Le fait religieux dans la politique extérieure française contemporaine : témoignage de M. Roland Dubertrand, MAE
p. 113-121
Texte intégral
1Il n’est pas possible, dans le cadre d’un chapitre, de décrire la politique extérieure en matière religieuse suivie par les différents États du monde aujourd’hui. Il s’agit à l’évidence pourtant d’un facteur non négligeable qui influe sur l’inscription des religions dans le champ international. On aura retrouvé toutefois des types de diplomatie religieuse qui sont très liés à la nature politique du régime de chaque entité nationale. Les États-Unis ont connu dès leurs débuts une séparation des Églises et de l’État mais une forte importance du facteur religieux dans leur vie sociale et leur construction nationale : ils développent une politique active de promotion de la liberté religieuse dans le monde, censément au cœur des libertés américaines. La Russie, après la période athée soviétique, renoue avec l’articulation ancienne entre l’État et l’Église orthodoxe, quoique de manière moins étroite, et cette alliance se fait sentir à l’étranger. La Chine est demeurée sous la coupe d’un régime communiste se proclamant athée et tentant de contrôler et brider les religions, malgré leur développement foisonnant à l’intérieur, puisqu’elles sont vues comme une menace pour le pouvoir. Cela sans parler des États à base religieuse, tel l’Iran gouverné par un Guide religieux et qui développe une diplomatie chiite et révolutionnaire originale. Mais également l’Arabie Saoudite qui se considère investie d’une responsabilité particulière, d’essence religieuse, par la garde des lieux saints de l’islam, ou encore Israël, qui se veut « État des juifs » ou « État du peuple juif » au sens ethnico-religieux. La gamme du rapport État-religions est donc extraordinairement variée et elle va entraîner dans le champ international des attitudes qui ne le seront pas moins.
2La France est, quant à elle, dotée de son système propre qui est celui de la laïcité, mot dit à juste titre « intraduisible » en d’autres langues. Comment, à partir de la séparation des Églises et de l’État en 1905, l’État a-t-il traité le facteur religieux au niveau international ? La nouvelle situation créée ne pouvait qu’avoir des conséquences extérieures, et au premier chef sur les relations avec le Saint-Siège. Toutefois, les gouvernements républicains vont aussi considérer que les intérêts nationaux devaient primer sur toute autre considération, notamment idéologique, à l’étranger, ce qui impliquait dans le contexte colonial ou international une conciliation souvent jugée nécessaire entre l’administrateur, le diplomate et le missionnaire. C’est le sens de la fameuse phrase de Léon Gambetta : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation. » Ceci n’empêchera pas l’État français d’être souvent accusé à l’extérieur de mener une politique antireligieuse, même si les principes laïcs ont également inspiré de nombreux penseurs et mouvements. La France demeure en tout cas, depuis 1905, une référence incontournable en la matière, que son modèle soit loué ou dénoncé.
3Nous allons nous efforcer de retracer ici le cadre historique de cette relation entre la République et les religions à l’extérieur, d’examiner les outils de cette politique et enfin d’évoquer quelques enjeux majeurs de cette « diplomatie religieuse » aujourd’hui.
La République laïque, sa diplomatie et les religions, ou une certaine continuité
4L’attitude de la République laïque envers les religions a été différente à l’intérieur du territoire national, où il s’agissait de « délivrer » l’État de l’emprise de l’Église catholique, vieille lutte entamée par les rois capétiens, et à l’extérieur, où tous les Français étaient appelés à défendre les intérêts nationaux face aux puissances adverses. Les relations avec la papauté étaient fort anciennes, elles remontent au moins au couronnement de Pépin le Bref à Saint-Denis par le pape en 754. Toute une histoire longue, faite de relations étroites et parfois agitées – si l’on pense par exemple aux rapports de Napoléon avec le siège de Saint-Pierre – s’était écoulée avant la séparation. En outre, il faut se rappeler que la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 fut en réalité une loi d’apaisement et de compromis, voulue comme telle par ses concepteurs, Aristide Briand et Jean Jaurès, contre Émile Combes. Les épisodes les plus durs de la lutte anticléricale avaient déjà eu lieu et notamment les lois visant les congrégations en 1901 et 1904, suivies de l’expulsion manu militari des religieux et religieuses des établissements d’enseignement (en attendant les couvents avec les inventaires de 1906). Pour beaucoup réfugiés à l’étranger, ils vont d’ailleurs conforter et amplifier l’élan missionnaire français du xixe siècle. La rupture des relations diplomatiques avec le Vatican fut consommée avant cette date, soit le 30 juillet 1904, à l’apogée d’une crispation bilatérale dont le dernier épisode fut la visite du président de la République Émile Loubet en Italie pour voir le roi sans rencontrer le pape. Or, après 1905 et passé le climax de la lutte anticléricale, prévaut une certaine continuité dans la relation de l’État avec les religions à l’étranger, y compris avec l’Église catholique, dont nous prendrons ici deux exemples.
