La fabrique de la gloire
Enjeux et usages d’un instrument d’autopromotion dans les petites cours seigneuriales du Quattrocento1
p. 501-511
Texte intégral
1Les cours seigneuriales qui fleurirent dans les villes italiennes des derniers siècles du Moyen Âge recoururent à de véritables politiques de communication. Textes et images y furent abondamment produits. Ils s’efforçaient de présenter comme acceptables des formes de domination personnelle, dont le caractère récent – et parfois transitoire – privait les seigneurs de la légitimité offerte par la durée2. Comme elles permettaient un enracinement profond dans différentes temporalités, la renommée et la gloire furent des matières privilégiées des œuvres issues des entourages seigneuriaux. Longtemps réservée aux figures célestes et divines3, la gloria fut offerte aux dirigeants de leur vivant, au sein d’un mouvement que connut par ailleurs une large part de l’Occident médiéval4.
2À l’aide de quelques exemples tirés de sources narratives, nous souhaitons éclairer certains usages de ce thème dans de petites seigneuries urbaines. Deux fils seront simultanément tenus. L’un permettra d’observer les conceptions de la gloire et de la renommée, l’autre, les acteurs qui se rencontrèrent autour d’elles. Les régimes considérés seront ceux des Trinci de Foligno, des Chiavelli de Fabriano et des da Varano de Camerino. Tous trois appartenaient à l’État pontifical. Associés par d’étroites alliances matrimoniales à la fin du xive et au début du xve siècle, ils renforcèrent leur pouvoir sur leur ville respective durant cette période. Pour secondaire qu’ait été leur importance politique à l’échelle de la péninsule, ils n’en revendiquèrent pas moins, eux aussi, la gloire à laquelle les dirigeants les plus puissants aspiraient.
3Réduite en comparaison de celle des cours princières les plus éclatantes, la taille de ces seigneuries ne les désignait pas a priori comme terrain d’étude à qui examine l’imaginaire de la renommée. Elles méritent cependant d’être construites comme objets de savoir. Les lignes que nous esquissons pour y contribuer sont offertes avec gratitude à F. Menant, qui nous a accompagné avec une générosité peu commune tout au long de notre cheminement de chercheur.
4Notre propos commencera par évoquer la soumission aux aléas de la Fortune, contre lesquels le mépris du monde pouvait paraître le seul remède. Des œuvres littéraires, pourtant, furent proposées, afin de faire échec aux pertes qui risquaient d’emporter tout bien terrestre. Prétendant leurs écrits impérissables, des auteurs promirent la renommée éternelle aux puissants qui en seraient les protecteurs aussi bien que les sujets. Si le mouvement humaniste développa un discours cohérent sur ce thème, le contingent des artisans de la gloire n’émergea pas seulement de ses rangs. Les adeptes de la langue vernaculaire surent également tirer profit des relations qui devaient être établies avec les seigneurs pour que naquissent Fama et Gloria.
5La fin du Moyen Âge multiplia les références à la Fortune au point d’en faire l’un de ses lieux communs. De manière non exclusive, Fortuna pouvait évoquer l’ordre du monde, naturel et providentiel, ou l’ordre social, divisé et instable. Au fil du xve siècle, à ces deux sens s’en ajouta un autre, celui de l’enchaînement hasardeux des événements. Le temps se fragmentait. Il apparaissait comme une succession d’instants dont il fallait savoir tirer profit pour diriger les hommes et acquérir, selon une distinction traditionnelle, sur la terre, la renommée, dans le ciel, le salut et la gloire5. Le poids de la Fortune restait néanmoins écrasant. Face à ses aléas, des consolations devaient être trouvées et les vertus, grâce auxquelles les épreuves seraient endurées, cultivées. Si Boèce et sa Consolation de Philosophie jouirent d’un succès non démenti au long de la période, un notaire de Fabriano, Agostino di Matteo, choisit Sénèque et la Consolation à Polybe pour étoffer un petit florilège qu’il constitua pour lui-même, vers 1400, à l’intérieur de la couverture de l’un de ses registres6. Il y inscrivit : Non senthire mala sua non est hominis, non ferre non est viri7. Agostino cherchait des soutiens qui l’exhortassent à la force d’âme. Il les trouvait dans l’Ancien Testament – les Proverbes ou Salomon – ou la littérature classique – Sénèque, Aristote ou Virgile –. L’Énéide devait le lui rappeler : superanda omnis fortuna ferendo est8. Cette anthologie minuscule témoigne de l’innervation des sociétés urbaines par les références antiques. Devenues simples maximes ou extraites d’œuvres familières, elles offraient aux grands lettrés comme aux simples notaires des moyens d’affronter le doute. Elles s’acquittaient d’autant mieux de cette tâche qu’elles ouvraient l’espace rhétorique aux héros de l’Antiquité.
