Conclusion
p. 223-233
Texte intégral
1Au-delà de l’empathie qui imprègne les pages qui précèdent, ce sont la stature et la singularité de la chercheuse – car s’il fallait ne retenir qu’un seul mot pour la qualifier, ce serait celui-là qui s’imposerait – qu’était Nicole Pons qui se dégagent en filigrane des articles que l’on vient de lire. Certes, ceux qui ont travaillé à ses côtés n’ont jamais douté de ses qualités : mais Nicole Pons était une modeste pathologique, et son œil acéré et son ironie coupaient court à toute effusion de reconnaissance admirative quand on la remerciait pour l’information, la précision ou la correction que l’on était allé chercher auprès d’elle. Car elle était une lectrice incomparable, une éditrice hors pair et une historienne perspicace.
2Une lectrice, tout d’abord. Contrairement à beaucoup de ses compagnons de route, influencés comme elle par Bernard Guenée, mais dont beaucoup ont choisi de s’intéresser aux Miroirs aux Princes dont elle ne s’est véritablement préoccupée que dans l’un de ses derniers opus (et encore s’agit-il d’un texte singulier, qui vaut plus par son caractère subjectif que par sa réflexion théorique1), elle a plutôt été attirée par les textes polémiques, écrits dans le feu de l’action, qu’ils fassent œuvre de propagande ou qu’ils soient l’une des pièces d’un débat. Ces lettres, ces notes ou ces traités, le plus souvent des formes courtes longtemps négligées ou ignorées par les historiens, sont partie intégrante d’une action, qu’ils soient saisis au stade de la production ou de la diffusion dans un manuscrit d’auteur ou, au contraire, dans un recueil de pièces diverses qui témoigne de leur fortune et de leur réception, portent à la fois la forte empreinte du contexte socio-culturel et politique dans lequel ils ont été produits et de la personnalité de ceux qui les ont écrits et lus. Tout autant que son érudition et la solidité de sa formation de philologue, ses premières recherches sur la Lamentacio humane Nature adversus Nicenam Constitucionem de Guillaume Saignet2 la prédisposaient à intégrer dès son entrée au CNRS une équipe qui travaillait sur le milieu auquel appartenait cet auteur et avait mis au cœur de son activité l’étude d’une « génération perdue », celle de ces premiers humanistes français formés entre Paris et Avignon et qui devaient être anéantis par les massacres de 1418 ou dispersés par les vicissitudes de la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Et c’est en travaillant à l’édition de l’œuvre de Jean de Montreuil3, parmi lesquelles se trouvaient notamment des œuvres de propagande, et notamment A toute la chevalerie [1406-1413] et le Traité contre les Anglais [1413-1417]4, qu’elle est passée de la bataille des idées morales et littéraires à celle des idées politiques. S’attacher à ce type d’œuvre a été une « intuition » initiale de Nicole Pons qui a orienté toutes ses recherches suivantes, comme le remarque Bénédicte Sère qui a parfaitement raison de souligner ici même la fécondité de cette orientation5.
3Les traités de propagande qui, avant elle, n’avaient guère retenu l’attention, si l’on excepte Peter Lewis, l’éditeur de Jean Juvénal des Ursins6, en ont été l’un des objets privilégiés, bien évidemment, et en particulier tous ceux qui concernent la guerre de Cent Ans, qu’elle a longuement étudiés7, et pour certains découverts et publiés : aux textes déjà mentionnés de Jean de Montreuil, elle ajouta plus tard les Débats et appointements [1418-1419], le Super omnia avec la Réponse d’un bon et loyal François [1419], et le Fluxo biennali spacio [1422-1430]8. Elle a également édité en collaboration avec Monique Goullet la Desolatio Regni Franciae de Robert Blondel [1420]9. Ces textes l’intéressaient moins par les informations inédites qu’ils étaient susceptibles de contenir que par ce qu’ils nous permettaient de connaître de l’état d’esprit des contemporains. Et au-delà des opinions qu’ils exprimaient, ils ouvraient aussi des perspectives inexplorées sur la culture historique et juridique des Français du xve siècle : il est d’ailleurs parfois difficile de distinguer cette littérature de la production historique contemporaine, tant le rappel des faits, même s’il est partisan, est l’une des composantes des traités de propagande, au point que Jean de Montreuil et Jean Juvénal des Ursins ont aussi été considérés comme d’authentiques historiens : elle remarque d’ailleurs que « les Débats et appointements se présentent comme une chronique anti-anglaise10 ». De ce fait, ces traités entretiennent des rapports complexes avec les chroniques contemporaines : les va-et-vient et les emprunts entre ces deux types d’écrits sont incessants.
