Louis Canet et les « protectorats religieux » de la France : mise en perspective historique de l’expertise du conseiller technique des affaires religieuses
p. 81-96
Texte intégral
1En 1921, la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège mettait pratiquement fin à la crise avec l’Église de Rome, héritière s’il en est de l’Empire romain, crise ouverte par le discordat. À ce moment précis, un élève de l’École française de Rome, dispensé de service militaire, réside dans la Ville éternelle depuis plusieurs années. Il est très lié à Mgr Louis Duchesne, directeur de l’École. Il a appris, sur place, le fonctionnement de la Curie et de la diplomatie romaine, alors qu’il participait de manière informelle au renseignement français sur la cour pontificale pendant la guerre. Il participa même aux négociations en vue de la reprise des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, aux côtés de Noblemaire, Doulcet et Jonnart1. S’il ne l’était déjà, ce personnage en sortit profondément gallican, et passionné des questions religieuses, au point qu’il accepta d’emblée d’exercer la nouvelle fonction de conseiller technique des affaires religieuses, sans statut clair, et extrêmement mal rémunérée. Il lui fut d’ailleurs proposé un poste de conseiller d’État en 1929 pour assurer, aussi, le rang de fonction et de traitement en rapport avec son cursus honorum universitaire.
2Il s’agit, bien entendu, de Louis Canet dont Bruno Neveu fut pratiquement le seul et unique biographe, après avoir été stagiaire archiviste paléographe au Quai d’Orsay, inventoriant notamment les papiers Canet à partir de 1963.
3Si toute fonction doit quelque chose d’important à son premier occupant, surtout lorsque le poste est pratiquement créé pour lui2, il semble utile de revenir sur le travail de Louis Canet, à l’heure où le politique comprend à nouveau l’importance du religieux, tout en mesurant les difficultés à l’appréhender, à le saisir dans son ensemble multiculturel mondialisé et identitaire, à la recherche d’expertises spécialisées. Quelle était l’expertise de L. Canet sur un enjeu mondial de la présence française, via le facteur religieux, à savoir les protectorats religieux en Orient et en Extrême-Orient, établis par les capitulations du xviiie siècle avec la Sublime Porte, et les traités dits « inégaux » avec la Chine au xixe siècle ? Sur quoi reposait l’analyse globale du conseiller technique des affaires religieuses ? Quelles étaient les grandes lignes de son action ? Et la gestion des protectorats religieux de la France était-elle vraiment plus simple que la situation mondiale actuelle du « fait religieux » ? La complexité du « fait religieux » n’empêche-t-elle pas, d’ailleurs, d’appréhender plus synthétiquement et plus efficacement une réalité qui échappe à toute analyse au fur et à mesure qu’on la décompose en de multiples éléments d’étude et de compréhension conceptuelle ?
4Pour esquisser un développement sur ce point, nous avons repris le travail de Bruno Neveu, et nous avons consulté de nouveau les dossiers Canet du MAE, en insérant l’ensemble dans une compréhension globale des enjeux.
L’historien « gallicano-concordotaire » au service de la politique étrangère de la France
5C’est par son poste de conseiller d’État, où il était chargé des affaires religieuses, que Louis Canet donna le plus de rayonnement et d’influence à sa fonction de 1929 à 1953 : un grand nombre de projets de textes ou de questions furent expertisés et réglés par lui en passant par la section de l’Intérieur ou par l’assemblée générale du Conseil d’État, dont certaines relevaient également de sa compétence au Quai d’Orsay. Les affaires religieuses bénéficiaient donc du cumul de fonctions de Louis Canet. Elles articulaient étroitement législation hexagonale, statut colonial, affaires liées aux protectorats, et même développements juridiques sur les statuts des religions ailleurs, notamment dans les pays anglo-saxons.
6Bruno Neveu citait Albert Houtin à propos du conseiller technique des affaires religieuses : « Canet, régalien, véritable administrateur des cultes, peut-être port-royaliste ». Agrégé des lettres le 3 septembre 1909, il est formé à l’EPHE, puis comme membre de l’École française de Rome de 1912 à 1916. Exempté en 1903, de nouveau en septembre 1914, il passa au service armé le 2 avril 1917 mais fut mis en sursis à la demande de l’ambassade de France à Rome (EFR), puis placé en congé illimité le 4 avril 1919. Sur le plan scientifique, il s’occupa notamment des anciennes recensions grecques des prophètes bibliques. Mgr Duchesne, directeur de l’EFR, l’appréciait beaucoup. Ces années à Rome, prolongées longtemps, lui permirent de bien connaître le milieu ecclésiastique romain. Il fut disciple de Loisy, moderniste donc en sciences religieuses, et fut peu enclin à partager la critique dogmatique romaine sur les sciences religieuses. Il fut aussi très proche de Laberthonnière, dont, d’après Émile Poulat, « il partagea la vie », et qui lui confia la publication de son œuvre en huit volumes3.
7Il acquit rapidement une sorte de « gallicanisme », la conviction forte qu’il fallait résister aux « entreprises de la cour de Rome », attitude que justifiait l’ancienneté des traditions de l’Église de France, et s’opposer à certaines des exigences du nouveau code de droit canonique de 1917 par le rappel de la législation canonique et civile en vigueur en France. Il fut également un pourfendeur du maurrassisme. Il fut responsable, à compter du 1er octobre 1916, du bureau de presse et de renseignements du ministère des Affaires étrangères à l’ambassade de Rome. Il en tira de la sympathie pour l’État italien, mais une nette « hostilité » à l’égard du cardinal secrétaire d’État de Benoît XV, Pietro Gasparri, canoniste à l’Institut catholique de Paris, spécialiste et auteur d’une plaquette sur les protectorats de la France en Orient et en Extrême-Orient4. Il en tira aussi la conviction que le Saint-Siège avait été défavorable aux Alliés5.