6Dans la souffrance et la mort elles-mêmes, les hommes illustres étaient des antécédents exemplaires. Comment ne pas accepter le trépas quand les hommes les plus excellents y avaient été confrontés ? En 1421, la seigneurie des trois frères Trinci manqua de s’effondrer. Niccolò et Bartolomeo périrent à Nocera sous les coups d’un châtelain félon. Seul survivant, Corrado III s’adonna à une représsion féroce. L’épisode eut un grand retentissement9. Giovanni Sercambi en fit un long récit10. Il était alors conseiller de Paolo Guinigi, le seigneur de Lucques, qui avait épousé successivement des filles et sœurs des maîtres de Camerino et Foligno. Sa femme Jacopa était la sœur des trois jeunes seigneurs Trinci et de Viviana, mariée à Berardo di Rodolfo III da Varano. Sercambi fit suivre la narration des faits de Nocera d’un dictame dédié aux parents des domini assassinés. Il y développa le thème du ubi sunt, prisé par la poésie du temps11, et appela à s’en remettre à Dieu contre l’infortune12. Il fit défiler les guerriers troyens après les souverains antiques, puis les preux, les plus belles femmes que la terre ait portées, les sages, les poètes, les philosophes. Rien ne durait :
Combien grande fut la gloire
Qu’eut la Rome triomphante,
Et pourtant son souvenir
A été éteint par la fortune changeante.
À qui est-elle constante ?
César et Pompée,
Scipion et tant d’autres anciens
Romains ne furent-ils pas avec tous les autres jetés à bas13 ?
7Soutenu par les références antiques et chrétiennes, le constat plaintif de Sercambi se présentait comme une consolation. Il faisait classiquement du contemptum mundi le principe moral par lequel la vie humaine pouvait être arrachée à l’empire de la Fortune. De son côté, Paolo Guinigi fit dire une grande messe en sa cité, à la mémoire de ses beaux-frères. Il envoya à Foligno trois ambassadeurs vêtus de noir, per più honorare et condolersi della morte de’ dicti signori14. Sercambi relata ces dispositions, sans préciser si les émissaires portèrent sa composition.
8Des lettres arrivèrent bien à Foligno – en nombre, selon toute vraisemblance – pour pleurer l’assassinat des seigneurs Trinci dont les pontifes avaient fait, localement, leurs vicaires in temporalibus15. L’une d’elles partit de Florence. Son auteur, Giovanni Tinto Vicini, déplorait l’acte des nephandissimi patricidæ16. Il venait de Fabriano, où il avait cherché à s’attirer la bienveillance de la famille dirigeante en dédiant son dialogue De institutione regiminis dignitatum à Battista, l’un des fils du seigneur, qui fit prendre en charge par la commune quelques-uns de ses voyages17. Giovanni entretint une correspondance avec Coluccio Salutati – qui échangeait lui-même des lettres avec les Chiavelli – et entra en 1407 au service de Pandolfo III Malatesta, seigneur de Brescia et de Fano. Il poursuivit sa carrière à Florence puis auprès du cardinal Condulmer, le futur Eugène IV18. Dans sa lettre à Corrado Trinci, Giovanni rappela opportunément que la Fortune n’épargnait pas même les princes. Cependant, loin de prôner le mépris du monde, il poursuivit en développant l’un des topoï qui devaient assurer le succès des humanistes auprès de leurs employeurs. L’homme passe, le souvenir de ses actions illustres survit19. La gloire de César, Hannibal et Caton n’avait pas été altérée dans les siècles malgré leur mort ignoble, car elle avait été cultivée par de grands écrivains. Avec tact, Vicini se proposait d’offrir un semblable réconfort à Corrado et de travailler, sans plus attendre, à la propre réputation de celui-ci :
Et moi, qui ai honoré un homme de glorieuse mémoire, ton frère aîné, dont la douleur empêche le nom de sortir de ma bouche, j’ai le dessein remarquable de t’honorer de la même manière si tu juges bon d’accueillir à ton service mon dévouement fidèle20.
