Conclusions
p. 405-414
Texte intégral
1Une revanche de la géographie : c’est ainsi que Jules Michelet définissait le moment féodal. Il décrivait l’an mil comme le temps de la plus forte dispersion des pouvoirs : « la division triomphe, chaque point de l’espace devient indépendant ». En ce temps, l’homme « prend racine, s’incorpore à la terre » en même temps qu’il s’isole, ne sachant « bientôt plus s’il existe un monde au-delà de son canton, de sa vallée ». À relire ces pages aujourd’hui, on mesure leur impact sur les représentations communes, y compris chez les historiens. Sans doute doit-on rappeler que Michelet ne place pas ce « Tableau géographique » en ouverture de son Histoire de France, mais l’intercale précisément entre son récit de la désagrégation des structures de l’Empire carolingien et celui des terreurs de l’an mil, au moment où l’effacement des cadres politiques issus de la romanité oblige l’historien à marquer la pause, pour changer l’échelle d’observation. On abandonne les rois pour partir en quête du territoire, puisqu’« à cette époque, la nature se charge de régler les affaires des hommes. Ils combattent, mais elle fait les partages » : « alors les fatalités locales sont toutes-puissantes, la simple géographie est une histoire1 ».
2Ce colloque a tenté de remettre en mouvement cette géographie, de la réactiver pour en défataliser le cours, et ainsi tenter de saisir le rapport entre espace et territoire à partir d’une dynamique active, celle de la légitimation du pouvoir. Mais ce faisant, le risque était grand de transporter avec soi sinon un préjugé, du moins un impensé : celui d’un grand basculement de la modernité, qui transformerait d’un coup l’espace discontinu et polarisé en territoire lisse et homogène. Voici pourquoi il fallait d’emblée affronter cette difficulté, et Jean-Philippe Genet ne s’est pas dérobé à la tâche, en revenant dans son introduction sur le fameux article d’Alain Guerreau qui refuse au Moyen Âge la capacité de se représenter l’espace comme une étendue mesurable et divisible2. S’agit-il de projeter sur le Moyen Âge quelque chose comme une espérance, ou une revendication politique ? On dira alors : le monde n’est pas une marchandise – puisque comme l’affirme justement le théologien Walter Burley à Oxford au xive siècle : « tout ce qui est vendable devient par là même une chose mesurable3 ».
3D’une certaine manière, Alain Guerreau a écrit ici quelque chose comme, pour paraphraser un titre des plus célèbres, « Espace de l’Église et espace des marchands ». Son article a la vigueur dichotomique de son modèle legoffien, et doit d’abord être considéré dans sa puissance de provocation. Mais retenons un instant cette invitation à penser conjointement les catégories de l’espace et du temps. Dans son étude sur la constitution de l’espace pontifical au xie siècle, Alain Boureau remarquait ceci : « alors que la domination symbolique sur le temps s’opère par substitution, l’espace permet l’englobement, l’encerclement des sujets4 ». Englobement est un mot-clef – et ce à toutes les échelles – pour saisir la dynamique politique qui a arrêté les contributeurs de ce volume. Or cette dynamique a une histoire, et c’est celle, précisément, qui permet de déplacer les périodisations ordinaires présidant aux découpages internes de la catégorie académique de Moyen Âge.
4Florian Mazel a décrit ce processus d’englobement à partir de la transformation des structures territoriales de la civitas en diocèses5. Il y voit une continuité brisée : les anciens cadres romains se survivent à eux-mêmes, puis disparaissent, et tandis que leur tentative de restauration carolingienne fait long feu, la reprise grégorienne impose à l’espace de nouveaux principes de territorialités qui, après le faux départ carolingien, concernent tous les pouvoirs. Révélateur est de ce point de vue le Liber provincialis ou Provinciale Romanae ecclesiae d’Albinus, achevé vers 1188-1189, instrument de gestion des finances pontificales où s’observe une rupture dans l’ordre de la liste : on passe d’une logique énumérative à une description par emboîtement qui intègre les énumérations à l’intérieur d’une série – et l’on sait que le Provinciale vit ensuite sa vie textuelle intégrée à la fois dans des chroniques universelles (chez Mathieu Paris), des encyclopédies (chez Brunetto Latini) ou des pratiques administratives (les agents du roi de France l’utilisent en 1295 pour justifier l’intégration de Lyon dans le Royaume)6. Ainsi, comme l’écrit Claude Nicolet, surgit dans l’histoire ce moment impérial où l’administration « se modèle sur l’espace plus que sur les hommes7 ». Telle est donc l’hypothèse qu’il s’agissait ici d’éprouver.