5Le premier est celui de la normalisation des relations avec le Saint-Siège, et la nomination d’un conseiller pour les affaires religieuses (CAR) au Quai d’Orsay qui y est liée, durant la période qui s’étend de 1920 à 1924. En effet, à la suite de l’Union sacrée réalisée durant la guerre de 1914-1918, le gouvernement républicain décide, sous la pression de la Chambre « bleu horizon », de rétablir les relations diplomatiques rompues en 1904. Alexandre Millerand, président de la République et ministre des Affaires étrangères, désigne à cet effet Louis Canet, ancien de l’École française de Rome qui deviendra magistrat du Conseil d’État, comme le premier conseiller pour les affaires religieuses du ministère des Affaires étrangères en janvier 1920. Il s’acquittera de sa tâche puisque les relations sont renouées en mai 1921, après l’accord des Chambres en décembre 1920, avec l’envoi d’un ambassadeur près du Saint-Siège, sur la base d’un compromis : l’État accepte la notion d’associations cultuelles diocésaines2, l’Église refusant les associations cultuelles locales prévues par la loi de 1905 ; en échange, le Vatican accepte que les évêques ne soient nommés en France, hors Alsace-Moselle, terres concordataires où ils sont nommés par le président de la République en Conseil des ministres, qu’après avis conforme du gouvernement, selon les termes de l’aide-mémoire Gaspari de mai 1921.
6La concession est exceptionnelle pour le Saint-Siège qui a toujours lutté à l’époque moderne, hors régimes concordataires, pour préserver son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques en nommant seul les évêques, autour desquels s’organise la vie de l’Église au niveau local. Le compromis démontre en tout cas une volonté de conclure des deux parties : la France n’est plus « la fille aînée de l’Église », mais elle compte encore à l’époque le plus grand nombre de catholiques rassemblés dans le même pays. Rome accepte la séparation mais l’Église de France ne reconnaîtra la validité du principe de laïcité qu’en 1945.
7Les gouvernements successifs ne remettront pas en cause l’accord conclu et les relations bilatérales ne connaîtront plus de crise majeure, si l’on excepte la volonté du général de Gaulle, fervent catholique par ailleurs, de faire rappeler en 1946 par Rome bon nombre d’évêques notoirement vichystes pendant la guerre. Son ambassadeur auprès du Saint-Siège, Jacques Maritain, n’obtiendra que partiellement satisfaction. On peut même parler d’une relation constructive et confiante dans la durée, les deux appareils diplomatiques échangeant informations et parfois soutiens, par le biais de l’ambassade de France auprès du Saint-Siège3 et de la nonciature apostolique à Paris. Quant au conseiller pour les affaires religieuses, le poste sera confié, après le départ de Louis Canet en 1946, à un universitaire de renom spécialisé dans les affaires religieuses, Gabriel Le Bras, maître de la sociologie religieuse française et spécialiste de droit canonique, de 1946 à 1970. Ce n’est qu’au début des années 1990 que le poste, auparavant étendu à toutes les religions dès l’après-guerre, sera tenu par un diplomate de carrière. Il reste en tout cas original en Europe, où aucun de nos partenaires ne dispose d’une telle fonction.
