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Le Quai d’Orsay, une citadelle du cléricalisme ? Religion et culture des diplomates à la Belle Époque

p. 27-43


Texte intégral

1Une photographie1 immortalisant vers 1896-1897 l’ambassade auprès de la Sublime Porte réunie au grand complet montre, au centre, Paul Cambon, entouré de ses collaborateurs, et à sa droite, François-Xavier Lobry, supérieur de la mission des Lazaristes et visiteur de la Province de Constantinople. L’autorité de cet ecclésiastique, porte-parole des congrégations françaises présentes sur les bords du Bosphore et très bien introduit dans les milieux officiels, ne suffit pas à expliquer sa place parmi les membres de l’ambassade : sa présence montre bien la proximité qui s’est tissée entre les diplomates et le personnel ecclésiastique et la connivence des intérêts nationaux et des intérêts religieux. Le cliché serait de nature à conforter les rumeurs les plus insidieuses, dont se font l’écho, bien souvent, les colonies françaises à l’étranger et surtout les milieux politiques, d’un Quai d’Orsay, bastion du cléricalisme. Pourtant, à la Belle Époque, le corps a été déjà bien épuré des éléments les plus réactionnaires et cléricaux, épuration compensée par l’entrée en force d’éléments extérieurs qualifiés d’« intrus » par les hommes de la Carrière et proches idéologiquement des nouvelles élites dirigeantes. Les années 1880 ont vu disparaître une génération de diplomates catholiques, de sensibilité ultramontaine comme Gabriac, Baude, Armand, qui avait survécu à l’avènement de la République. Mais leurs successeurs cultivent plus que d’autres corps un rapport toujours étroit avec la religion, malgré un très large éventail de sensibilités. Cela ne les empêche pas d’endosser la campagne anticléricale des gouvernements de la Belle Époque, tout en trouvant une compensation à l’extérieur dans la politique pragmatique de la République à l’égard des questions religieuses.

La religion des diplomates à la Belle Époque : entre convictions profondes, conformisme et adhésion à l’esprit du temps

« Au sortir du berceau, notre bouche enfantine bégayait le doux nom du Christ2, »

2Issus du monde des notables, les diplomates appartiennent, sans surprise, à des familles de confession catholique, réputées pour certaines d’entre elles par leur grande ferveur, tels Pierre de Margerie ou Armand Nisard et donnant à chaque génération des fils à l’Église. Le frère de Soulange-Bodin est curé, celui de Doulcet, évêque de Nicopolis en Bulgarie. Dans les familles moins engagées, la religion a aussi sa place. Le père de Saint-René-Taillandier, pourtant hostile au monopole de l’Église sur l’Université3, pratique régulièrement sa foi, malgré son attrait pour la philosophie spiritualiste contre laquelle le met en garde son oncle curé à Saint-Augustin : « C’est pour sauvegarder les droits de Celui qui doit t’être aussi cher qu’à moi puisque chaque jour tu l’adores et tu l’invoques comme ton Créateur et ton Père4. » Chez les Gérard, ralliés à la République dès 1848, l’instruction religieuse n’est pas davantage négligée. Au jeune Auguste, désobéissant à son grand-père, le père momentanément absent écrit : « Ce serait un très gros péché qu’il ne faut pas commettre à la veille de ta première communion et maintenant que ta confession générale est préparée5. » S’ils ont en général plutôt fréquenté les grands établissements secondaires publics, certains diplomates ont été confiés aux soins de précepteurs-clercs comme Bobot-Descoutures ou de collèges congréganistes : Jean-Baptiste Pasteur, Casenave, Saint-Aulaire, Margerie et Bompard font leurs études chez les Jésuites, Révoil chez les Assomptionnistes, Jusserand chez les Chartreux de Lyon, Joseph de Loynes et Conty au collège de Pontlevoy dans le Loir-et-Cher.

3Le Quai d’Orsay compte une surreprésentation de protestants (8 %6) parmi ses membres, ce qui constitue une rupture par rapport au personnel diplomatique du Second Empire (2 %)7. En revanche, cette proportion est comparable à celle des élites politiques8. L’engouement pour la Carrière dans les milieux réformés peut s’expliquer par plusieurs facteurs : le cosmopolitisme et les réseaux familiaux transfrontaliers, la tradition de nomadisme de ces familles pour des motifs tant religieux que commerciaux, l’habitude des voyages et des langues étrangères, plus fréquente chez les jeunes protestants. Enfin, la société protestante a le vent en poupe sous la Troisième République, dont elle partage l’état d’esprit dominant. L’attribution du portefeuille des Affaires étrangères à des personnalités appartenant à la religion réformée – Waddington, Freycinet, Ribot, Justin de Selves – a sans doute aussi encouragé leurs coreligionnaires à embrasser la carrière des ambassades. Alors que le mouvement revivaliste avait essaimé dans les familles représentées au début de la Troisième République, telles que les Bartholdi et les Waddington, la génération de la Belle Époque, Louis Steeg, William Martin, Jean Goût, Jacques Seydoux, appartiennent à la branche du protestantisme libéral9. Ces diplomates ont dû être marqués par le sentiment de forte identité culturelle qui caractérise la communauté réformée. William Martin a grandi au milieu des souvenirs du passé huguenot auprès d’un père, Charles-William Martin (1827-1905), pilier de la Société d’histoire du protestantisme et bibliophile invétéré qui se livre à tout un travail d’édition, de traduction et de commentaires des récits contemporains de la Saint-Barthélemy. L’appartenance à la religion réformée n’est pas sans incidence sur le déroulement des carrières, le département hésitant encore à la fin du siècle à envoyer ses représentants en Orient en raison du protectorat. Ainsi Jean Goût doit-il renoncer à son affectation comme consul général à Beyrouth sur les conseils de Paul Cambon, alors ambassadeur à Constantinople, car « sa qualité de protestant ne permet pas de le placer dans les consulats où les intérêts catholiques tiennent la première place10 ». Les réticences des ecclésiastiques à rendre les honneurs liturgiques à des consuls non catholiques, la nécessité d’exercer une influence sur les religieux catholiques, relais de la propagande culturelle de la France, et la rivalité avec les autres puissances chrétiennes, notamment l’Italie, sont invoquées pour justifier à cet agent méritant sa déconvenue11.

