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La diplomatie religieuse au temps du « discordat » : enjeu et défense du protectorat catholique

p. 97-112


Texte intégral

1On doit au cardinal Mathieu, cardinal français de Curie, cet éloge inattendu de l’ambassadeur de France près le Quirinal, Camille Barrère : « Il sut ne pas se désintéresser1 »... Éloge singulier de la part du prélat en ce qu’il est adressé à un diplomate sulfureux, ancien communard, athée discret et républicain bon teint. Mais un éloge mérité en ce qu’il éclaire les efforts de l’ambassadeur pour maintenir dans une période critique – la rupture diplomatique franco-vaticane de 1904 à 1921 – des liens avec l’Église et préserver ainsi l’un des instruments les plus anciens et les plus aboutis de la diplomatie française : le protectorat catholique.

2Instrument donc... car à l’évidence, les motivations de Barrère ne sont pas spirituelles ou humanitaires. En tant que diplomate français, il est tout à la fois sensible à la réputation de la République dans l’Empire ottoman, convaincu que cette voie, religieuse, d’ingérence à peine déguisée est un privilège immense, et suffisamment calculateur pour en saisir les enjeux politiques. Aussi cette communication entend-elle saisir l’usage diplomatique du protectorat catholique, un levier autant qu’une monnaie d’échange dans le contexte du rapprochement franco-italien esquissé en 1898 (autrement dit, la désintégration programmée de la Triplice) et des tensions du premier xxe siècle.

3Toutefois le concept d’instrument religieux ne se limite pas au seul protectorat catholique, certes séculaire. C’est également un domaine politique investi par l’ambassade et que Barrère emploie avec habileté afin de défendre le protectorat, ou du moins d’en préserver les usages. L’outil est, à cet égard, humain : il est bon de comprendre comment le palais Farnèse sut, en l’absence d’une ambassade près le Saint-Siège, maintenir des liens officieux et, comme le disait le cardinal Mathieu, « ne pas se désintéresser ».

Un privilège convoité : le protectorat catholique

4Le protectorat catholique est une question forcément délicate2, puisqu’elle confronte des points de vue différents, fondés sur des accords bi ou multilatéraux qui ne sont pas systématiquement reconnus en dehors de leurs signataires : dans cet Orient compliqué, la diplomatie ne peut se contenter de relations simples. Daniel Grange a d’ailleurs bien défini cette institution en remarquant qu’elle relevait davantage de la pratique diplomatique que des traités internationaux3.

5Depuis la fin du xixe siècle ce privilège détenu par la France excite les convoitises : l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », ainsi que l’appelait le Tsar en 1857, ne saurait abandonner à la seule France, anticléricale qui plus est, le bénéfice de la protection catholique. Le fait est qu’à la fin du siècle, la rivalité franco-allemande a gagné le protectorat : l’Allemagne est la première puissance à avoir installé une communauté religieuse en Palestine hors de la protection française, et c’est également la première à s’opposer au protectorat en 1874 pour la mort d’un lazariste, le père Ragowski. En 1875, elle stipule, dans une convention avec l’Égypte, qu’elle ne reconnaît à aucune puissance un protectorat exclusif sur les établissements catholiques d’Orient et se réserve par conséquent tous les droits sur les religieux allemands appartenant à ces établissements. Une brèche est donc créée, par laquelle s’engouffre l’Italie, dès 1893 à l’occasion d’un meurtre à Bethléem impliquant un sujet italien : l’assistance du consul italien est réclamée, mais en collaboration avec le représentant français.

6Cette question s’insère, certes marginalement, dans un mouvement plus vaste qui voit la France et l’Italie se rapprocher, commercialement puis politiquement, entre 1898 et 1902. Dès 1901, Barrère, principal artisan de l’affaire, s’est préoccupé d’une entente avec l’Italie portant sur l’exercice du protectorat catholique en Extrême-Orient. La France en dispose pleinement d’après le traité de Tianjin de 1860, et « officiellement » par mission de la Propaganda Fide (depuis la circulaire de 1888). Mais le privilège est contesté diplomatiquement par l’Italie, au nom du droit à protéger ses nationaux, et individuellement, par les religieux d’origine italienne, qui s’adressent parfois à la légation d’Italie à Pékin. Aussi le 9 février 1901, Barrère fait-il savoir au ministre des Affaires étrangères italien Visconti Venosta que le gouvernement français n’a rien à objecter à de telles prétentions, mais qu’il ne peut se soustraire de son côté aux demandes de protection faites par des religieux italiens. Ce vague compromis, qui ne coûte pas cher à la France, au regard de la discrétion affichée par la diplomatie italienne en Chine, résout provisoirement la question du protectorat d’Extrême-Orient.

7L’Orient pose plus de problèmes. En 1901, deux incidents remettent en cause le protectorat d’Orient, à l’occasion de l’assassinat d’un moine italien, le père Garello, ainsi que d’une rixe, sur le parvis du Saint-Sépulcre, le 4 novembre 1901, entre moines orthodoxes et franciscains4. Barrère s’est immédiatement ému de ce manquement dont il se plaint auprès du nouveau ministre des Affaires étrangères italien, Prinetti, lequel, faussement candide, invoque le droit du gouvernement italien de protéger ses nationaux comme individus. Cet argument, qui justifia en son temps le fait que l’Allemagne se dégage du protectorat français, est une objection traditionnelle5. En outre, Prinetti propose une négociation en vue d’un accord général sur la question. La question du protectorat est posée... Pendant ce temps, Prinetti montre sa détermination en transformant, le 11 juin 1902, le consulat italien de Jérusalem en consulat général. L’Italie affiche ses ambitions en Terre sainte.

8Au palais Farnèse, on ne croit plus guère à la pérennité du privilège détenu par la France, mais l’on attribue l’inévitable déchéance partielle qui menace ce privilège à la « duplicité de la Porte » plus qu’aux efforts italiens. Au demeurant, Barrère se déclare favorable à des arrangements bilatéraux en vue de préserver ce qui peut l’être6. C’est donc un repli stratégique, sur la base du protectorat religieux. L’ambassadeur près la Sublime Porte, Constans, est même beaucoup plus pessimiste, laissant entendre que le protectorat religieux lui-même est menacé à brève échéance7. Tout incite le Quai d’Orsay à une négociation. En dépit de cela, le ministre, Delcassé, reste attaché à la tradition d’une action parallèle et concordante. Il envisage même de s’en remettre à l’arbitrage de la Porte, laquelle, signataire du traité de Berlin, est concernée au premier chef8. La question demeure donc en suspens.

9Dans le contexte de 1904 et de la visite officielle du président Loubet à Rome, Barrère est amené à tenter de régler la question, non résolue en 1902, du protectorat catholique sur les sujets italiens. Les rapports franco-italiens semblent n’avoir en effet pas suivi, dans cette région, la même évolution qu’en Europe. Le projet d’une instruction commune émerge, suivi par le ministre français, Delcassé, mais bientôt, le ministère des Affaires étrangères italien se dérobe : la situation diplomatique est en effet en train de vaciller.