8Un deuxième exemple concerne maintenant la protection accordée aux communautés catholiques de Terre sainte. Les Capitulations conclues entre François Ier et Soliman le Magnifique en 1535 et les accords suivants avaient conféré la protection des catholiques de l’Empire ottoman à la France, ainsi que par extension celle des religieux et de l’Église catholique, comme le rappelle le cardinal Tauran. Cette protection avait aussi conduit à confier aux ordres catholiques français un rôle spécial concernant les Lieux saints en Terre sainte. L’Empire ottoman va confirmer la protection que la France exerce envers les communautés religieuses de Terre sainte d’origine française par les accords de Mytilène en 1901 puis de Constantinople en 1913, soit après la séparation de 1905, ce qui confirme bien l’hypothèse d’une continuité de la politique française en Orient, qui sera maintes fois vérifiée.
9Lors de la création de l’État d’Israël, le nouvel État confirma les engagements pris par les Ottomans sur les mêmes territoires par les accords Chauvel-Fischer de 1948-1949, soit une protection reconnue à la France sur 132 établissements religieux français. Cette protection est assurée par l’ambassade de France à Tel Aviv et le consulat général de France à Jérusalem, selon leur localisation, et concerne des établissements divers : couvents, hospices et hôpitaux, maisons de retraite, écoles, dont la prestigieuse École biblique de Jérusalem gérée par les Dominicains et rattachée au couvent Saint-Étienne. La France possède en outre quatre domaines nationaux ayant un caractère religieux : le domaine Sainte-Anne, l’Eléona, les deux étant gérés par les Pères blancs, le monastère bénédictin d’Abou Gosh et le Tombeau des Rois, qui renferme la tombe d’une princesse kurde convertie au judaïsme. La France permet à ces communautés de bénéficier d’exemptions fiscales et douanières qui assurent leur équilibre économique et donc leur maintien sur place. Le ministère des Affaires étrangères est très attentif à ce que ces droits soient respectés par Israël et par l’Autorité palestinienne pour ce qui la concerne. Il a marqué aux autorités de Tel Aviv et au Vatican que leur accord économique et fiscal en cours de négociation, suite à l’établissement des relations diplomatiques en 1993, ne devrait porter atteinte en aucun cas aux accords Chauvel-Fischer. Plus que l’objet d’une survivance, on peut en conclure que la présence religieuse catholique en Terre sainte, ancrée dans l’histoire, est vue par les pouvoirs publics comme une part de l’influence et de la présence de la France dans cette région.
10Un dernier indice de cette relation maintenue avec les religions, en fait au premier chef la religion catholique en raison de son rôle historique dans l’histoire de notre pays, est que le ministère des Affaires étrangères compte dans ses rangs deux ecclésiastiques rémunérés par lui comme des contractuels mais choisis par l’Église de France : un conseiller ecclésiastique au sein de l’ambassade auprès du Saint-Siège, en général un prêtre diocésain, et un conseiller ecclésiastique auprès du consulat général à Jérusalem, cette fois-ci un religieux. Un autre exemple d’adaptation concerne l’islam : les agents envoyés à l’antenne consulaire de La Mecque pour assister les pèlerins français réalisant le hajj sont tous musulmans puisqu’il est interdit aux non-musulmans de pénétrer dans la zone du pèlerinage.
Les instruments de la diplomatie religieuse française
11Le conseiller pour les affaires religieuses a progressivement élargi son rôle en traitant de l’ensemble des religions et le poste, tenu longtemps par un universitaire, l’est donc par un diplomate depuis le début des années 1990. Il existe également depuis 2009 un pôle des religions, créé à l’époque par Bernard Kouchner au sein de la direction de la prospective. Nous allons décrire ces deux instruments, tout en soulignant le rôle déterminant des ambassadeurs, qui analysent la situation religieuse de leur pays de résidence et sont en contact avec ses leaders religieux.