4En revanche, le culte Israélite n’est pas officiellement présent, à ceci près que la Carrière compte un de ses membres, en la personne de Charles Wiener, ministre à Caracas de 1901 à 1906. Celui-ci, naturalisé français en 1878, est en effet inscrit sur le registre de naissances des habitants de culte Israélite de Vienne où il est né12. Mais la confession de Wiener entré au tour extérieur après un début dans l’enseignement et les missions ethnologiques en Amérique latine n’est pas connue officiellement au Quai d’Orsay. À cela, rien de surprenant : la Carrière est en effet fermée aux juifs, par refus d’introduire en son sein des éléments étrangers à la composition historique, donc ethnique, du corps. Lorsque Joseph Reinach, protégé de Gambetta, frappe à la porte de la Carrière en 1880 pour être second secrétaire à Berne, il est confronté à une levée unanime de boucliers, non seulement des héritiers des vieilles élites mais aussi des membres de la nouvelle classe dirigeante. Aussi, comme le conclut Jules Herbette, directeur du personnel : « Sur l’observation qu’il y aurait peut-être inconvénient à introduire des juifs dans la diplomatie où cette religion n’est pas encore représentée, M. Gambetta a renoncé à appuyer M. Reinach13. » Ni Emmanuel Arago, ni Challemel-Lacour ne soutiennent la candidature de Reinach qui se heurte dix ans après aux mêmes réticences lorsqu’il demande à siéger à la Commission des archives diplomatiques. Déposée en 1894, sa requête n’est satisfaite que dix ans plus tard14.

5Quelle que soit leur origine, les diplomates ont été élevés dans le respect de la religion, sauf peut-être Maurice Herbette dont le père Jules, ambassadeur à Berlin, est connu pour ses accès d’anticléricalisme, comme le raconte un de ses attachés à Berlin, Robert de Billy :

M. Herbette, homme plein de bienveillance et dont je n’ai eu qu’à me louer, avait un anticléricalisme congénital qui l’amenait parfois à des crises de voltairianisme bien extraordinaires. Notre conseiller, M. Soulange-Bodin dont le frère était curé dans la banlieue de Paris tomba gravement malade et son frère, inquiet, vint le voir et fut reçu par l’ambassadeur : « Vous savez combien j’aime votre frère lui dit M. Herbette, quand vous le verrez, ne l’effrayez pas sur son état et surtout ne l’administrez que s’il est réellement perdu » et puis, regardant Soulange dans les yeux, il lui dit d’un air bonhomme : « Voyons, entre hommes, à quoi cela sert-il15 ? »

6L’esprit anticlérical du grand-père des frères Cambon, orphelins de père très jeunes, est tempéré par la vocation précoce de leur oncle entré au séminaire de Paris, le futur Mgr Larue16. Quelques-uns ont certes pu être marqués par l’incroyance religieuse de leur entourage familial, tels Philippe Berthelot ou Maurice Paléologue. Celui-ci, baptisé orthodoxe par un père sans convictions et éduqué par une mère libre-penseur, est confié dans sa jeunesse aux soins de Jules Quicherat, historien et archéologue : « Il appartenait à cette phalange de voltairiens un peu sectaires, ennemis acharnés de l’Empire et des curés, dévots à leur manière, mais dévots en une liberté, une égalité, une fraternité qui selon la fougue de leur cœur ne devaient pas seulement s’inscrire sur les façades17 », dira de lui la sœur du dernier ambassadeur auprès des tsars. Mais les esprits forts restent une minorité et l’éducation religieuse reçue par les représentants de la République a laissé de toutes les façons des marques variables.

La foi pour étendard

7Certains diplomates ne font pas mystère de leurs convictions profondes, comme Pierre Carteron, ministre à Haïti, fidèle de l’office dominical suivi chez les sœurs de Saint-Joseph de Cluny ou les frères de Saint-Louis de Gonzague18, Jean Doulcet dont la « piété rare, en plus de ses mobiles et de ses ferments intérieurs, s’appuyait sur une forte connaissance des questions théologiques19 », ou encore Maurice Borel, dont l’image pieuse envoyée après son décès en 1916 rappelle qu’« il fut un homme juste et parfait, au milieu de tous ceux de son temps ; il vécut pour Dieu et pour l’honneur de son pays ». Bapst est gagné à la fin de sa vie par un certain mysticisme dont rend compte sa Vie humaine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tandis qu’Henri des Portes de la Fosse publie, en 1908, Quelques vers, où il fait part de ses doutes d’antan et de la victoire finale de la foi :

Seul, blotti dans le coin d’une chapelle noire
Où jamais du soleil un rayon n’avait lui
Je sentis le regard d’un crucifix d’ivoire
S’incliner jusqu’à moi pour m’attirer à lui.
Et noyé dans les flots de ce plain-chant biblique
Dont l’accord triomphant emplit sa basilique
Le front courbé très bas et les genoux ployés
Les larmes à mes yeux montèrent goutte à goutte
Et je pleurai le temps où les spectres du doute
En mon cœur vierge encore s’étaient fourvoyés20.

8Pour d’autres, la foi est beaucoup plus intériorisée et la religion délivre surtout les principes d’une philosophie morale et d’un humanisme à suivre, « une règle de vie, une sagesse personnelle », comme l’écrit Stanislas Jeannesson à propos de Jacques Seydoux21. L’indifférence, pour certains, n’exclut pas non plus les phases de doute, comme pour Auguste Gérard, détaché des mystères de la foi22, mais qui au moment de la mort de sa mère, confie : « Qui, dans ces tragiques minutes de séparation, n’est prêt à faire le pari que conseille Pascal qui, sans risques, contient la chance de si ineffables promesses23. »

9Les choix de la vie privée des diplomates témoignent d’une fidélité apparente aux préceptes de la religion. Certes, quelques ministres plénipotentiaires, sortis souvent des rangs consulaires et essaimant en Orient ou en Amérique latine, ont parfois défrayé la chronique au début de leur carrière en vivant en concubinage avec des jeunes femmes de leur entourage mais la plupart finissent par régulariser leur situation. Quant aux deux ambassadeurs de la Belle Époque divorcés – le marquis de Reverseaux et le marquis de Montebello –, ils sont tous les deux catholiques pratiquants. Les mariages à l’église ou au temple, que tous contractent à quelques exceptions près – Philippe Berthelot, Delcassé, Deville, Klobukowski et Marcel – et les obsèques religieuses auxquelles peu renoncent24, ne suffisent pas à révéler la profondeur des sentiments religieux. Le conformisme social conforté par l’exercice de fonctions prestigieuses ou l’attachement aux pratiques familiales façonnent tout autant les comportements. Marcellin Pellet impose à sa femme, la fille de Scheurer-Kestner, un mariage au temple, « pour faire plaisir à ma mère, vieille huguenote [...]. Je suis très huguenot mais fort peu chrétien », avoue-t-il25. Maurice Paléologue, agnostique, se fait enterrer religieusement après avoir lui-même fixé l’ordo de la cérémonie, solennellement célébrée à Saint-Augustin. Enfin, au soir de la vie, les conversions in articula mortis ont ramené certains sur les chemins de la foi. Sans formation religieuse aucune, Camille Barrère serait entré, dans les dix dernières années de sa vie, « dans la communion de l’Église avec une grande simplicité26 ». En revanche, certains font montre d’un catholicisme réellement engagé : membres actifs de la Conférence Saint-Vincent de Paul ou des Écoles françaises d’Orient, comme La Boulinière ou Albert d’Anthouard, ils rejoignent pendant la guerre le Comité catholique de propagande française à l’étranger, fondé par Mgr Baudrillart en 1915. Ces catholiques convaincus se tournent volontiers vers l’Église pour l’éducation de leurs enfants, tel Manneville, conseiller à Berlin en 1912, qui place son fils chez les marianistes de Fribourg. L’instruction religieuse est suivie avec soin et les premières communions sont autant de prétextes ouvertement invoqués pour réclamer un congé, même sous le Bloc des gauches.