Le protectorat au temps du discordat

10La rupture diplomatique entre la France et le Vatican est intervenue entre-temps, le 21 mai 1904, plaçant l’Italie comme la France dans une position nouvelle. Au palais Farnèse, siège de l’ambassade de France, on estime que la Propaganda Fide ne fera rien contre le statu quo, malgré la rupture... mais qu’en serait-il si le Concordat était dénoncé ? Faudrait-il alors une nonciature à Constantinople9 ? De son côté, l’Italie, principale bénéficiaire de l’affaire, promet de ne pas l’exploiter, eu égard aux sacrifices consentis par la France pour se rapprocher des Italiens : ainsi, le consul général italien de Jérusalem, Carletti, à la politique quelque peu invasive, est-il muté à Lima. En outre, le ministre des Affaires étrangères, Tittoni, s’engage à envoyer des instructions apaisantes : « Les directions que je rédigerai seront moins solennelles dans la forme, mais tout aussi efficaces dans la pratique. Je rappellerai à nos agents [...] que nous entendons maintenir loyalement le statu quo10. » Le texte des instructions se révèle, du point de vue du protectorat catholique qu’il ne mentionne même pas, sans grande utilité.

11Reste la gestion même du protectorat. À la suite de la rupture diplomatique entre la France et le Saint-Siège, Barrère reste le seul ambassadeur français à Rome. Du fait de ses nombreux contacts à la Curie et dans le monde noir, il se sent moralement investi de la défense des privilèges français en Orient, c’est-à-dire du protectorat catholique. En effet, si la France des radicaux se passe de la papauté et de ses avis, celle du protectorat catholique en Orient peut, quant à elle, difficilement ignorer le Saint-Siège. La situation est toutefois rendue délicate par le fait que l’ambassadeur près le Quirinal n’est pas persona grata au Vatican, où on lui attribue, à raison, une grande part de responsabilité dans l’échange de visites franco-italiennes et la rupture qui s’ensuivit11. De plus, la concurrence italienne en Orient incite l’ambassadeur à rechercher un compromis, faute de pouvoir la combattre à l’aide du soutien pontifical. En pleine crise marocaine, la question du protectorat d’Orient semble annexe : son règlement intervient pourtant de manière opportune dans cette affaire. D’une part, cela élimine une cause de heurts entre la France et l’Italie en Orient, rendus inévitables par la rupture diplomatique franco-vaticane qui incite les consuls italiens à toutes les audaces. D’autre part, à l’heure où l’attitude de l’Italie dans la question marocaine prend une importance cruciale, cela permet à la France de donner un gage de bonne volonté en Tripolitaine (où la mission franciscaine italienne est protégée par la France).

12Faisant preuve d’initiative, Barrère intervient en 1904 auprès du préfet de la Propagande, le cardinal Gotti12, pour la nomination du délégué apostolique en Syrie13, mais son choix est rapidement contesté sur place par le consulat général français à Beyrouth. La question du protectorat continue donc de poser problème, et à la rivalité franco-italienne se greffe désormais une rivalité administrative et juridique au sein même de la diplomatie française. Le Quai d’Orsay se repose en effet sur Barrère en ce qui concerne les rapports avec l’Italie pour la question d’Orient, mais lui dénie toute possibilité d’intervention du côté Vatican : c’est ce qu’indique une lettre de René Doulcet (en charge des questions religieuses à la sous-direction du Midi) à René de Fontarce, qui montre également le fossé qui existe entre les conceptions du palais Farnèse et celles de la Direction politique14. Et l’ambassadeur se méfie de cette indépendance qui lui vaut malgré tout des critiques15. Le fait est que les amitiés de l’ambassadeur dans le monde noir ne sont guère appréciées du Quai d’Orsay, où l’on distingue nettement, y compris dans la question du protectorat, les relations avec le Saint-Siège de celles avec le Quirinal.

13Une nouvelle affaire pousse toutefois la diplomatie française à chercher activement un modus vivendi : les Salésiens de Jérusalem ayant déjà tenté, à plusieurs reprises depuis 1895, de se placer sous protection italienne, le consul général français de Jérusalem les avise de la suppression de leurs subventions et de l’appui français. L’ambassadeur italien à Constantinople, Imperiali, profite de la circonstance pour suggérer un transfert de protection... Mais la France répugne à modifier la liste des établissements protégés, liste fixée dans un accord avec la Porte après la démonstration navale de Mytilène en 1901. En effet, cet acte, plus que le traité de Berlin, fait figure de titre officiel de protection. Delcassé envisage donc de marchander au prix fort ce transfert16.

14La question est d’autant plus pressante que l’Italie, par le biais de l’association de Florence17 et le soutien des diplomates, pratique un mécénat religieux et national efficace, qui encourage ce genre d’affaires, tandis que le Vatican hésite à trancher entre la France et la généreuse association italienne18. L’Église se trouve en effet en face d’un dilemme : faut-il ou non accepter les subsides de cette association, lesquels sont subordonnés à certaines conditions imposées par le gouvernement italien (les écoles doivent porter les couleurs italiennes, comporter un enseignement obligatoire d’italien, célébrer les anniversaires du roi, de la reine et du Statuto, et se soumettre aux inspections du gouvernement italien) ?

15Parallèlement, une affaire identique à celle des Salésiens éclate à Constantinople ; elle concerne des frères mineurs de Saint-Antoine de Pera19. La question se fait assez pressante pour que l’ambassadeur à Constantinople, Constans, s’alarme de ce qui commence à ressembler à une fuite massive des religieux vers la protection italienne. Sur la base des conditions formulées par Delcassé depuis 1902, Barrère élabore donc en avril un projet d’accord20. Mais Tittoni se contente de repousser la suggestion de Barrère et défend, à son tour, le statu quo, vague, qui s’est instauré21. La diplomatie française se trouve manifestement dans une impasse.

16La situation paraît bloquée en juillet, chaque gouvernement campant plus ou moins sur ses positions, tandis que la pression exercée par les ordres religieux s’accentue. À la fin du mois, une démarche maladroite de l’ambassadeur italien à Constantinople permet finalement à la France d’engager la négociation : en effet, Imperiali prend l’initiative de demander au sultan le transfert de protection des Salésiens et des Mineurs conventuels, c’est-à-dire d’effectuer sans consulter la France un changement dans la liste de 190122. Prévenu par la Porte, le gouvernement français engage, par le biais du chargé d’affaires à Rome, Legrand, une véritable négociation avec le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Fusinato. Les deux hommes élaborent un projet de procédure23 : le gouvernement italien donnerait communication au gouvernement français des demandes de protection, sans que cela implique un assentiment. Rouvier hésite à donner son aval, mais finit par céder tout en exigeant la reconnaissance par le gouvernement italien de l’accord de Mytilène de 1901, sur lequel la France s’appuie24. Le gouvernement italien de son côté accepte la signature de l’accord, le 31 août 1905, qui s’applique immédiatement aux Salésiens et aux Mineurs conventuels de Constantinople25.