Les fonctions du conseiller pour les affaires religieuses
12Celui-ci est tout d’abord chargé d’entretenir des relations suivies avec les autorités religieuses françaises en ce qui concerne les dossiers internationaux qui sont les leurs. Je donnerai ici quelques exemples issus de mon expérience à ce poste durant ces dernières années :
- Église catholique : pour la Conférence des évêques de France, la principale préoccupation porte sur le sort des chrétiens d’Orient et la liberté religieuse dans le monde. Un groupe de travail a été créé entre la CEF et le ministère en 2012 sur ce sujet et les liens sont étroits avec l’Œuvre d’Orient, chargée de l’aide aux chrétiens orientaux, par exemple sur la crise syrienne.
- Fédération protestante de France : des consultations ont lieu également avec la FPF mais essentiellement sur l’Afrique où les Églises françaises et le DEFAP (Service protestant de mission) ont des liens privilégiés avec des Églises sœurs francophones, avec une attention particulière pour la Côte d’Ivoire, Madagascar, la RDC, la RCA, le Cameroun. Des contacts existent aussi avec le CNEF (Conseil national des évangéliques de France), récent et en cours d’institutionnalisation.
- Judaïsme : les contacts se font avec le grand rabbin de France et le Consistoire central en tant qu’instances religieuses mais aussi avec le CRIE Beaucoup de dossiers ont trait au Maghreb : situation des cimetières juifs en Algérie, évolution de la communauté juive en Tunisie et au Maroc ; ils portent également sur les relations de la France avec Israël et les questions liées à Jérusalem.
- Islam : le ministère des Affaires étrangères assure la protection consulaire des pèlerins français ou résidant en France se rendant à La Mecque via le consulat général à Djeddah (environ 30 000 par an). Plus généralement, il souhaite le développement du rôle international du Conseil français du culte musulman pour représenter l’islam de France (participer à des visites à l’étranger et recevoir des délégations). Le conseiller pour les affaires religieuses suit également, en liaison avec le bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur, tout ce qui touche aux relations extérieures de l’islam de France (venue d’imams étrangers, dossier de la formation et des constructions de mosquées), sujets de plus en plus sensibles et vitaux pour la deuxième religion de France, qui peine encore à s’institutionnaliser.
- Orthodoxie : il existe une Assemblée des évêques orthodoxes de France et le CAR doit veiller à limiter les tensions et rivalités qui peuvent exister, notamment entre le patriarcat de Moscou, en plein développement depuis la chute de l’URSS, et le patriarcat œcuménique de Constantinople, que les Russes blancs, arrivés en France après la révolution de 1917, ont rejoint, comme on l’a vu avec l’affaire de la cathédrale de Nice.
- Bouddhisme : les contacts existent avec l’Union des bouddhistes de France, ce qui permet d’évoquer les questions liées à l’Asie, les trois quarts de la communauté en France, où sont représentées les diverses écoles, étant d’origine asiatique (Vietnam, Chine, Cambodge) ; la question du Tibet étant particulièrement sensible, les Chinois n’ont pas rejoint l’UBF.
13Des contacts existent avec d’autres religions plus minoritaires en France, comme les sikhs, les hindouistes (plus implantés dans les DOM) ou les témoins de Jéhovah ainsi qu’avec des religions persécutées, comme les bahaïs ou les ahmadis basés en France. Le CAR veille aussi, en lien avec le ministère de l’Intérieur, à faciliter la circulation et le séjour des ministres du culte et des religieux : il s’agit d’une tâche importante et quotidienne qui vise à assurer les conditions du libre exercice du culte en permettant à des ministres du culte étrangers de venir remplir leur office en France en fonction des nécessités et de prendre en compte les flux de circulation internationaux qu’implique la vie religieuse (pèlerinages, missions).
14Enfin, le CAR est le correspondant de la MIVILUDES, la mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires ; il en relaie notamment les demandes vers les postes diplomatiques concernant des Français victimes d’agissements de ce type à l’étranger et participe à son conseil d’orientation. Il est également membre de l’Observatoire national de la laïcité et veille à l’application des principes et règles de la laïcité dans l’activité diplomatique. Cette dernière fonction prend de plus en plus d’importance et il faudrait peut-être à l’avenir rebaptiser le CAR comme « conseiller pour les affaires religieuses et la laïcité ».
