La croix d’autel : image sainte ou objet de culte ?
p. 141-150
Texte intégral
1Si l’historiographie du crucifix est considérable, qu’elle vise à retracer le destin iconographique de la scène de la Crucifixion ou à étudier la monumentalisation de ses représentations peintes ou sculptées1, on a fait dans la littérature un sort moins favorable à cet objet très spécifique qu’est la croix d’autel2. On désigne par là une croix fixe placée sur la table eucharistique ou à son voisinage immédiat, à des fins explicitement et exclusivement liturgiques. Il s’agit, on le voit, d’une caractérisation nettement plus fine que le « crucifix d’église » lato sensu qui a jusqu’ici retenu l’attention3. Le désintérêt relatif dont l’apparition et l’évolution de la croix d’autel ont fait l’objet illustre bien la longue domination d’une approche formelle de l’histoire des objets, au détriment d’une réflexion fonctionnelle. Les grandes questions : où ? et pourquoi ? supposent en effet de ne pas s’en tenir à l’examen stylistique ou à l’établissement du pedigree, mais d’interroger toute une documentation non seulement théologique mais aussi rituelle qui, en raison de sa technicité, a longtemps peiné à gagner la table des chercheurs. Une simple visite des trésors accessibles ne suffira pourtant jamais à éclairer les raisons de l’apparition, sur les autels médiévaux, d’une croix fixe ; statuts, ordinaires et traités en diront autant que les quelques exemples préservés ou figurés.
2Rien de plus délicat que de déterminer avec un peu de précision l’arrivée de la croix sur les autels de la chrétienté latine, d’autant que les différences de pratiques entre régions, et pour les réguliers entre familles et congrégations, expression de la grande diversité rituelle de l’Occident médiéval, fournissent plus de contre-exemples que de confirmations. Il est donc de prudente méthode d’aborder la question par un versant singulier, sans doute, mais mieux documenté. Approcher la mouvance cistercienne (que l’on ne qualifiera surtout pas d’« ordre cistercien » au xiie siècle), par la densité des décisions de chapitres généraux, est une bonne piste possible.
3À Cîteaux, peu après la mort de saint Bernard, à côté de l’interdiction des croix d’or, dictée par le souci d’austérité, valait aussi la proscription des croix « trop grandes et donc impossibles à porter en procession4 » : autant dire que la fonction première d’une croix était alors d’être portée, au double sens de mobile et de tenue. Vers 1150-1160, donc, pas de croix fixe. En 1185, en revanche, une prescription relative aux fêtes éclaire une autre pratique : « les jours de grande fête, et seulement pour la messe, on place sur l’autel les reliquaires et une croix, en plus de la croix ordinaire en bois (communem ligneam)5 ». Si l’on comprend bien, cela signifie qu’il y avait désormais à demeure, attachée aux autels des abbatiales, une croix sobrement peinte, conformément aux premières codifications6. Elle était, semble-t-il, fixée soit sur la table soit immédiatement en arrière7. Le diacre l’encensait à la messe8. Dans les grandes occasions, on y ajoutait des ornamenta divers. Ce pourrait être en ces circonstances solennelles que des croix-reliquaires, du type de la croix de Clairmarais (début xiiie siècle)9, étaient exposées dans l’église, alors qu’on ne trouve aucune attestation que les objets liés à la Vraie Croix aient pu jouer le rôle de croix liturgiques permanentes.