17Du propre avis de son négociateur français, le résultat du 31 août est modeste : la France obtient d’être avisée des demandes de transfert de protection et ainsi mise en mesure de les discuter ou de les ratifier. Il ne s’agit pas d’une autorisation accordée par la France – ce qui serait une diminution de la souveraineté italienne – mais d’un simple constat. L’Italie dispose donc pleinement du protectorat sur ses nationaux, comme individus et comme religieux. Certes, l’accord franco-turc de Mytilène est reconnu par l’Italie... mais ce maigre résultat ne cache pas la fragilité croissante du protectorat. Défaite donc pour les intérêts catholiques français... mais du point de vue des relations franco-italiennes, il s’agit d’un pas énorme puisqu’un litige qui menaçait de s’envenimer est pour ainsi dire réglé. En particulier, l’accord autorise le transfert de protection de la mission franciscaine italienne en Tripolitaine, ce qui, dans l’hypothèse d’une conférence internationale sur la question marocaine, peut influencer favorablement l’Italie.

18Tittoni peut de son côté se montrer satisfait, passée la surprise de l’initiative du gouvernement français (« una buona ventura »). Surtout, le ministre italien réduit l’accord à une simple notification, tandis que la France dispose éventuellement du recours de contester la nationalité italienne de l’établissement. C’est là toute l’importance de l’acte : la France renonce pour la première fois à ses « prétentions séculières » et reconnaît le droit de l’Italie à protéger les instituts religieux italiens, et pas seulement les individus, dans l’Empire ottoman. Plus inquiétant pour la France, le ministre italien estime ne pas avoir reconnu la valeur juridique de l’accord franco-turc, mais seulement son existence de facto 26. Le rapprochement franco-italien a un coût... La providence fournit toutefois aux Français un nouveau moyen d’action pour la défense de leur protectorat. En effet, début novembre 1905, Barrère note la démarche du Banco di Roma afin d’obtenir une admission à la cote de la Bourse de Paris. Convaincu que cette mesure représente pour tout établissement financier « une faveur hautement appréciée » qui permet à la France d’exercer « une action et un contrôle dont elle ne pourrait se priver », Barrère entend bien jouer des rapports qu’entretient cette banque avec le Vatican27.

Le protectorat au service du rapprochement franco-italien

19En janvier 1906, à la veille de la conférence d’Algésiras, le gouvernement italien fait part au Quai d’Orsay de sa décision d’accueillir les demandes de protection produites par le père Bevilacqua, délégué apostolique en Tripolitaine, et le père Moriondo pour les missions dominicaines d’Orient. Le Quai d’Orsay, qui admet la légitimité de la demande pour la Tripolitaine (objet d’un accord secret de 1901 avec l’Italie), se montre réticent en ce qui concerne les missions dominicaines de Constantinople, de Galata et de Smyrne. La réaction de Legrand et de Barrère est d’autant moins complaisante que la demande n’a pas été faite comme précédemment à Rome, mais à Paris ; le palais Farnèse en conteste la validité. Affaire de principe au Quai d’Orsay, question de procédure au palais Farnèse...

20Or la coïncidence de cette affaire avec l’ouverture de la conférence d’Algésiras est clairement interprétée comme une invite italienne à céder pour le protectorat catholique, en échange d’un appui à la conférence. Aussi le ministre français, Rouvier, n’émet-il pour cette question que deux réserves concernant des établissements jugés « internationaux ». Du point de vue français, le transfert de protection indique le désintéressement envers la Tripolitaine et non envers le protectorat catholique.

21Car si le Quai d’Orsay semble accepter l’idée d’une transaction, il ne s’agit toutefois pas d’une vente à la découpe du protectorat catholique. Ainsi, du point de vue du Quai d’Orsay, l’initiative revient à l’ambassade de France : reste à en convaincre la Consulta. À cette fin, Tornielli, venu s’informer de l’affaire des Dominicains de Constantinople, de Galata et de Smyrne, s’entend répondre que celle-ci doit être traitée à Rome, et après que la question des Franciscains de Tripolitaine a été réglée28.

22Prenant les choses en main, l’ambassadeur, appuyé par Paris, maintient sa position en faveur d’une négociation pilotée depuis Rome : à la Consulta, le nouveau ministre, Guicciardini, peu expérimenté, accepte ce modus opérande Barrère demeure donc seul intermédiaire dans les questions ayant trait au protectorat et s’emploie par ailleurs à obtenir le soutien du Vatican par l’intermédiaire du directeur du Banco di Roma, Pacelli. En effet, le Quai d’Orsay a levé son veto à l’admission à la cote des actions du Banco di Roma le 26 janvier 1906. Reconnaissant, Pacelli signale toutefois que le Saint-Siège lui-même se trouve désarmé devant les initiatives des religieux italiens, encouragés par la société de Florence29.

23Le recours au Saint-Siège semble en effet nécessaire : les désaccords persistent au sujet des Franciscains de l’Empire ottoman, et notamment de Terre sainte. Cela n’est pas toutefois pour gêner le Quai d’Orsay, où l’on cherche à gagner du temps pour remédier à l’absence d’ambassadeur près le Saint-Siège, au travers des contacts qui se sont établis entre le palais Farnèse et le préfet de la Propagande, le cardinal Gotti. À l’origine de cette combinazione, on trouve le cardinal français de Curie, Mathieu, tandis que le supérieur de Saint-Louis-des-Français, Mgr Guthlin, fait office d’informateur. L’enjeu essentiel, du point de vue français, est alors la reconnaissance du caractère international des établissements franciscains de Terre sainte et de Constantinople-Smyrne : la France craint en effet que le transfert de protectorat en Tripolitaine ne devienne un précédent menaçant pour le protectorat français en Terre sainte. Préoccupé par les ambitions italiennes, Bourgeois propose, le 19 septembre 1906, de définir cette fameuse internationalité. À Rome, on est d’autant plus enclin à chercher une solution que le gouvernement est poussé par l’association de Florence comme par les religieux en transit de protection.

24Dans une note du 14 novembre, Barrère persiste dans sa tactique d’atermoiements pour les questions des Franciscains et des Dominicains. Quant au problème général de la définition de l’internationalité, il est désormais posé mais là encore, il y a matière à discussion... et à atermoiements. Tandis qu’à Constantinople, l’ambassadeur italien s’exaspère, l’affaire traîne encore plus d’un mois. Imperiali en vient même à considérer que l’accord de 1905 pose plus de problèmes qu’il n’en résout30, ce qui, en définitive, est l’objectif du palais Farnèse. Enfin, Tittoni se rend aux conditions françaises le 13 janvier 1907, mais assez habilement pour paraître conciliant en ne cédant rien sur le fond31. C’est donc pour la France un succès de forme, mais un succès tout de même. Satisfait, Barrère autorise Constans à se joindre à Imperiali pour notifier au sultan le transfert de protection en Tripolitaine, et le 16 janvier, Pichon envoie les instructions tant disputées.