4C’est dans ce même esprit qu’elle s’est aussi intéressée aux textes historiques : comme le souligne d’ailleurs Isabelle Guyot-Bachy dans sa contribution11, on peut lire les livres d’histoire comme des traités polémiques. Quand il couvre d’annotations les marges de son manuscrit de la Continuation de Guillaume de Nangis, Nicolas de Lespoisse cherche dans les faits la confirmation de ses propres opinions. Et Nicole Pons, très consciente de cette fonction de l’écriture historique, fait constamment allusion dans ses articles aux chroniques, qu’il s’agisse de celle du Religieux de Saint-Denis, dont Ezio Ornato nous rappelle ici même comment une note de Jean de Montreuil leur permit de découvrir l’identité12, ou du Miroir historial de Noël de Fribois, qu’elle utilise fréquemment grâce à Katherine Daly qui mit à sa disposition le texte de sa thèse dès sa soutenance à Oxford13. Elle n’hésite d’ailleurs pas à traverser la Manche et fait fréquemment bon usage de la production historique anglaise, notamment de l’œuvre de Thomas Walsingham et du Brut en langue anglaise ; et elle a aussi une bonne connaissance des chroniques italiennes14. Comme les traités de propagande, les textes historiques permettent de scruter la trace que laissent les évènements dans les esprits, même si cette trace est parfois ténue et s’avère bien éloignée des faits : issus d’une « diffusion purement laïque, dans un milieu ni dirigeant ni universitaire15 », ils sont eux aussi des révélateurs de l’opinion et de l’état d’esprit des contemporains et c’est parce qu’elle est sans doute dans une large mesure fondée sur des souvenirs personnels que la courte chronique des événements survenus en France de 1203 à 1442 mérite à ses yeux une étude détaillée et une édition16.
5Une autre de ses préoccupations est la forme littéraire : ce qui retient son attention dans ce curieux poème sur la levée du siège d’Orléans obtenue par Jeanne d’Arc, c’est qu’il s’agit de la première épopée humaniste composée en France, comme l’attestent les quelque 300 références à des auteurs classiques qu’elle a relevées dans les 502 vers du poème17.
6Il est donc tout à fait logique qu’elle se soit aussi intéressée aux correspondances : comme les traités de propagande, les lettres entretiennent un rapport ambigu avec l’histoire et la rhétorique de la persuasion. Là encore, le travail de l’Équipe de recherche sur l’humanisme français des xive et xve siècles autour de l’édition des lettres de Jean de Montreuil et la rédaction minutieuse des Monsteriolana avec Gilbert Ouy et Ezio Ornato qui l’a poursuivie, ont constitué une expérience fondatrice. Même si on laisse de côté les princes et les prélats, les lettres de Jean de Montreuil montraient ses relations littéraires, professionnelles mais aussi personnelles avec un extraordinaire réseau de collègues et d’amis dans la familiarité desquels nous étions invités à entrer à la suite des éditeurs : du côté français, Nicolas de Clamanges, les frères Gontier et Pierre Col, Pierre d’Ailly, Jean Muret, Laurent de Premierfait, Gilles Bellemère, Guillaume Fillastre, Jacques Legrand, du côté italien Coluccio Salutati, l’« humaniste Jacopo », Antonio Loschi, Ambrogio Migli, Francesco Zabarella18… Ce réseau, qui mériterait d’ailleurs d’être analysé comme tel grâce aux logiciels dont nous disposons aujourd’hui, constitue un exceptionnel observatoire d’où l’on peut décrypter jusque dans ses moindres nuances l’évolution de l’opinion des lettrés qui, à la cour des princes et au sein des chancelleries, agissent sans relâche pour faire avancer leurs principes et leurs choix esthétiques et littéraires en même temps que leurs carrières. Dans ce cadre, les lettres sont à la fois des instruments et des armes, et il n’est pas surprenant qu’elles s’avèrent tout aussi difficiles à classer que les traités de propagande, comme le rappelle ici même Franck Collard à propos d’une correspondance qui n’est pas indigne d’être comparée à celle de Jean de Montreuil et de Nicolas de Clamanges, celle de Gérard Machet, qui pourrait d’ailleurs être traitée de la même façon sous l’angle du réseau19. Dario Cecchetti nous en donne l’une des raisons : les humanistes français ne pouvaient échapper à l’exemple des deux grandes collections de lettres de Pétrarque, les Familiares et les Seniles, et Pétrarque, après avoir déclaré son intention d’écrire ses lettres à la manière simple et familière de Cicéron, écrit en fait beaucoup de lettres-traités à la manière de Sénèque20.