10Mais si l’étendard de la foi est porté haut au Quai d’Orsay, encore à la veille de la Grande Guerre, certains membres de la Carrière ont été aussi gagnés par les débats du siècle.

L’adhésion à l’esprit du siècle

11Force est de constater que les titulaires des ambassades et des principales légations professent des idées détachées de la religion, affichant plus volontiers des opinions agnostiques, tels les frères Cambon, Paléologue, Ernest Constant, Saint-René-Taillandier, Berthelot, Barrère, le comte d’Aunay, Paul Beau, ou tout au moins une certaine indifférence, comme Jusserand et Gérard. Ils appartiennent à une génération qui a grandi sous le Second Empire ou les débuts de la Troisième République, et qui a été marquée par les fondateurs de l’école positiviste : « Je ne sais si les jeunes gens d’aujourd’hui éprouvent pour aucun de leurs maîtres l’attrait passionné qu’aux environs de 1873, Taine inspirait à nos vingt ans [...] Malgré les résistances de nos jeunes esprits à des doctrines qui attaquaient avec rudesse celles où nous avions été nourris, l’éclat du talent de Taine, mais surtout la foi qui débordait de lui, foi profonde et véhémente en la puissance de l’esprit humain, nous attirait irrésistiblement27 », se rappelle Saint-René-Tallandier qui a suivi les cours du philosophe sur Rubens et Rembrandt à l’École des beaux-arts vers 1876. Berthelot, Paléologue, Saint-René-Taillandier ont aussi vécu dans l’intimité de Renan et de Taine, qu’ont aussi fréquentés Aynard, Bompardet Jusserand28. La Vie de Jésus remporte un vif succès chez les jeunes gens du Quai d’Orsay même si sa lecture en laisse quelques-uns circonspects, comme le comte d’Aunay, devenu par la suite libre-penseur : « Les preuves qu’il donne pour combattre la divinité du Christ sont presque toutes sans valeur, elles découlent du raisonnement et non des recherches dans les manuscrits et les inscriptions de l’époque, seuls témoignages que nous admettions de nos jours » et de conclure : « Monsieur Renan, faites attention que vous avez quelques fois affaire à des lecteurs intelligents29. » Gérard, qui a pratiquement lu tout Renan, collabore quant à lui activement à la Revue philosophique, fondée par Théodule Ribot, et s’intéresse aux théories de l’évolution30 : « Avec Darwin, s’éteint l’homme qui aura marqué de la plus forte empreinte un temps où nous vivons : c’était l’incarnation même de la science et de la philosophie de ce siècle31. » Cette fascination intellectuelle pour les maîtres du scientisme n’empêche pas l’élite du Quai d’Orsay de se tourner aussi vers leurs adversaires : Jusserand est également proche de la Revue critique de Brunetière, où écrivent aussi Georges Cogordan et Henry de Navenne. L’influence exacte des débats du siècle sur l’évolution spirituelle des diplomates reste plus difficile à saisir. Saint-René-Taillandier évolue certes vers l’agnosticisme sous l’inspiration de Taine dont il épouse la nièce. Mais Gérard qui consacre à Auguste Comte un de ses petits cahiers ne s’est pas pour autant converti au positivisme.

12Si certains sont traversés par le doute et le scepticisme, rares sont ceux à verser dans l’anticléricalisme, tel Henri Marcel qui laisse échapper son hostilité à l’Église après un séjour près d’Arras chez des parents, particulièrement dévots :

Je m’y suis mortellement ennuyé ! On n’imagine pas des fossiles pareils, cela ne lit pas, cela ne chasse point, ne fait pas de promenades. [...] On remplit de crucifix et de prie-Dieu les chambres d’amis et jusqu’à la cuisine et on plie religieusement sa serviette en fleur de lys. Il n’était question dans les conversations que de l’inauguration d’un chemin de croix où le vicaire général avait promis sa présence et l’état d’avancement d’une chasuble que brodait Madame, le tout entremêlé d’allusions aux bandits qui nous gouvernent, à l’insécurité du pays et à la stagnation des affaires qui sont leur œuvre, que je n’avais plus qu’à ponctuer d’un amen complaisant32.

13La libre-pensée a quelques adeptes au sein de la Carrière, dont Meyer, Laurence de Lalande, le comte d’Aunay, Charles de Coutouly, Henri Marcel, Girard de Rialle, Gabriel Deville. Mais le mouvement ne jouit pas d’une grande audience, tout comme la franc-maçonnerie : 5,7 % des diplomates de la Troisième République (1871- 1914) seraient affiliés à une loge, ce qui est fort modeste comparé à la représentation maçonnique au sein de la classe politique33. Les frères présents au Département sont, pour les deux tiers d’entre eux, des « intrus34 », même si l’on retrouve sur les listes antimaçonniques35 des diplomates de carrière tels Nabonne, Beau, Méroux de Valois. L’affiliation de Paul Cambon et de Camille Barrère a fait l’objet de polémiques mais leurs biographes respectifs ont tranché par la négative36. L’influence souterraine de la franc-maçonnerie n’est guère évoquée dans les correspondances, notamment de ceux qui auraient pu en faire les frais. L’intégration aux réseaux internes à la Carrière est une garantie plus sûre et certains diplomates affiliés mettent un bémol à leur activité maçonnique : le nomadisme de la fonction et la vie à l’étranger ne s’y prêtent pas toujours, même si Paul Beau et Auguste Pavie37 sont affiliés à une loge à Saigon, Pichon à Tunis, Merlou à Lima (1906-1909)38.

14En tous les cas, cette minorité militante n’a pas cherché à se distinguer du reste du corps par ses comportements : le comte d’Aunay, qui se dit libre-penseur, met son fils chez les Jésuites39 et sa fille au couvent très sélect des Oiseaux même s’il s’en défend en 1894 :

Tous ceux qui me connaissent savent que je suis libre-penseur et que dans ma maison la libre-pensée règne absolument. Peu de républicains peuvent en dire autant. Ces explications suffisent pour que je sois cru sur parole en vous disant que si ma fillette va au couvent, c’est simplement parce que cet établissement est le seul convenable dans mon quartier. J’ajouterai pour ceux qui l’ignorent que depuis une vingtaine d’années, je suis en guerre avec mon curé, que ce dernier me combat par tous les moyens et presqu’en chaire et que j’ai laïcisé l’école des filles40.