25Au terme de cette année de négociation, l’accord de 1905 paraît moins fonctionnel qu’à première vue. En effet, au Quai d’Orsay comme au palais Farnèse, on ne s’est pas fait faute de jouer de l’impatience du gouvernement italien pour compenser autant que possible les effets désastreux de l’accord :

  • en établissant une procédure qui mêle la Porte à cette question franco-italienne, et donc renforce la valeur de l’accord de Mytilène,
  • en démontrant la rigueur du veto français, ce qui crée un précédent et montre que l’accord de 1905 n’est pas une simple procédure, comme le concevait l’Italie,
  • en établissant la notion d’internationalité, ultime rempart du protectorat, à partir du cas de la Custodie de Terre sainte (ce qui préserve, pour l’instant, le joyau et la raison d’être du protectorat français).

26Cette ardeur défensive nouvelle est d’ailleurs remarquée et prise en considération, tant en Orient qu’à Paris32. L’accord de 1905 demeure donc en l’état, et comme une garantie dans les tractations méditerranéennes de la France et de l’Italie. Car bientôt, l’Italie se retrouve à son tour dans une situation qui fragilise son protectorat, habilement monnayé.

Les relations franco-vaticanes après 1905 : diplomatie honteuse ou diplomatie occulte ?

27Avec l’éclatement de la guerre italo-turque de 1911-1912 – guerre menée pour la conquête de la Tripolitaine – l’Italie ne peut bien entendu plus assurer la protection des catholiques d’Orient auprès de la Porte... et la France en profite pour conforter son protectorat catholique. Dans l’esprit des diplomates français, la conquête italienne de la Tripolitaine doit paradoxalement entraîner un recul de l’influence italienne en Orient et une reconquête du protectorat par la France. À Rome, Barrère obtient même des Pieux Etablissements de la France à Rome une subvention annuelle pour soutenir le protectorat33. Mais l’Orient n’est pas aussi simple.

28Le problème originel persiste : comment préserver le protectorat quand on a rompu avec l’Église ? Barrère sait déjà qu’il peut compter sur le patriotisme d’un cardinal de Curie. Le cardinal Mathieu, authentique cardinal protecteur de la France, n’hésite pas à aider l’ambassadeur en organisant des rencontres inattendues (Barrère et le cardinal Gotti, par exemple) dans sa villa d’Anzio ou en servant d’intermédiaire. Cette présentation permet de comprendre le rôle de pivot entre les deux mondes assuré par le cardinal. Sa mort, en 1908, prive la France d’un allié.

29Il ne s’agissait toutefois que de contacts et de bons offices. L’ambassade dispose également d’un autre moyen de communication, plus officieux et d’un usage plus spécifique puisqu’il concerne exclusivement la Congrégation de la Propagande, en la personne de son préfet, le cardinal Gotti. En 1906, et à la demande expresse de Barrère, est nommé secrétaire d’ambassade à Rome Joseph Ollé-Laprune. Fils du philosophe catholique Léon Ollé-Laprune, il jouit du prestige, ainsi que des relations de son père au Vatican qui, joints à ceux de Barrère (le cardinal Agliardi, rencontré à Munich, ou Mgr Guthlin, supérieur de Saint-Louis-des-Français), permettent au palais Farnèse, pendant quelques années, d’établir un dialogue avec le cardinal Gotti, préfet de la Propaganda Fide, qui juge que la procédure est « de nature à mieux échapper aux atteintes de la presse ».

30Les rapports existant entre Ollé-Laprune et Gotti sont pour la première fois mentionnés lorsque Pichon, en janvier 1911, envisage le transfert du conseiller d’ambassade à Santiago du Chili : Barrère intervient, dans sa correspondance personnelle avec le ministre, pour faire annuler la décision, et révèle ainsi le système mis en place et qui semble être une initiative personnelle34. Prenant acte, le ministre ne se prive pas, par la suite, de demander des renseignements sur les vues de la Propagande35, ce qui peut passer pour une approbation tacite. Oublié depuis plusieurs années, le protectorat catholique refait donc irruption dans la correspondance diplomatique à la faveur de projets de défense, plus ou moins aboutis, dont Barrère se fait l’interprète.

31Le départ de Pichon pousse Barrère à esquisser auprès de son successeur, Justin de Selves, un bilan de cette diplomatie honteuse36 :

Il ne s’agit nullement, dans l’espèce, d’établir avec elle [la Propagande] des rapports officiels ou qui affecteraient cette apparence. Mais du moment que le gouvernement de la République n’a pas renoncé à son protectorat traditionnel par la suite de sa rupture avec le Saint-Siège, il est logique et inévitable que ses agents à Rome usent de leur influence et de leurs rapports personnels pour faire comprendre à la Propagande qu’on est loyalement résolu à maintenir aux Chrétiens d’Orient notre protection et à s’assurer de son puissant appui auprès des missions37.

32Barrère prend d’ailleurs bien soin de distinguer la Secrétairerie d’État de la Propagande38. Satisfait des résultats déjà obtenus39, il semble ainsi solliciter sinon des instructions, au moins un viatique justifié par la pression allemande sur le Vatican et sur le sultan40.

33Ce système, hors de toute légalité, pouvait-il se maintenir ? À son arrivée au ministère, Poincaré n’a manifestement pas été mis au courant de la situation, mais une dépêche de Barrère, du 1er mars 1912, attire son attention. En effet, l’ambassadeur y explique qu’il travaille avec la Propagande « d’une manière toujours plus précise à la consolidation de notre protectorat41 ». D’autres signes révèlent au ministre surpris une connivence possible : en raison de la guerre italo-turque, la correspondance de la Propagande avec l’Orient passe par la valise diplomatique française. Enfin, il semble que cette diplomatie officieuse soit connue de quelques hauts fonctionnaires, tels que Jean Goût, sous-directeur Europe, à qui Ollé-Laprune fait part de ses démarches auprès du cardinal Gotti42.

34La question est examinée en Conseil des ministres le 18 mars 1912, sur la base d’une note du directeur politique, Paléologue, datée du 15 mars. Jugeant que ce système correspond à une « ambassade occulte » et doit donc être arrêté, il propose des solutions de rechange43. Au demeurant, Poincaré envoie à Barrère, qui n’était visiblement pas au courant de cette agitation parisienne, l’instruction de mettre un terme au système, ajoutant qu’il s’occupera de pourvoir par un moyen « régulier » à la sauvegarde des intérêts du protectorat d’Orient44.