7Nicole Pons était aussi une éditrice de haut vol. Formée à l’exigeante école de Gilbert Ouy, elle a appliqué à l’édition ces mêmes qualités qui faisaient d’elle une lectrice exceptionnelle. On l’a vu, elle s’intéressait à des formes mal définies par les typologies traditionnelles, comme celles des dossiers polémiques, des épîtres et de toutes ces formes brèves que l’on peut désigner au choix comme des « lettres », des « traités » ou des « poèmes sur ». Nous avons déjà énuméré plusieurs de ses éditions et nous ne tenterons pas d’en donner la liste qu’il est facile de reconstituer à partir de la bibliographie qui figure dans le présent volume. L’une des raisons pour lesquelles elle arrivait à tirer le meilleur de ces textes souvent négligés ou incompris parce qu’inclassables, c’est qu’elle accordait autant d’importance à la forme matérielle, au contexte de rédaction et à la langue des textes sur lesquels elle travaillait qu’à leur contenu. La description des manuscrits et des imprimés sur lesquels elle a basé ses éditions de Robert Blondel ou des traités rassemblés dans L’honneur de la couronne de France est d’une remarquable minutie, mais le meilleur exemple de ce type de travail est l’étude qu’elle a consacrée au recueil d’un juriste parisien21. Il lui permet de faire ressortir ce qui est l’un des grands enseignements de sa recherche : le recueil est bien celui d’un « homme ordinaire … d’un Parisien aux préoccupations de la vie de tous les jours22 », mais si le manuscrit contient bien des textes d’une extrême banalité – et, note importante, si certains textes sont très rares c’est qu’ils sont d’une banalité telle qu’on ne prend même pas la peine de les copier ; ils portent d’ailleurs encore les stigmates de leur circulation orale, comme le scatologique Salomon et Marcoul ou la prière les Matines de la croix – il contient aussi la traduction des Économiques du Pseudo-Aristote par Laurent de Premierfait. Elle démontre ainsi que les frontières que trop souvent les historiens se croient autorisés à établir sur la foi de classifications simplistes entre une culture savante, une culture des élites ou une culture « populaire » s’abolissent d’elles-mêmes quand on s’attache à la composition matérielle des manuscrits23 ou, quand on a la chance de pouvoir les reconstituer, des bibliothèques. C’est dans le même esprit qu’elle s’arrête sur la langue des textes qu’elle édite, et pas seulement quand il s’agit du latin humaniste le plus recherché. Ainsi analyse-t-elle avec minutie la façon dont, dans la partie historique de son traité, l’auteur anonyme du Fluxo biennali spacio, traduit dans un latin rudimentaire le texte de Froissart qui lui sert de base, introduisant les subordinations par quod, agençant les propositions au moyen d’un simple : « l’auteur pense en français24 ». Et ce latin besogneux, par la façon dont il contraste avec la fluidité de celui du Dialogus, suffit à situer avec précision les auteurs des deux traités dans l’espace socio-culturel de la France du xve siècle.