5En abordant la question du marquage du pouvoir, notre colloque prenait donc pour point de départ la description d’un espace polarisé, où les lieux sont affectés d’une intensité différente qui trame leur sens social. L’opérateur politique de polarisation est bien la sacralité, comme nous le rappelle ici Daniele Giorgi à propos de la représentation de saint Denis sur la façade du palais de la Parte Guelfa à Florence, mais aussi Vittoria Camelliti dans sa réflexion sur la perception des confins urbains et la défense céleste de l’identité civique. L’espace est polarisé parce que certains lieux sont consacrés, et placés de ce fait hors d’eux-mêmes – comme exceptés du territoire qui les cerne mais ne les englobe pas. Placée sur les murs de la ville, comme ce graffiti de l’archange saint Michel gravé sur la Porta Appia de la ville de Rome en 1327, au moment où point le danger, l’image est passage.
6Ce passage est aussi un passage du temps. Un des apports d’un colloque précédent consacré à Marquer la ville consistait à insister sur l’usure des lieux, le travail de la mémoire, et partant, l’obligation pour les pouvoirs de les réaffecter à d’autres usages symboliques8. Que devient un palais civique tel celui de Brescia, reconstruit après 1222 comme Palatium novum, siège politique et expression symbolique d’un régime communal populaire, dans un contexte seigneurial un siècle plus tard ? Il persiste et signe, polarisant toujours intensément l’espace civique : le dispositif palatial du Broletto, que la sentence prise par l’empereur Henri VII en 1308 contre la ville désignait comme Palatia que appellantur de comuni, conserve son « rôle d’élément qualifiant pour la ville », ainsi que l’écrit Matteo Ferrari. C’est aussi le cas, bien entendu, du palais des Prieurs de Pérouse étudié par Maria Rita Silvestrelli, dont le réaménagement au xve siècle permet à Benedetto Bonfigli d’y réaliser une vue urbaine qui ne fige pas le temps mais donne à voir son cours, son passage. Dès lors, le sens politique de ces lieux polarisés et polarisants ne se comprend que si l’on saisit la diversité des pouvoirs, laïcs et ecclésiastiques, qui s’y articulent – réemployant dans ce cas la fonction traditionnelle de defensor civitatis du saint patron.
7Cette insistance un peu entêtante des lieux vaut aussi pour les mausolées seigneuriaux puis princiers étudiés par Marco Folin. Leur construction accompagne des transferts de polarité urbaine, des entreprises de requalification de ces palatia que l’historien doit appréhender non comme des édifices isolés mais comme des quartiers résidentiels, agençant une aire urbaine par une configuration monumentale. Or le monument doit être ici compris dans son sens étymologique : il bâtit le temps de la mémoire davantage encore qu’il n’organise l’espace. Et voici pourquoi l’itinéraire géographique de Pétrarque présenté par Carlo Tosco ne peut être qu’une promenade monumentale, perlée de lieux de pouvoir qui sont aussi, fondamentalement, des tombeaux. Lorsqu’il est devant la basilique Saint-Ambroise à Milan, un paysage à grand spectacle s’étale devant lui : « sur les murailles de la ville, des champs verdoyants et les Alpes couvertes de neige en cette fin d’été. Cependant, le plus beau spectacle de tous, pourrais-je dire, est un tombeau9 ». Or, ce qu’il y voit, c’est la présence efficace du saint : « Ambroise vivant ». Ainsi que l’écrit Carlo Tosco, « les signes du pouvoir perdurent dans le temps, se transforment, assument de nouvelles valeurs, mais ils restent enracinés dans les lieux ».