8Comme le souligne Bruno Neveu, ce séjour romain décida de l’avenir de Louis Canet. Renonçant à la carrière scientifique à laquelle il était en droit de prétendre et qui semblait pour le moins avantageuse – on lui offrit en 1922 une chaire à l’EPHE pour la critique des textes –, il préféra se consacrer au service de l’État. Il est nommé adjoint au directeur des cultes à Strasbourg en décembre 1919, et dès janvier 1920, Alexandre Millerand lui confie le poste de conseiller technique pour les affaires religieuses, dont il exerce les fonctions à compter du 1er avril 1921. Ce fut sa seule fonction jusqu’à son entrée au Conseil d’État en avril 1929. Son statut au MAE resta incertain, moins bien rémunéré encore que le canoniste de l’ambassade de France près le Saint-Siège. Pour remédier à ce traitement indécent au regard de ses titres et compétences, il fut nommé le 23 avril 1929 maître des requêtes au Conseil d’État. Il joua un rôle considérable au sein de la section de l’Intérieur dans l’examen et le règlement des affaires religieuses : cultes, congrégations, associations, fondations, régime scolaire. Le même dossier passait parfois de son bureau du Quai d’Orsay à celui du Palais-Royal.
9Aux Affaires étrangères, il relevait directement du Secrétaire général. La variété des questions abordées imposait une collaboration avec les œuvres françaises à l’étranger, le Protocole, ou encore avec le service des Cultes et des Associations au ministère de l’Intérieur. Très discret, il se limitait aux invitations purement officielles, et il s’attacha l’estime et la confiance du clergé, ainsi que celle du nonce Ceretti, qui venait le consulter au Conseil d’État. Mais avec Mgr Luigi Maglione (1927-1937), ce fut plus difficile.
10Historien de formation, Louis Canet mit toujours l’histoire au fondement des questions qu’il étudiait, travaillant aux archives du MAE ou aux Archives nationales, ou encore à celles des Missions étrangères de Paris de la rue du Bac. Il avait réuni une masse de 250 cartons au MAE pour son travail, pièces classées au fur et à mesure et consultées quotidiennement. Cette documentation fut éparpillée pendant la guerre et ne fut jamais récupérée dans sa totalité. À partir de 1940, il dut travailler de mémoire, et le service s’effrita jusqu’à son départ forcé en 1946. En effet, il n’avait guère apprécié la nomination à la nonciature apostolique de Mgr Roncalli, successeur de Mgr Valerio Valeri, car il l’accusait d’avoir favorisé, en Bulgarie, comme délégué apostolique, l’influence italienne contre celle de la France. Cette « posture gallicane » n’intéressait plus guère. Mais il continua à examiner les affaires du culte au Conseil d’État jusqu’en 1953.
Les protectorats : Louis Canet et Pietro Gasparri
La pratique de Louis Canet
11Louis Canet luttait contre toute relation entre Rome et l’Église locale qui ne reposait pas sur les traités, c’est-à-dire sur le cadre strictement juridique et diplomatique. Il était hostile à « l’internationalisme catholique », c’est-à-dire à tous les efforts du Saint-Siège pour agir, en dehors de la voie diplomatique, sur les catholiques des différents pays et leur communiquer une inspiration commune, congrès, ligues, pèlerinages, réunions à Rome à l’occasion de jubilés ou de canonisations, groupes d’Action catholique, etc. À propos du mouvement Pax Romana, il le définit comme « le rêve d’une chrétienté de style troubadour qui établirait sous le règne du pape la paix que la Société des Nations est impuissante à imposer ». Tous les traits nouveaux qui sembleraient faire perdre à l’Église en France un certain visage, un certain langage, furent dénoncés comme de « dangereux changements ». Et c’est pourquoi, aussi, toute son expertise se référait à la « politique étrangère » du Saint-Siège, afin de mieux attaquer les affaires et contentieux concrets qui avaient toujours un point d’attache catholique et juridique. Il savait également se référer à une expertise historique juridique précise pour éclairer la pratique et la jurisprudence. Ses réflexions, qui ont d’abord pris la forme de notes pour le MAE, ont été en grande partie livrées au public dans une série d’articles dans L’Europe nouvelle, sous le pseudonyme de Noël Abrieu (Accords du Latran, n° 594, 29 juin 1929).
12Sa culture romaine et ecclésiale globale lui permettait de saisir les nuances des différentes situations nationales de l’Église catholique, et de la stratégie à différentes échelles du Saint-Siège. Aussi, Louis Canet, qui accusait la loi de séparation d’avoir émancipé l’Église de toute tutelle, louait les garanties obtenues par l’État allemand grâce au Reichskonkordat de 1933. Sur le terrain des protectorats et des « droits de la France » sur la protection des catholiques, Louis Canet trouva son contradicteur, en la personne de Mgr Pietro Gasparri, cardinal secrétaire d’État de Benoît XV et de Pie XI.
La théorie officielle formalisée par le cardinal Pietro Gasparri et la réponse de Louis Canet
13La position du Saint-Siège sur le protectorat est évolutive et décalée chronologiquement en Extrême-Orient entre la Propagande et la Secrétairerie d’État6. Le grand architecte de l’émancipation du protectorat français par le Saint-Siège est le cardinal secrétaire d’État de Benoît XV et de Pie XI, Mgr Pietro Gasparri, professeur de droit canon à l’Institut catholique de Paris, et qui publie en 1905, anonymement, Le protectorat catholique de la France en Orient et en Extrême-Orient, étude historico-critique d’un prélat romain. Cette étude s’inscrit, bien entendu, dans le contexte du discordat, puis de la loi de séparation des Églises et de l’État, alors que les publications historico-juridiques sur le sujet ne sont pas rares7.
14Le positionnement du cardinal Gasparri est global, et vise, en somme, à ménager une voix d’émancipation pour le Saint-Siège que semblent offrir la nouvelle législation et la rupture des relations diplomatiques depuis fin juillet 1904. C’est aussi une façon, semble-t-il, de rappeler à la France ce qu’elle risque de perdre en poursuivant ce qu’à Rome on considère comme une attaque anticléricale en règle contre l’Église catholique et le Saint-Siège. Même si le cardinal Gasparri distingue deux espaces, l’Orient (incluant l’Europe orientale) et l’Extrême-Orient, il développe une lecture systémique des protectorats religieux de la France dans le monde :
Le protectorat français dans le Levant et en Extrême-Orient consiste dans le droit exclusif et général (sauf les exceptions que nous indiquerons) qu’a la France de défendre l’Église catholique dans ces régions, droit accompagné de quelques prérogatives honorifiques. Il embrasse donc deux choses qu’il importe de bien distinguer :
1- Le droit de protéger l’Église catholique dans les lieux soumis au protectorat
2- Quelques honneurs particuliers, réservés, dans ces mêmes lieux, aux Représentants de la France, en tant que protectrice de l’Église catholique8.