8Il est pourtant une dimension qui l’intéressait mais sur laquelle la nature et le niveau d’exécution des manuscrits qu’elle étudiait ne lui a pas permis de s’arrêter, c’est la dimension visuelle, qu’il s’agisse d’images ou de diagrammes, et l’interaction entre texte et illustration. Aussi est-il particulièrement heureux que ce recueil contienne de belles études de cas, dont celle de Marigold Anne Norbye sur les arbres généalogiques des rois de France25. À dire vrai, ce sont les Anglais plus encore que les Français qui se sont intéressés à ces arbres qui leur servaient à prouver la filiation capétienne du petit Henri V. Ils étaient d’ailleurs habitués à lire l’histoire de leurs souverains dans la forme spécifique du rouleau généalogique26. Le duc de Bedford, régent de France, en fit faire plusieurs qu’il diffusa comme des affiches – dont l’une fut accrochée à Notre-Dame de Paris – mais on trouve de telles généalogies dans des manuscrits aussi bien français qu’anglais. Rien de tel en effet qu’un diagramme pour démontrer la rectitude d’une « droite ligne », rectam lineam ! Anne Hedeman a choisi quant à elle de consacrer son étude aux élégants manuscrits des traductions exécutées par Laurent de Premierfait27, et notamment à ceux qui contiennent ses versions des œuvres de Boccace28. L’image permet d’aller bien au-delà de la lettre, comme le montre de façon frappante l’un des exemples qu’elle a choisi de développer, celui de la destruction de Jérusalem et du cannibalisme de Marie qui l’annonce dans les exemplaires du Des cas de nobles hommes et femmes réalisés sous la supervision de Laurent. Dans les deux compartiments de l’image qui illustre la destruction de la ville, l’empereur et son armée abattant les murailles et Titus surveillant la vente des juifs aux Sarrasins, légionnaires et Sarrasins sont bien reconnaissables à leurs costumes tandis que les juifs sont, de façon tout à fait inhabituelle, habillés comme les Parisiens de l’époque. Et Marie – une matrone juive qui, poussée par le désespoir et la faim, rôtit à la broche son petit enfant pour le dévorer, atrocité qui retire tout courage aux juifs accablés – est vêtue d’une robe doublée d’hermine et présentée comme une dame d’une tout autre condition. Comment ne pas voir là une allusion angoissée à l’état de la France et aux extrémités auxquelles la guerre civile est en train de la conduire ?
9En rappelant les talents de lectrice et d’éditrice de Nicole Pons, nous avons aussi dessiné le profil de l’historienne exceptionnelle qu’elle a été : lectrice et éditrice, Nicole Pons était aussi – et surtout – historienne, une historienne dont les textes étaient les sources privilégiées, des sources à partir desquelles elle savait explorer de façon innovante des territoires peu ou mal connus. Tous les articles de ce recueil s’en font l’écho, non seulement en soulignant comment elle a su, par son érudition philologique, sa vigilance et sa méticulosité dans l’analyse des textes et de leurs supports matériels en dégager les sentiments et les opinions des hommes du xive et du xve siècle – je serais presque tenté de dire « l’idéel », même si elle avait horreur du jargon que les avancées des sciences sociales conduisent parfois à adopter – mais aussi en faisant faire à la connaissance de l’humanisme français des années 1380-1460 des progrès considérables. Il faut dire qu’elle y était aidée par sa profonde familiarité (que son long compagnonnage intellectuel avec Matteo Roccati, fin connaisseur du latin et de l’œuvre de Gerson29 et d’Eustache Deschamps30, n’a pu que renforcer) avec le milieu, la langue et la culture des humanistes français et italiens, une familiarité qui lui permettait de déceler ce qui différenciait – sinon opposait – les uns et les autres31.