9L’offre ne surprit sans doute pas. Au cours des années 1380, Francesco da Fiano avait invité Ludovico di ser Romano di Benincasa à composer de nouveaux poèmes (nova carmina) en l’honneur de Costanza Orsini da Pitigliano21. La femme du seigneur Ugolino III Trinci, mère des trois hommes qui devaient être visés en 1421, possédait selon da Fiano des vertus abondantes dont les écrivains ne manqueraient pas de transmettre la mémoire. Homme de lettres et d’administration, Ludovico connaissait bien les enjeux d’une telle rhétorique. Il avait travaillé à la chancellerie communale de Fabriano et collaboré avec les Chiavelli22. Devenu chancelier de la commune de Città di Castello, il en favorisa, en 1368-1369, la soumission à Pandolfo Malatesta pour qui travaillait Francesco da Fiano23. Les deux hommes se lièrent avant que les pas de da Fiano ne le conduisissent à la curie pontificale, à partir de 1379. Dans les années 1390-1400, Francesco suivait auprès du pape, notamment, les dossiers liés aux Trinci. Il obtint des canonicats à Foligno où son frère, Pepo, appartenait aux familiers d’Ugolino III24. Pour l’ornement des demeures de celui-ci, achevées autour de 1410, Francesco composa les strophes latines classicisantes insérées dans un cycle d’hommes illustres peints à fresque25.
10Da Fiano faisait partie des promoteurs du modèle de Mécène26. Il contribua au renouveau de l’idéologie antique du mécénat qui établissait un lien de dépendance réciproque entre les puissants et les poètes. Les premiers devaient apporter aux seconds l’argent leur permettant de jouir de l’otium nécessaire à la création des grandes œuvres. En retour, célébrés par ces œuvres mêmes, ils recevraient gloire et immortalité. Francesco développa le propos dans le Contra oblocutores poetarum (ca 1400). Il l’appuya sur l’exemple des hauts faits d’Achille, Ulysse, Énée ou Œdipe, qui, grâce à Homère, Virgile, Stace ou Sénèque le Tragique, eterna vivent secula fama27. Les créations des poètes avaient seules un tel pouvoir, celles de l’architecte, temples ou tombeaux, n’échappant ni à la ruine ni à l’oubli. Il fallut que le temps passât pour que, dans le courant du Quattrocento, selon des développements que la recherche doit encore préciser, les sculpteurs comme les peintres inscrivissent de façon prépondérante leurs arts dans ce cadre intellectuel. Le patronage des divers domaines de la production artistique se coula alors dans la forme du mécénat que les gouvernants firent aisément leur, soucieux qu’ils étaient de marquer le fossé irréductible les séparant supposément du commun. Ainsi, grâce à la culture humaniste conquérante et aux réseaux de ses lettrés solidaires28, grâce à la fluidité d’appareils politiques appuyés sur la mobilité des techniciens du pouvoir, des hommes de statures aussi différentes que le furent celles de Francesco da Fiano, Giovanni Tinto Vicini et Ludovico di ser Romano se posèrent comme les artisans de la gloire des seigneurs.