4Du côté des commentateurs du rituel, Honorius Augustodunensis (première moitié du xiie siècle) évoque les riches processions d’entrée de la messe épiscopale, au cours desquelles étaient portées plusieurs croix, dont une plus grande, qui servait de croix liturgique pendant la célébration10. Dans l’Empire du xiie siècle, qu’il connaît particulièrement, les règles anciennes prévalaient qui réservaient la table d’autel, jusqu’à l’offertoire, à l’exposition de l’évangéliaire11. C’était aussi l’usage constantinopolitain12. Les candélabres, dont le sort est très étroitement lié à celui de la croix d’autel, étaient de même apportés lors de la procession et déposés sur le sol du sanctuaire devant l’autel ou autour de celui-ci13. Dans les toutes dernières années du même siècle, le futur pape Innocent III, alors cardinal des Saints-Serge-et-Bacchus, décrit clairement, dans un chapitre spécial, l’autel préparé pour la messe à Rome en indiquant qu’« on place entre deux candélabres une croix de taille moyenne14 », dont il développe le symbolisme. On aimerait savoir plus exactement si cette croix était installée tantum ad missas ou si elle était déjà permanente ; la présence directe sur l’autel est de toute façon une nouveauté que l’on peut tenter de repérer dans les représentations figurées de la messe, en prenant bien garde, toutefois, au fait qu’il s’agit souvent de lettrines de manuscrits où l’espace est compté et où l’enlumineur s’en tient à l’essentiel et au plus signifiant sans volonté documentaire. Ainsi, sur un missel clermontois de la fin du xiiie siècle, une belle croix à pied posée sur un autel dominé d’un petit dais n’est accompagnée d’aucun luminaire, ce qui est liturgiquement improbable : il faut en conclure que l’on a voulu mettre en valeur le lien théologique entre le sacrifice sanglant et sa réitération non sanglante (par le voisinage du calice et de la croix) et la sacralisation de l’Eucharistie (par le dais), et non donner à voir une messe « réelle » dans tout son arroi (fig. 1).
5Il va de soi que l’enregistrement d’un usage nouveau ne peut exclure des cas plus anciens de croix fixées dans l’environnement immédiat de l’autel. Les chroniques nous en font connaître plusieurs exemples, généralement attribuables à des sanctuaires prestigieux. Le cas de Saint-Denis est à la fois original et bien documenté15. La croix ancienne dite « de saint Éloi » se trouvait juste à l’arrière de l’autel majeur. Suger la doubla en quelque sorte, dans son nouveau chevet, par une autre croix précieuse de stature monumentale16. Placée sur un pilier abondamment décoré en avant de l’autel des Corps saints, donc à l’arrière et au-dessus de l’autel majeur, bénite par Eugène III le jour de Pâques 1147, elle a sans doute frappé les contemporains par son caractère exceptionnel, non seulement de facture, mais aussi de placement. À Saint-Pierre de Rome, le Liber pontificalis permet de suivre la permanence d’une croix richement orfévrée (crux ex auro purissimo ex diversis gemmis mirae magnitudinis ornata) située depuis Léon IV « sur le versant droit à côté de l’autel majeur17 » ; Innocent II l’a vraisemblablement renouvelée au xiie siècle18. Si l’on admet, ce qui paraît raisonnable, que c’est à propos de cette croix que les Annales Alamannicci racontent un miracle de l’année 921, on notera le lien étroit entre un objet qui semble permanent et la Semaine sainte : le Mercredi saint, lors de la lecture de la Passion, des larmes auraient coulé du crucifix19. Il y a donc ici une connexion liturgique privilégiée entre triduum et croix. Finalement, ce qui ressemblerait le plus aux croix d’autel « classiques » serait la crux aurea gemmis ac margaritis speciosissime compta donnée par l’abbé Frédéric, futur pape Étienne IX (1057-1058), à son abbatiale du Mont-Cassin : elle était en effet pourvue d’un « pied en argent doré » qui lui permettait d’être explicitement posée super altare20. Ce sont là des notations rares, toujours relatives à des églises d’exception. La grandiose page enluminée du Liber vitae de Winchester montrant le roi Canut et son épouse déposant une massive croix d’or sur l’autel du New Minster (fig. 2)21, qui pourrait sembler une image précoce (premier tiers du xie siècle) de croix liturgique, est plutôt à inscrire parmi les scènes d’offrande, pour lesquelles l’autel est un lieu privilégié, mais qui ne supposent pas la pérennité in loco de l’objet offert.