15Par ailleurs, et c’est le deuxième aspect de sa fonction, le CAR entretient les relations avec les autorités religieuses étrangères qui viennent à entrer en contact avec les autorités françaises. Le rôle premier revient sur ce plan aux ambassadeurs mais le CAR prend en quelque sorte le relais, par exemple pour une visite en France d’une telle autorité. On peut distinguer quelques types de contact saillants :
- les contacts avec les églises chrétiennes orientales : ils sont très réguliers à l’occasion de la visite de leurs représentants de tout niveau en France. II peut s’agir de visites officielles comme celles du patriarche maronite en France en 2011 et en 2013. Par ailleurs, le patriarche œcuménique de Constantinople a effectué une visite officielle en 2012 ;
- les relations avec le monde musulman et en particulier l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Des consultations annuelles ont été instaurées avec cette dernière organisation depuis 2013 et elles sont pilotées par le CAR. Des invitations de dignitaires musulmans ont également lieu, comme par exemple la visite du président du Conseil supérieur des affaires islamiques du Tchad ;
- les contacts avec les organisations juives américaines (Conférence des présidents des principales organisations juives américaines, American Jewish Committee) qui ne sont pas essentiellement religieuses, mais viennent à Paris rencontrer les autorités françaises sur le thème de la lutte contre l’antisémitisme, en particulier.
16La fonction du CAR s’est donc diversifiée avec le temps et elle peut être définie, dans ses contours actuels comme une fonction institutionnelle et opérationnelle.
La création du pôle religions
17Bernard Kouchner, alors ministre des Affaires étrangères, a décidé en 2009 de créer un pôle religions au sein de la direction de la prospective, pôle de trois personnes dont il a confié la direction à un universitaire, Joseph Maïla. Ce pôle a pour fonction d’analyser le facteur religieux dans les relations internationales et de participer aux conférences et séminaires internationaux sur ce thème, avec la liberté de parole que donne l’appartenance à la direction de la prospective (DP). Il a donc un rôle intellectuel et prospectif que n’a pas le CAR. Il peut mettre à son actif la réalisation d’études de fond sur les religions dans le monde contemporain, très utiles pour notre réseau diplomatique, telle une étude sur les mouvements évangéliques qui a fait date. Ainsi que la participation à plusieurs processus de réflexion informels, comme le groupe européen des « like minded » sur les relations État/religions dans l’UE ou le processus de Nyons de dialogue avec les islamistes politiques.
18Avec l’arrivée de Laurent Fabius à la tête du ministère, le profil du pôle a été redéfini et il est moins visible. En l’absence de chef du pôle, ses deux agents sont rattachés directement au directeur du CAPS (Centre d’analyse, de prévision et de stratégie, nouveau nom de la DP). Toutefois, la nécessité de disposer d’une expertise sur l’impact des questions religieuses sur la vie internationale demeure. Il s’agit d’une clef de compréhension du monde contemporain, et pas uniquement en terre d’islam, que les diplomates doivent aujourd’hui impérativement intégrer à leurs réflexions. On peut donc parier sur la survie du pôle religions, sous une forme ou sous une autre, et souligner la bonne complémentarité et le travail concerté effectué avec le conseiller pour les affaires religieuses.
Le Facteur religieux dans le monde et les enjeux pour la politique extérieure française
19La création du pôle religions a correspondu à une volonté de mieux prendre en compte le facteur religieux dans l’analyse des relations internationales qui échoit au Quai d’Orsay. Un suivi approfondi de phénomènes comme l’islam radical et le salafisme ou les mouvements évangéliques et leur rapport au politique est en effet crucial pour comprendre le monde dans lequel nous allons avoir à nous situer durant les prochaines décennies. Le « retour du religieux » constaté depuis les années 1970 a un caractère durable, quelle que soit l’analyse faite de ses causes et modalités, et son impact va perdurer à l’intérieur des États et des sociétés ainsi que dans leurs rapports extérieurs. Au-delà de cette nécessité de mieux comprendre, je vois deux défis pour la diplomatie française, en lien avec le facteur religieux, à prendre en considération.