8Car ce territoire médiéval polarisé n’affecte en rien l’abstraction d’un empire des signes – c’est tout au contraire une constellation d’espaces occupés, habités, corporellement investis. Qu’est-ce donc qu’un lieu aristotélicien, sinon un point dans l’étendue du monde où deux corps ne peuvent résider en même temps ? De là, aussi, l’itinérance des rois – obligés de payer de leur personne pour opérer une occupation des sols. Fanny Madeline a cartographié cette mise en mouvement de la « diversité polycratique » (pour reprendre l’expression de Jean de Salisbury) de l’empire Plantagenêt, avec ce résultat essentiel : les espaces les plus investis sur le plan monumental sont aussi les plus fréquentés. Certes, on peut trouver une force d’abstraction dans le marquage symbolique de l’espace par la forme polygonale des donjons construits dans la seconde moitié du xiie siècle en Normandie ou en Angleterre. Reste qu’on ferait un anachronisme en interprétant cette présence monumentale comme une compensation symbolique de l’absence du roi : ce serait raisonner avec une conception classique du signe, défini par Louis Marin comme la mise en réserve de la force, alors qu’une sémantique historique de l’État doit utiliser la philosophie du signe contemporaine des phénomènes qu’elle prétend décrire – en l’occurrence, pour le Moyen Âge, la théologie de la parole efficace10.
9Nous avons donc parcouru un monde de passes et de passages, sur la terre comme sur les mers. C’est aussi, de ce fait, un monde de seuils, d’enclaves, d’exceptions. Entre la France et la Picardie, sur la route qui mène de Péronne à Arras, il est un arbre-frontière que l’on nomme Tronc Bérenger. Il est donc à la fois un péage (on y lève le tarif de Bapaume) et un seuil, où peuvent se jouer des rituels de franchissement. Léonard Dauphant a décrit la sécularisation d’une légende locale de la frontière, l’intégrant dans une construction politique qu’il définit avec Commynes comme un « charisme territorial ».
10On retrouve donc bien ici l’irritante question du legs braudélien. Dans son Identité de la France, Fernand Braudel s’est débattu avec la notion de « frontières “naturelles” », qui l’attire et l’inquiète, même s’il finit par l’encadrer de guillemets soupçonneux. Nous ne devons pas imaginer, admet-il, « que la conquête des limites de l’ancienne Gaule, de “nos” frontières dites naturelles, ait pu être le principe directeur de l’expansion française, une sorte de programme génétique auquel les dirigeants de notre pays se seraient soumis, les uns après les autres, avec la vision nette d’un territoire à réoccuper ». Mais c’est pour concéder quelques pages plus loin : « La plupart des frontières de France sont de celles que l’on peut presque sans remords qualifier de “naturelles”, les mers, les Pyrénées, les Alpes, le Jura – des frontières que la nature défend et où la tâche des hommes est allégée11 ». On mesure ici la ténacité d’une mythologie politique. Le dessin abstrait du royaume des Quatre rivières naturalise un souvenir historique : celui du traité de Verdun de 843. La frontière naturelle est, comme chez Pascal, un principe accoutumé. Or, ce que suggère Léonard Dauphant c’est que cette belle logique de la ligne, qui s’impose à la conduite politique des affaires royales, est toujours contrariée par les pratiques frangées et articulées du seuil12. L’État, et telle est peut-être sa définition même, travaille à concilier l’idée et le terrain, ou plus précisément la simplicité de l’idée et la complexité du terrain.