6Dans la plupart des cathédrales et abbatiales, avant 1180-1200, la croix ne trônait pas au sanctuaire, tout simplement parce qu’elle avait son lieu propre sous la forme d’un autel de la Croix. À Saint-Pierre de Rome, il s’agissait d’un oratoire spécifique, situé dans le transept droit. Mais la plupart des attestations concernent un autel situé en avant de l’enclos clérical, plus ou moins au milieu de la nef (in medio ecclesiae), là où les fidèles pouvaient espérer voir et entendre le service divin : c’est le Volksaltar de la tradition germanique. Les exemples sont très nombreux aux temps carolingiens et romans. Les Gesta des évêques du Mans attribuent à Aldric (c. 830) l’érection d’un autel « au milieu de l’église, sur lequel il fit dresser un crucifix de notre Seigneur Jésus-Christ admirablement fait d’or et d’argent22 ». À Cologne au temps de l’archevêque Gero (969-976), c’est au même endroit que la célèbre Gerokreuz accomplit ses miracles23. Il n’y a donc nullement absence de croix majestueuses dans le lieu de culte ancien, mais il y a – ce qui est tout différent – déconnexion spatiale entre le culte eucharistique principal et le culte de la croix.
7On objectera que les représentations de croix sont pourtant très nombreuses au sanctuaire. Peintes ou mosaïquées, les croix d’abside héritées de l’Antiquité tardive ont tenu un rôle majeur dans le raisonnement classique d’Erik Peterson sur l’orientation primitive des lieux de culte chrétiens24. Un peu plus tard, les basiliques ont bénéficié de croix orfévrées, non pas seules et en pied comme celles que l’on a signalées plus haut, mais insérées dans des compositions ornementales ou festives : ainsi des croix pendant aux couronnes, en Espagne ou à Rome25. La question se pose en termes différents pour les grandes croix de bois peint ou de métal suspendues à la voûte par des chaînes ou des câbles. Elles se trouvaient en effet le plus souvent à l’entrée du chœur, c’est-à-dire très en avant de l’autel, surtout dans les grandes cathédrales ou abbatiales où les stalles occupaient un espace intermédiaire considérable. Selon Guibert de Nogent, déjà dans la cathédrale carolingienne de Laon le crucifix était suspendu à l’entrée du chœur des clercs26. La même remarque vaut pour les croix de poutres de gloire, comme cette magna crux argentea incatenata super trabeam que cite en 1175 un inventaire de la cathédrale de Novare27. Il est indiscutable que tous ces objets relèvent de la catégorie beltingienne de l’image « cultique », mais cultique n’est précisément pas synonyme de liturgique. Une image « liturgique » doit être explicitement intégrée au déploiement rituel, à l’ordo, qui est incomplet sans elle. Son importance n’est pas du tout du même ordre que la valorisation dévotionnelle. Pour l’identifier, il faut pouvoir verser au dossier des actes précis, parmi lesquels le baisement et l’encensement sont parmi les plus probants. Or on ne lit nulle part que des croix peintes ou suspendues aient fait l’objet d’encensements comme on le trouvera plus tard dans les coutumiers quand la croix d’autel fixe sera attestée. Dans les Pontificaux des premières générations, la connexion entre encens et croix ne se repère que pour la bénédiction avant exposition d’un objet fraichement sculpté ou orfévré, dont il n’est d’ailleurs pas dit qu’il soit spécifiquement destiné à une église28. Cette retenue distingue les rites latins de l’usage grec, où l’icône de la fête du jour, intronisée sur le proskynétarion, est bel et bien encensée29.
8Le seul type qui pourrait éventuellement être traité de façon moins catégorique serait celui des crucifixions représentées à proximité immédiate de l’autel majeur et avec une iconographie très spécifiquement eucharistique. Exemplaire est ici la grande fenêtre du Calvaire au chevet de la cathédrale de Poitiers, datée des années 1160, dont Marcello Angheben a donné une belle lecture sacramentelle30. L’évêque ou le chanoine qui récitait le Canon, en levant les yeux, voyait cette grande croix sacrificielle presque comme si elle était sur l’autel. Mais le test des honneurs liturgiques empêche d’aller plus loin : pas d’attestations d’inclinaisons ou d’encensements vers ce qui reste une imago et non un objet de culte.