20Le premier défi est la prise en compte de la liberté de religion ou de conviction dans le cadre d’une politique de défense et de promotion des droits de l’homme.
21Pour la France, toutes les libertés publiques doivent être défendues, dont la liberté de conscience et d’opinion. Celles-ci impliquent la liberté de religion4 ou de conviction, qui supposent de pouvoir exprimer ses convictions religieuses et pratiquer le culte de son choix, le fait de pouvoir ne pas avoir de religion et de le manifester, et le droit de changer de religion selon la définition des textes internationaux, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme. Or, sur ces points, la liberté n’est pas assurée, et de loin, dans le monde d’aujourd’hui. L’observatoire Pharos, association créée en France en 2012 sur une base interreligieuse, vise à fournir des données objectives sur les violations du pluralisme religieux et culturel, dans un domaine où régnent souvent la propagande et les manipulations des données. Il a reçu le soutien des pouvoirs publics.
22Les États-Unis ont réagi les premiers, après la fin de la guerre froide, dans un contexte nouveau qui a permis à ce thème de prendre de l’importance pour lui-même dans l’agenda international. Avant la chute du mur de Berlin, le thème existait déjà, bien entendu, mais il était comme subordonné aux enjeux de la guerre froide, alors qu’il apparaît ensuite comme un sujet en soi, bien que risquant de devenir un instrument de dénonciation globale de l’islam. Pour les Américains, la liberté religieuse, défendue par le Premier Amendement de la Constitution, est en tout cas à la source de toutes les autres libertés. De fortes pressions internes existent aujourd’hui comme hier pour que le gouvernement intervienne sur ce thème à l’extérieur, notamment dans les milieux chrétiens conservateurs. C’est chose faite depuis une loi de 1998 qui a instauré un bureau chargé de cette question au département d’État, un ambassadeur et un rapport annuel. L’Union européenne avait jusqu’ici une présence plus discrète sur ce thème, malgré la forte sensibilité de certains États membres, mais elle a adopté en juin 2013 des « lignes directrices sur la liberté de religion ou de conviction » qui ont comblé cette lacune. La France a fait partie des sept ou huit États membres qui ont contribué activement à l’élaboration de ces « lignes directrices » qui donneront en la matière à l’UE une politique plus visible et plus structurée. Cette dernière alliera une attitude de vigilance pour dénoncer les violations et d’engagement constructif pour aider les États qui le souhaitent à améliorer leur dispositif juridique.
23À titre bilatéral ou européen, la France est déjà intervenue sur ce terrain. Il faut noter en particulier, dans notre pays, la sensibilité existante à la situation des chrétiens d’Orient en raison des liens historiques anciens noués avec eux. Ils sont de dix à douze millions au Proche et Moyen-Orient et la France a précisé sa doctrine les concernant à l’occasion des printemps arabes. Il ne saurait être question de faire revivre le vieux schéma de la protection qui date du temps des Capitulations5. La France soutient les droits des chrétiens à la sécurité et à la liberté, comme ceux des autres croyants et de tous les citoyens. Elle est convaincue, ce qu’avait dit Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, dans une tribune à La Croix en février 2012, que la pérennité de la présence des chrétiens en Orient dépend de l’accès de la région à la démocratie et à l’État de droit. Les chrétiens ne doivent pas rechercher une protection extérieure illusoire mais s’engager chez eux en faveur du changement démocratique. Les communautés catholiques ont des liens forts avec notre pays, au premier chef les maronites du Liban, et contribuent activement à la francophonie dans cette région du monde, notamment par leurs écoles. La France est aussi à l’écoute des chrétiens syriens dans la crise que traverse leur pays et entretient des relations suivies avec les chrétiens d’Israël et des territoires palestiniens, d’Égypte, de Turquie, d’Irak et de Jordanie.
24Le deuxième défi qui se pose à la France est de mieux expliquer au reste du monde le principe de laïcité qui l’anime.