15La culture dominante a fini par déteindre et le détour par les ambassades a contribué à calmer la ferveur anticléricale de certains. Ernest Constans, revenu à la foi, se fait assister dans ses derniers moments par un prêtre de la basilique Sainte-Clotilde41. Qu’ils aient été touchés par la grâce ou simplement marqués par la tradition familiale, les diplomates de la Belle Époque ne sont pas indifférents à la religion, au moment même où la République fait de l’anticléricalisme militant le fer de lance de sa politique.

Représenter la République laïque et anticléricale : la religion des diplomates à l’épreuve ?

L’hostilité à la politique anticléricale

16Lorsque, au lendemain de l’affaire Dreyfus, la République relance l’offensive contre les catholiques, l’inquiétude monte au sein du personnel du Quai d’Orsay. Kleczkowski, alors consul général à Montréal, s’émeut d’un discours prononcé dès novembre 1899 par Waldeck-Rousseau devant la Chambre : « Est-ce une nouvelle guerre aux congrégations ? Au point de vue de l’effet à produire en dehors et surtout dans un pays comme celui-ci, je fais des vœux pour que les choses n’aillent pas trop loin42. » Auguste Gérard ne peut assister à la recrudescence de l’anticléricalisme sans penser à la déchristianisation de l’an II :

Voici la Chambre aux prises au Palais Bourbon avec des propositions de plus en plus accentuées en ce qui concerne la politique religieuse. Il y a là un crescendo qui peut n’être pas sans danger pour le cabinet. Il en est de ces surenchères en fort d’anticléricalisme comme des surenchères révolutionnaires au temps de la Terreur : les plus violents finissent par être dépassés43.

17Hormis chez les sympathisants, minoritaires, de la mouvance radicale et socialiste, tel Deville, secrétaire de la commission chargée de préparer la loi, avant d’aller occuper la légation d’Athènes en 1909, la séparation de l’Église et de l’État a longtemps été considérée comme prématurée dans la stricte ligne de l’opportunisme, même chez les diplomates républicains. Paul Cambon s’était prononcé pour le maintien du régime concordataire, afin de permettre à l’État de garder sous sa tutelle l’Église catholique44, tout comme Marcellin Pellet, alors député du Gard de 1876 à 1885. Quant à Barrère, la séparation lui semblait un obstacle au ralliement de la droite modérée, nécessaire pour contrecarrer l’influence des radicaux : « Il faut que l’Union des gauches ait ce qu’elle n’a jamais eu jusqu’ici : une opinion, un programme auquel les républicains modérés pourront se rallier. Prenez le programme Ribot du Pas-de-Calais. Ajournez sans hésiter la séparation de l’Église et de l’État45 », avait-il écrit à Reinach en 1881. Aussi, quelque vingt ans après, la séparation suscite la même réprobation, y compris chez les diplomates issus de la classe politique. D’après une enquête menée par la préfecture de Police, Ernest Constans, alors ambassadeur à Constantinople, « trouve très grave et très dangereuse la question de la séparation des Églises et de l’État46 ». En effet, les diplomates redoutent les désordres intérieurs qu’elle entraîne et l’image dégradée qui en résulte à l’étranger, ses effets sur les relations avec le Vatican et sur la politique traditionnelle de protectorat, qu’elle compromet au profit des nations rivales, et l’inquiétude qu’elle sème auprès de gouvernements étrangers.

18Toutefois, à la différence de l’armée47, la Carrière ne manifeste pas ouvertement son hostilité par des démissions ostentatoires comme sous Freycinet. Tout au plus refuse-t-elle certains services, notamment lorsque ses agents sont sortis des cadres. C’est notamment le cas du baron de Courcel, alors à la retraite depuis 1898, à qui Rouvier confie la mission d’user de son influence auprès de Guillaume II, au moment de la crise de Tanger : « Courcel l’aurait pris de très haut et aurait répondu qu’il lui agréait fort peu de servir un gouvernement de mufles qui frappait les femmes et les enfants dans les églises, qu’il irait “par ordre" et pas autrement48. » Rassurés par l’opposition de Delcassé à la politique combiste49, les agents des Affaires étrangères affichent plutôt leur indépendance d’esprit. Au lendemain de la crise des inventaires, Camille Barrère, qui avait pourtant soutenu la visite présidentielle à Rome en 1904, accepte la candidature du fils du philosophe catholique Ollé-Laprune :

M. Ollé-Laprune ne trouvera que des amis au Palais Farnèse. Quant à ses convictions religieuses, vous savez que les convictions sincères et désintéressées m’inspirent autant de respect que j’ai d’éloignement pour la violence sectaire, qu’elle soit rouge ou noire. M. Ollé-Laprune n’a rien à craindre ici pour la liberté de conscience50.

19Une fois la tourmente passée et la République réconciliée avec les catholiques après l’épreuve de la guerre, les diplomates semblent s’être ralliés à l’idée d’un État laïque. Le baron d’Anthouard, très engagé dans les œuvres et dans la promotion de l’Église de France – il est membre du conseil d’administration de l’Œuvre d’Orient, des Conférences de Saint-Vincent de Paul, de la Corporation des publicistes chrétiens et du Comité catholique des amitiés françaises à l’étranger51 –, peut en effet dire en 1923 : « Profondément respectueux de la liberté de penser, j’ai toujours été et je demeure partisan de la laïcité de l’État et de son enseignement, étant entendu qu’il devra être compris et appliqué comme un moyen de paix sociale52. »

Un corps épargné par la politique de la République radicale

20L’offensive anticléricale de la République combattante a relativement épargné le haut personnel diplomatique comparé à d’autres corps de l’administration française53. L’avènement d’un gouvernement dominé par les radicaux, après la victoire du Bloc des gauches, s’est certes accompagné d’un renouvellement des titulaires des principales représentations diplomatiques : entre 1899 et 1910, les admissions à la retraite touchent 74 diplomates de grade au moins égal à celui de ministre plénipotentiaire, les mises en disponibilité ou à la disposition du ministre. À l’été 1902, cinq ambassades sur neuf et sept légations sur trente-deux changent de chef de poste. L’arrivée de Pichon accentue encore le mouvement par une nouvelle valse d’excellences : quatre ambassadeurs et douze ministres doivent céder leur poste entre janvier et juin 1907. Mais le début du siècle coïncide surtout avec l’arrivée à un âge déjà respectable de toute une génération de diplomates, qui avait gravi les premiers échelons sous l’Empire et qui, par son profil social et idéologique, appartient nettement au passé, tel le baron de Courcel, le marquis de Montebello, le marquis de Noailles, Ernest de Sarzec, le marquis de Reverseaux. Les considérations religieuses n’ont pas été déterminantes, malgré les allusions récurrentes faites à un cléricalisme prétendument triomphant dans les milieux diplomatiques dans les feuilles radicales54, à la Chambre ou encore dans les lettres de dénonciation adressées au ministre par les représentants des colonies françaises à l’étranger, souvent bigarrées et remuantes. À Barcelone, « M. le Consul vit dans les presbytères espagnols et [...] le consulat n’est qu’une procession de prêtres », prétend l’une d’entre elles55.