15Cette distinction de principe est importante. Louis Canet ne la partage pas. Car, pour le conseiller technique des affaires religieuses, les honneurs particuliers, notamment liturgiques, sont la juste compensation du service que la France rend à l’Église en la protégeant. De même, tandis que le cardinal cherche à « déterminer le fondement juridique de chacun de ces éléments », Louis Canet s’attache aussi à la pratique engagée depuis longtemps, et faisant, pour lui, jurisprudence. Pour Louis Canet, le problème des protectorats concerne notamment l’établissement des délégations apostoliques, représentations du pape auprès des Églises locales, sans caractère diplomatique, mais qui, de fait, entretiennent des relations avec les autorités locales. C’est le cas, par exemple, du délégué apostolique en Chine qui arrive à Pékin à l’automne 1922, Mgr Celso Costantini. Auparavant, le MAE ne voulait pas en entendre parler. Mais le rétablissement des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la France permet à la République, et en particulier à L. Canet, de considérer le nonce apostolique à Paris comme le seul représentant de l’Église auprès du gouvernement chinois, et le ministre de France à Pékin comme le seul représentant politique de l’Église en Chine. C’est ce que confirme en juillet 1942 le délégué apostolique à Pékin, Mgr Zanin9.
16C’est d’ailleurs au moment d’une énième tentative du Saint-Siège et du gouvernement chinois d’établir des relations diplomatiques, en 1917-1918, que le cardinal Gasparri déploie tout son argumentaire sur la délégation apostolique en Chine, et de façon générale, dans les espaces colonisés ou sous régime de protectorat français. Son argumentaire est contesté par Louis Canet, qui considère que la délégation apostolique est au fond une nonciature masquée, cheval de Troie pour la signature de conventions directes entre l’État concerné et le Saint-Siège, avec la perspective éventuelle de l’établissement de relations diplomatiques officielles qui rendraient, de facto, et de jure, le protectorat français caduc.
17Mais l’argumentaire de L. Canet est bien plus subtil lorsqu’il a la possibilité de montrer au Saint-Siège que l’institution des délégués apostoliques est mauvaise en soi pour l’Église et pour le Saint-Siège. En effet, lorsquen 1940 le délégué apostolique à Tokyo, Mgr Paolo Marella (1933-1948), accepte les conditions japonaises pour l’Église catholique afin d’entrer dans le cadre de la loi sur les corporations religieuses d’avril 1939, il fait démissionner tous les ordinaires étrangers du Japon, et directeurs d’écoles, recteurs d’universités, supérieurs de couvents et communautés religieuses au Japon, pour y installer des Japonais. Il accepte aussi des contraintes extrêmement fortes sur le plan dogmatico-idéologique, qui permettent au gouvernement japonais de s’immiscer jusque dans le culte catholique, et même dans sa doctrine. Les cardinaux de la Propagande condamnent la négociation et la convention signée par Marella en avril 1941. Et Louis Canet, qui craignait, en l’occurrence, la constitution d’une Église nationale japonaise, donc schismatique, n’a plus qu’à conclure sur le « danger que représente, même pour le Saint-Siège, l’institution des délégués apostoliques10 ». Ainsi l’expertise de L. Canet convergeait de facto avec la sanction des cardinaux de la Propagande, réunis in congresso.
18En 1918, le cardinal Gasparri, tout en se faisant le défenseur du protectorat français et de sa conservation, développait un argumentaire juridique qui montrait que le traité de Tianjin ne concernait pas spécifiquement la France et qu’il laissait ouverte la possibilité de protectorats aussi divers que les nationalités représentées en Chine parmi les missionnaires. Le Saint-Siège, profitant de la loi de séparation, du règlement progressif de la « question romaine », s’acheminait vers l’affirmation d’une échelle supranationale, débarrassée des relais nationaux pour la coordination de ses efforts à l’échelle mondiale. L’Église tirait les conséquences de la sécularisation, de la séparation et de la fin de ses prérogatives temporelles pour accoucher d’une structure autonome juridiquement et politiquement, n’ayant besoin pour son maintien que de la bonne volonté, mais aussi de l’efficacité des autorités locales, ce qui était le cas au Japon mais pas encore en Chine en 1918.
19Le cardinal Gasparri voulait saisir, partout où il le pouvait, et avant lui Léon XIII, l’opportunité de l’émergence d’États modernes où la protection devenait inutile, puisque la loi et la police y garantissaient la liberté de culte et d’enseignement. Dès 1905, il présentait les choses de cette façon, lorsqu’il posait ainsi la problématique dans son opuscule anonyme sur les protectorats français :
Le protectorat, en tout ou en partie, s’exerce-t-il encore dans les pays qui ont autrefois appartenu à la Turquie, mais sont aujourd’hui indépendants ou quasi indépendants ou appartiennent à un autre État ? S’exerce-t-il encore en d’autres États de l’Extrême-Orient, distincts de la Chin11 ?
20Autrement dit, tout ce qui ne relevait pas de jure et de facto des capitulations du xviiie siècle avec la Sublime Porte, et confirmées par la suite, ainsi que des traités « inégaux » signés avec la dynastie Qing, tombait-il sous le coup du régime de protectorat ? Explicitement non.
21Et pour le cardinal Gasparri, contre l’argumentaire de Louis Canet, qui reprenait une tradition du Quai d’Orsay, même si le Saint-Siège n’était pas signataire des traités et des capitulations, celui-ci devait encore confirmer l’exécution des clauses religieuses des accords internationaux en demandant à tous les missionnaires catholiques, via le dicastère de la Propagande, de recourir au protectorat français à l’exclusion de tout autre, protectorat qui permettait à la France de délivrer des passeports à tous les missionnaires catholiques quelle que soit leur nationalité.
22À propos de l’envoi d’un délégué apostolique à Constantinople, le président du Conseil rappelle la position de la France, qui n’est rien d’autre que celle de L. Canet :
Le cardinal Gasparri cherche à donner du protectorat (en Orient) une définition abstraite d’où il résulterait que la France devrait continuer d’en supporter les charges, mais serait dépouillée des droits qui, en rehaussant son prestige, l’ont aidée jusqu’aujourd’hui à s’acquitter de ses obligations12.