10La culture italienne était d’ailleurs bien présente dans la société française de la fin du Moyen Âge, et pas seulement à travers les traductions de Pétrarque. Nathalie Gorochov nous le rappelle opportunément, en attirant l’attention sur le collège des Lombards de l’université de Paris, fondé dès 1334. Et elle évoque les profils « pré-humanistes » de certains Italiens, rappelant aussi en passant la visite de Pétrarque à Paris et sa rencontre avec Pierre Bersuire – qui me semble toujours être une figure sous-estimée dans les études sur les débuts de l’humanisme en France – ainsi que la présence quelques années plus tard d’un autre ami de Pétrarque, Luigi Marsili32. Comme elle le souligne, la prosopographie des Italiens à Paris est loin d’être achevée, mais on peut retrouver dans la base Studium33 quelques noms, notamment ceux de quelques-uns des Servites qui séjournaient dans l’établissement parisien de leur ordre. En passant à la génération qui suit celle sur laquelle a surtout travaillé Nicole Pons mais à laquelle elle s’intéressait aussi, notamment à travers la personnalité de Jean Lebègue34, Clémence Revest – qui rappelle à juste titre l’importance d’un autre membre de l’Équipe de recherche sur l’humanisme français, Evencio Beltran35, dont le décès précoce a laissé inachevées plusieurs éditions pour lesquelles le LAMOP dispose encore de ses textes préparatoires – met en évidence le rôle d’un humaniste italien, Antonio Astesano, secrétaire de Charles d’Orléans, auteur d’un éloge descriptif de la France en vers latin du meilleur style en usage au-delà des Alpes36. Mais sa conclusion mitigée nous conduit vers deux observations pour lesquelles les recherches de Nicole Pons nous fournissent bien des éléments de réflexion.
11C’est tout d’abord le relatif insuccès des humanistes italiens en France : comme le constate Clémence Revest, Antonio Astesano n’a pas réussi à s’assurer le patronage royal et a dû se résoudre à retourner en Italie. Et si impressionnante qu’apparaisse à première vue la mobilisation des humanistes français en faveur de la réhabilitation de Louis d’Orléans, on ne remarque pas qu’ils aient cherché à s’assurer le concours de voix italiennes, au moment même où les meilleures d’entre elles recherchaient pourtant des patronages princiers dans les cours d’Occident37. Charles d’Orléans et son frère Jean d’Angoulême en étaient d’ailleurs très probablement les témoins dans leur captivité anglaise, d’où ils pouvaient difficilement ignorer que des humanistes italiens cherchaient fortune à la cour lancastrienne. Et les Anglais soutenaient aussi l’implantation en Normandie d’Italiens comme le cardinal Branda da Castiglione et son neveu Zanone Castiglioni, l’un et l’autre humanistes notoires, qui se succédèrent sur le siège épiscopal de Bayeux. Pourtant, les humanistes italiens ne réussissent guère mieux en Angleterre : Poggio Bracciolini ne reste que quelques mois le secrétaire du cardinal Henry Beaufort, et ni Tito Livio Frulovisi, ni son successeur Antonio Beccaria, en dépit des relations qu’ils sont parvenus – avec aussi l’intervention de Castiglioni – à établir entre leur patron anglais, le duc Humphrey de Gloucester, et des figures majeures de l’humanisme italiens, comme celles de Lapo da Castiglionchio, Leonardo Bruni ou Pier Candido Decembrio, n’obtiennent des positions stables satisfaisantes38. Comme en France, il faudra attendre la fin du xve siècle pour qu’une insertion réelle puisse se produire tant à la cour qu’à l’université. Il serait peut-être opportun d’aborder à l’avenir ce problème de façon plus comparative.