35Dans sa réponse, l’ambassadeur entreprend de se justifier et rappelle « qu’il n’y a jamais eu entre l’ambassade et le Saint-Siège proprement dit des rapports écrits ou verbaux, même sous une forme indirecte ou officieuse » : point d’ambassade occulte donc, mais des contacts avec la Propagande, un « service autonome » par rapport à la Secrétairerie d’État. En outre, il signale que ces contacts étaient autorisés par des instructions écrites du ministre, « séparées et particulières », et ajoute « qu’aucune initiative n’a été prise de ce côté sans l’assentiment du département et autrement que par sa direction45 ». La précision juridique de ce qui ressemble plus à une plaidoirie en défense qu’à une explication ne porte pas. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une mise au pas sévère pour le palais Farnèse. A-t-il seulement été obéi ? Il semble qu’Ollé-Laprune se soit borné à des visites amicales à Gotti, mais qu’il n’ait pas rompu les ponts.

36Le moyen « régulier » annoncé par le ministre le 18 mars ne tarde pas : le 2 avril 1912, le gouvernement envoie à Rome un « émissaire sûr », M. Villette, procureur général des Lazaristes, en vue d’une reprise éventuelle des rapports diplomatiques avec le Saint-Siège. Le projet n’échappe toutefois pas à la diplomatie italienne, et la presse allemande s’en fait également lecho46. Les pourparlers échouent-ils, ou bien, plus vraisemblablement, Poincaré recule-t-il devant cette publicité inattendue ? En tout cas, cette première tentative n’a pas de suite. Mais le président du Conseil s’obstine et charge l’abbé Charles Fontaine, supérieur de l’Institut des Lazaristes à Rome, de régler les problèmes du protectorat dans le Levant, nomination « agréée » par le cardinal Gotti47. Au bout de quelques mois, l’émissaire doit néanmoins résigner sa fonction, devant la répugnance du Saint-Siège à traiter avec un ecclésiastique mandaté par un gouvernement.

37Une demande de transfert de protection produite par les Capucins pour leurs missions d’Orient relance en 1913 le débat sur l’accord de 1905 et, avec lui, la question du protectorat48. En l’absence de tout contact avec la Propagande, le gouvernement français en est réduit à traiter avec le seul gouvernement italien, peu enclin à la conciliation en ce domaine. Barrère tente alors de ressusciter ses contacts avec le cardinal Gotti, ou du moins d’en faire admettre le principe à Pichon, de retour au Quai d’Orsay. A priori, le ministre serait en effet plutôt favorable, si ce n’était le veto de Poincaré. L’argumentation présentée par Barrère à cette occasion est bien différente de celle utilisée un an auparavant pour convaincre Poincaré :

J’ai les raisons les plus sérieuses de croire que les personnages les plus importants de la Curie seraient heureux que le gouvernement français, sans poser ces questions de principes que le gouvernement royal n’a jamais abordées, traitât avec lui sous la même forme qui, depuis 42 ans, est adoptée par l’Italie, les affaires de protectorat49.

38Il ne s’agit donc plus de lutter sur le terrain des principes et du droit constitutionnel pour convaincre un ministre juriste, mais au contraire de répondre à la « politique d’affaires » de la Consulta – et, ce qui est sous-entendu, de l’association de Florence – avec les mêmes armes50. En d’autres termes, il n’est plus temps de se défendre des manœuvres italiennes en contestant leur validité : la France doit désormais contre-attaquer et user des méthodes de l’Association pour le secours des missionnaires italiens, c’est-à-dire les subsides donnés aux missions et les contacts dans le clergé. L’argument est taillé pour impressionner un ministre issu de la Carrière. En effet, l’ambassadeur laisse entendre qu’en établissant un dialogue avec le Vatican, on lui procure « le moyen de résister à la pression d’un gouvernement qui est le seul au monde en état d’exercer sur lui des pressions sérieuses ». L’argument ne convainc toutefois pas Pichon, qui envisage, en marge de la lettre, de rechercher en Conseil des ministres un moyen « licite » de conversation avec le Vatican. Un mois plus tard, Barrère revient à la charge à partir de la question de la réorganisation religieuse du Maroc – devenu protectorat français – jusque-là confiée à des religieux espagnols51. Il annonce cette fois la reprise de ses contacts avec Gotti, tout en laissant entendre que le cardinal en est à l’origine (« Gotti m’a fait connaître... »). En outre, il suggère comme procédure de négociation de reprendre le système habituel de communication avec la Propagande52. Mais une fois de plus, Pichon, s’il accepte l’offre de négociation du préfet de la Propagande, écarte la suggestion de l’ambassadeur et maintient le veto de son prédécesseur53.

39L’insistance de Barrère aboutit tout de même à un résultat. Le 30 avril, une note de la Direction politique constate la nécessité « d’atténuer dans la mesure du possible les déplorables conséquences de l’accord qui, sous la pression des événements de 1905, a été consenti à l’Italie ». Et de fait, depuis 1905, la France a perdu vingt-deux établissements d’enseignement et vingt-quatre églises. Faisant l’inventaire des méthodes employées jusque-là pour remédier à la situation, la note conclut à la nécessité d’un accord avec le Saint-Siège, les tractations indirectes avec la Propagande étant « condamnées à l’insuccès du fait de la manière occulte et subreptice ». C’est également l’avis de l’ambassadeur à Constantinople, Bompard, qui craint un accord italo-allemand sur la question54, mais le ministère ne donne manifestement pas suite. À la fin de 1913, l’ambassadeur ne peut que constater, ainsi que son confrère de Constantinople, la collaboration désormais presque totale entre le Saint-Siège et l’Italie, qui s’est substituée à la France dans ce domaine55. Soulignant l’absence d’un « intermédiaire officiel » entre le Vatican et le Quirinal, Barrère évoque par contre les nombreux « intermédiaires à peine officieux, mais amis des deux camps, zélés et quelquefois intrigants et qui travaillent en même temps pour l’Église et pour leur roi56 ». On le voit, la France n’est décidément pas la seule à manier l’outil religieux.

40La mission confiée à Charles Loiseau, collaborateur épisodique du palais Farnèse pour les questions balkaniques, confirme la théorie de l’ambassadeur. En effet, le 20 novembre 1913, et à l’insistance de Barrère, Pichon confie à ce tirailleur de la diplomatie française une mission officieuse à Rome, à partir du 1er décembre 191357. Loiseau ne s’occupe tout d’abord que des questions italiennes mais ses attaches familiales permettent d’envisager d’autres missions58. Mais il faut attendre le début du conflit mondial (et le départ d’Ollé-Laprune...) pour que le publiciste se voit chargé, de façon officieuse, par son ami Viviani devenu entre-temps président du Conseil, de rétablir des relations secrètes avec le Saint-Siège. Nécessité fait loi ! Le veto de Poincaré s’efface derrière le besoin pressant d’une condamnation pontificale de l’Allemagne. Le palais Farnèse reprend finalement, avec l’assentiment de Paris, ses contacts avec le Vatican, non plus par le biais de la Propagande et pour la seule défense du protectorat d’Orient, mais directement avec la Secrétairerie d’État, et pour la défense de la patrie.