23L’argumentaire de Louis Canet tend, encore une fois, à mettre l’accent sur l’historique et la pratique quand le cardinal Gasparri se situe sur le terrain du droit stricto sensu. Canet tente de dégager la France de l’ensemble d’une stratégie d’émancipation relative du Saint-Siège dont le cardinal Gasparri serait le maître d’œuvre :
Il ressort des télégrammes n° 1 à 5 de M. Doulcet que le 23 mars 1920 il fut entendu que si, dans quelques régions de l’Orient, une altération de l’état de choses actuel devenait inévitable, le Vatican ne ferait rien sans une conversation préalable avec nous. Il en est de même en Extrême-Orient, ajoutait notre chargé d’affaires, où le cardinal secrétaire d’État fait des réserves au sujet de la représentation du Saint-Siège, mais où il ne prendra pas d’initiative sans causer avec nous.
Ayant pris de tels engagements, le cardinal Gasparri vous annonce l’envoi d’un visiteur apostolique en mission temporaire en Chine, et publie aussitôt un bref d’érection d’une délégation apostolique permanente. Puis il entreprend d’abolir les usages qui règlent traditionnellement les rapports du délégué apostolique à Constantinople avec l’ambassadeur de France. [...] Le cardinal secrétaire d’État vous a dit que « les usages dont nous réclamons le maintien ne découlent pas de l’institution du « protectorat ». Je réponds
1° qu’en tous cas ils font partie de l’état de fait que le Saint-Siège s’est engagé à ne pas modifier sans conversation préalable avec nous et
2° qu’il y a lieu de les maintenir parce qu’ils sont liés au protectorat comme condition de son exercice13.
24Canet rappelle que l’argumentaire juridique de Gasparri est notamment fondé sur la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège le 30 juillet 1904, qui lui rend sa liberté d’action dans les protectorats. Mais « dans son livre blanc de 1906 le Saint-Siège déclare maintenir les Instructions de la Propagande en date du 22 mai 1888 ». Et il en rapporte le passage suivant : « Ils [les délégués, vicaires apostoliques et autres ordinaires des pays de mission] savent que le protectorat de la France sur l’Orient est en vigueur depuis des siècles et qu’il s’appuie sur des traités internationaux. Il n’a absolument rien à innover en cette matière ; ce protectorat doit être religieusement sauvegardé partout où il existe. Il faut donc avertir les missionnaires [etc.]14. » Et il précise encore :
Le cardinal Gasparri ajoute aujourd’hui que dès le début de son pontificat Benoît XV avait donné pour instructions au délégué apostolique de rompre avec les anciens usages, mais il avoue qu’aucune communication ne fut faite à notre ambassadeur à Constantinople et je viens de vous prouver qu’en effet ces usages ont été respectés jusqu’à février 192215.
25L’on invite le cardinal à relire son propre document : « Si le Cardinal Gasparri veut bien se reporter à la brochure sur le "protectorat catholique de la France en Orient et en Extrême-Orient" publiée à Rome en 1904 par un "prélat romain" qui n’est autre que lui-même, il y verra ceci, p. 32, après un paragraphe sur les honneurs liturgiques. » « Ainsi parmi les usages en question Mgr Gasparri ne jugeait abusif que ceux qui se rapportent au protocole de l’audience ; encore n’en réclamait-il pas l’abolition16. »
26Le ministre enregistre donc le changement de position du cardinal : l’état de fait est périmé et les précédents engagements ne tiennent plus pour le Saint-Siège. Si le Saint-Siège veut ruiner le protectorat, il doit au moins s’en entretenir explicitement avec le gouvernement français qui tient, lui, au statu quo.
27La thèse révisée du cardinal Gasparri en Orient est donc la suivante : « En renonçant aux capitulations la France a détruit les bases du protectorat et par conséquent le protectorat lui-même » :
À parler strictement, le Saint-Siège devrait donc révoquer ses instructions aux missionnaires et supprimer les honneurs accordés aux agents de la France. Néanmoins, il est disposé à conserver à la France tout ou partie de ses privilèges, mais à la condition que la France exerce à l’égard des catholiques une protection effective. Le cardinal semble souhaiter que nous concluions avec le gouvernement ottoman un nouvel accord qui se substituât aux clauses religieuses des anciennes capitulations et dont le Saint-Siège prenne acte en renouvelant nos privilèges17.
28Pendant la Première Guerre mondiale, Louis Canet s’intéressait déjà à Rome aux affaires curiales pour le département, alors que le Saint-Siège créait en 1917 la Congrégation pour l’Église orientale, qui dégageait de la Propagande un nombre important de territoires. Or, il s’agissait pour la France de conforter le protectorat, avec ses extensions, alors que la carte de l’Europe orientale était bouleversée par les traités de paix.
29La méfiance française était d’autant plus vive qu’était adjoint à la nouvelle Congrégation un Institut pontifical oriental (PIO). Or son modèle était l’Institut biblique pontifical, aux mains des Jésuites, institution qui, juste avant le conflit, s’était illustrée par des attaques en règle contre l’École biblique des dominicains implantée à Jérusalem, établissement d’excellence française. Dans ces conditions, la réplique française est celle de Louis Canet, qui écrit le 12 mai 1917, alors qu’il n’est pas encore conseiller des affaires religieuses :
Il sera très utile qu’un certain nombre des officiers et consulteurs de la nouvelle congrégation et des professeurs du nouvel institut fussent des prêtres ou des religieux français. Il serait très dangereux que l’Institut d’études orientales fût confié, comme l’Institut biblique, à la direction d’un allemand, ou placé sous la juridiction d’une congrégation suspecte18.
30Et lorsqu’il fait l’inventaire des religieux pressentis pour entrer au service du PIO, Louis Canet constate que la France va parvenir à ses fins, au moins en partie19.
Quelques exemples concrets de l’intervention du conseiller technique des affaires religieuses, dans et hors protectorat stricto sensu
31Étant donné ce que nous avons déjà publié sur le Saint-Siège et l’Extrême-Orient de Léon XIII à Pie X1120, nous évoquerons plutôt ici différents exemples pris en Europe orientale ou en Orient, pour prolonger la réflexion générale, car ils permettent de développer les subtilités du « protectorat religieux de la France ».
32L. Canet s’occupe des questions liturgiques avec une grande précision comme le montre l’exemple d’Alexandrie :
Le représentant de la France doit être reçu par l’officiant en chape, précédé de tout le clergé, de la croix, des cierges allumés, et de l’eau bénite. [...] L’encensement du représentant de la France doit être fait – et ceci est un point capital que j’ai sûrement établi – non par un thuriféraire ou un simple clergeon, mais par le diacre de l’Évangile lui-même, et aussitôt après celui de l’officiant21.