11C’est donc bien en se plaçant au plus près du passage que l’on peut produire une description réaliste de ses usages sociaux. Ainsi Michelle Bubenicek analysant l’affaire du « péage brisé » de Jean III de Chalon-Arlay. Si le baron se sent autorisé à déplacer la barrière de Jougne, c’est parce que la perception politique des espaces médiévaux n’est pas uniforme ; elle est au contraire criblée d’enclaves, dominée par la logique politique et juridique de l’exception. Or, Philippe le Hardi affirme sa souveraineté à laquelle nul ne peut échapper, « aucun de noz subgez […] de quelque estat qu’ilz soient ». La notion de « grant chemin » permet d’affirmer une idée du bien public qui défend le monopole de la souveraineté. Elle est, par définition, d’une seule pièce. Et comme le dira plus tard Cardin Le Bret, « non plus divisible que le point en la géométrie13 ».
12Mais nous nous situons alors dans les années 1630, et tout l’enjeu de ce colloque consistait à mettre à l’épreuve l’évidence que porte en elle cette idée : c’est bien la carte qui opère l’effet de lissage du territoire à l’espace, car elle produit une appropriation (et donc une mathématisation) du monde. De ce point de vue, les études rassemblées dans ce volume permettent de préciser les usages de la carte – et de mettre à distance ce complexe d’Icare décrit par Lucia Nuti14. Nous nous laissons, nous autres modernes, facilement impressionner par la puissance d’abstraction et de globalisation de la carte – mais c’est peut-être là, justement, une croyance de modernes qui confond mathématisation et littéralisation. Le monde n’est pas mathématisé avant Galilée – la construction perspective le rend seulement globalement figurable. On pense évidemment ici à la vue perspective de Venise gravée en 1500 par Jacopo de Barbari15. Dessiner une image qui n’existe pas mais qui se révèle quasi in una sola occhiata comme l’écrit Scamozzi, d’un seul coup d’œil, c’est accéder à la totalité immédiate et souveraine de la forma – que la construction perspective des peintres permet d’appréhender en globalité, mais avec ce point de vue si particulier que Daniel Arasse décrivait comme la vision d’un roi borgne16.
13Or, à étudier pragmatiquement le jeu de cartes qui nous a été présenté, la diversité des usages et des regards domine largement. Si l’on accepte avec Christian Jacob l’idée qu’une carte se définit en dernière analyse par « son statut d’artefact et de médiation dans un processus de communication sociale », alors on doit admettre qu’en tant que médiation entre l’image mentale de son producteur et le modèle implicite de son récepteur, elle est une « confrontation de la vision et de la mémoire17 ». La carte peut être vue comme un texte : ainsi le Libro del conocimiento de todos los reinos présenté par Alessandro Savorelli, et qui fut compilé au milieu du xive siècle, doit être considéré comme un armorial en forme de portulan donnant à voir une encyclopédie emblématico-héraldique du monde. Elle peut aussi être appréhendée comme une appropriation pratique de l’espace. C’est ce que démontre ici Emmanuelle Vagnon : la pratique maritime des rivages est, en partie, à l’origine de la connaissance fine des contours maritimes, mais celle-ci produit une abstraction. Le traité de Tordesillas apparaît de ce point de vue comme une rupture intellectuelle dans l’appropriation de l’espace maritime : il ne statuait pas sur des itinéraires connus ou des côtes identifiées, mais divisait abstraitement des espaces océaniens en mathématisant de manière virtuelle leurs coordonnées géographiques : « lesdits procureurs, en leur nom et en vertu de leurs pouvoirs, ont accordé et consenti qu’il se fasse et se tire par ladite mer Océane une raie [raya] ou ligne droite de pôle à pôle, à savoir du pôle Arctique au pôle Antarctique, c’est-à-dire du nord au sud, laquelle raie ou ligne devant se tirer droite, comme il a été dit, à 370 lieues des îles du Cap-Vert dans la direction du Ponant ». Ici s’origine, pour le juriste hollandais Hugo Grotius, un abus de pouvoir : « personne n’ignore qu’un navire qui traverse la mer n’y prend pas plus de droit qu’il n’y laisse de trace18 ».
