Les premiers textes : 1946-19531
p. 49-70
Texte intégral
1Il y avait une injustice ou une erreur à oublier ou méconnaître Mikel Dufrenne comme ce fut le cas en France jusqu’à une date récente2 : le silence forcé ou le mépris moqueur à l’encontre d’un intérêt porté au personnage ou à son œuvre était de l’ordre du déni. Ce chapitre se propose d’en chercher la cause en considérant ses premiers textes : il s’agira de privilégier à la fois ce qu’ils annoncent quant à la suite de l’œuvre, la façon dont ils peuvent nous troubler, et ce qu’ils révèlent sur les années 1950. Dans le très beau texte écrit en 1961 dans le numéro spécial des Temps Modernes publié en hommage à Merleau-Ponty, Sartre décrit les années 1950 comme des années agitées : « Aux environs de 1950, le baromètre tomba : bonne brise sur l’Europe et sur le monde3. » Y avait-il un sens du vent ?
2En tout cas, ce qui est sûr, c’est que la lecture des premiers textes de Dufrenne publiés à partir de 1946 dans la revue Esprit, dans Les Cahiers internationaux de sociologie ou dans quelques autres revues4, associée à la lecture des livres écrits avant 1953 ou en 19535, mais sans inclure la Phénoménologie de l’expérience esthétique, et complétée de quelques éléments biographiques, met à mal l’image reçue du champ investi par le philosophe, dont on associe le nom à l’esthétique ou à l’art et à la phénoménologie. Peut-être le discrédit dont il a pâti était-il dû à ce qui est une forme de malentendu… C’est du moins l’hypothèse que je vais tenter d’examiner.
Ce que révèle la biographie
3Né en février 1910, Mikel Dufrenne, normalien et agrégé de philosophie, enseigne en lycée6 avant d’être mobilisé en 1939, puis fait prisonnier le 31 mai 1940. Alors qu’il a donc 30 ans, commencent cinq années de captivité7 puisqu’il ne rentre en France que le 8 mai 1945, portant avec lui le manuscrit du Jaspers écrit en Allemagne avec Ricœur. À entendre Dufrenne, la période de captivité se résumait en deux points : l’amitié et le travail intellectuel. La lecture et la recherche auraient commencé avec la petite université montée à Gross-Born et développée à Arnswalde par un groupe de huit hommes qui gardèrent toujours des liens d’amitié8. Il fallait insister pour que, au fil des conversations, Dufrenne reconnaisse que les trois mois de fin de détention dans le Hanovre s’étaient déroulées dans des conditions particulièrement éprouvantes. De telles circonstances, qui ont pesé sur l’avenir de Dufrenne si on les compare à la situation de ceux qui restèrent en France, comme Sartre et Merleau-Ponty, furent donc aussi dramatiques que décisives sur un plan philosophique puisque ce fut malgré tout un temps de réflexion et de lectures dans la mesure où Ricœur et lui avaient pu recevoir par colis postaux, ou faire venir de l’université de Stettin proche de la caserne d’Arnswalde, les ouvrages qu’ils souhaitaient lire9.
4Après cette initiation aux valeurs de l’amitié et de la philosophie allemande dans un contexte de guerre, la carrière de Mikel Dufrenne n’a rien d’exceptionnel mais ne fait pas apparaître de spécialisation rapide en esthétique : il enseigne au lycée parisien Jacques Decour (1945-1946), puis de 1947 à 1948 en Première Supérieure à Louis-le-Grand, tout en assurant une heure de monitorat en sociologie à la Sorbonne10 avant d’être détaché au CNRS jusqu’en 1952 pour rédiger sa thèse. Le détachement au CNRS lui permet de passer une année aux États-Unis (1950-1951), d’y étudier l’anthropologie culturelle et de rédiger sa thèse complémentaire. De 1952 à 1955, Dufrenne remplace Raymond Bayer à la Sorbonne (il intervient en philosophie générale et dispense notamment un cours sur Sartre). En 1955, il est nommé maître-assistant à l’université de Poitiers avant d’y obtenir une chaire de philosophie ; il y reste jusqu’en 1964, date de son entrée à la « Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Paris à Nanterre11 » où il crée le département de philosophie et où il enseigne jusqu’à sa retraite en 1974. À Nanterre, il n’assure un enseignement d’esthétique que lorsque Ricœur rejoint le département12.