9La connexion formalisée entre la croix figurée et le sacrifice sacramentel, dans l’église romane, ne se faisait ainsi que de manière temporaire, à l’occasion de la célébration eucharistique. Il convient de rappeler en premier lieu l’importance de la page enluminée du missel représentant la Crucifixion en tête du Canon, héritière du traitement en croix de l’initiale T de Te igitur, l’incipit de la prière consécratoire31. Cette lettre ornée pouvait être considérée comme rendant une croix sculptée superflue, puisqu’il y avait déjà une croix peinte dans le livre. Son impact était toutefois limité au célébrant, qui seul voyait le détail du manuscrit. Il n’en allait sans doute pas de même pour les crucifixions des retables, à partir du moment où de telles installations commencent à garnir les autels32. Mais précisément ces débuts ne sont pas précoces et les modèles avec au centre la scène du Calvaire, souvent un peu plus haute que ses voisines, semblent s’imposer vraiment au xive siècle, c’est-à-dire à un moment où pour nous tout est joué33. Les fameux autels des chapelles de Saint-Denis, avec leurs sobres retables ornés seulement d’un Christ en croix entouré de la Vierge et de saint Jean, pourraient bien avoir été, une nouvelle fois, précurseurs34.
10Du côté des objets de plus grande dimension, qui nous retiennent ici, les témoignages convergent pour établir que la croix liturgique ancienne n’était autre que la principale des croix processionnelles, soit qu’elle fût portée à l’arrière ou au flanc de l’autel pendant toute la fonction par le ministre qui en avait la charge, soit qu’elle fût mobile et, à l’issue de la procession, retirée de sa hampe pour être installée sur un support ad hoc. Le psautier de Stuttgart, décoré à Saint-Germain-des-Prés au ixe siècle, fournit de cette dernière situation un exemple unique par sa précocité : l’une de ses pages montre nettement un autel à l’arrière duquel un grand crochet sert à retenir une croix, dont le pied métallique était de toute évidence adaptable à une hampe de bois pour le transport (fig. 3). Une croix du xie siècle conservée à Barcelone était aussi, manifestement, détachable de sa hampe35. Il y a sans doute lieu de chercher derrière cet usage un modèle romain, suggéré par les recherches de Sible de Blaauw36.
11Dès l’Ordo XV, daté du milieu du viiie siècle, la procession précédant la messe stationnale est décrite comme ouverte par sept croix portatives qui, à l’arrivée dans l’église, sont fichées à proximité de l’autel, grâce à un socle spécifique37. Ces sept croix se retrouvent au siècle suivant dans le cérémonial de Saint-Riquier, toujours prompt à imiter les grands modèles patriarcaux38. À l’époque romane, le rituel de l’Urbs s’est simplifié mais a conservé cette donnée majeure de la croix mobile intronisée au sanctuaire. Vers 1140, les prescriptions relatives à la Chandeleur dans l’ordo du chanoine Benoît l’indiquent avec une certaine précision39. Au départ (c’est-à-dire à l’église Saint-Adrien sur le Forum), « le sous-diacre régionaire prend la croix stationnale à l’autel, la portant dans ses mains jusque devant l’église. À sa sortie, il la lève pour la porter devant le pontife pendant la procession. » Comment comprendre concrètement la succession des gestes ? La croix pouvait être à l’autel sur sa hampe, portée basse à l’intérieur, puis haute à l’extérieur. Elle pouvait aussi être déposée sur la table dans sa seule partie orfévrée et fixée sur la hampe seulement au départ de la procession. Au terme de l’action liturgique, avant la messe à Sainte-Marie-Majeure, le clerc « porte la croix à l’autel à la manière habituelle » : on a donc là une constante de la pratique romaine. À la fin du même siècle, dans l’ordo de Cencius, une autre procession est décrite : celle du mercredi des Cendres, de Sainte-Anastasie à l’Aventin. Le pape nu-pieds est précédé de deux croix, la sienne et celle de la basilique vaticane. À l’arrivée à Sainte-Sabine, cette dernière est reçue par les acolytes du sous-diacre afin qu’ils la portent à l’autel (portant usque ad altare)40.