41Confronté à une situation singulière – la persistance du protectorat catholique en période de discordat –, la France républicaine demeure fidèle à l’adage gambettiste : l’anticléricalisme n’est pas article d’exportation. Mais cette situation incongrue suppose de s’interroger sur la nature réelle du protectorat – un usage ancien, aux contours juridiques incertains – autant que de ce qu’il représente au temps de la Realpolitik ? N’est-il plus qu’une simple monnaie d’échange dans le cadre de la « Grande politique » menée par Delcassé ? Un héritage de l’Ancien Régime obsolète en ce premier xxe siècle ? Une dignité traditionnelle que la France républicaine ne saurait, sans déchoir, abandonner ? Il apparaît que le protectorat fut un moyen autant qu’un but, l’objet d’une transaction de haut niveau avec l’Italie autant qu’une porte d’entrée au cœur de l’Empire ottoman, un lieu de mémoire enfin, non de la monarchie ou de la « fille aînée de l’Église », mais bien de la nation française... auquel se heurte un État républicain qui entend affirmer ainsi sa propre sacralité. Mais comme le constate un orientaliste de la fin du siècle, la République est, en ce domaine, la légataire de l’Ancien Régime, un héritage matérialisé par le rituel :

C’est triste à dire, et j’en suis désolé pour les radicaux de la Chambre, mais cette grande autorité de notre consul sur les populations chrétiennes vient uniquement de ce qu’il trône aux offices et de ce que le délégué apostolique l’encense pendant la messe en présence de tous les fidèles éblouis59.

42Et pour préserver cette part de la souveraineté française, c’est encore à l’outil religieux que l’on recourt : en l’occurrence, un canal diplomatique inhabituel, faute de disposer d’une option légitime. Une diplomatie des marges, aux résultats limités, mais manifestes et dont les limites, soulignées par le gouvernement Poincaré, eurent au moins une conséquence : confirmer le rôle persistant du fait religieux dans le concert international, en dépit des efforts pour le tenir en lisière.

Notes de bas de page

1 Edmond Renard, Le cardinal Mathieu (1839-1908), Paris, De Gigord, 1925, p. 160.

2 Pour le Saint-Siège, la tradition en remonte aux croisades, sans document fondateur particulier (Archives des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, Francia 1903/1922, pos. 1295, fasc. 686). La première base juridique est une circulaire de la Propagande, AspraRerum Conditio de mai 1888, qui concerne également le protectorat autrichien dans les Balkans. Dans l’Empire ottoman, la protection des religieux étrangers dans le Levant est reconnue à la France par la Turquie en vertu des capitulations de 1535, 1604 et 1740, visant « les religieux qui professent la religion franque, de quelque nation ou espèces qu’ils soient ». L’accord de Mytilène du 2 novembre 1901, en établissant une liste précise des établissements religieux protégés par la France dans l’Empire ottoman, constitue une réactualisation des Capitulations, et confère à la France une position juridiquement plus assurée dans le territoire ottoman. L’accord n’est toutefois pas reconnu par les puissances « rivales », Allemands et Italiens en tête, et demeure donc à usage franco-turc. Sur le plan international, le protectorat est nommément désigné dans le traité de Berlin (art. 62), après que la France en ait fait un préalable à sa participation (protoc. 12 de la séance du 6 juillet 1878) ; c’est toutefois en termes trop vagues pour constituer une base solide aux prétentions françaises. En effet, cet article affirme le droit de chaque puissance de protéger ses nationaux religieux (droit que l’Allemagne a déjà revendiqué) mais confirme également les droits acquis par la France (« ambiguïté préméditée » ou « contradiction apparente » selon le ministre français Delcassé dans une note du 5 juin 1902). Signalons qu’il existe un protectorat catholique en Chine, reconnu de façon plus récente par les traités de Whampoa (1844) et Tien-Tsin (1860), mais tout aussi contesté, et laissons la conclusion à Delcassé, qui, dans sa note du 5 juin 1902 (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 30) considère le protectorat comme étant « un privilège reconnu à la France par la Porte et le Saint-Siège ». La France prétend donc à un monopole, lequel « s’arrête au bon vouloir des puissances ».

3 Daniel J. Grange, L’Italie et la Méditerranée (1896-1911). Les fondements d’une politique étrangère, Rome, École française de Rome, 1994, tome I, p. 761-766. Joseph Hajjar (Le Vatican, la France et le catholicisme oriental, Paris, Beauchesne, 1979, p. 274) suggère même que cette institution dépend uniquement du bon vouloir de la Congrégation de la Propagande envers la France, mais ce serait oublier les accords de Mytilène établis en 1901 avec la Porte.

4 Dans chaque cas, la procédure judiciaire traditionnelle, liée au protectorat catholique, et qui implique l’intervention du consul français comme protecteur des religieux catholiques, est ignorée. Les consuls italiens, qui revendiquent d’assurer seuls la protection des religieux italiens, s’opposent donc formellement au protectorat catholique français. Il ne s’agit toutefois pas d’une violation : du fait du statut complexe de cette institution, on peut tout au plus considérer l’attitude italienne comme une contestation. Ainsi, l’affaire de la rixe entre moines est portée devant les tribunaux ottomans par le consul italien, Malaspina, qui obtient que les citations à comparaître concernant des moines allemands et italiens transitent par les consulats allemand et italien, tandis que quelques jours auparavant, à sa requête, le consul allemand comparaissait devant le tribunal de Jérusalem comme seul protecteur et représentant des catholiques allemands. Remarquons que dans cette affaire, les autres nations concernées (Espagne, Hollande, Angleterre) ont été représentées par le consul français.

5 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 30, Dép. 96, Barrère à Delcassé, 20 avril 1902.

6 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 30, Dép. 169, Barrère à Delcassé, 10 juillet 1902.

7 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 30, Dép. 156, Constans à Delcassé, 9 septembre 1902.

8 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 30, Dép. s.n., Delcassé à Constans, 1er octobre 1902.

9 La rumeur existe, lancée par l’Allemagne, mais il faut attendre 1960 pour que le Saint-Siège ouvre effectivement une représentation en Turquie.

10 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 31, Dép. 152, Legrand à Delcassé, 8 août 1904.

11 AAEESS, fasc. 72, session n° 1237 du 30/04/20, « sur la venue des chefs d’États... ». Sont réunis les cardinaux Gasparri, Merry del Val, Vanutelli, de Lai, Scapinelli, Bisletti, Valfrè di Bonzo. Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Tourisme et diplomatie, les visites officielles franco-italiennes de 1903-1904 et la question romaine », dans Mélanges de l’École française de Rome, Italie et Méditerranée, 2,1998, p. 947-986.