33Louis Canet accuse de faiblesse sur ce point l’évêque français et le délégué apostolique qui prêche en italien, comme le cardinal Tisserand écrit en italien à François Charles-Roux, ambassadeur de France près le Saint-Siège22.
34En 1941, en Bulgarie, Canet défend le maintien des honneurs liturgiques contre un glissement en faveur de l’Italie, faisant savoir que c’est dans l’intérêt de la France, du Saint-Siège et de l’Allemagne... Évidemment, l’affaire s’inscrit dans le contexte où la reine de Bulgarie est une princesse italienne23.
35Plus intéressant, le cas du protectorat en Palestine. En 1920, il reconnaît volontiers que Millerand a renoncé au protectorat unilatéral français sur les missions catholiques dans cette région, sans signer l’abandon formel cependant. De toute façon, pour Louis Canet l’abandon des prérogatives exclusives de puissance protectrice est dissocié des honneurs liturgiques qui traduisent en fait « le souvenir d’un passé que nul ne peut abolir », pas même Lord Curzon.
36Louis Canet demande même de transmettre cette affaire au pape en lui rappelant qu’un gouverneur juif ne peut s’immiscer dans des cérémonies catholiques qui relèvent du Saint-Siège exclusivement, et encore moins une puissance protestante comme l’Angleterre24. Le délégué apostolique français à Bagdad, Mgr Drapier, se plaint à L. Canet de ce que le Saint-Siège lui a adjoint un secrétaire italien qui dispose d’un financement quasiment illimité et l’a en outre calomnié à Rome. Il a demandé son rappel, chose faite, mais Rome veut l’adjoindre de nouveau à son service. Il note, dans le sens de Canet, qu’il y a un problème avec les délégués apostoliques, français ou non, dans les espaces colonisés ou sous protectorat, car ils mettent la main sur la direction des missions et les œuvres catholiques. Qu’il soit français ne garantit rien, le Saint-Siège, reconnaît-on, est dans son droit, mais au moins le gouvernement français doit maintenir la pression sur la nomination de la personne qui desservira le moins les intérêts français, en évitant de « préparer nous-mêmes les verges dont nous serons fouettés (sic)25 ».
37Dans l’affaire des délégués apostoliques, tous les espaces sous protectorat ne font qu’un. Aussi, lorsque le 6 novembre 1938, le successeur de Mgr Drapier est nommé, le père Georges de Jonghe d’Ardoye (MEP), Louis Canet souligne son caractère « ultramontain », vérifié en qualité de secrétaire du délégué apostolique à Pékin, Mgr Costantini, qui l’encourage, selon le département, dans sa politique de plantation et d’inculturation de l’Église en Chine26. L’expertise Canet est donc globale dans les rapports avec le Saint-Siège et le dossier des protectorats. Dans ce contexte, toute position d’un Français au service du Saint-Siège considérée comme anti-française relève d’un ajustement d’intérêt : la promotion par la Curie plutôt que par le gouvernement français de la situation ecclésiastique du prêtre concerné27.
38L’expertise de L. Canet conduit également à profiter des recompositions générales à l’issue de la Seconde Guerre mondiale :
Il est à souhaiter :
1- Que Mgr de Jonghe s’en aille où il plaira au Saint-Siège, pourvu que ce ne soit pas dans un territoire où la France ait des intérêts.
2- Que la Délégation de Bagdad soit de nouveau réunie à l’archevêché français. Il peut y avoir lieu sur ce point de s’expliquer avec le gouvernement irakien ;
3- Que l’archevêché d’Ispahan qui est vacant soit, suivant la tradition, pourvu d’un titulaire lazariste français qui exercerait de nouveau les fonctions de délégué apostolique.
Nous avons beaucoup perdu sur ce terrain, et je souhaite que la délégation d’Afrique-Levant réussisse à rétablir la situation28.
39La France est également protectrice en Iran. Canet travaille à ce que l’archevêque d’Ispahan et délégué apostolique soit un Français, éventuellement un lazariste comme prévu habituellement29. Louis Canet soutient d’ailleurs toutes les opérations religieuses que la France est susceptible de gérer, comme l’évêché grec-orthodoxe du Liban30. S’agissant des catholiques chaldéens, l’enjeu est la récupération d’un legs, le legs Terzieh, dont Canet veut écarter le délégué apostolique pour défendre la responsabilité des biens ecclésiastiques tenus par la France en qualité de puissance protectrice, le testataire ayant légué à « l’Église, aux écoles et aux œuvres de sa nation31 ». Cependant, François Charles-Roux à Rome tend à pousser à une autre lecture qui satisferait, à la Curie, un cardinal français, Mgr Tisserant, qui s’occupe de la Congrégation de l’Église orientale. Entre le souci de ménager l’influence française à la Curie et les enjeux de représentation sur le terrain, L. Canet tranche en faveur des seconds, et malgré les concessions possibles à faire au cardinal Tisserant. Le legs est fait « à l’Église, aux écoles et aux pauvres de ma nation32 », c’est-à-dire à l’Église chaldéenne, et pas au Saint-Siège. On se retrouve ainsi devant l’étrange configuration dans laquelle la France défend le droit d’une Église locale contre la direction romaine. Malgré une démarche somme toute diplomatique, la crise couve entre la France et le Saint-Siège sur ce dossier. En effet, on accuse L. Canet d’en avoir après la nationalité italienne de Mgr Marina, délégué apostolique, alors qu’il s’agit, pour Canet, de la simple défense des clauses de droit qui dissocient de fait le testament de toute récupération par le Saint-Siège33.