11Le terrain qu’ils occupèrent avait été borné, bonifié et exploité dans les décennies les précédant. Partisan du latin classique et de l’histoire romaine, Pétrarque avait mis en avant les grands hommes de cette Antiquité, dont il proposait à ses contemporains – aux plus éminents d’entre eux, à tout le moins – d’imiter la virtus. Il dédia son De viris illustribus à Francesco il Vecchio da Carrara, seigneur de Padoue qui, en écho à la compilation de biographies, fit orner d’hommes illustres, dans les années 1370, une salle de ses demeures29. Les peintures représentaient les héros antiques en pied, accompagnés de tituli évoquant les inscriptions épigraphiques30. La structure des fresques suivait celle de la statuaire du passé, dont Pétrarque écrivit qu’elle avait eu pour fonction d’« él[ever] à la vertu en réchauffant les âmes tièdes par le souvenir des nobles exploits31 ». Si le dispositif associant textes et images fut adopté pour le compte des Trinci, quelques quarante ans plus tard, l’entretien de la mémoire des hauts faits restait une prérogative des lettrés. Un sonnet dédicacé par Pétrarque à Pandolfo Malatesta – qui tenta sans succès de placer Francesco da Fiano comme secrétaire auprès de l’écrivain32 – assénait que Marcellus, Paul Émile ou Scipion l’Africain étaient redevables de leur postérité aux seuls poètes dont « tout [le] soin consiste en ceci : / rendre par leur renommée (fama) les hommes immortels33 ».
12Dans l’Occident des derniers siècles du Moyen Âge, le thème de la gloire fut utilisé sans retenue pour promouvoir des formes variées de domination. Il conservait quelque chose de la connotation du divin par laquelle une tradition le distinguait de celui de la renommée34, mais la différence entre les deux notions s’estompait. La gloria devint un but que les seigneurs du Trecento35 comme l’élite florentine du Quattrocento pouvaient se proposer, aussi légitimement que ne le faisaient les monarques et les grands capitaines dont elle avait été l’apanage36. Concept polysémique, la gloire restait néanmoins marquée par la réprobation ancienne des penseurs scolastiques. La suspicion de sa parenté avec la vanité perdura37. Ces quelques mots ne sont qu’une allusion aux ambiguïtés d’une notion clef, à ses redéfinitions, à la dilution de son sens, qui accompagna sa diffusion. Ils nous servent à pointer de nouveau le lieu commun que devint la gloire. Dans le latin cicéronien triomphant, comme dans la langue vernaculaire, des écrivains de tous ordres faisaient d’elle l’attribut de puissants dont ils attendaient faveurs et rétributions. Aussi faut-il se garder de présenter les humanistes comme les concepteurs d’une propagande seigneuriale fondée sur le thème revivifié de la gloire antique, développé dans une langue classicisante. Les discours ainsi formulés avaient à n’en pas douter une cohérence qui renforçait leur attractivité auprès de possibles employeurs. La place qu’occupèrent bien des humanistes auprès de grands ou petits seigneurs ne nous semble pourtant pas d’abord découler de la capacité qu’eurent ceux-là d’inventer de nouvelles formes de légitimation pour ceux-ci. Elle était davantage liée à une maîtrise discursive qui permit que, puisant dans des références courantes, des réponses structurées de manière nette et originale fussent apportées quand, en d’autres écrits, pléthoriques, il était choisi d’hybrider les répertoires, les formes littéraires et les sens de lecture.
13Les écrits de Pétrarque dans l’une et l’autre langue faisaient partie de ces références partagées. Ils contribuèrent à renforcer l’espoir des lettrés que, nourries par l’Antiquité, les affaires humaines puissent acquérir une grandeur telle que la finitude résultant de la chute originelle fût dépassée et que l’âge d’or revînt38. L’aspiration à la gloire participait à cette grandeur, affirmait le poète d’Arezzo en qui les promoteurs des studia humanitatis voyaient un précurseur. Cependant, le succès de l’auteur du De viris illustribus dépassait de beaucoup les confins du mouvement humaniste. Les Triomphes inspirèrent de nombreux textes en vernaculaire du xve siècle, ils offrirent leurs sujets à de nombreuses images peintes39.