5Ces éléments biographiques font ressortir à la fois l’importance des années 1940-1945 sur toute une génération et la façon dont Dufrenne a transformé des événements éprouvants et négatifs en une expérience positive. Il reste que ce qui a été vécu de façon positive peut avoir eu des conséquences lourdes quant à la carrière d’un individu et que le trou des 5 années de captivité a certainement eu un impact sur ceux qui y ont été exposés. Par rapport à l’image du spécialiste d’esthétique qui prévaut encore aujourd’hui, on constate que Dufrenne se partage entre la philosophie « générale » et la sociologie ; l’esthétique apparaît avec la publication de la Phénoménologie de l’expérience esthétique en 1953, mais il ne l’enseigne que plus de dix ans plus tard à Nanterre13. Il nous faut donc revenir sur les débuts de Dufrenne pour nous demander s’ils sont révélateurs d’éléments dignes d’intérêt pour comprendre ce qui s’est joué dans l’immédiat après-guerre, sans oublier que Dufrenne est à la fois le témoin d’une époque et l’auteur de sa destinée.
Un philosophe témoin de son temps : dialogue et tradition
6À lire les premières publications de Dufrenne, on découvre l’atmosphère et les préoccupations des années 1945-1950, et lorsque le philosophe se les remémore en 1966 pour réunir les textes qui sont rassemblés dans Jalons, dont quatre écrits en 1948 et 1949, il a conscience qu’il présente « un témoignage sur l’itinéraire d’une génération et sur certains des maîtres qu’elle s’est choisis14 ». Faut-il imputer à la génération ou à Dufrenne le fait que les études réunies portent sur Spinoza, Kant et Hegel aussi bien que sur Husserl, Wittgenstein et Sartre, et doit-on parler pour les années 1950 en général « d’une atmosphère étrangement brouillée15 » ? En tout cas, le refus des choix exclusifs et la volonté de faire dialoguer les doctrines relève d’une position délibérée que Dufrenne a toujours maintenue.
7Je décèle en effet dans cette attitude une manière de pratiquer la philosophie qui ne s’est jamais démentie : curieux et très à l’écoute de son époque, Dufrenne lit les auteurs qui émergent pour adopter par rapport aux publications une position critique en privilégiant ce qui semble pouvoir contribuer au développement de la pensée. Les œuvres des grands philosophes nourrissent une réflexion vivante toujours relancée, sans pour autant qu’il soit jamais question d’un progrès : l’inscription de la philosophie dans l’histoire n’a pour effet ni de relativiser sa pratique, ni de valoriser les productions nouvelles au nom d’une progression linéaire. Là où d’aucuns pourraient brandir l’accusation d’éclectisme, Dufrenne invoque la perception d’une époque et le dialogue argumenté : sa pratique de la philosophie témoigne de l’inscription du philosophe dans l’histoire et de l’implication qui en découle. Il opère un choix lorsqu’il privilégie la voie ouverte par Husserl, mais il s’oriente moins vers l’étude suivie d’une doctrine que vers l’appropriation, à partir d’une discussion, des points permettant de contribuer à l’élaboration de ce qu’il pressent comme essentiel pour la vie de la pensée et pour sa propre réflexion16.
8Prenons l’exemple de la référence à Spinoza, philosophe dont Dufrenne dit à plusieurs reprises à quel point il n’a cessé de le hanter17. Dans une étude parue en 194818, au cours d’une lecture tout à fait documentée et pertinente de Spinoza, on voit se développer une argumentation et une problématique centrées sur l’opposition du sujet et de l’objet (obsession selon Dufrenne de la philosophie qu’il qualifie de « moderne ») et de la liberté accordée au sujet. Au fil de sa réflexion, Dufrenne est alors conduit à faire des rapprochements « rapides » comme celui qui le conduit à ajouter une note, après avoir constaté que chez Spinoza, « la pensée personnelle est […] désaffectée au profit d’une pensée impersonnelle ». Cette note commence de façon inattendue par :
Il serait peut-être intéressant de montrer que la théorie husserlienne de la conscience transcendantale opère une démarche analogue. L’être et la conscience sont ici co-extensifs, non plus en vertu de l’intelligibilité des idées, mais en vertu de l’intentionnalité de la conscience : tout être est extérieur à la conscience ; mais tout être est relatif à la conscience, comme le noème à la noèse19.
9On pourrait relativiser la portée de ces lignes puisque Dufrenne introduit un doute sur la légitimité de sa suggestion et convient qu’il ne s’abuse pas « sur la portée de ce rapprochement », mais je crois que l’on aurait tort de le faire parce que la note révèle la manière dont la pensée du philosophe se développe. C’est un mouvement analogue qui le conduit ainsi dans la suite du même article à pointer la difficulté qui tient à la discontinuité, par rapport à l’homme, « entre l’éternité de son essence et l’historicité de son existence20 », et à invoquer Spinoza à l’appui de son propre intérêt pour une anthropologie philosophique et une philosophie de la Nature. La perspective d’un homme doté d’une nature mais investi d’une vocation, ou l’idée que « c’est par l’homme que Dieu accède à la conscience de soi » sans être « explicites dans l’œuvre de Spinoza », ne la trahissent pas et Dufrenne affirme lui être encore fidèle lorsqu’il décèle une continuité chez Hegel, avant de conclure en neuf lignes finales que « l’homme est véritablement Dieu parce qu’il est véritablement homme21 ». Une lecture non historienne de la philosophie ancrée sur une technique du rapprochement et du raccourci permet à Dufrenne d’instaurer une continuité dans la réflexion philosophique à partir de l’inscription historique du philosophe dans son époque, et cette manière de procéder caractérise sa touche personnelle.