40Louis Canet adopte donc une ligne parfaitement gallicane avec les Églises sous protection française, y compris à l’échelle nationale : il refuse ainsi d’assister à une cérémonie à Châteauroux en présence du nonce apostolique, hors cadre diplomatique, au profit d’une cérémonie melkite à Paris34. Chez Canet, l’expertise tend donc à intégrer ce qu’on pourrait appeler la politique orientale du Saint-Siège. De ce point de vue, la note qu’il développe sur la question ukrainienne au lendemain de la Première Guerre mondiale est très intéressante, note dans laquelle la Realpolitik s’impose :
Les questions nationales ont toujours en Orient un aspect religieux : aussi l’application des traités de paix suppose-t-elle la solution de certains problèmes religieux. La France, par là même qu’elle est directement intéressée à l’application des traités de paix, ne saurait s’en désintéresser. Elle ne peut d’ailleurs moins le faire que le gouvernement allemand, les agents des maisons de Habsbourg ou de Hohenzollern, enfin les États issus du démembrement de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie, qui, eux, quand même ils se proclament laïques ne s’en désintéressent pourtant pas plus que le Saint-Siège lui-même. Il y a à Rome des collèges teutonique, mariano-teutonique, germanico-hongrois, tchèque, ruthène, polonais, grec, etc., qui, soumis à l’autorité du Pape, ont été jusqu’à présent et sont peut-être encore sous le contrôle du gouvernement allemand ou des agents de la maison de Habsbourg. Il est à souhaiter que la France puisse surveiller ce que pourraient préparer dans ces établissements, à l’insu ou avec consentement du Saint-Siège et peut-être du pouvoir civil italien, les émissaires de l’ennemi. Un cas typique entre tout est celui des Ruthènes ou Ukrainiens35.
41Louis Canet sait parfaitement évaluer la place du religieux dans les affaires internationales, au service des intérêts stratégiques directs : espionnage, protectorat donc présence française, traités de paix. Le dossier ukrainien, sur son versant religieux, est ramené à des conceptions uniquement politiques et d’intérêt national. Le but est de maîtriser au mieux les paramètres d’influence de l’Église catholique et de sa situation locale pour tourner cette dernière en faveur de la France plutôt qu’au profit d’un pays tiers ou seulement du Saint-Siège. L’affaire est pensée dans ses positionnements juridiques et internationaux.
42Les considérations religieuses, stricto sensu, ne sont pas au menu du diagnostic ni de la stratégie qu’esquisse L. Canet. Et Louis Canet sait conclure en quelques mots sur la stratégie du Saint-Siège, telle que nous la connaissons très bien aujourd’hui : « Quoi qu’il en soit, le Saint-Siège mettra tout en œuvre pour aider au mouvement ukrainien parce qu’il espère d’abord étendre son influence en Russie, par le retour des orthodoxes à l’uniatisme, et puis fermer au patriarcat de Moscou l’accès de Sainte-Sophie de Constantinople. » Et il ajoute : « La question ukrainienne est donc un élément considérable du problème européen, et la France, selon qu’elle voudra maintenir ou dissoudre l’unité russe, devra prendre parti pour ou contre la politique pontificale36. »
43Louis Canet s’emploie, en même temps, à repérer les hommes de la politique du Saint-Siège en Ukraine, de l’appareil romain aux émissaires sur place. Il énumère ainsi : l’archiduc François-Ferdinand, l’archevêque uniate de Leopol, Mgr Szepticky, le père Ledochowski, général de la Compagnie depuis le 15 février 191537. Il développe ensuite la biographie très détaillée des protagonistes et leur réseau, avec un historique depuis Pie X qui aboutit à la visite apostolique de Mgr Genocchi.
44L’affaire se noue rapidement en négociation sur le terrain politique et des Affaires étrangères. Ainsi, le 12 avril 1920, Louis Canet reçoit la visite du comte Tyszkivicz, représentant des intérêts ukrainiens à Paris :
Il se vante d’être très catholique, et semble encore plus clérical : il avoue lui-même que le principal appui de sa politique est Benoît XV. M. Nitti, m’a-t-il dit, est converti à notre cause ; le pape agit pour nous jusque dans les Parlements : le Parti populaire [c’est-à-dire le parti catholique] votera pour nous à la chambre italienne38.
45S’ensuit l’évocation d’un réseau romain favorable à la cause uniato-ukrainienne. Le comte Tyszkivicz définit clairement sa position : l’indépendance de l’Ukraine. Et pour conclure, il précise : « Le comte Tyszkivicz m’a demandé si la question serait agitée à San Remo, et s’il y avait quelque espoir qu’il pût se faire entendre de la conférence. Je lui ai répondu que je n’en savais rien39. » On retombe donc sur les affaires multilatérales du sort de la Russie, qui passe notamment par l’attribution ou non de l’indépendance pleine et entière à l’Ukraine.
46Dans cette affaire, L. Canet évalue parfaitement les paramètres religieux dans leurs dimensions politiques et géopolitiques :
Mon impression générale est que tout ce milieu est très habile, très actif et très riche ; que la propagande ukrainienne est très développée, puissamment organisée, et que c’est Mgr Szepticky qui la dirige par l’intermédiaire du Saint-Siège. Que la France doive la favoriser ou la combattre, il est en tout cas certain qu’elle ne peut ni l’ignorer ni la traiter en quantité négligeable40.
47Louis Canet, comme le souligne justement Bruno Neveu, voit passer tous les représentants religieux possibles et imaginables... L’expertise est globale et ne se limite pas au catholicisme, y compris dans les affaires de protectorat. Ainsi, le 19 novembre 1938, L. Canet reçoit au MAE Mgr Karam, archevêque orthodoxe du Liban dont les fidèles sont environ 50 00041, qui vient lui demander une augmentation des subventions pour ses établissements d’enseignement. En 1945, L. Canet suit encore la situation de l’Église orthodoxe en Russie, avec l’élection du patriarche Alexis :
Les conditions dans lesquelles a été élu le nouveau patriarche de Moscou sont donc de nature à éclairer les arrière pensées de la politique russe. Et il pourrait y avoir intérêt à interroger notre Ambassadeur à Moscou sur les circonstances exactes de l’élection du patriarche Alexis42.