14Des poètes pétrarquisants qui abondèrent au xve siècle, Alberto Orlando n’est pas le plus célèbre. Sa Canzona sopra i Triomphi connut néanmoins une vogue qui lui valut d’être copiée à la suite des Triomphes du maître dans plusieurs manuscrits contemporains40. En neuf strophes de treize vers et un congé, elle présentait successivement cinq tableaux allégoriques, étapes d’un cheminement spirituel emprunté à l’œuvre de Pétrarque. Vénus et Cupidon ne commençaient par triompher que pour s’incliner devant la Pudeur. Tous cédaient devant la Mort qui frappait indifféremment les hommes, avant d’être vaincue à son tour par la Renommée. Conformément à la volonté divine, écrivit Alberto Orlando, si « l’ouvrier meurt, l’œuvre vi[t] toujours » car la mort :
Réduit au silence nos vies de mortels
Mais pas les nobles vertus
Dont il appert qu’elles parlent et écrivent en leur propre faveur.
Une glorieuse et divine renommée s’élève,
Comme malgré elle, du sein du défunt41.
15La Canzona s’achevait avec le triomphe du Temps et de l’Éternité, qui recouvraient d’oubli même les noms des héros les plus éclatants. Composée durant le premier tiers du Quattrocento, elle développait des thèmes familiers à un public étendu. Cette banalité retient notre attention car, d’après le titre reporté sur un manuscrit conservé à Baltimore, les vers d’Orlando furent écrits « à la demande du magnifique seigneur Berardo da Camerino42 », c’est-à-dire de Berardo da Varano, fils du seigneur Rodolfo III.
16Le cas d’Alberto Orlando éclaire le souci de la gloire, qui travaillait les sociétés urbaines aussi bien que les seigneurs s’efforçant de les contrôler. Des œuvres de circonstance comme les siennes rencontraient l’intérêt de nombreux consommateurs capables d’en tirer profit : dédicataires, commanditaires, membres des entourages des puissants. Lorsque Carlo Malatesta mourut au combat, en 1429, Battista Chiavelli commanda au poète une chanson en l’honneur du défunt43. Le seigneur de Fabriano, marié à l’une des sœurs de Berardo da Varano, Guglielma, choisissait un faiseur de vers spécialisé dans le traitement du passage du temps, de la mort, de la renommée et de l’autoreprésentation de la création littéraire44. Alberto fit encore montre de son savoir-faire dans un sonnet qu’il dédia à Sigismondo Pandolfo Malatesta45, neveu de Carlo et gendre de Francesco Sforza ou encore dans des strophes dédiées à Bianca Maria Visconti, épouse du même Sforza, que les mariages de deux de ses frères apparentaient aux Trinci (1435) et aux da Varano (1444). Dans les décennies 1430-1440, Alberto Orlando fut employé comme commissaire par Francesco Sforza, à la cour de Naples puis à Bologne46.
17Comme ses collègues, écrivains célébrés ou versificateurs appliqués, Alberto se faisait l’écho d’un rapport équivoque au temps. La conscience attristée de son passage délétère s’entrelaçait avec la volonté enthousiaste de contrecarrer sa fuite, dans l’au-delà ou dès l’ici-bas.
18Jusque dans les petites villes de l’Italie centro-septentrionale, la renommée et la gloire furent des points d’appui de la propagande seigneuriale. Elles apportaient la longévité à des dominations parfois récentes, à l’horizon souvent incertain. Au regard du futur vers lequel les œuvres littéraires se projetaient, la vie présente du dominus accédant à la renommée occupait la position d’un passé reculé. L’intervalle séparant les deux moments permettait que le temps se déployât et qu’une ancienneté se constituât. L’avenir rêvé où les hauts faits seraient remémorés faisait advenir une antiquité. Indissociable de vertus exceptionnelles, fama et gloria légitimaient la captation du pouvoir et l’exercice de la domination familiale. Elles distinguaient ceux qui les avaient conquises de la masse des hommes, comme elles l’avaient fait pour les héros illustres de l’Antiquité. Elles assuraient la pérennité de personnages construits avec une stature hors du commun. Elles furent encore une réponse à la Fortune et à l’incertitude du temps, car elles renvoyaient à une durée figée.