12Les grandes cathédrales d’Italie pratiquèrent tardivement le même usage. À Crémone, vers 1200, l’évêque Sicard évoque la croix utilisée à l’autel, mais dans le contexte de la procession épiscopale d’entrée et en lien étroit avec les étendards, qui sont sans hésitation possible des éléments de cortège41 : il faut en déduire que la croix d’autel était aussi chez lui la croix de procession. Il n’y a d’ailleurs pas d’opposition absolue entre un objet fixe et un objet mobile. Un canon du synode d’Exeter, en 1287, prescrit qu’« à chaque autel où l’on célébrera la messe, il y ait deux croix, une fixe et une autre portable42 ». On voit ainsi cohabiter, non seulement des pratiques diverses en des lieux divers, mais des usages complémentaires à l’intérieur des mêmes sanctuaires et des mêmes cérémonies. Quand les statuts de l’évêque Richard de Chichester, en 1246, ordonnent au prêtre de ne célébrer qu’avec une croix devant lui43, cela ne présume pas de la forme prise par l’objet. La grande enquête qui s’imposerait sur l’aménagement des espaces cultuels entre âge roman et restructurations classiques compliquerait encore, à coup sûr, le tableau seulement esquissé et montrerait combien, au temps des liturgies diocésaines et des rites propres, il est difficile en ces matières de formuler des lois générales.
13Une chose est sûre : si l’on admet que la croix d’autel a pour fonction théologique de rappeler visuellement l’identité de sacrifice entre la mort historique du Christ au Calvaire et son oblation sacramentelle quotidiennement réitérée sur l’autel, il n’y a pas de correspondance chronologique entre l’affirmation de l’idée et l’affirmation de l’image. L’idée est certes ancienne sous sa forme générique, mais elle ne se précise qu’en deux temps. Le premier est le moment carolingien, non tant à l’occasion des disputes savantes impliquant les Paschase et les Ratramne, qui ne furent des tempêtes qu’à l’échelle du verre d’eau qu’étaient les milieux lettrés du ixe siècle, mais grâce à l’élaboration de l’allégorèse liturgique par Amalaire : là se constitua un modèle de compréhension du rituel qui demeura vivace pendant des siècles44 et dans lequel le motif de la répétition non sanglante du sacrifice de la croix se trouva décliné de mille et une manières. Le xie siècle assura de son côté, par la gestion de la crise bérengarienne, la pérennité doctrinale de ce qui était déjà rituellement acquis. Une configuration nouvelle de l’espace public ecclésial assura, cette fois, une sensible notoriété aux thèses hyper-réalistes de la « présence réelle ». Mais ce n’est ni au ixe ni au xie siècle que nous avons vu la croix fixe s’imposer sur la table eucharistique, dans un dialogue d’objets entre crucifix et vases sacrés. Avec toutes les précautions requises, c’est plutôt un tournant de 1200 que nous avons pu distinguer.
14La leçon méthodologique du constat est précieuse : une connexion mécanique entre le théologique et le visuel y manifeste toutes ses limites. Ce n’est pas parce que les élaborations cléricales mettent un thème à l’ordre du jour qu’on le verra aussitôt « traduit » en trois dimensions – ne serait-ce que parce que, du conçu au sensible, le passage n’est précisément pas une affaire de « traduction ». Il y a donc dans le dossier de la croix d’autel deux temporalités : celle du pensable et celle du visible, et elles sont décalées de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. Sans doute ne sont-elles ni séparées absolument ni intellectuellement séparables, mais elles ne se recouvrent à l’évidence pas. Belle preuve que si la chrétienté latine est un système, doté par conséquent d’une logique, elle est néanmoins susceptible de chronologies plurielles, tout comme l’objet ici étudié hésite entre la fixité sacrale de l’autel et la lente traversée processionnelle des divers espaces du lieu de culte, c’est-à-dire entre l’uniformité hiérarchique de l’Église-clergé et la complexité organique de l’Église-société.
Notes de bas de page
1 P. Thoby, Le crucifix des origines au Concile de Trente. Étude iconographique, Nantes 1959 ; M.-C. Sépière, L’image d’un Dieu souffrant (ixe-xe siècle). Aux origines du crucifix, Paris 1994.
2 Il convient, comme toujours en ces matières, de faire une exception pour la richissime somme de J. Braun, Das christliche Altargerät in seinem Sein und in seiner Entwicklung, Munich 1932.