14Toute prise de possession cartographique est, d’une certaine manière, un abus de pouvoir par rapport aux savoirs vernaculaires de l’espace, fragmentaires et disputés. C’est ainsi que l’on peut analyser les remarquables vues figurées présentées par Juliette Dumasy-Rabineau : ces « figures cartographiques » étaient fréquemment placées sous le regard du juge, comme un substitut à l’expérience. Ainsi de la carte de la vallée de Château-Dauphin dans les années 1422-1423 : vision abstraite, que l’on considère réaliste, mais qui fait taire la subtilité des savoirs vernaculaires. Avant 1520, les pouvoirs qui élaborent des figures de l’espace français ne cherchent pas à « produire un savoir topographique en tant que tel », mais à résoudre ou prévenir des contentieux, souvent dans un cadre judiciaire. Autrement dit, la géographie des vues figurées, cela sert d’abord à faire la paix – pour paraphraser le titre d’un livre (d’ailleurs très surestimé) d’Yves Lacoste.
15C’est aussi ce qui apparaît clairement en lisant la contribution d’Axelle Chassagnette, qui se situe quant à elle au-delà de ce seuil du xvie siècle. Le pouvoir ne peut être que territorialisé – il gagne donc une dimension concrète, et le territoire ne se conçoit plus sans les signes du pouvoir. Les xvie et xviie siècles sont donc le temps du tournant disciplinaire de la géographie et de la systématisation des usages de la cartographie. L’armazém de Lisbonne comme la Casa de Contratación de Séville rassemblaient des documents cartographiques produits par des cosmographes attitrés, plus ou moins tenus au secret. Il n’empêche que si cette première cartographie donne à lire « un inventaire et une description précis de portions d’espaces », elle ne dessine pas encore les confins du territoire. Unifier et simplifier la limite : telle sera, pour Daniel Nordman, la tâche de Cassini et, d’une manière générale, le souci du xviiie siècle19.
16Reste qu’on peut, comme l’a montré Valérie Theis, se représenter l’espace sans carte. Analysant les pratiques de production et de conservation documentaires de la Chambre apostolique au xive siècle, elle a reconstitué les principes ordonnateurs de la constitution d’une liste de données spatialisées à partir de pratiques d’écriture. La liste peut énumérer les itinéraires d’un parcours – comme les estimes et les cadastres des villes ou les inventaires d’une bibliothèque. Mais l’itinéraire permet aussi de mettre en ordre mentalement l’espace – et peu importe alors que cet itinéraire soit réel ou rêvé. Avant la carte, la liste. Cette logique figurative et énonciative ordonne l’espace comme elle informe aujourd’hui les pratiques des chercheurs. On peut la saisir à différentes échelles et de ce point de vue le classement des archives de la Chambre apostolique permet de saisir mentalement sinon un inventaire du moins un itinéraire dans la diversité du monde.
17Dès le xiiie siècle, Marco Polo a enseigné aux Européens que le monde est plein de royaumes merveilleux et de cours fastueuses, et qu’on trouve toujours dans chaque ville, même la plus lointaine, quelqu’un à qui parler. On peut le parcourir sans se perdre, de proche en proche, comme un navire qui frôle le rivage plutôt que de se risquer en pleine mer, car le monde est structuré par un réseau, certes peu dense et parfois très lâche, mais continu et très étendu, qui jette sur lui un filet d’interconnaissances20. À l’échelle de l’Europe chrétienne, un moine pouvait voyager de cloître en cloître sans jamais être totalement dépaysé – les réseaux monastiques de son ordre fonctionnant comme des machina memorialis au sens de Mary Carruthers, qui lui offraient partout une structure formelle concordante avec l’image mentale qu’il pouvait s’en faire21. On dira de même des grandes villes du monde, que l’on décrira comme faisant partie d’un archipel urbain, parce qu’elles sont comme des îles, fragiles et isolées, dans un océan plus faiblement humanisé, mais aussi parce qu’elles sont connectées par des circuits d’échanges, d’influences ou au moins de ressemblances.