48De ce point de vue, on perçoit l’importance du problème religieux pour comprendre l’évolution politique de la Russie, hors cadre protectorat, dans un contexte où, a priori, il n’est plus guère question de religion reconnue, ni même tolérée en Union soviétique. L. Canet voit dans l’élection du patriarche Alexis la volonté soviétique de faire assumer par le patriarcat de Moscou, au sein de l’orthodoxie, le rôle du Saint-Siège dans l’Église catholique. D’où l’intérêt de Canet pour Mgr Beaussart, ordinaire pour les communautés étrangères à l’archevêché de Paris, et qui connaît très bien les milieux orthodoxes43. L. Canet comprend parfaitement les recompositions religieuses d’après-guerre et les conséquences internationales de l’œcuménisme, en sachant voir les conséquences politiques de démarches, parfois, purement religieuses :
Nous avons certainement intérêt à ce que l’orthodoxie levantine sorte de son marasme ; mais il peut y avoir inconvénient à ce que ce revival se produise par le moyen d’un levain russe. Je crois que M. Zander n’a que des préoccupations religieuses ; mais une influence, même purement religieuse, peut avoir des répercussions dans l’ordre politique. Néanmoins je pense que le Département aurait intérêt à examiner la question. Et je crois qu’il serait utile que la Direction d’Afrique-Levant eût une conversation avec M. Zander. L’adresse de celui-ci est 4, rue d’Alsace-Lorraine à Boulogne-sur-Seine. Les relations entre les Églises sont maintenant devenues un élément de la politique internationale. Nous avons intérêt à les surveiller d’abord, et jusqu’à un certain point à les utiliser. Mais en toute hypothèse il serait dangereux de vouloir les ignorer44.
49L’on passe les nombreuses notes historiques de L. Canet, qui connaît parfaitement les dossiers et les personnages clés des négociations. Dans sa description fort détaillée de l’œcuménisme, et de son utilisation éventuelle par les puissances lorsqu’il y a une Église établie – au Royaume-Uni par exemple – il précise un point qui peut sembler paradoxal, tant il semblait qu’après 1945 les affaires religieuses françaises, hors protectorat, n’avaient plus guère de sens. L. Canet justifie une note détaillée sur l’union des Églises en affirmant : « Tous ces détails ne sont donnés ici que pour l’information du Département, et pour montrer qu’il y a chance que dans les années qui viennent la question religieuse reprenne dans la politique générale une place qu’elle avait depuis longtemps perdue45. »
50L’activité de Louis Canet montre que la culture et la politique religieuse sont au cœur de l’action du ministère des Affaires étrangères, et qu’elle s’insinue dans toutes les régions du monde, et dans tous les dossiers. Le cadre semble simple, puisqu’il repose sur des traités internationaux, et des acteurs institutionnels bien définis. Pourtant les tensions locales et les multiples subtilités des traités et de leur exégèse, de la pratique et des traditions politiques locales constituent, pour le MAE, un souci permanent d’expertise et d’intervention que coordonne Louis Canet sur le plan religieux.
51L’érudition apparemment décalée est subtilement distillée en fonction des dossiers. Le conseiller technique sait habilement passer de l’expert en sciences religieuses aux fonctions de diplomate ou de juriste au Conseil d’État. C’est donc initialement une fonction transversale qui n’est pas isolée au sein du MAE et qui évite l’éparpillement des commissions d’experts.
52La politique des protectorats, réactivée de façon biaisée récemment à l’égard des chrétiens d’Orient, a servi de relais extraordinaire à la présence française dans les espaces ultra-occidentaux, par l’Église catholique essentiellement : universités, écoles, privilèges liturgiques, intervention de la justice consulaire court-circuitant la justice nationale, voire la souveraineté des États, les régimes extraterritoriaux largement exploités, les réseaux d’élites francophones.
53Le religieux, en particulier l’Église catholique et ses missions, n’est pas seulement un paramètre d’expertise, aussi important soit-il, mais un outil d’intervention, et que l’on peut sans problème associer aux paramètres standard de la puissance française dans le système international, et ceci dans un régime apaisé de séparation des Églises et de l’État. La gauche républicaine avait fixé la ligne très tôt : les querelles religieuses françaises et les enjeux de la paix civile dans l’hexagone ne devaient pas franchir la Méditerranée, ni la ligne bleue des Vosges.
54En conséquence, ce qu’on pourrait appeler génériquement le gallicanisme de Louis Canet n’était pas seulement la déduction de ses travaux, mais s’ajustait parfaitement aux enjeux stratégiques de la puissance française dans le monde. Louis Canet avait été formé et avait étudié ce qu’il fallait : l’Église catholique et ses rouages, sans ignorer le reste du monde religieux, essentiellement chrétien. Et c’est pourquoi il eut des échanges indirects et parfois si virulents avec le cardinal Gasparri qui, méthodiquement, serrait l’argumentaire pour émanciper le Saint-Siège de la diplomatie française et faire garantir la sécurité et la liberté des missions catholiques non pas seulement par les États locaux, mais par la sécurité collective émergeant de la conférence de la paix, au cours de celle-ci le représentant officieux du Saint-Siège, Mgr Cerretti, arrachait l’article 432 du traité de Versailles à l’ensemble des protagonistes, y compris au royaume d’Italie.
55L’histoire ne se répète pas, mais cette tradition française d’expertise du religieux est ancienne, notamment en raison des relations historiquement toujours très étroites et complexes avec l’Église catholique romaine. D’ailleurs, n’était-ce pas aussi compliqué pour les esprits divisés du temps que de saisir aujourd’hui les recompositions identitaires dans la globalisation ? La complexité de la réalité confessionnelle de l’Orient et de l’Extrême-Orient n’empêchait pas Louis Canet de dégager quelques lignes claires et constantes pour maintenir à toute force une présence française qui commençait à s’étioler. Bien entendu, cette ligne à l’égard des protectorats en 1946 n’était déjà plus trop d’actualité, même si l’internonce Riberi, avant de se rendre à Pékin, passait au Quai d’Orsay et demandait à la France de ne pas lâcher son soutien historique et constant aux missions de Chine, à toutes leurs œuvres qui le lui rendaient bien, dans un contexte de guerre civile si violent entre communistes et nationalistes : centre de recherche, observatoire, université, lycées, écoles, aide sociale, hôpitaux, etc.
56Aujourd’hui, les rapports de force religieux ont changé, et les recompositions du système international ont été si rapides et si violentes, sans compter les révolutions culturelles de l’Occident, que cette expertise semble bien poussiéreuse. Pour autant, elle rappelle que le « fait religieux » n’est jamais une donnée relative. Depuis, les sciences humaines et leur affirmation dans les années 1970, dans un contexte structuraliste, ont donné naissance à une expertise riche, neuve, mais éclatée et fort complexe du « fait religieux ». Le MAE ne peut donc certainement se contenter d’un expert fonctionnaire pour saisir l’ensemble d’une réalité complexe. Mais, comme l’action a aussi besoin de lignes simples, à partir de données simplifiées, le poste de conseil technique est peut-être plus que jamais d’actualité pour fédérer les expertises et fixer les grandes lignes de la politique étrangère française dans ce domaine, au carrefour de toutes les dimensions de la globalisation, dont le religieux n’est pas l’une des moindres, quelles que soient les convictions personnelles de chacun. Or l’Église catholique est certainement, depuis très longtemps, le plus archaïque et le plus abouti des modèles globaux.
