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Cadres et principes de l’action religieuse et culturelle de la diplomatie française

p. 25-26


Texte intégral

« Il faut faire attention qu’il y a une très grande différence entre dire qu’une certaine qualité, modification de l’âme, ou vertu, n’est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu’elle n’est point dans ce gouvernement. »

1Dans son avertissement à L’Esprit des lois, Montesquieu s’interroge sur le rapport existant entre le gouvernement et la vertu, prise au sens religieux d’une tournure de l’âme. Sans oser s’engager dans une telle entreprise, la première partie de cet ouvrage entend s’interroger quant à elle sur l’esprit, ou plutôt l’âme d’une institution, l’institution diplomatique, ou plus familièrement le Quai d’Orsay. Il ne s’agit certes pas de sonder les murs du bâtiment édifié au milieu du xixe siècle pour donner à la diplomatie française un palais digne de ses ambitions : le Quai d’Orsay n’est pas seulement un lieu, il est également une compagnie, formée de serviteurs de l’État ; un corps dont l’ethos se nourrit des individualités diverses, dont le sens du sacré – celui de l’État, de la République, mais aussi, dans certains cas, des Églises – éclaire les pratiques professionnelles. Les chapitres réunis dans cette partie entendent donc interroger le rapport qui, au xxe siècle et dans la foulée du « discordat », s’est tissé entre l’État et le fait religieux, au prisme du corps diplomatique au sens large, ministre compris. Chaque communication explore un aspect de cette dimension religieuse tapie au sein de l’institution : parcourant les ambassades comme le ministère, interrogeant ministres et conseillers anciens ou récents, les auteurs se sont intéressés aux croyances, aux idées, aux conceptions religieuses autant qu’aux pratiques, aux rituels, à l’affirmation d’une laïcité de combat comme aux marques, discrètes ou assumées, de religiosité. Car à plusieurs titres, la séparation est un coup de tonnerre dans l’histoire de l’institution diplomatique : un coup de tonnerre qui, comme dans d’autres administrations – à commencer par l’armée heurtée par la crise des inventaires en 1906 –, confronte les croyances individuelles et la politique, sur le mode du dilemme. Il est nécessaire de se demander ce que furent les conceptions religieuses des diplomates, notamment pour ceux qui, au titre du protectorat catholique dont hérita la République, ajoutaient à la représentation diplomatique une mission plus spirituelle : la préservation et la défense d’une communauté non pas nationale, mais religieuse. Il est également intéressant d’analyser la politique d’un ministre comme Aristide Briand, qui fut également le rapporteur du projet de loi de séparation des Églises et de l’État, et qui campe, vis-à-vis de ce texte, dans une certaine ambiguïté... Une ambiguïté persistante : lorsqu’on 1925, et après sa réconciliation diplomatique avec le Saint-Siège, la France revendique le privilège de pouvoir accorder un agrément aux nominations ecclésiastiques dans ses territoires sous mandat, cette demande manifeste bien le fait qu’en dépit de la fin du protectorat catholique, la France n’abdique pas son rôle de puissance « catholique ». On pourrait dans le même ordre d’idée voir, dans le destin d’une institution à la fois française et romaine, très symbolique, celle des Pieux Établissements français de Rome, la marque d’une relation discrètement perpétuée, non pas un instrument diplomatique en soi, mais plutôt un atelier, un terrain neutre, bien entretenu et propice au dialogue.

2 Cette première partie se consacre donc aux individus, compris comme la partie la plus fine, la moins sécable, de l’institution diplomatique. De manière caractéristique, la religion catholique est privilégiée, en ce qu’elle est la plus visible, la plus ancrée dans l’histoire française : c’est là l’une des premières pistes envisagées pour prolonger cet ouvrage, celle d’une exhaustivité spirituelle qui suggère de s’intéresser aux autres confessions et à la manière dont elles peuvent s’inscrire dans la pratique diplomatique, voire si elles peuvent également être intégrées à la boîte à outils du diplomate. Car ce concept d’outil religieux, qui sous-tend l’ouvrage, suppose des mains, celles des diplomates, conseillers et ministres, des mains « conscientes » et, idéalement, habiles. Dans cette perspective, on doit envisager quelques chantiers en cours, ou à ouvrir. Parmi les figures de diplomates, celle de René Brouillet se distingue : la récente ouverture, au Centre des Archives nationales, du fonds Brouillet, appelle des travaux sur ce diplomate dont une plaque, en l’église Saint-Louis-des-Français à Rome rappelle qu’il fut un grand serviteur à la fois de l’État et de l’Église. Au-delà de cette seule figure, importante, il faudrait engager une recherche plus large, qui ferait écho aux travaux essentiels d’Isabelle Dasque sur les diplomates de la IIIe République, et permettrait ainsi d’étendre au long xxe siècle cette réflexion.

3À cet égard, la question de la période est également posée : il apparaît en effet que la grande majorité des interventions porte sur le premier xxe siècle. Certes, il n’y a là rien que de très normal, du fait de l’importance de cette période et de ses bouleversements pour la problématique envisagée. Or la Seconde Guerre mondiale éclaire parfois de manière crue les liens qui s’établissent entre politique, religion et diplomatie. Le cas français témoigne des enjeux de la mobilisation spirituelle, et la diplomatie, à cet égard, joue un rôle important. Charles de Gaulle, à la Libération, ne s’y trompe pas qui envisage, pour l’épiscopat une procédure semblable à lepuration judiciaire, l’affaire se réglant, de manière diplomatique, avec le nonce Roncalli. Pour une France bientôt confrontée aux tensions de la décolonisation, l’outil religieux peut servir à consolider un empire fragilisé, ou bien à perpétuer une influence que les mouvements de décolonisation ont sanctionnée. Devenue puissance moyenne après être, non sans difficultés, sortie de la guerre dans le camp des vainqueurs, la France fait feu de tout bois, et la religion s’inscrit dans cette stratégie de survivance. Ainsi, le vœu, formulé en 1956 par la France, de conserver – via le Saint-Siège et les nominations ecclésiastiques – son influence religieuse au Maroc et en Tunisie, deux protectorats nouvellement indépendants, atteste d’une réelle compréhension de l’outil religieux dans le cadre d’une politique d’influence assumée. Si la « fille aînée de l’Église » a fini par s’émanciper, elle n’a jamais rompu avec sa « mère » et, au-delà du concept d’instrument religieux de la diplomatie, c’est peut-être aussi à la question de la fidélité – celle d’individus comme celle d’une institution – à une tradition que cette partie entend se consacrer.

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