21Les responsables du Département ont en général peu tenu compte de ces allégations. La présence à la tête des Affaires étrangères de Delcassé, favorable au protectorat religieux de la France en Orient et en Extrême-Orient56 a préservé le Quai des représailles. Le ministre reste par exemple sourd aux injonctions de Combes lorsque celui-ci demande le rappel d’Albert d’Anthouard, alors délégué à la Résidence générale de Tunis et dénoncé par les membres des loges57. Le seul membre du corps à faire les frais du régime est Révoil, encore que cet agent ne relève pas du Département lorsqu’il tombe sous les coups du combisme. En 1903, gouverneur en Algérie, il est accusé d’avoir pris parti pour les Pères blancs et est acculé à la démission58. Mais cela n’empêche pas le Quai d’Orsay de lui confier dès 1906 le soin de mener les négociations à la Conférence d’Algésiras et de le nommer ambassadeur à Madrid de 1907 à 1910. A contrario, les diplomates de carrière francs-maçons ne font pas forcément de belles carrières, hormis Paul Beau qui termine ambassadeur à Berne. Mais les autres végètent à des postes inférieurs : Nabonne, Wiener et Frandin finissent leur carrière dans les légations d’Amérique latine, Chatain à la sous-direction des Affaires de chancellerie et du contentieux administratif, et Méroux de Valois est mis à la retraite sans avoir occupé la tête d’une seule représentation diplomatique.

22En revanche, la rupture avec le Saint-Siège donne lieu à quelques incidents qui ont une dimension politique, et affecte les carrières de quatre diplomates de haut rang. Lors de la perquisition de la nonciature en 1906, les noms de Delavaud, Dumaine, Le Marchand et Grégueil se trouvent malencontreusement mêlés aux papiers de Mgr Montagnini. Delavaud et Dumaine se voient reprocher d’avoir maintenu des liens avec la nonciature, respectivement à Paris et à Munich, en dépit de la rupture des relations bilatérales. Grégueil est, quant à lui, simplement cité dans une note de Montagnini à propos d’un projet le concernant et conçu par l’évêque de Beauvais. Enfin, Edgar Le Marchand dont la faute est la plus grave au regard des directeurs est accusé d’avoir communiqué à un chanoine de Notre-Dame, le père Pisani, sans l’autorisation du Département, une lettre de Jules Grévy à Léon XIII du 12 juin 1888 dont la copie est retrouvée dans les papiers saisis. Pourtant ce document, sans aucun caractère secret, a été naguère reproduit dans Le Temps et cité dans un rapport de la commission du budget. Traduits devant le Conseil des directeurs, ces agents sont dans un premier temps sévèrement sanctionnés : Dumaine et Delavaud sont déplacés et mutés à des légations d’importance moindre, avant d’être nommés, le premier, ambassadeur à Vienne en 1912 et l’autre, directeur du Blocus puis ministre à Stockholm. Edgar Le Marchand, dont le cas est examiné en conseil des Ministres, est révoqué le 29 avril 1907 après trente-quatre ans de service. Ayant offert ses services pendant la Grande Guerre, il est finalement réintégré en juin 1915. De toute évidence, l’affaire est montée en épingle et sert de prétexte à évincer de la Carrière des membres tombés en disgrâce sous l’administration Pichon, comme Delavaud, ancien chef de cabinet de Delcassé, ou taxés de cléricalisme et donc d’hostilité au gouvernement, tels Le Marchand, qualifié d’« excellent catholique59 » dans les papiers du prélat, et Dumaine, dont le chanoine Pisani a fait grand cas des « sentiments de religieux pratiquant60 » auprès de la nonciature.

23À part ces quatre cas, les diplomates ont eu peu à souffrir de la virulence anticléricale du Bloc des gauches, leur fidélité et leur loyauté aux institutions républicaines suffisant. Les ambassades sont au demeurant confiées à des agents hors de tout soupçon, qui doivent précisément leur entrée aux Affaires étrangères et leur promotion au régime républicain, pour les 2/3 d’entre eux. De façon générale, la Carrière endosse la campagne anticléricale du Bloc, trouvant une compensation par la politique pragmatique menée à l’étranger par le gouvernement et les obligations du métier.

Les devoirs de la représentation et le gallicanisme diplomatique

24Bien que représentants de la France laïque, les diplomates peuvent difficilement observer les principes de stricte séparation entre la sphère privée et la sphère publique. De nombreux hôtels diplomatiques ou consulaires disposent d’ailleurs de chapelles – le palais Lobkowitz à Vienne, le palais d’Abrantès à Lisbonne, les résidences de Péra et de Pékin avant le siège des Boxers – dont les desservants, naguère entretenus par le ministère des Affaires étrangères, sont désormais à la charge des chefs de mission. À Londres, la chapelle dite de King Street, fondée par les émigrés, recevait une subvention annuelle de 3500 F à laquelle il est mis fin en 188161. À l’étranger, la vie personnelle des diplomates revêt très souvent une dimension officielle et publique. Les bénédictions nuptiales sont données par une haute personnalité de l’Église, entourée des membres de la mission et parfois du corps diplomatique, parmi lesquels sont choisis les témoins. Jules Patenôtre, ambassadeur aux États-Unis, est marié en 1894 par le cardinal Gibbons assisté de l’archevêque de Philadelphie ; Boulard-Pouqueville, ministre à Bogota, est marié par l’archevêque de Panama en 1901. Il en est de même des obsèques religieuses. Lors du décès d’Auguste Boppe à Pékin, en 1921, le chargé d’affaires de la légation, Gaston Maugras, peut écrire avec soulagement : « Grâce au concours que nous ont prêté les autorités militaires et ecclésiastiques, nous avons pu faire à M. Boppe des obsèques dignes de la France, dignes d’un homme qui avait une si haute conscience de la dignité de sa charge62. »

25L’hommage rendu s’adresse autant à l’individu disparu qu’à la nation représentée, d’où le souci de la légation que les honneurs soient à la hauteur de la dignité nationale, et qu’ils soient empreints de sacré, indépendamment même des convictions religieuses sincères du défunt. Par ailleurs, l’étiquette et le protocole propres aux cours européennes ou au corps diplomatique obligent les représentants de la République à assister à certaines cérémonies religieuses : celle du jeudi saint est encore en vigueur à la veille de la Grande Guerre, à Vienne et à Madrid, où chaque année, l’ambassade assiste au grand complet dans la tribune réservée au corps diplomatique au lavement des pieds de 12 pauvres femmes et de 12 vieillards presque aveugles par les souverains63. À Saint-Pétersbourg, la chapelle de l’ordre de Malte est réservée aux membres du corps diplomatique de confession catholique, qui prennent part chaque année à l’office du Vendredi saint64. Enfin, les diplomates ne peuvent pas snober les festivités des colonies françaises, surtout lorsqu’elles sont composées en majorité de religieux comme à Séoul ou à Beyrouth. Certaines d’entre elles disposent de leur propre église, comme à Madrid, Lisbonne ou Rome, où depuis l’avènement de la République était entonné, chaque 14 juillet, dans la tradition concordataire, le Domine salvam fac republicam.