3 C. Chazelle, Crucifixes and Liturgy in the ixth Century Carolingian Church, dans Il Volto Santo in Europa: culto e immagini del crocifisso nel Medioevo. Atti del convegno internazionale di Engelberg, 13-16 settembre 2000, éd. M. Camillo Ferrari et A. Meyer, Lucques 2005 (Collana La balestra 47), p. 67-93.
4 C. Waddell, Twelfth-Century Statutes from the Cistercian General Chapter, Brecht 2002 (Studia et documenta 12), p. 579 : cruces cum auro non habeantur, nec tam magnae quae congrue non portentur ad processionem et ad altare ponantur. Item aureae vel argenteae cruces notabilis magnitudinis non fiant (statut de 1158).
5 Ibid., p. 121.
6 Petit exorde, XVII : confirmaverunt ne retinerent cruces aureas seu argenteas, nisi tantummodo ligneas coloribus depictas (C. Waddell, Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux, Brecht 1999 [Studia et documenta 9], p. 257).
7 C’est ce qu’indique une prescription des Ecclesiastica officia (XV, 14) : « s’il arrivait pendant le Carême que la croix couverte qui est derrière l’autel (ou à l’arrière de l’autel : que est retro altare) en fût emportée pour un défunt, ou pour communier un infirme, ou pour lui donner l’onction, on la découvrirait jusqu’à ce qu’elle soit remise en place, c’est-à-dire à l’autel (super altare) ». D. Choisselet et P. Vernet, Les ecclesiastica officia cisterciens du xiie siècle, Reiningue 1989 (Documentation cistercienne 22), p. 94-95.
8 Ibid., LIII, 64, p. 160.
9 Musée de Saint-Omer, inv. D 30.
10 PL 172, cf. A. Rauwel, La liturgie cathédrale au miroir des expositiones missae, dans La cathédrale romane : architecture, espaces, circulations, CSMC 44, 2013, p. 173-181.
11 L’Admonitio synodalis carolingienne précise dans cette ligne : super altare nihil ponatur, nisi capsae et reliquiae, aut forte quatuor evangelia, aut pyxis cum corpore Domini ad viaticum infirmis (PL 132, 456).
12 H. Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris 1998, p. 306.
13 D. R. Dendy, The Use of Lights in Christian Worship, Londres 1959 (Alcuin Club Collection 41).
14 De altariorum mysteriis, PL 217, 811 : inter duo candelabra in altari crux collocatur media.
15 Je suis redevable à Philippe Plagnieux d’une aide précieuse sur la topographie sandionysienne.
16 P. Verdier, La grande croix de l’abbé Suger à Saint-Denis, CCM 13, 1970, p. 1-31.
17 Liber Pontificalis, éd. L. Duchesne, Paris 1892, t. 2, p. 119.
18 Ibid., p. 380.
19 MGH, Scriptores, t. 1, p. 56. Cf. J.-M. Sansterre, Entre deux mondes ? La vénération des images à Rome et en Italie d’après les textes des vie-xie siècles, dans Roma fra Oriente e Occidente, Spolète 2002, t. 2, p. 993-1052, ici p. 1046-1047 (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’Alto Medioevo 49).
20 Chronique de Léon du Cassin, PL 173, 707.
21 British Library, ms Stowe 944 fol. 6r.
22 Gesta Aldrici, MGH, Scriptores, t. 15, p. 312 : in media quoque ecclesia fecit altare in quo et crucifixum Domini nostri Jesu Christi auro et argento mirabiliter fabricatum erexit.
23 A. E. Fisher, Cross Altar and Crucifix in Ottonian Cologne: Past Narrative, Present Ritual, Future Resurrection, dans Decorating the Lord’s Table: on the Dynamics between Image and Altar in the Middle Ages, 36th International Congress on Medieval Studies in Kalamazoo, Michigan, éd. S. Kaspersen et E. Thuno, Copenhague 2006, p. 43-62 ; P.-A. Mariaux, Eucharistie et création d’images c. 1000 : le crucifix de Géron, dans Pratiques de l’Eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident : Antiquité et Moyen Âge. Actes du séminaire tenu à Paris, Institut catholique, 1997-2004, éd. N. Bériou, B. Caseau et D. Rigaux, Paris 2009 (Collection des études augustiniennes. Série Moyen Âge et temps moderne 45, 46), t. 2, p. 1043-1055.