10L’ouvrage sur Jaspers plaide pour une option méthodologique partagée avec Ricœur22. Tous deux prônent un recul critique, après un temps d’empathie à l’égard de la pensée étudiée, mais sans espérer pour autant effacer l’implication à la source du désir de dialogue : « Nous avons acquis, écrivent-ils, par cet effort de sympathie le droit de questionner pour mieux comprendre et pour nous trouver nous-mêmes dans ce dialogue, s’il est vrai que c’est du sein d’une philosophie implicite que toute question est posée23. » Le plan de l’ouvrage montre que, effectivement, l’exposé de la philosophie de Jaspers trouve sa légitimité dans la dernière partie consacrée aux « réflexions critiques » et intitulée « possibilité d’une philosophie de l’existence », dans laquelle les auteurs se demandent dans quelle mesure l’ouvrage de Jaspers fait sens en dehors même des œuvres de son auteur. Jaspers a réagi à la position adoptée par les auteurs : il déclare dans la préface de l’ouvrage qui lui est consacré : « Ce livre n’est pas seulement ma philosophie, mais la philosophie propre à MM. Dufrenne et Ricœur24. » Un appendice fut ajouté à l’étude sur Jaspers lorsque les auteurs eurent connaissance de la publication, en 1946, d’un ouvrage du philosophe sur le problème de la culpabilité allemande25. Dufrenne et Ricœur réagirent également en leur nom propre, en194726 pour le premier, en 1949 pour le second, ce qui permet de découvrir leur manière personnelle de réagir.
11L’article publié par Dufrenne dans Esprit en mai 1947 reprend en les étoffant les propos de l’Appendice. On voit comment le dialogue entre Jaspers et lui continue à se tisser dans l’après-guerre. La question qu’il privilégie est celle de l’attitude à adopter après la défaite allemande : Jaspers se réjouit de la perspective du procès de Nuremberg et se préoccupe de l’attitude à prendre du côté des vaincus, Dufrenne lui, regarde du côté des vainqueurs pour les inciter à opposer au plan des faits, « où l’histoire se prononce, le plan éthique où se révèlent d’autres exigences et se jouent d’autres valeurs » ; si, avec la victoire l’histoire a remis en nos mains le sort du monde, ajoute-t-il, « saurons-nous user de notre puissance pour ne point provoquer une nouvelle catastrophe dont nous porterions cette fois l’écrasante responsabilité27 ? ». Que la force se mette au service du droit, telle est la leçon que Dufrenne veut tirer, mais en attendant du droit qu’il soit au service d’une éthique. Il se sent certes concerné par la position métaphysique adoptée par Jaspers lorsque ce dernier n’envisage pas que les vainqueurs puissent échapper au sentiment de culpabilité, mais c’est pourtant vers ce monde qu’il se tourne pour conclure très modestement : « Partout où ils peuvent être sauvés, sauvons les rapports humains28. » Dufrenne privilégie de fait « l’humain » dans les « rapports humains » : il s’implique au présent à partir d’une culture et de valeurs qu’il défend en cherchant une continuité avec le passé qui conjugue singularité et universalité.
12Une réflexion sur la notion de tradition datant de 1947 permet de mieux préciser sa position. Dans un texte publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, Dufrenne défend en effet la tradition, « phénomène social par excellence », parce qu’elle représente l’habitude contractée par un groupe d’être « modelé par son passé et de s’ouvrir à un avenir29 ». La tradition peut être vivante et l’individu qui la porte, loin de se référer à la conscience d’un groupe, se sent, écrit Dufrenne, « responsable d’une valeur humaine ; c’est bien en lui l’humanité qui pense, comme disait Comte, plutôt qu’un groupe déterminé. La tradition, dans ses formes les plus prégnantes, appartient à l’humanité et élabore le visage de l’homme30 ». La continuité apportée par la tradition, selon la conception développée par le philosophe, arrache celui qui pense à sa singularité, tout en établissant un lien entre le passé et l’avenir à partir du présent : « Pour que l’on puisse véritablement parler de tradition, écrit-il, il faut que le passé soit spontanément assumé comme le sens même du présent, sans qu’il y ait de discontinuité dans le temps social, sans que le passé apparaisse comme du dépassé31. » Ce qui s’esquisse dans ces quelques pages, c’est « une éthique de la tradition » qui plaiderait pour une reconnaissance de l’homme par l’homme : « L’humanité, écrit-il, est l’espèce qui fait des révolutions, et pourtant ne connaît pas de mutations brusques, parce qu’elle ne s’établit qu’en restant fidèle à une certaine image de l’humain lentement modelée tout au long de son histoire32. » Par le dialogue instauré avec les générations passées, l’individu inscrit son temps dans l’histoire de l’humanité, il hausse l’homme à la dimension de l’humain.