12Autre observation, si les humanistes italiens et français partagent bien une même culture, on a peut-être eu trop tendance à se focaliser sur leur passion commune pour la langue et les idées des auteurs de l’Antiquité classique, qu’elle soit latine ou grecque, pour les distinguer des autres hommes de culture et de savoir de leur temps avec lesquels ils gardent, malgré tout, beaucoup en commun, et notamment les idées religieuses. De ce point de vue, un Guillaume Saignet à la personnalité duquel Nicole Pons n’a cessé de s’intéresser offre des perspectives passionnantes, surtout depuis qu’avec Hélène Millet elle a pu mettre en lumière en même temps que sa préoccupation de l’unité de l’Église ses liens avec le roi de Hongrie, futur roi des Romains puis empereur, Sigismond de Luxembourg39. C’est en replaçant la Lamentacio humane Nature adversus Nicenam Constitucionem, le texte même par lequel Nicole Pons commençait ses recherches, dans l’ensemble des réflexions sur la réforme de l’Église à la fin du xive siècle qu’une question qui avait d’abord paru secondaire en 1416 prend toute son importance : oui, l’on se préoccupait dès cette époque, avant même les conciles de Ferrare et Florence où serait décidée la question de l’union des églises latine et grecque, de l’obstacle que constituait le célibat des prêtres au rapprochement entre catholiques et orthodoxes. Camille Rouxpetel40 montre bien qu’il y a un « après Saignet » : trois des quatre manuscrits de son œuvre sont copiés dans le contexte du concile de Bâle, où l’œuvre est peut-être connue par l’intermédiaire des contacts de Saignet avec Sigismond, dont le représentant auprès du concile, l’évêque de Lübeck Johann Schele – qui par ailleurs connaît bien Gérard Machet, un proche de Saignet – plaide pour l’abolition du célibat des prêtres dans son propre traité, les Avisamenta reformacionis. Mais le problème d’un « avant Saignet » est plus complexe. Au concile de Bâle resurgissent en effet des textes de la fin du xive siècle, et notamment le Liber dialogorum hierarchie subcoelestis41 de 1388. L’entourage de Grégoire XI est conscient que la réforme de l’Église doit prendre en compte les spécificités de l’église grecque, et les textes qui en résultent ont transité par les abbayes bénédictines de Subiaco (où a séjourné l’un des experts du pape, Pierre Bohier) et de Melk jusqu’au couvent dominicain de Bâle où résidait l’un des experts du concile pour la question de l’église grecque au concile, le dominicain Jean de Raguse, qui a pu connaître Saignet lors de ses passages à l’université de Paris.
13Le souvenir de Nicole Pons, restera donc comme celui d’une grande historienne, non seulement pour ses travaux sur l’humanisme français, mais plus généralement par la façon dont elle a su faire affleurer – pour reprendre le mot de Claude Gauvard et d’Hélène Millet dans l’Introduction – puis analyser les opinions et les sentiments des habitants désemparés d’une France envahie et déchirée par la guerre civile, humiliée voire déshonorée par le traité de Troyes. Mais pour tous ceux qui ont contribué à ce volume, pour tous ceux avec lesquels elle a collaboré ou qui ont bénéficié de ses conseils, au LAMOP ou ailleurs, elle reste un interlocuteur intellectuel vers lequel l’on continuera à se tourner, en interrogeant sans cesse les écrits qu’elle nous a laissés ou en laissant notre imaginaire dialoguer avec elle. Nicole Pons n’a pas fini d’être présente parmi nous.
Notes de bas de page
1 Nicole Pons, « Un traité inédit de bon gouvernement : le Trialogue Quiéret », dans Julie Claustre, Olivier Mattéoni et Nicolas Offenstadt, Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, PUF, 2010, p. 160-168. De même, si elle se tourne vers Gilles de Rome, c’est par l’intermédiaire d’un lecteur bien particulier, Guillaume Saignet : N. Pons, « Guillaume Saignet, lecteur de Gilles de Rome », Bibliothèque de l’École des chartes, 163, 2005, p. 435-480.
2 N. Pons, Célibat et nature, une controverse médiévale. À propos d’un traité du début du XVe siècle, Paris, CNRS, 1975. Voir sur ce texte et ce travail les observations de Camille Rouxpetel, « Philhellénisme et réforme pendant le Grand Schisme : Guillaume Saignet et les Grecs », supra.
3 Jean de Montreuil, Opera, Ezio Ornato, Nicole Grévy-Pons et Gilbert Ouy (éd.), 3 vol., Turin, G. Giappichelli, 1966 et 1975 et Paris, CEMI, 1981, 1986.