19Le succès des thèmes reposa en partie, sans que ceux-ci soient épuisés par une lecture fonctionnaliste, sur une rencontre d’intérêts bien compris. Objet de redéfinitions, la gloire fonctionna comme un marqueur permettant à des groupes restreints – spécialistes du pouvoir, professionnels de l’écrit administratif et littéraire – de revendiquer un changement qualitatif de statut. Endossée par des acteurs politiques de second rang, elle leur fut reconnue pour l’éternité par des fabricants tout aussi modestes et soucieux de réussir. Aux uns comme aux autres, cependant, ce n’est qu’avec l’excessive facilité offerte par le recul du temps que l’on appliquerait aujourd’hui la définition du Dictionnaire des idées reçues : « Gloire : n’est qu’un peu de fumée47. »
Notes de bas de page
1 Diane Chamboduc de Saint Pulgent, Elisa Nicoud et Pascal Vuillemin nous ont aidé à préparer ce texte. Nous leur exprimons toute notre reconnaissance.
2 Au sein du renouvellement qu’a connu l’historiographie des seigneuries urbaines, nous nous contentons d’indiquer : M. Folin (éd.), Corti italiane del Rinascimento. Arti, cultura e politica, 1395-1530, Milan, Officina Libraria, 2010 ; J.-C. Maire Vigueur (éd.), Signorie cittadine nell’Italia comunale, Rome, Viella, 2013 ; A. Zorzi (éd.), Tiranni e tirannide nel Trecento italiano, Rome, Viella, 2013.
3 G. Agamben, Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement (Homo sacer, II, 2), Paris, Seuil, 2008 [2007].
4 J. Cerquiglini-Toulet, « Fama et les preux. Nom et renom à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 42, 1993, p. 35-44 ; B. Guenée, Du Guesclin et Froissart. La fabrication de la renommée, Paris, Tallandier, 2008.
5 F. Buttay-Jutier, « Fortuna ». Usages politiques d’une allégorie morale à la Renaissance, Paris, PUPS, 2008, p. 64-65, 72-76 et 87-161.
6 Archivio di Stato di Ancona, sezione di Fabriano, Agostino di Mattheo, no 37 (1397-1400).
7 Sénèque, De consolatione ad Polybium, XVII, 2. Édition consultée : id., Moral Essays, vol. II, trad. J. W. Basore, Cambridge/Londres, Havard University Press, 1990 [1932], p. 406.
8 Virgile, L’Énéide, V, 710. Édition consultée : ibid., éd. H. Goelzer, trad. A. Bellessort, t. 3 (livres I-VI), Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 153.
9 J. B. Delzant, « Les Trinci à Nocera. Mise en scène et construction de la violence dans une seigneurie italienne du premier Quattrocento », Questes, 14, avril 2008, Violences médiévales, p. 63-75.
10 Giovanni Sercambi, Le croniche di Giovanni Sercambi lucchese, éd. par S. Bongi, Lucques, Tipografia Giusti, 1892, t. 3, p. 266-273.
11 C. Dauphant, « “Qu’est devenu David et Salemon ?” Les hommes illustres dans la poésie d’Eustache Deschamps », Questes, 17, octobre 2009, Les hommes illustres, p. 116-119 pour les pièces traitant de la fuite du temps et la vanité terrestre.
12 Giovanni Sercambi, Le croniche, op. cit., t. 3, chap. 311, p. 274-276.
13 Ibid., p. 276 : Dè quanta somma gloria / Fu quella ch’ ebbe Roma trionfante, / E già la sua memoria / A spenta la fortuna noverchante. / Donque chi ci è costante? / Fu Cezari et Ponpeo, / Scipione e u’ feo / Roman, con tucti li altri giti al fondo?
14 Ibid., chap. 310, p. 273.
15 Voir les documents publiés par M. Sensi, « I Trinci tra storia, storiografia ed erudizione », dans Signorie in Umbria tra Medioevo e Rinascimento: l’esperienza dei Trinci, Pérouse, Deputazione di Storia Patria per l’Umbria, 1989, t. 1, p. 171-238.