25Il s’agit de mieux faire comprendre notre système laïc, qui est au cœur du pacte républicain, souvent perçu à l’extérieur comme attentatoire à la liberté religieuse et comme antireligieux en son fond. Ces critiques sont particulièrement vives dans le monde musulman et dans le monde anglo-saxon mais il faut ajouter que la laïcité à la française a servi également de point de référence à de nombreux intellectuels, dirigeants politiques et militants dans le monde. S’il serait naïf de croire que le monde attend que nous exportions notre modèle clef en main, il faut toutefois remarquer qu’il constitue souvent un point de référence majeur dans les débats internationaux en cours sur les rapports entre la religion et l’État.
26Aussi la diplomatie française a-t-elle pour défi de convaincre que notre dispositif laïc est intimement lié à la liberté des individus et que la laïcité est un modèle d’avenir, contrairement aux caricatures qui la visent. Elle fait l’objet d’une double déformation, l’une aux États-Unis pour démontrer que le système anglo-saxon est plus respectueux de la liberté religieuse, et dans le monde islamique, voire parfois au Vatican, où elle est assimilée à tort au combat pour l’athéisme. Olivier Roy y voit in fine une particularité culturelle et historique et une manière d’être française en démocratie qui doit être respectée en tant que telle, ce qui est une façon de convoquer au profit de la laïcité républicaine la reconnaissance de la diversité culturelle. Gageons qu’elle continuera à inspirer de nombreux acteurs dans le monde, d’une manière ou d’une autre, alors qu’elle fait solidement consensus en France.
27Aucun État, quel que soit Son système institutionnel, ne peut ignorer l’impact intérieur et extérieur des religions ; le terme est à mettre au pluriel puisque nous sommes entrés dans une ère de pluralisme religieux dans une grande partie du monde. Le retour du religieux, sous ses formes complexes, le défi de l’islam politique et de l’islam radical, une nouvelle sensibilité aux minorités, tout concourt à cette prise en considération renouvelée.
28La France peut paraître mal placée dans ce contexte, voire en position d’accusée, on l’a vu, pour « laïcisme agressif » ou « discrimination contre les musulmans ». La laïcité sera dans ce cadre un repoussoir pour beaucoup, ou au contraire une référence philosophique majeure. Elle est confondue par les premiers avec un système athée, de bonne ou de mauvaise foi, et le terme d’« État civil » lui est alors préféré.
29Notre diplomatie doit donc défendre notre modèle de laïcité, sans chercher à l’imposer et en soulignant son lien irréductible avec la défense de la liberté de l’individu. Une action de communication et d’explication plus systématique, à laquelle réfléchit l’Observatoire national de la laïcité, viendrait maintenant fort à propos, à l’exemple des argumentaires produits par le ministère des Affaires étrangères pour défendre les lois de 2004 et 2010. En bref, la référence à la laïcité française n’est pas si obsolète que l’on pourrait le croire dans le monde d’aujourd’hui, à condition d’être pensée et défendue avec discernement.
Notes de bas de page
1 M. Roland Dubertrand, ambassadeur de France auprès du Sultanat d’Oman, ancien conseiller pour les affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères.
2 Associations diocésaines qui donneront lieu à un échange de lettres parachevé en 1924 et avalisé par une bulle de Pie XI le 18 janvier 1924.
3 Dotée d’un centre culturel, le centre Saint-Louis, qui entretient le rayonnement intellectuel français à Rome, sans compter la gestion des Pieux Établissements, fondation de droit pontifical contrôlée par l’ambassade.
4 La liberté de religion est consacrée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » La liberté de religion apparaît ici par le biais de la liberté d’opinion religieuse, une révolution majeure pour l’époque. Elle est consacrée également par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion », formule reprise par l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies de 1966.
5 Par le traité des Capitulations en 1535, la France avait obtenu de l’Empire ottoman la « protection » sur les chrétiens catholiques vivant dans l’Empire ottoman et un rôle particulier en Terre sainte. Les chrétiens orientaux jouaient de fait un rôle d’intermédiaire entre les Turcs et les puissances occidentales.
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Diplomatie et religion
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- (2018) Experts et expertises en diplomatie. DOI: 10.4000/books.pur.167946
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