4 Ibid., II, p. 67-135 et p. 161-311.
5 Bénédicte Sère, « Relire les traités contre les Anglais… », supra.
6 Peter S. Lewis, « War propaganda and historiography in fifteenth century France and England », Transactions of the Royal Historical Society, 5e série, XV, 1965, p. 1-21. Il a édité ses deux traités de propagande dans Jean Juvénal des Ursins, Écrits politiques, Paris, Société de l’histoire de France, I, 1978, p. 145-281 (Audite celi [1434]) et II, p. 13-77 (Traictié compendieux [1444]).
7 N. Pons, « La propagande de guerre française avant l’apparition de Jeanne d’Arc », Journal des savants, 1982, p. 191-214 ; Ead., « Latin et français au xve siècle. Le témoignage des traités de propagande », dans Le moyen français. Actes du Ve Colloque sur le moyen français (Milan, 6-8 Mai 1985), Milan, 1986, II, p. 67-81 ; Ead., « Ennemi intérieur et ennemi extérieur : la double lutte des défenseurs de Charles VII », Memini. Travaux et documents publiés par la Société des études médiévales du Québec, 3, 1999, p. 91-125.
8 N. Pons, « L’honneur de la couronne de France », Société de l’histoire de France, Paris, 1990. Le corpus a été depuis complété par la réédition de Pour ce que plusieurs [1464 ?] par Craig Taylor qui publie en outre un traité anonyme de 1512-1513 qui fait partie d’une campagne orchestrée par Henry VIII de publications et de préparation de textes anti-français dont l’un des fruits sera la traduction des Chroniques de Froissart par Lord Berners : Craig Taylor, Debating the Hundred Years War : Pour ce que plusieurs (La loy salicque) and A Declaration of the Trew and Dewe Title of Henry VIII, Camden Vth series, 29, Cambridge, 2006.
9 Nicole Pons et Monique Goullet, « Robert Blondel, Desolatio Regni Francie. Un poème politique de soutien au futur Charles VII en 1420 », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 68, 2001, p. 297-374.
10 N. Pons, « L’honneur de la couronne de France »…, op. cit., p. 12.
11 Isabelle Guyot-Bachy, « Culture historique et lecture de l’histoire… », supra.
12 Ezio Ornato, « Témoignages », supra : cf. Nicole Grévy-Pons et Ezio Ornato, « Qui a écrit la chronique latine de Charles VI dite du religieux de Saint-Denis ? », Bibliothèque de l’École des chartes, 134 (1), 1976, p. 85-102.
13 N. Pons, « Les chancelleries parisiennes sous les règnes de Charles VI et Charles VII », dans Cancelleria e cultura nel Medi Evo… XVI Congresso Internazinale di Scienze Storiche, Città del Vaticano, 1990, p. 137-168, spéc. p. 154, note 66. Katherine Daly a depuis publié la chronique avec la collaboration de Gillette Labory : Abregé des croniques de France par Noël de Fribois, Paris, Champion, Société de l’histoire de France, 2006 et « De la diplomatie à l’histoire… », supra.
14 N. Pons, « Informations et rumeurs : quelques points de vue sur des évènements de la guerre civile en France (1407-1420) », Revue historique, 602, 1997, p. 409-443.
15 N. Pons, « La propagande de guerre française… », art. cité, p. 212.
16 N. Pons, « Mémoire nobiliaire et clivages politiques : le témoignage d’une courte chronique chevaleresque (1403-1422) », Journal des savants, 2002 (2), p. 299-348 [texte p. 331-344].
17 Nicole Pons, « Une épopée latine humaniste concernant la mission de Jeanne d’Arc et le siège d’Orléans », Annuaire-bulletin de la Société de l’histoire de France, 2007, p. 93-144.
18 Jean de Montreuil, Opera, IV. Monsteriolana, Paris, CEMI, 1986.
19 Franck Collard, « La correspondance entre source et genre… », supra, qui aborde ici la correspondance de Gérard Machet après celle de Robert Gaguin : « La renaissance des lettres. La correspondance d’un humaniste français à la fin du xve siècle, Robert Gaguin (1433-1501) », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, 74 (1), 2012, p. 19-33.