Notes de bas de page
1 Bruno Neveu, Louis Canet et le service du conseiller technique pour les affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères, Paris, A. Pedone, 1968, p. 3, note 2 bis.
2 Ibid., p. 2.
3 Voir Émile Poulat, « Canet Louis », Encyclopedia Universalis.
4 Le protectorat catholique de la France en Orient et en Extrême-Orient, étude historico-juridique d’un prélat romain, 3e édition, 1905, Bayard, Paris.
5 Bruno Neveu, Louis Canet..., op. cit., note 14.
6 Sur cette question, je me permets de renvoyer à mes travaux : Olivier Sibre, Le Saint-Siège et l’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon), de Léon XIII à Pie XII (1880-1952), Rome, Collection de l’École française de Rome, 459, 2012.
7 Par exemple, Joseph Aubès, Le protectorat religieux de la France en Orient, Paris, Librairie Vie et Amat, 1904 ; Pierre Ghaleb, Le protectorat religieux de la France en Orient, étude historique et politique, Avignon, Aubanel frères, s. d. ; Georges Outrey, Études pratiques sur le protectorat religieux de la France en Orient, Constantinople, 1898 ; Léon Joly (chanoine de Notre-Dame de Paris), Le christianisme et l’Extrême-Orient, Paris, P. Lethielleux, 1907, 2 vol.
8 Le protectorat catholique de la France en Orient..., op. cit.
9 AMAE, papiers d’agent, papiers Canet, carton XX, questions extérieures, Chine (1937-1943), f. 166, Vichy, 22 juillet 1942.
10 AMAE, papiers d’agent, Louis Canet vol. 54, Japon, 1941-1944, f. 3, Royat, le 11 juin 1941. Note manuscrite pour la Direction politique.
11 Le protectorat catholique de la France en Orient..., op. cit.
12 Papiers Canet, questions extérieures, Turquie, 1923-1940, f. 176-182, 19 mai 1923, le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, à Monsieur Jonnart, ambassadeur de la République française près le Saint-Siège à Rome.
13 Papiers Canet, questions extérieures, Turquie, 1923-1940, f. 176-182,19 mai 1923, le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, à Monsieur Jonnart, ambassadeur de la République française près le Saint-Siège à Rome.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Ibid., f. 188/189, Paris, le 14 novembre 1923, haut-commissariat français, Constantinople, etc. Chiffré.
18 AMAE, guerre 1914-1918, Turquie, 931, protectorat religieux de la France, janvier-juillet 1917, lettre de l’ambassade de France à Rome (293), 12 mai 1917, Barrère, avec une note de Canet du même jour. Référence citée par Dominique Trimbur, « Une lecture politique de la mission pour l’Union. La France et la mise en place de la Sacrée Congrégation orientale, 1917-1922 », dans Chantal Faisant (dir.), La mission en textes et images : colloque 2003 du GRIEM, Paris, 23 au 25 janvier, Paris, Karthala, 2004, p. 464-465.
19 Ibid.
20 Olivier Sibre, Le Saint-Siège..., op. cit.
21 Papiers Canet (PA-AP : 194), dossier 12, honneurs liturgiques, f. 25, Paris, 10 août 1943. Note pour le directeur politique.
22 Ibid.
23 Ibid., f. 13, 4 septembre 1941, note pour la Direction politique, sous-direction d’Europe.
24 Ibid., f. 1-4, décembre 1920, les honneurs liturgiques dus aux agents de la France en Palestine.
25 Ibid., Irak, f. 45-46, Paris, le 6 juillet 1935, note pour Monsieur de Saint-Quentin. Objet : délégation apostolique. Expédié/confidentiel.
26 Ibid.., f. 62, le MAE à Monsieur Lescuyer, ministre de France à Bagdad.
27 Ibid., f. 79, 13 avril 1945, Lettre de M. Pierre Jouguet, conseiller culturel près la légation de France en Egypte.
28 Ibid., f. 80,14 avril 1945, note pour la Direction d’Afrique Levant.
29 Ibid., Iran (1920-1936), f. 88, Paris, le 24 juillet 1920, La France et l’Archevêché d’Ispahan.
30 Ibid., Église orthodoxe grecque de Syrie, f. 312, Hadeth, 23 décembre 1938, Monsieur Louis Canet, maître des requêtes au Conseil d’État, directeur des affaires religieuses au ministère des Affaires étrangères, Paris.
31 Ibid., Chaldéens catholiques (1936-1937), f. 317, Paris, le 27 janvier 1937, note pour Monsieur Cosme.
32 Papiers Canet (PA-AP : 194), dossier 12, honneurs liturgiques, f. 319, Paris, le 11 juin 1937, note pour Monsieur Cosme.
33 Ibid., f. 325, Paris, le 23 octobre 1937, note pour Monsieur Hoppenot.
34 Ibid., Melkites (1934-1939), f. 342, Paris, le 17 mai 1939, note pour le Directeur du Cabinet.
35 Papiers Canet, Dossier 36, Le Saint-Siège et les Églises orientales (1917-1921), f. 73, Le Saint-Siège et la question ukrainienne, Paris, le 25 mars 1920 (note manuscrite).
36 Ibid.
37 Ibid., f. 75, La visite apostolique du R.P. Genocchi en Ukraine, Paris, le 12 avril 1920 (note manuscrite).
38 Ibid., f. 78, La délégation ukrainienne de Paris, Paris, le 13 avril 1920.
39 Ibid., f. 80.
40 Ibid.
41 Ibid., Questions orthodoxes (1923-1945), f. 125, Paris, le 19 novembre 1938, Note pour la section des écoles.
42 Ibid., f. 148, Paris, le 19 mars 1945, Note pour Monsieur Chauvel.
43 Ibid., f. 150, Paris, le 8 octobre 1945, Note pour le secrétaire général.
44 Ibid., Union des Églises, f. 185, Paris, le 27 novembre 1945, Note pour le secrétaire général, p. 7/7 de la note.
45 Ibid.
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Diplomatie et religion
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- (2018) Experts et expertises en diplomatie. DOI: 10.4000/books.pur.167946
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