16 H. Otto, « Eine Briefsammlung vornehmlich zur Geschichte italienischer Kommunen in der zweiten Hälfte des Mittelalters », Quellen und Forschungen aus Italienischen Archiven und Bibliotheken. Herausgegeben vom koeniglichen preussischen historischen Institut in Rom, 11, 1908, no 2, p. 98-101.
17 D’après un registre de comptes de la commune. Archivio Storico Comunale di Fabriano, Entrata e uscita, no 1431, fol. 69v (8 juillet 1415) : Per politia. A Bactista de Tomasso de Chiavelli da Fabriano ducati vinti cinque a bolognini 40 per ducato quali fu pagati a ser Giovangni Tinto per uno ronzeno.
18 F. Novati, « Un umanista fabrianese del sec. XIV. Giovanni Tinti », Archivio Storico per le Marche e l’Umbria (désormais ASMU), 2, 1885, p. 103-157. Pour une biographie du personnage : Giovanni Tinto Vicini, De istitutione regiminis dignitatum, éd. P. Smiraglia, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1977, « Introduzione ».
19 Otto, « Eine Briefsammlung... », art. cité, no 2, p. 99.
20 Ibid., p. 100-101 : Mihi autem, qui gloriose memorie virum colui, primorem germanum tuum, cuius nomen heret in faucibus pre dolore, propositum esse dinoscito, si meam fidem in servitium suscipere dignaberis, te itidem diligere. La traduction est de C. Revest que nous remercions.
21 Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 5127, fol. 80v-82v, en part. fol. 81v. La copie porte en rouge le nom raturé du destinataire : Lodovico de Fabriano (corrigeant Lodovicus).
22 A. Falcioni, « Ludovico da Fabriano (Ludovico di Ser Romano) », Dizionario Biografico degli Italiani (dorénavant DBI), Rome, Treccani, 2006, t. 66, p. 412-414.
23 F. Bacchelli, « Francesco da Fiano », DBI, op. cit., 1997, t. 49, p. 747-750.
24 A. Messini, « Documenti per la storia del palazzo Trinci di Foligno », Rivista d’arte, 24/1-2, janvier-juin 1942, p. 74-98.
25 G. Billanovich, « Giovanni del Virgilio, Pietro da Moglio, Francesco da Fiano », Italia medioevale e umanistica, 6, 1963, p. 215 ; R. Guerrini, « “Uomini di pace e di guerra che l’aurea Roma generò”. Fonti antiche e tradizione classica negli epigrammi di Francesco da Fiano per la Sala degli Imperatori (Anthologia Latina, Riese, 1906, 831-855d) », dans G. Benazzi, F. F. Mancini (éd.), Il Palazzo Trinci di Foligno, Pérouse, Quattroemme, 2001, p. 375-400 ; J. B. Delzant, C. Revest, « L’artiste, le savant et le politique. Gentile da Fabriano et Francesco da Fiano au service d’Ugolino Trinci, seigneur de Foligno (début du xve siècle) », Questes, 17, 2009, op. cit., p. 28-33.
26 C. Revest, « Le “second Mécène” : l’affirmation d’un lieu commun du patronage princier dans l’Italie humaniste », dans É. Crouzet-Pavan, J.-C. Maire Vigueur (éd.), L’art au service du prince. Paradigme italien, expériences européennes (vers 1250-vers 1500), Rome, Viella, 2015, p. 377-396.
27 I. Taù, « Il Contra oblocutores et detractores poetarum di Francesco da Fiano (con appendice di documenti biografici) », Archivio italiano per la storia della pietà, 4, 1965, p. 253-350, p. 331.
28 C. Revest, « La naissance de l’humanisme comme mouvement au tournant du xve siècle », Annales. HSS, 68/3, juillet-septembre 2013, p. 665-696.