20 Dario Cecchetti, « Iocosae litterae : choix de genre, exercice de style ou témoignage biographique ?… », supra.
21 N. Pons, « Honneur et profit. Le recueil d’un juriste parisien au milieu du xve siècle », Revue historique, 645, 2008, p. 3-32.
22 Ibid., p. 26.
23 Voir à ce propos la thèse d’Octave Julien, Circulation, diffusion et mélange des textes vernaculaires à travers les manuscrits français et anglais de la fin du Moyen Âge, doctorat Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016.
24 N. Pons, « Latin et français au xve siècle… », art. cité, p. 79.
25 Marigold Anne Norbye, « Le diagramme et la politique… », supra.
26 Olivier de Laborderie, Histoire, mémoire et pouvoir : les généalogies en rouleau des rois d’Angleterre (1250-1422), Paris, Garnier, 2013.
27 L’œuvre de Laurent de Premierfait a surtout été étudiée au sein de l’Équipe de recherche sur l’humanisme français des xive et xve siècles par Carla Bozzolo : voir notamment Carla Bozzolo dir., Un traducteur et un humaniste de l’époque de Charles VI : Laurent de Premierfait, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.
28 Anne D. Hedeman, « L’imagerie politique dans les manuscrits supervisés par Laurent de Premierfait », supra ; voir de la même auteure, Translating the Past: Laurent de Premierfait and Boccacio’s De Casibus, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2008.
29 Rappelons, entre autres, le précieux CD Rom qu’il a réalisé : Jean Gerson, Josephina. Introduction, texte critique, scansion, index des termes avec indication des quantités prosodiques, tables des formes métriques, Paris, CNRS [LAMOP], 2001.
30 Giovanni Matteo Roccati, « La culture latine d’Eustache Deschamps », Le Moyen Âge, 111 (2), 2005, p. 259-274.
31 Voir notamment N. Pons, « Leonardo Bruni, Jean Lebègue et la Cour : échec d’une tentative d’humanisme à l’italienne ? », dans Didier Marcotte (éd.), Humanisme et culture géographique à l’époque du concile de Constance. Autour de Guillaume Fillastre. Actes du Colloque de l’université de Reims (18-19 novembre 1999), (Terrarum orbis, 3) Turnhout, Brepols, 2002, p. 95-125.
32 Nathalie Gorochov, « Maîtres et étudiants italiens à Paris au xive siècle… », supra.
33 http://lamop-vs3.univ-paris1.fr/studium/
34 N. Pons, « Érudition et politique. La personnalité de Jean Le Bègue d’après les notes marginales de ses manuscrits », dans Les serviteurs de l’État au Moyen Âge / XXIXe congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur, Pau, 1998, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 281-297.
35 La librairie Droz, à Genève, a publié en 2015 des versions électroniques de ses principales éditions (Pierre de La Hazardière, Guillaume Fichet, Jean Serra, Jean Jouffroy, Guillaume Fillastre, etc.).
36 Clémence Revest, « La France décrite par Antonio Astesano… », supra.
37 Lucie Jolivet, « Le milieu humaniste français et la réhabilitation de la mémoire de Louis d’Orléans », supra.
38 Jean-Philippe Genet, « Les auteurs en Angleterre à la fin du Moyen Âge : pourquoi des étrangers ? », dans Les échanges culturels au Moyen Âge. Formes et enjeux. Actes du XXXIIe Congrès de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur, Boulogne, 2001, Paris, 2002, p. 241-267.
39 Hélène Millet et Nicole Pons, « De Pise à Constance : le rôle de Guillaume Saignet dans la résolution du schisme », dans Le Midi et le grand schisme d’Occident, Toulouse, Privat, « Cahiers de Fanjeaux, 39 », 2004, p. 461-486.
40 Camille Rouxpetel, « Philhellénisme et réforme… », supra,
41 Hélène Millet, « Le Liber dialogorum hierarchie subcoelestis (1388) », dans Jean-Marie Martin, Bernadette Martin-Hisard et Agostino Paravicini-Bagliani (dir.), Vaticinia et medievalia, Études en l’honneur de Louis Duval-Arnould, SISMEL, Florence, 2008, p. 367-394.
Auteur
LAMOP (CNRS-université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
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