26Malgré la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, les diplomates ne peuvent pas non plus se couper de tout contact avec le représentant du Vatican, doyen du corps diplomatique dans les États catholiques. De fait, les diplomates français se sont trouvés bien souvent dans une situation délicate, obligés de contourner les règles du protocole. Lors de la visite officielle de Loubet et de Rouvier à Lisbonne en 1905, la question se pose de savoir si l’on invite le corps diplomatique à la réception offerte par le chef d’État français, dans la mesure où c’est le nonce en tant que doyen qui procède aux présentations. Ce dernier préside en effet les rituels d’intronisation et de départ des ambassadeurs et ministres plénipotentiaires. Aussi toutes les subtilités du protocole sont-elles alors mises à l’épreuve afin de combiner respect des usages diplomatiques et respect de la politique gouvernementale. En témoignent les suggestions faites par Jules Cambon à son successeur à Madrid, Révoil, avec la complicité de Cassini, l’ambassadeur de Russie, chargé de présenter le nouvel ambassadeur au nonce :

Vous ne pouvez pas ne pas avoir de relations avec le nonce : ce serait vous fermer toutes les portes de Madrid, même celles du Palais en dehors des jours de gala. J’ajoute que le nonce est votre doyen. Nous sommes tombés d’accord que vous ne convoqueriez pas la nonciature à votre Ricevimento. Mais que le lendemain de cette cérémonie vous iriez mettre votre carte chez votre doyen avec votre titre. Le lendemain, il vous rendra la sienne. Quelques jours après, Cassini, avec lequel nous nous sommes arrangés, donnera un petit dîner intime auquel il invitera le nonce et vous. Vous causerez ensemble. Vous vous plairez et à la première cérémonie au palais, il vous présentera son auditeur et son secrétaire. Les choses alors marcheront tout naturellement et les rapports sociaux seront établis. J’ai dit à Monsieur Pichon ce que j’avais organisé avec Mgr Rinaldini. Je vous répète qu’il est absolument indispensable que d’une façon ou d’une autre vous soyez en relation avec lui65.

27Alors qu’au même moment, des agents du Quai d’Orsay se voient reprocher d’avoir entretenu des liens avec la nonciature à Paris, le gouvernement français, consulté par Révoil, approuve les aménagements proposés par Jules Cambon66.

28Enfin, les diplomates trouvent une compensation dans la politique menée par le gouvernement en Orient. Malgré ses contradictions, la République ne renonce en effet pas au protectorat religieux, instrument de la pénétration culturelle et linguistique de la France67, et qui repose en grande partie sur les congrégations, même aux moments les plus forts de son anticléricalisme68. Elle trouve là un consensus qui satisfait pleinement les attentes d’un personnel diplomatique profondément attaché au rôle traditionnel de puissance protectrice des chrétiens, à la fois par respect d’un legs historique, par réalisme et par conviction. Les diplomates sont de fervents défenseurs des missionnaires à l’étranger – qu’ils soient protestants comme Jean Goût à la sous-direction du Levant, libres-penseurs ou francs-maçons comme Antony Klobukowski, chargé d’affaires au Caire en 1906, ou encore Ernest Constans, ambassadeur à Constantinople au début du siècle, qui ne manquent pas une messe consulaire où les honneurs liturgiques des communautés chrétiennes placées sous leur protection leur sont rendus. Comme le dit ce dernier : « Voilà quarante ans que je suis maçon, mais je serais un imbécile si je m’en souvenais ici. » Et à ce haut dignitaire du Grand Orient de France d’« appliquer un gros baiser sur la page du Missel ouvert, qu’un clerc lui apportait69 » lors de ces cérémonies. Aussi l’ambassadeur s’efforce-t-il de plaider la cause des congrégations en France. En janvier 1907, alors que la congrégation de la Mission est menacée de la fermeture de deux établissements et de la maison-mère rue de Sèvres, le supérieur des Lazaristes, Lobry, lui demande d’intervenir :

Je lui fis ressortir la gravité de cette mesure pour la compagnie, pour l’Orient, pour les œuvres et l’influence française. Je lui demandai si l’on avait à se plaindre de nous. Il protesta vivement en disant que nous étions les hommes les plus paisibles du monde, que nous ne lui avions jamais suscité la moindre affaire ennuyeuse. J’ajoutai encore : en France, on va trop loin contre la religion, on fonce comme un taureau furieux qui dépasse le but, il faudra revenir un jour en arrière. – C’est mon avis, vous avez bien raison. Puis après avoir réfléchi, il me dit : dès ce matin, je télégraphie à votre sujet à Paris, je vais m’en occuper70.

29Non content d’intercéder en faveur de la congrégation de la Mission en France, qui bénéficie aussi de l’aide de la sous-direction du Levant71, l’ambassadeur déconseille vivement l’implantation d’écoles laïques en Orient. Et pour lui succéder à Constantinople, le Département prend soin de confier le poste à un diplomate connu pour ses convictions religieuses, Bompard, « un homme loyal, bien-pensant, excellemment bien disposé pour protéger les intérêts catholiques, et résolu à ne faire qu’une besogne honnête », conclut le père Lobry72. Mais s’ils sont prêts à défendre les intérêts de l’Église, les diplomates servent avant tout ceux de la France, conformément à une tradition gallicane bien implantée au Quai d’Orsay73. Ils entendent s’arroger le contrôle du recrutement des religieux et font prévaloir la logique patriotique sur celle, supranationale, du projet missionnaire. À Constantinople, l’ambassade s’oppose à la venue de soeurs autrichiennes et italiennes, pour subvenir aux besoins des œuvres des Filles de la Charité74 dans un contexte de délitement du protectorat. Elle met aussi son veto à l’instauration de relations diplomatiques entre la Sublime Porte et Rome, car elle entend garder le rôle exclusif de protecteur des chrétiens dans l’Empire ottoman. Pour les mêmes raisons, les représentants français sont hostiles à la nomination de nonces apostoliques dans les pays d’Extrême-Orient75.

30Enfin, les missions servent aussi le rayonnement de la République en permettant à celle-ci de développer une diplomatie humanitaire conforme au progrès des théories d’intervention philanthropique développées par les juristes de l’Institut de droit international76. Les diplomates se tournent vers elles pour prêter assistance aux populations victimes des conflits, en marge parfois de la position officielle du gouvernement et palliant ainsi le silence ou l’impuissance de la politique française, tout en permettant à la France de garder intacte son influence dans la région concernée.