12 Le cardinal Girolamo Gotti (1834-1916) fut créé cardinal par Léon XIII en 1895. Bien qu’il ait toujours été taxé de germanophilie, il apparaît que ce préfet de la Propagande fut généralement sympathique à la France.

13 Le 9 janvier 1905, l’ambassadeur signalait en effet son intervention dans la nomination du père Giannini comme une initiative personnelle (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Dép. 3, Barrère à Delcassé), en déplorant un peu plus tard de ne pas être tenu au courant de ces questions pour lesquelles il dispose d’une influence « discrète, mais efficace » (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Dép. 12, Barrère à Delcassé, 25 janvier 1905).

14 « Il est d’une susceptibilité étonnante et – j’ose le dire, bien injustifiée car c’est précisément parce qu’on a la plus grande confiance dans sa haute intelligence qu’on s’abstient de lui tracer des directions et qu’on espère beaucoup de son savoir-faire pour résoudre les questions délicates soulevées par la question religieuse en Orient. Ce qui nous surprend beaucoup, c’est sa [manie] d’intervenir du côté de Saint-Pierre alors que nous lui demandons surtout de s’occuper du Quirinal. [...]. Le rêve serait pour nous de tenir de la Consulta un texte explicite à cet égard... » (AMAE, fonds Doulcet, vol. 15, lettre privée à Fontarce, 10 février 1905).

15 Ayant fait connaître à l’ambassadeur la lettre de Doulcet, Fontarce fait savoir que Barrère, quoique touché de cette confiance, aurait préféré des « indications officielles » : « Connaissant son activité, on le laissait marcher pour pouvoir ensuite critiquer sans péril ses démarches que l’ignorance totale des vues de Paris rendait plus aléatoires et plus difficiles » (AMAE, fonds Doulcet, vol. 15, LP de Fontarce, 20 février 1905).

16 Delcassé consent à accorder la radiation de la liste si l’Italie reconnaît le protectorat français et si elle s’engage à ne pas revendiquer la maison salésienne de Nazareth (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Dép. 87, Delcassé à Barrère, 20 février 1905).

17 L’Associazione nazionale per la diffusione del Cristianesimo e della cultura italiana fut créée en 1886 et est subventionnée par le gouvernement italien. En 1887, elle adapte son nom à sa fonction et devient l’Associazione nazionale per soccorrere i missionari cattolici italiani all’estero. Toutefois, la Propaganda Fide refuse depuis 1886 de reconnaître cette association, qui concurrence l’Œuvre de la propagande de la Foi à Lyon.

18 La question est posée à la congrégation des Affaires ecclésiastiques (AAEESS, Verbali delle sessioni, n° 998 du 2 mai 1903). Celle-ci, partagée entre deux tendances, ne parvient pas à une résolution : l’une, pragmatique, peut être résumée par cette réponse du cardinal Agliardi : la chiesa non fà politica ed accetta ciò che è utile da qualunque parte venga ; l’autre, derrière les cardinaux Gotti et Rampolla, plus diplomates, se refuse à accepter, à un tel prix, ces dons, manifestement politiques et contestables du point de vue de la France.

19 Et pour laquelle Delcassé maintient ses conditions (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Dép. 271, Delcassé à Barrère, 18 mai 1905).

20 Accord qui, en échange d’une reconnaissance du droit de l’Italie à protéger ses nationaux, vaut « reconnaissance des droits et privilèges généraux de la France en matière de protection des collectivités catholiques tels qu’ils résultent des stipulations du traité de Berlin et du statu quo existant » (ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, note de Barrère du 4 avril 1905). On remarque au passage le rappel du traité de Berlin, qui montre que la France n’a pas abandonné ses prétentions sur ce traité et que, si l’initiative est française, la concession doit par contre être italienne.

21 « Un modus vivendi de fait s’est ainsi établi ; un modus vivendi qui élimine dès maintenant toute éventualité de conflit entre les agents respectifs des deux pays. En tel état de choses, qu’il importe évidemment de ne pas troubler, la recherche d’accords plus formels pourrait, ce nous semble, donner lieu à des difficultés que les deux gouvernements ont également à cœur d’éviter » (ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, note verbale, Tittoni à Barrère, 19 mai 1905).

22 La tentative échoue devant un refus du grand vizir, Ferid Pacha, au nom de l’accord de Mytilène, et malgré les objurgations du diplomate italien (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Télég. 98, Boppe à Rouvier, 2 août 1905).

23 À partir des rapports français (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Télég. 234/5, Legrand à Rouvier, 25 août 1905) et italien (ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, LP, Fusinato à Tittoni, 26 août 1905), il est possible de reconstituer la négociation. Se référant aux instructions de Barrère du 17 août (qui ne figurent pas dans les fonds consultés), Legrand entame la négociation « officielle » avec le sous-secrétaire d’État, lequel donne des assurances « formelles » :
 – que les établissements religieux qui ont réclamé la protection italienne l’ont fait spontanément, sans intervention du gouvernement italien (ce qui n’exclut toutefois pas une influence de la société de Florence) ; – que l’Italie ne recherchait en cette matière aucun avantage sur la France, mais qu’elle ne pouvait refuser à ses nationaux la tutelle qu’ils sollicitent expressément ; – que le gouvernement italien est prêt à rechercher la formule d’un accord tant qu’elle ne revêt pas le caractère « d’une permission à demander ou d’une concession à obtenir ».
Quant à la question de la protection individuelle, Legrand suggère à Rouvier de ne pas insister devant l’obstination italienne. Mais Legrand ayant évoqué l’accord de 1901, Fusinato répond que la question est franco-italienne et ne concerne pas la Porte... « Ma dal momento che, invece, il governo francese mostrava, adesso, di attribuire importanza alla cosa. ». Le fondement du protectorat français demeure donc contesté (ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, Legrand à Tittoni, mémorandum du 25 août 1905).

24 « Il s’agit ici non pas de droits généraux et peu précis résultant du traité de Berlin et des Capitulations, mais d’un accord nettement délimité entre la France et la Turquie du 2 novembre 1901 contre lequel l’Italie n’a élevé et ne pourrait élever aucune objection ni de fait ni de droit » (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 32, Dép. 246, Rouvier à Legrand, 28 août 1905).

25 ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, note verbale de Tittoni à Legrand, 30 août 1905). Voir annexe 3.

26 Nè con cio abbiamo riconosciuto il valore giuridico dell’atto franco-turco del 1901 ; ne abbiamo bensi riconosciuto l’esistenza di fatto, corne non potevano a meno per poter regolare a nostro profitto la nuova situazione (ASMAE, P 1891-1916, pac. 558, Rapp. 45303, Tittoni à Imperiali, 7 septembre 1905 et 49603 du 5 octobre 1905).

27 Lequel « vise ouvertement à grouper l’argent du monde catholique et à l’employer au mieux des intérêts religieux » (AMAE, NS Italie, vol. 27, Dép. 194, Barrère à Rouvier, 9 novembre 1905).