24 E. Peterson, La croce e la preghiera verso l’Oriente, Ephemerides liturgicae 59, 1945, p. 52-68 ; A. Rauwel, L’orientation des autels : une question mal posée ?, dans Espace ecclésial et liturgique au Moyen Âge, colloque international, Nantua, novembre 2006, éd. A. Baud, Lyon 2010 (Travaux de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée 53), p. 21-26.
25 Voir le regnum aureum de Saint-Marc de Rome au temps de Grégoire IV, Liber pontificalis (cité n. 17), p. 74.
26 A. Saint-Denis et al., Laon : la cathédrale, Paris 2002 (Le ciel et la pierre 7), p. 170.
27 F. Cervini, Di alcuni crocifissi ‘trionfali’ del secolo xii nell’Italia settentrionale, Arte medievale 7, 2008, p. 9-32, ici p. 14.
28 Le Pontifical romano-germanique du xe siècle, t. 1, éd. C. Vogel et R. Elze, Cité du Vatican, 1963 (Studi e testi 226), p. 157-161.
29 Voir un rituel complet, mais tardif, pour Sainte-Sophie de Thessalonique dans Belting, Image et culte (cité n. 12), Annexe 30, p. 712-713.
30 M. Angheben, La crucifixion du chevet : entre liturgie eucharistique et dévotion privée, dans La cathédrale Saint-Pierre de Poitiers : enquêtes croisées, éd. C. Andrault-Schmitt, Poitiers 2013, p. 350-363.
31 Riche documentation dans R. Suntrup, Te igitur Initialen und Kanonbilder in mittelalterlichen Sakramentarhandschriften, dans Text und Bild: Aspekte des Zusammenwirkens zweier Künste in Mittelalter und früher Neuzeit, éd. C. Meier et U. Ruberg, Wiesbaden 1980, p. 278-382.
32 P.-Y. Le Pogam, Les premiers retables, xiie-début du xve siècle : une mise en scène du sacré, Paris / Milan, 2009.
33 Donnons un double exemple bourguignon : dans le pays d’Auxois voisinent le retable de pierre de Fontenay, vers 1300, et le bel ensemble figuré à la gloire de saint Thibault, en l’église du même nom, vers 1350.
34 Le Pogam, Les premiers retables (cité n. 32), p. 242-243.
35 Musée d’art catalan, inv. 012099.
36 S. de Blaauw, Following the Crosses: the Processional Cross and the Typology of Processions in Medieval Rome, dans Christian Feast and Festival: the Dynamics of Western Liturgy and Culture, éd. P. G. J. Post, G. Rouwhorst et L. van Tongeren, Louvain 2001 (Liturgia condenda 12), p. 319-343.
37 Ponunt ipsas super dua materia in cruce posita prope gradu in dexteram partem (cf. Ordo romanus XV, 2, éd. Andrieu, Louvain 1951, t. 3, p. 97).
38 Hariulf, Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, éd. F. Lot, Paris 1894 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire 17), p. 297.
39 Le liber censuum de l’Église romaine, éd. P. Fabre et L. Duchesne, Paris 1905 (Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome 2e série 6), t. 2, p. 148 : subdiaconus regionarius levat crucem stationalem de altari, plane portans eam in manibus usque ante ecclesiam. Cum autem venerit foras, levat eam sursum, quam fert ante pontificem in processione usque ad sanctam Mariam Majorem.
40 PL 178, 1070.
41 Mitrale, PL 213, 55 : vexillo simul cum cruce in altaribus utimur in memoriam trophaei Domini nostri Jesu Christi.
42 Canon 12, Mansi, t. 24, col. 800.
43 Mansi, t. 23, col. 705.
44 Voir A. Rauwel, Rites et société dans l’Occident médiéval, Paris 2016 (Les médiévistes français et d’ailleurs 13).
Auteur
CeSor (EHESS / CNRS)
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