31Ainsi, la diplomatie française dispose au début du xxe siècle d’un personnel très attaché à la religion, ou tout au moins respectueux du fait religieux, en dépit de sensibilités et de références spirituelles variées et de l’intégration d’éléments étrangers au corps, proches idéologiquement des nouvelles élites dirigeantes. Ses représentants entretiennent des relations apaisées avec la République. D’une part, ils traversent sans encombre les excès de son anticléricalisme sans pour autant renier leurs convictions, ni renoncer à leur carrière. D’autre part, ils sont reconnaissants aux gouvernements de la Belle Époque d’avoir maintenu à l’étranger une politique culturelle, à la croisée des intérêts de la France et de ceux de l’Église. Mais dans un esprit empreint de gallicanisme, ils n’entendent pas sacrifier les premiers aux seconds et ont su aisément rallier les personnels ecclésiastiques à de nouvelles formes plus sécularisées de la charité, destinées à s’épanouir avec l’émergence de la diplomatie humanitaire. Au moment où la République incarne des idées nouvelles, les diplomates restent les passeurs d’une tradition chrétienne encore très prégnante où ils trouvent des valeurs qui inspirent leur action en faveur de la paix et du respect des normes humanitaires.

Notes de bas de page

1 AMAE, fonds iconographique H.63.

2 Imbert de Saint-Amand, « À ma sœur », Souvenirs, 1860-1885, E. Dentu, 1886, 2e éd.

3 Bibliothèque de l’Institut, Papiers Saint-René-Taillandier, vol. 1, lettre de Saint-René-Taillandier à sa femme, Camille Mourret, le 18 mars 1852.

4 Bibliothèque de l’institut, Papiers Saint-René-Taillandier, vol. 1, lettre de l’abbé Henri Taillandier à Saint-René-Taillandier, le 14 septembre 1861.

5 AN, 329 AP 21, fonds Arnoult-Gérard, lettre d’Alexandre Gérard à son fils, date non précisée.

6 Ce pourcentage englobe le haut personnel diplomatique ayant servi entre 1871 et 1914.

7 Sur 100 ministres plénipotentiaires sous le Second Empire, seuls deux sont protestants. Yves Bruley, Le Quai d’Orsay impérial, Paris, Pedone, 2012, p. 224.

8 De 6 % à 8 % des ministres sous la Troisième République appartiennent à la religion réformée. Jean Estèbe, Les ministres de la Troisième République 1871-1914, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, p. 198.

9 Almanach de l’Union protestante libérale, 1864-1869.

10 AMAE, Dossier personnel Jean Gout, Feuille de note, 3 février 1894.

11 AMAE, Dossier personnel Jean Goût, lettre de Saint-René-Taillandier au ministre, Beyrouth, le 4 avril 1894.

12 AN, BB/11/ 1189 /B 1680. X.71, Dossier Charles Wiener.

13 AMAE, Dossiers généraux du personnel, 1833-1973, (annexe Lowenthal), vol. 126, note de J. Herbette au ministre, le 6 avril 1880.

14 AMAE, Dossiers généraux du personnel, 1833-1973, (annexe Lowenthal), vol. 126, dossier « Joseph Reinach, membre de la Commission des archives ».

15 AMAE, Papiers d’agents R. de Billy, vol. 3, fol. 20-21, souvenirs inédits de Robert de Billy.

16 Laurent Villate, La République des diplomates. Paul et Jules Cambon 1843-1935, Paris, Science infuse, 2002. p. 37.

17 Marizika Dietz, Souvenirs, Paris, Pierre Bossuet, 1937, p. 76.

18 Archives privées Carteron-Escoffier, lettre de Madeleine Carteron, Port-au-Prince, le 9 juillet 1907.

19 Préface de Maurice Paléologue dans Édouard Clavery, Jean Doulcet, ambassadeur de France (1865-1928), Paris, Laborey, 1932, non paginé.

20 Henri des Portes de la Fosse, « Méditations », Quelques vers, Paris, A. Lemerre, 1908.

21 Stanislas Jeannesson, Jacques Seydoux, diplomate, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013, p. 72.

22 « Je n’ai guère de foi robuste. Et je ne vois pas d’évangile à annoncer. J’étais né religieux : il m’aura manqué une religion. Et je suis sûr de ne pas la trouver », écrit-il à sa famille le 8 janvier 1877. AN, 329 AP 18.

23 Auguste Gérard, À la mémoire de ma mère, Paris, Plon, 1924, p. 3.

24 Deville, Pichon, Merlou, Pavie, Marcel, Deluns-Montaud, Girard de Rialle et Massicault ont eu des obsèques civiles, mais aucun n’est un diplomate de carrière.

25 Archives de la Fondation nationale des Sciences politiques, 4 EP 7 dr 1, fonds Émile Pillias, lettre de Marcellin Pellet à Émile Pillias, 22 juin 1938.

26 Madame Saint-René-Taillandier, « Silhouettes d’ambassadeurs », Revue d’histoire diplomatique, 1952, p. 7-22.

27 Georges Saint-René-Taillandier, Auprès de Monsieur Taine. Souvenirs et vues sur l’homme et l’œuvre, Paris, Hachette, 1928, p. 24.

28 Jean-Jules Jusserand, What Me Befall. The Réminiscences of J. Jusserand, Londres, Constable, 1933, p. 60. Agenda de J. Jusserand, 1892. AMAE, Papiers d’agents Jusserand, vol. 61.

29 AMAE, Papiers d’agents Comte d’Aunay, vol. 1, Livre de Souvenirs.

30 Auguste Gérard, « Souvenirs de jeunesse d’un auteur », Revue universelle, 15 août 1928, p. 388.

31 AN, 329 AP 23, fonds Arnoult-Gérard, lettre à sa mère, Madrid, le 3 mai 1882.

32 AMAE, Papiers d’agents H. Marcel, vol. 25, fol. 3-4, lettre adressée à Hanotaux, le 16 septembre 1884.

33 40 % des élus du département de la Seine sous la Troisième République appartiennent à la franc-maçonnerie, Jacqueline Lalouette, « Francs-maçons et libres-penseurs », dans Jean-Marie Mayeur (dir.), Les parlementaires de la Seine sous la Troisième République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 66-100. Les cabinets ministériels comptent le même pourcentage. J. Estèbe, Les ministres de la Troisième République, 1871-1914, op. cit., p. 210.

34 Ernest Constans, Deluns-Montaud, Deville, Merlou, Pavie, Klobukowski, Henri Marcel, Chatain Chariot et Pichon, Wiener.

35 Parmi ces listes, jugées relativement fiables par le Service historique du Grand-Orient de France, rue Cadet, le Répertoire maçonnique contenant les noms de 30 000 francs-maçons de France et des colonies relevés dans les archives de l’Association antimaçonnique de France, 1910 ; la Liste des membres de la Grande Loge de France, établie par Switkow, impr. Malakoff, 1934, 2 vol. ; la Liste des francs-maçons du Grand Orient, 2 vol. ; L’état-major de la franc-maçonnerie 1902-1903, publié par le Comité antimaçonnique de Paris, 1902 ; Le Tout-Paris maçonnique contenant 10 000 noms de francs-maçons de Paris et de la banlieue, Paris, Hermalin, 1896. Il faut y ajouter la liste des fonctionnaires et hommes politiques francs-maçons, publiée par l’Antijuif, 2 mars 1899, Archives de la préfecture de Police, Ba 2058.