29 T. E. Mommsen, « Petrarch and the Decoration of the Sala virorum illustrium in Padua », The Art Bulletin, 34/2, juin 1952, p. 95-116 ; M. M. Donato, « Gli eroi romani tra storia ed exemplum. I primi cicli umanistici », dans S. Settis (éd.), Memoria dell’antico nell’arte italiana, t. 2, I generi e i temi ritrovati, Turin, Einaudi, 1985, p. 95-152.
30 Donato, « Gli eroi romani tra storia ed exemplum... », art. cité, p. 120-123.
31 Francesco Petrarca, De remediis utriusque fortunae, dialogue XLI. Nous empruntons la citation à M. Baxandall, Les humanistes à la découverte de la composition en peinture. 1340-1450, trad. M. Brock, Paris, Seuil, 1989 [1971], p. 79-80.
32 Bacchelli, « Francesco da Fiano », art. cité.
33 Francesco Petrarca, Rime, Trionfi e poesie latine, éd. F. Neri et al., Milan/Naples, Riccardo Ricciardi, 1951, no CIV, v. 13-14, p. 143 : ma ‘l nostro studio è quello / che fa per fama gli uomini immortali.
34 Agamben, Le règne et la gloire..., op. cit.
35 Q. Skinner, Virtù rinascimentali, Bologne, Il Mulino, 2006 [2002], p. 159-161.
36 Guenée, Du Guesclin et Froissart..., op. cit., p. 19-30 et 102-103.
37 C. Varotti, Gloria e ambizione politica nel Rinascimento. Da Petrarca a Machiavelli, Milan, B. Mondadori, 1998, p. 139-144.
38 É. Crouzet-Pavan, Renaissances italiennes, 1380-1500, Paris, Albin Michel, 2007, p. 39-42.
39 D. Banzato, C. Limentani Virdis, « La tradizione iconografica dei Trionfi », dans Petrarca e il suo tempo, Milan, Skira, 2006, p. 107-134.
40 E. Lamma, « Rime inedite di Alberto Orlando », ASMU, 4/15-16, 1889, p. 496 et 508 ; ainsi que le Census of the Petrarch Manuscripts in the United States (http://www.digital-scriptorium.org/petrarch/WaltersW410.html, consulté le 25 novembre 2016). L’auteur y est référencé sous le nom erroné d’Alberto Orlani da Fabriano. Pour notre contribution, nous utilisons le manuscrit suivant : Baltimore, Maryland Walters Art Gallery, ms. W. 410, fol. 109-111. Nous avons également consulté : Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 4787, fol. 179-181.
41 Baltimore, Maryland Walters Art Gallery, ms. W. 410, fol. 110rv : Ma vole il prince de l’Olimpo novo / Per dare al virtuoso piu salute / Che al hore compiute / Mora l’oprante et l’opra sia pur viva / Pero costei nimica de perdono / Le nostre mortal vite pu far mute / Ma non l’alme virtute / Che per se stesse par che parli et scriva / Surge una fama gloriosa et diva / A suo dispecto in megio il morto seno / O felice et sereno / Che virtu ama che di secco et verde / Et questo e il quarto ove la morte perde.
42 Ibid., fol. 109 : Canzone composta per Alberto Orlando ad instantia del Magnifico signore Berardo de Camarino sopra y triumphi etcetera.
43 Lamma, « Rime inedite… », art. cité, p. 509-514.
44 Le texte composé pour Carlo Malatesta n’est pas une apologie, mais une méditation sur les thèmes susmentionnés.
45 Lamma, « Rime inedite… », art. cité, p. 67, qu’il convient de corriger à l’aide de L. Frati, Le rime del codice isoldiano (Bologn. univ. 1739), Bologne, Romagnoli/Dell’Acqua, 1913, t. 1 p. XVI.
46 C. Minieri Riccio, « Alcuni fatti d’Alfonso I di Aragona dal 15 Aprile 1437 al 31 di Maggio 1458 », Archivio storico per le province napoletane, 6/1-3, 1881, p. 6 ; Frati, Le rime del codice isoldiano, op. cit., p. XV.
47 G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, Librio, 1997 [1913], p. 42.
Auteur
université d’Aix-Marseille
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