28 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 33, Dép. 137, Rouvier à Barrère, 9 février 1906.

29 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 33, Dép. 30, Barrère à Rouvier, 6 février 1906.

30 ASMAE, P 1891-1916, pac. 559, Télég. 69, Tittoni à Tornielli, 9 janvier 1907.

31 Dans une lettre précisant la note du 3/12, le ministre italien reconnaît le caractère international de la Custodie de Terre sainte (ASMAE, P 1891-1916, pac. 559, LP, Tittoni à Barrère, 13 janvier 1907).

32 Notamment par Imperiali, qui signale que malgré l’accord de 1905, Constans reste attaché « tenacemente » aux honneurs consulaires (ASMAE, P 1891-1916, pac. 560, Rapp. 168/60, Imperiali à Tittoni, 28 janvier 1908).

33 Les Pieux Établissements de la France à Rome et Lorette, depuis la séparation, administrent seuls, quoique sous le regard du palais Farnèse, les biens de l’Église de France à Rome (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Dép. 177, Barrère à Cruppi, 15 juin 1911).

34 « Je tiens à garder Ollé-Laprune à Rome non seulement à cause des services qu’il m’y rend, mais pour ceux d’un ordre spécial qu’il rend à l’État. Grâce à ses relations du côté Vatican, il m’est permis de parer bien des bottes perfides contre nos protectorats en Orient et en même temps de recueillir de précieuses informations. C’est par lui et par son intermédiaire que je traite des affaires de ce genre et que je reste en contact indirect avec des gens utiles. Ce genre de service, personne, en dehors d’Ollé-Laprune, n’est en position de me le rendre » (BI, fonds Pichon, vol. 4395, lettre à Pichon, 30 janvier 1911).

35 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Télég. 98 du 9 février 1911, Dép. 194 du 29 avril 1911, 218 du 1er mai 1911, 260 du 26 mai 1911, Pichon à Barrère.

36 Barrère signale en effet l’activité récente de l’ambassade pour défendre le protectorat « sur l’initiative patriotique et clairvoyante du Département » (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Dép. 251, Barrère à de Selves, 30 juillet 1911).

37 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Dép. 251, Barrère à de Selves, 30 juillet 1911.

38 « La Propagande ne se confond pas avec la Secrétairerie d’État ; le cardinal Gotti ne partage nullement les passions haineuses du cardinal Merry del Val contre la France. [...] Il n’est pas le seul d’ailleurs, tant s’en faut ; et je pourrais citer parmi ceux qui professent les mêmes sentiments les membres les plus hauts et les plus éclairés du Sacré Collège. Les circonstances ont permis de marquer à ceux-là comme au cardinal Gotti nos fermes et loyales intentions » (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Dép. 251, Barrère à de Selves, 30 juillet 1911).

39 Il est difficile d’évaluer l’influence et le rôle de l’ambassade dans les affaires du protectorat. On peut imaginer que l’ambassade est intervenue dans de nombreuses affaires, dont les dossiers sont regroupés, aux archives de la Propagande, dans la rubrique 126 (Impero turco in Asia, Palestina, Mesopotamia, Terra Santa, Stria). Toutefois, ni le nom de Barrère, ni celui d’Ollé-Laprune, intermédiaire traditionnel avec Gotti, ne sont apparus dans les sondages effectués dans ce fonds.

40 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 35, Télég. 397, Barrère à de Selves, 18 octobre 1911.

41 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 77, Barrère à Poincaré, 1er mars 1912.

42 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, lettre particulière, Ollé-Laprune à Goût, 10 mars 1912.

43 Il s’agirait d’instituer le primat d’Afrique comme agent officieux près la Propagande, ou bien un diplomate ou encore laisser les diplomates et les consuls traiter les questions sur place avec les délégués apostoliques. Une deuxième note envisage même de renouer les relations diplomatiques en partant du principe que cette reprise n’implique pas de refaire un concordat (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, notes de la Direction politique, 15 mars 1912).

44 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 275, Poincaré à Barrère, 18 mars 1912.

45 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 138, Barrère à Poincaré, 30 mars 1912.

46 ASMAE, P 1891-1916, pac. 60, Télég. 382, Tittoni à San Giuliano, 6 août 1912 et Rapp. 1808/535, Martin Franklin (Berlin) à San Giuliano, 8 août 1912.

47 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 370, Poincaré à Barrère, 20 avril 1912.

48 En effet, le Quai d’Orsay en conteste la forme au prétexte que le secrétaire de l’association de Florence, Schiaparelli, aurait écrit à ce propos au général des Capucins. La manœuvre est alors jugée incompatible avec le caractère spontané des demandes, exigé dans le traité de 1905 (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 36, Dép. 186 Pichon à Barrère, 20 mars 1913).

49 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 36, Dép. 103, Barrère à Pichon, 29 mars 1913.

50 En adressant par exemple un mémoire au chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères, à sa demande, portant sur les requêtes de l’association à l’occasion des traités de paix avec la Turquie (ASMAE, Arch. di Gab., cas. 26, LP, Schiaparelli à De Martino, 11 septembre 1912).

51 Le dessein de Barrère, sinon du Quai d’Orsay, est de faire créer, dans la zone française, un vicariat apostolique franciscain absolument français.

52 La procédure suggérée consiste en l’envoi, par le résident général au Maroc, d’un mémoire de réclamation à la Propagande, mémoire remis par « un membre du personnel normal de cette ambassade, ayant des facilités particulières pour se dérober à toute indiscrétion », et réponse par le même canal. (AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 137, Barrère à Pichon, 29 avril 1913).

53 AMAE, NS Saint-Siège, vol. 25, Dép. 314, Pichon à Barrère, 13 mai 1913.

54 AMAE, NS Allemagne, vol. 28, Dép. 634, Bompard à Pichon, 25 août 1913.

55 AMAE-Nantes, fonds Rome-Quirinal, cart. 749, Dép. 423, Barrère à Doumergue, 18 décembre 1913.

56 AMAE-Nantes, fonds Rome-Quirinal, cart. 749, Dép. 74, Barrère à Doumergue, 25 février 1914.

57 AMAE, fonds de Billy, vol. 9, LP de Loiseau à Billy, 18 et 20 novembre 1913.

58 Charles Loiseau est le gendre du comte de Voinovitch, député hongrois, chef du parti catholique dalmate et lié à quelques prélats, dont le futur Benoit XV. Ivan Loiseau (« Une mission diplomatique près le Saint-Siège [1914-1919] », dans la Revue des deux mondes, 1er mai 1956, p. 56-72) souligne que Barrère, suite aux révélations de Charles Loiseau sur les attaches de sa belle-famille au Vatican, lui exposa les contacts pris par Ollé-Laprune et le chargea de maintenir le lien avec le Vatican.

59 Gabriel Charmes, « La République et les intérêts français en Orient », Revue des deux mondes, 15 septembre 1882.

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