36 Laurent Villate, La République des diplomates, op. cit., p. 130-132.

37 Hélène Simon, Auguste Pavie, explorateur en Indochine, Rennes, Ouest-France, 1997, p. 61.

38 Selon les informations du Répertoire maçonnique contenant les noms de 30 000 francs-maçons de France et des colonies relevés dans les archives de l’Association antimaçonnique de France, 1910.

39 L’avenir du Morvan, 14 septembre 1910.

40 AMAE, Papiers d’agents du comte d’Aunay, vol. 12, fol. 76.

41 Le Figaro, 11 avril 1913.

42 Bibliothèque nationale de France [BNF], NAFr 25041, fonds Brunetière, fol. 362, lettre de Kleczkowski à Brunetière, le 17 novembre 1899.

43 AN, 329 AP 23, fonds Arnoult-Gérard, lettre de Gérard à sa mère, 20 octobre 1902.

44 Paul Cambon, Correspondance, Paris, Bernard Grasset, 1946, t. I, p. 139, lettre à sa femme, le 3 novembre 1881.

45 BNF, NAFr 13 529, fonds Reinach, fol. 115, lettre de Barrère à Reinach, le 3 décembre 1888.

46 Archives de la préfecture de Police, Ba 1019, confidentiel, 25 février 1905, fol. 1378.

47 Olivier Forcade, « Les officiers et l’État 1900-1940 », dans Marc-Olivier Baruch, Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, La Découverte, 2000, p. 276.

48 AMAE, Papiers d’agents Révoil, vol. 2, fol. 181-182, lettre non signée, vers 1906.

49 Gérard Baal, « Delcassé et le parti radical », dans Louis Claeys, Claudine Pailhès, Rémy Pech (dir.), Delcassé et l’Europe à la veille de la Grande Guerre, Saint-Girons, Fabbro, 2001, p. 195-208.

50 Bibliothèque de l’Institut, Papiers Saint-René-Taillandier, vol. 1, lettre de Camille Barrère à Georges Saint-René-Taillandier, Rome, le 31 octobre 1906.

51 Archives de la préfecture de Police, Ba 1704, dossier Albert d’Anthouard.

52 Baron d’Anthouard, L’ordre dans la maison. Esquisse d’un programme de politique républicaine démocratique et sociale servant l’union nationale, Brioude, Watel, 1923, p. 21.

53 Jean-Pierre Machelon, La République, contre les libertés ?, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.

54 Dans un article intitulé « Consuls et jésuites » du 28 mars 1901 par le Petit-Bleu, on peut lire : « Le Radical a reçu d’un de ses correspondants de Syrie le récit d’un fait qui donne une idée du loyalisme de certains représentants de la République à l’étranger. Beaucoup de ces fonctionnaires oublient trop facilement qu’ils sont rétribués par le ministère des Affaires étrangères pour défendre les intérêts de tous nos nationaux placés sous leur protection et non pas seulement pour mettre leur influence au service de la Compagnie de Jésus ou de toute autre entreprise cléricale. »

55 AMAE, Dossier personnel Henri Blanchard de Farges, plainte adressée le 25 février 1900 au ministre des Affaires étrangères.

56 Patrick Cabanel, « Delcassé, les congrégations religieuses et le rayonnement international de la France », dans Louis Claeys, Claudine Pailhès, Rémy Pech (dir.), Delcassé et l’Europe..., op. cit., p. 37-55.

57 AMAE, Dossier personnel Albert d’Anthouard. Résolution votée par les deux loges de Tunis, « La nouvelle Carthage » du Grand Orient et « La volonté » de la Grande Loge de France, Tunis, le 17 novembre 1904.

58 Le Gaulois, 12 avril 1903.

59 Le Figaro, 19 avril 1907, « Les diplomates français et les papiers Montagnini ».

60 AMAE, Dossier personnel Dumaine, extrait de la lettre adressée par Montagnini au cardinal Merry del Val, Évian, le 30 septembre 1904.

61 Le Temps, 2 mai 1881.

62 AMAE, Dossier personnel Auguste Boppe, Dépêche n° 118, Pékin, le 23 mai 1921.

63 AMAE, Nantes, Vienne, vol. 410. AMAE, Papiers d’agents Doulcet, vol. 19, fol. 158-159, lettre de Doulcet à sa mère, Madrid, le Jeudi saint, 4 avril 1912.

64 François Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques d’un âge révolu, 1902-1914, Fayard, 1956, p. 65.

65 AMAE, Papiers d’agents Doulcet, vol. 6, fol. 166, lettre de Jules Cambon à Révoil, 3 juin 1907.

66 « Le 8 juin, au cours de l’audience que m’a donnée le ministre avant mon départ, j’ai donné lecture de cette lettre à M. Pichon et lui ai demandé s’il approuvait l’arrangement fait par Jules Cambon, il y a donné son assentiment formel. Le 9 juin, reçu par M. le président du Conseil, je lui ai fait connaître également la teneur de cet arrangement. M. Clemenceau l’a également approuvé. » AMAE, Papiers d’agents Doulcet, vol. 6, fol. 166, Rapport de Révoil sur ses rapports avec le nonce, San Sébastien, le 20 juin 1907.

67 Patrick Cabanel (dir.), Une France en Méditerranée. Écoles, langue et culture françaises, xixe-xxe siècles, Paris, Créaphis, 2006, p. 9-29.

68 Patrick Cabanel, « Delcassé, les congrégations religieuses... », art. cité, p. 37-55.

69 François Charles-Roux, Souvenirs diplomatiques..., op. cit., p. 156-157.

70 Archives de la maison mère de la congrégation de la Mission (Paris) [ACMP], Archives de Saint-Benoît, Journal du visiteur et Supérieur de la mission, registre n° 3, 1904-1911, 8 janvier 1907, fol. 82-83.

71 « Notre maison-mère a été sérieusement menacée. M Goût nous a bien aidés à éloigner le coup. En ce moment nous sommes tranquilles ». [ACMP], Turquie-Arménie – C 126 – a, Dossier du procureur général Villette, lettre de M. Villette à M. Fontaine, 6 décembre 1911.

72 [ACMP], Note de Lobry sur la délégation apostolique et l’ambassade de France, à l’heure présente, 1909, p. 12.

73 Yves Bruley, Le Quai d’Orsay impérial, op. cit., p. 224-228.

74 Archives des Filles de la Charité, Cote 211/3, – Correspondance de la province de Constantinople avec la mère supérieure, 1874-1920, lettre de sœur Salzani, 19 juillet 1891.

75 Olivier Sibre, Le Saint-Siège et l’Extrême-Orient (Chine, Corée, Japon). De Léon XIII à Pie XII, 1880-1952, Rome, École française de Rome, 2012.

76 Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientalependant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 272-278.

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