18Cette notion d’archipel, théorisé aujourd’hui par les géographes, semble à même de rendre compte de la territorialité médiévale avant son lissage territorial. Il décrit un monde médiéval où la puissance est davantage réticulaire que territoriale – et dès lors qu’on prend un peu de recul, qu’on quitte le Mâconnais pour une vision élargie du monde, dès lors que l’on envisage du même regard les caravanes du Sahel et les caravelles de l’océan Indien, alors se lève un monde articulé mais non unifié, dominé par les spécialistes des seuils, les portiers, les courtiers, ceux qui savent se situer aux points de captation de la valeur et tissent l’interconnexion du monde22.
19Nous retrouvons donc bien ici la notion d’englobement, mais ressaisie par l’histoire connectée. Romain Descendre a montré que la crise de la morale éthico-juridique du Moyen Âge est inséparable du primat de la question de la domination territoriale. Le stato machiavélien est, diraient les linguistes, un nom-tête qui a perdu ses attributs. Quand le stato del nostro comune ou le stato ch’avea il nostro comune (qui traduit chez le chroniqueur florentin Giovanni Villani ce que le latin de chancellerie désignait comme status communis) devient simplement le stato dans la langue de gouvernement de l’Italie du xive siècle, il abandonne son génitif qui disait le bien public. Ainsi a-t-il fait rimer territorialisation et déjudiciarisation. Il y a une incompatibilité foncière entre le respect du droit et l’ambition territoriale des états. La communication de Mauro Mussolin, qui n’a malheureusement pas pu être jointe à ce volume, permettait de visualiser ce stato machiavélien : c’est la machine territoriale conçue, mesurée et dessinée par Michel-Ange. Cette contemporanéité entre l’absolutisation des pouvoirs princiers, la révolution de l’art des fortifications et l’amélioration des moyens graphiques pour en rendre compte est évidemment constitutive de cette modernité politique d’englobement. Reste qu’on serait bien naïf de penser que cette abstraction souveraine de l’État territorial est un abandon de la logique médiévale de l’exception – c’est au contraire sa généralisation que l’on connaît aujourd’hui où l’état d’exception peut être un paradigme d’une souveraineté déterritorialisée.
20Valérie Theis a fait un vibrant appel pour le retour aux sources – seul à même de redonner à cette question de la spatialité le parti pris des choses qu’à force d’abstraction elle risque de perdre de vue. Entre idéel et matériel, il semble que les différents contributeurs de ce volume ont plutôt travaillé à déplacer le curseur vers le matériel – c’est-à-dire vers une histoire sociale des usages politiques de l’espace. Le grand bond en avant dans la modernité, de l’espace médiéval au territoire moderne, tel qu’il apparaît dans les grandioses abstractions dont on a parlé au début, n’en sortira pas indemne. C’est une manière de retrouver l’espace cartésien d’avant le spatial turn, c’est-à-dire la rugosité du terrain – et une manière aussi de remarquer que dans l’historiographie des vingt dernières années, le spatial turn a coïncidé, sans qu’on y prenne vraiment garde, avec un ecclesial turn. Faire front à la diversité des savoirs vernaculaires de l’espace, contrer les « fatalités locales » dont parlait Michelet, c’est aussi une manière d’en séculariser l’histoire.
Notes de bas de page
1 J. Michelet, Histoire de France, t. 1 : La Gaule, les invasions, Charlemagne, rééd. Paris, Éd. des Équateurs, 2015, p. 313 [éd. orig. 1833].
2 A. Guerreau, « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », dans N. Bulst, R. Descimon, A. Guerreau (dir.), L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (xive-xviie siècles), Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 83-101.
3 Cité par A. W. Crosby, La mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250-1600), traduction française, Paris, Allia, 2003, p. 80 [éd. orig. 1997].
4 A. Boureau, « Vel sedens, vel transiens : la création d’un espace pontifical aux xie et xiie siècles », dans S. Boesch Gajano, L. Scaraffia (dir.), Luoghi sacri e spazi della santità, Turin, Rosenberg & Sellier, 1990, p. 367-377 : ici p. 377.
