exhaustive, ni ne prétendent à une quelconque systématisation. Elles entendent seulement examiner cinq études de cas : le protectorat de la France en Tunisie de 1880 à 1930, qui ressort, au contraire de l’Algérie, du Quai d’Orsay ; la diplomatie française en Macédoine entre 1900 et 1920, qui s’appuie notamment sur les missions lazaristes ; la diplomatie française et la protection des intérêts catholiques en Europe centrale entre les deux guerres mondiales ; la position de la diplomatie française en Palestine entre la déclaration Balfour et la création de l’État d’Israël ; et enfin, la diplomatie religieuse de la France en Amérique du Nord entre 1900 et 1950. Les chapitres ici rassemblés montrent le pragmatisme des diplomates sur le terrain dans ce premier xxe siècle, ainsi que la réalité polymorphe de la diplomatie religieuse française, qui doit toujours tenir compte tout à la fois des complexités politiques locales – effondrement des empires, création de nouvelles entités étatiques, existence de minorités linguistiques et nationales –, ainsi que de la singularité religieuse propre à chaque espace – protestantisme anglo-saxon, catholicisme franco-canadien ou irlandais, orthodoxie grecque, question juive à Salonique et Jérusalem, question musulmane en Tunisie et en Palestine.
2Une perspective d’ensemble, sur tout le xxe siècle, exigerait des études complémentaires. L’enquête devrait être poursuivie à travers d’autres régions du monde : l’Amérique du Sud, l’Afrique, l’Asie1, terres de missions par excellence, et à ce titre très largement examinées dans l’historiographie missionnaire, où l’on doit retracer tout à la fois soutiens et réserves de la diplomatie française. Il est également des villes – telles Rome, Moscou jusqu’en 1917, Vienne, Le Caire, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem, les villes patriarcales de l’Antiquité chrétienne, ainsi que les capitales des Églises autocéphales et les villes des hauts lieux de l’islam et des grandes universités islamiques – où la religion joue un rôle de principe dans les sociabilités locales, pour des raisons de tradition, de culture ou d’étiquette de la cour. Sans parler au sens strict de « diplomatie religieuse », Laurent Fabius soulignait en 2013 que « la religion n’est pas non plus absente de notre action diplomatique proprement dite » et convoquait, pour appuyer sa démonstration, les « usual suspects » : l’ambassade de France auprès du Saint-Siège, « notre plus ancienne représentation diplomatique », le consulat général à Jérusalem, pour « assumer des responsabilités particulières vis-à-vis des Lieux saints et des communautés chrétiennes », le consulat général à Djeddah, qui « joue un rôle particulier vis-à-vis des nombreux pèlerins venus de France2 ».
3Dans les études ici rassemblées, Rome est souvent évoquée, mais la « question romaine » est laissée entière. De cette absence de Rome, nous voudrions dire un mot. Pour la démonstration de l’existence d’une diplomatie religieuse, l’activité de la diplomatie française auprès du Saint-Siège est en effet un argument circulaire, puisque par nécessité de poste sa nature est d’y être religieuse. Les interlocuteurs que sont les cardinaux et les Monsignori, les enjeux, et même une certaine onctuosité diplomatique, tout est marqué du sceau de la papauté. Point nodal pour la diplomatie française, point de passage obligé pour la diplomatie religieuse, la Rome pontificale est la ville diplomatique par excellence, sinon l’école même de la diplomatie. Caput Ecclesiae, capitale de l’Italie, siège de la FAO, ville de pèlerinages, ville de visites d’État et du concile, lieu de l’urbi et orbi, où le suburbicaire est aussi un microcosme de l’orbis christianus. Dans la seconde moitié du xxe siècle, sur la scène internationale, même pour une nation protestante comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Canada, il faut être à Rome. En la présence du percepteur Matthieu appelé à la sainteté par le Maître et représenté par le tableau du Caravage, les allées marbrées de Saint-Louis-des-Français portent encore la mémoire des ambassadeurs chrétiens de la France laïque, tel Jean Doulcet (1865-1928), « homme sage, chrétien convaincu, diplomate prudent et sagace, serviteur passionné de la France », ou tel René Brouillet (1909-1992), dont on rappelle, dans le marbre, que « la ferveur de sa foi n’eut d’égale que son exigence au service de la France ». Du palais Taverna à la villa Bonaparte, l’ambassade de France auprès du Saint-Siège est l’un des lieux significatifs de la diplomatie romaine, où se croisent le national et le religieux, le républicain et l’ecclésial. À vrai dire, c’est un ouvrage entier qu’il faudrait envisager sur la place de Rome à l’intérieur du système diplomatique français au xxe siècle. Chacun des chapitres – ou presque – en a déjà été écrit. Il manque toutefois encore la synthèse ordonnée et cohérente de toutes ces pages dispersées : la rupture entre la France et le Saint-Siège, la réouverture de l’ambassade, les visites de Pierre Laval en 1935, celles du général de Gaulle en 1944 et 1967, les ambassadeurs de France à Rome, tels Jacques Maritain, Wladimir d’Ormesson, Roland de Margerie, René Brouillet, la France au concile, etc. Parmi une large production, nous voudrions seulement signaler l’ouvrage important publié sous la direction de Bernard Barbiche et Christian Sorrel, sur la France et le concile de Vatican 113.
4Le parent pauvre de l’analyse historique semble demeurer à ce jour le dernier tiers du xxe siècle. Les lacunes historiographiques sont encore nombreuses à devoir être comblées. Les premiers conseillers pour les affaires religieuses, Louis Canet, de 1921 à 1946, puis le professeur de droit Gabriel Le Bras de 1946 à 1970, concentrent ainsi l’intérêt des historiens par leurs engagements et leur longévité sur cinq décennies. Leurs successeurs n’ont sans doute pas encore reçu l’attention méritée. La vague des indépendances, l’arrivée à maturité des Églises locales, les influences communistes et socialistes en Asie, Afrique ou Amérique du Sud, les fortes dissociations opérées entre le national et le religieux, dont l’effondrement de l’Église nation québécoise est sans doute le plus illustre exemple, les mutations culturelles des acteurs de la diplomatie française dans les années 1980, conduisent désormais le Quai d’Orsay à jouer piano les éléments religieux de son répertoire diplomatique, même si la structure juridique et canonique garantit encore aujourd’hui, ici et là, les « honneurs liturgiques » dus à la République française.
Notes de bas de page
1 Corinne de Ménonville, Les aventuriers de Dieu et de la République : consuls et missionnaires en Chine (1844-1937), Paris, Les Indes savantes, 2007. Yan Yan, Le protectorat religieux de la France en Chine (1840-1912), thèse sous la direction d’Hugues Tertrais, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2011.
2 Laurent Fabius, « Religions et politique étrangère », dans Denis Lacorne, Justin Vaïsse, Jean-Paul Willaime, La diplomatie au défi des religions. Tensions, guerres, médiations, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 15.
3 Bernard Barbiche, Christian Sorrel (dir.), La France et le concile de Vatican II, Bruxelles, PIE-Peter Lang (Diplomatie et histoire), 2013.
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- (2018) Experts et expertises en diplomatie. DOI: 10.4000/books.pur.167946
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