5 F. Mazel (dir.), L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval (ve-xiiie siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
6 Id., L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (ve-xiiie siècle), Paris, Seuil, 2016, p. 380.
7 C. Nicolet, L’inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard, 1988, p. 285.
8 P. Boucheron, J.-P. Genet (dir.), Marquer la ville : signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle), Paris/Rome, Publications de la Sorbonne/École française de Rome (Le pouvoir symbolique en Occident [1300-1640], 8), 2013.
9 Pétrarque, Lettres familières. Livres XVI-XIX. Rerum familiarium, XVI-XIX, édition et traduction André Longpré, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 92 (livre XVI, lettre 10). Pour un commentaire de ce texte, je me permets de renvoyer à « Au cœur de l’espace monumental milanais : les remplois de Sant’Ambrogio (ixe-xiiie siècles) », dans P. Toubert, P. Moret (dir.), Remploi, citation, plagiat. Conduites et pratiques médiévales (xe-xiie siècles), Madrid, Casa de Velázquez, 2009, p. 161-190.
10 Ce point est développé dans P. Boucheron, « L’implicite du signe architectural : notes sur la rhétorique politique de l’art de bâtir entre Moyen Âge et Renaissance », Perspective, 1, 2012, p. 173-180.
11 F. Braudel, L’identité de la France. Espace et histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 287 et 297.
12 L. Dauphant, Le royaume des Quatre rivières. L’espace politique français au xve siècle (1380-1515), Seyssel, Champ Vallon, 2012.
13 Cardin Le Bret, De la souveraineté du roi : de son domaine et de sa couronne, Paris, s. n., 1632 (I, 9), cité par J. Cornette, « Fiction et réalité de l’État baroque (1610-1652) », dans H. Méchoulan (dir.), L’État baroque. Regards sur la pensée politique de la France du premier xviie siècle, Paris, Vrin, 1985, p. 7-87 : ici p. 10.
14 Voir toutefois L. Nuti, Ritratti di città. Visione e memoria tra Medioevo e Settecento, Venise, Marsilio, 1996.
15 J. Schulz, « Jacopo de Barbari’s View of Venice : Map Making, City Views, and Moralized Geography before the Year 1500 », The Art Bulletin, 1978, p. 425-474.
16 D. Arasse, Histoires de peinture, Paris, Denoël, 2004.
17 C. Jacob, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 42 et 138.
18 Sur ce sujet, voir désormais G. Calafat, Une mer jalousée. Souveraineté et juridiction des mers dans la Méditerranée du xviie siècle, Paris, Seuil, sous presse.
19 D. Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 1994.
20 Cette hypothèse est développée dans P. Boucheron, « La ville, la cour, la modernité de l’État. Un “modèle européen” au risque de la world history », dans L. Courbon, D. Menjot (dir.), La cour et la ville dans l’Europe du Moyen Âge et des Temps modernes, Turnhout, Brepols (Studies in European Urban History, 35), 2015, p. 237-249 ainsi que dans « Le Moyen Âge à l’épreuve du monde : entre altérité et familiarité », dans P. Josserand, J. Pysiak (dir.), À la rencontre de l’autre au Moyen Âge. In memoriam Jacques le Goff. Actes des premières assises franco-polonaises d’histoire médiévale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 217-228.
21 M. Carruthers, Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, traduction française, Paris, Gallimard, 2002 [éd. orig. 1998].
22 P. Boucheron, F.-X. Fauvelle, J. Loiseau, « Rythmes du monde au Moyen Âge », dans I. Cattedu, H. Noizet (dir.), Quoi de neuf au Moyen Âge ?, Paris, La Martinière, 2016, p. 150-166. Pour un exemple récent de ce type de description réticulaire, voir L. Malbos, Les ports des mers nordiques à l’époque viking (viie-xe siècle), Turnhout, Brepols, 2017.
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