13La pratique de la philosophie proposée consiste à vivre la philosophie au présent pour tracer à partir de ce présent des lignes de sens. Si la liberté prise par rapport aux doctrines à travers le raccourci et la liberté de ton trouvée dans la multiplication de pistes suggérées s’inscrivent difficilement dans le paysage philosophique des années 1950, vue d’aujourd’hui, elle n’est pas sans évoquer des philosophes avec lesquels Dufrenne entretint une amitié fidèle, comme Gilles Deleuze. Les rapprochements inattendus qui surgissent parfois au sein de commentaires philosophiques plus conformes aux normes permettent à Dufrenne d’ouvrir des champs de questionnement qui font sens à eux seuls et qui ne sont pas restés sans avenir : c’est hors du champ de la philosophie que ces mêmes questions ont trouvé leur véritable terrain. Prenons les réflexions de l’après-guerre à partir de Jaspers : le droit humanitaire s’est développé après la Seconde Guerre mondiale autour des questions du crime, de la barbarie, de la distinction entre l’humain et l’inhumain, promouvant l’idée que le droit pénal ne peut trouver sa légitimité ultime qu’à être universel et à se réclamer d’une conception de l’humanité qui se définit comme une valeur, et dont la portée est symbolique33. L’intérêt de Dufrenne pour le social, pour le monde dans lequel nous naissons et que nous transformons, et pour ses institutions, trace sans doute les linéaments d’un désenclavement de la philosophie qui ouvre pour celle-ci une ère nouvelle. Dufrenne apparaît donc comme un philosophe marqué par son temps et à l’écoute des questions que le monde pose : son intérêt pour l’homme, loin de l’entraîner vers des spéculations abstraites, le conduit à inviter la philosophie à élargir son spectre. Cette position l’amène à accorder une grande attention aux travaux des sociologues.
Un regard tourné vers la sociologie ?
14Un relevé des publications de Mikel Dufrenne entre 1946 et 1953 permet de dénombrer sept contributions relevant des sciences humaines, dont six publiées dans des ouvrages ou revues de sociologie. Le livre sur l’anthropologie culturelle américaine témoigne à lui seul de l’intérêt du philosophe pour la sociologie. L’ouvrage, qui répond à la nécessité de doubler la thèse principale d’une thèse complémentaire, pourrait certes être considéré comme un ouvrage de circonstance, un ouvrage vieilli après avoir connu un réel succès commercial pour être une des rares publications françaises sur le sujet. Quelques motifs personnels ont peut-être orienté le choix des États-Unis, mais les raisons conjoncturelles et le moindre intérêt actuel pour l’anthropologie culturelle américaine ne doivent pas nous amener à négliger ce qui témoigne d’une véritable orientation de la pensée du philosophe. À l’évidence, Dufrenne s’implique énormément dans son étude et tente de concilier les considérations anthropologiques et la réflexion philosophique. Les questions qui émergent sont celles de la place accordée par la philosophie aux sciences humaines, de la méthode que celles-ci peuvent mettre en œuvre pour se constituer en sciences et de leur unité. Leur examen conduit Dufrenne à proposer une « théorie de la nature humaine » et à affirmer, corrélativement à une « certaine idée de l’homme », l’existence d’un « universel humain34 ».
15Le livre rend compte de la « sociologie psychologique » ou anthropologie culturelle à laquelle se rattachent les travaux de Kardiner dans les années 194535. Dufrenne la présente en 1952 comme « une discipline relativement récente, qui se propose d’étudier les cultures propres à chaque société, en se référant plus ou moins explicitement et systématiquement à un certain type de personnalité caractéristique de cette société36 ». Il s’agit d’une approche qui met l’accent sur l’individu en s’attachant à la personnalité, sans pour autant remettre en question la réalité du social, dont elle trouve la manifestation dans la culture et ses institutions37. Kardiner, comme l’expose Dufrenne dans son introduction, conjugue deux approches sur la culture, la première, qui retient la leçon de Linton, considère que la culture est un tout et que chaque institution est « comme une fonction » de l’ensemble, la seconde « éclaire la fonction par le fonctionnement » et se réclame du fonctionnalisme de Malinowski pour lier la culture et la personnalité des membres de la société. La culture désigne, selon la définition large des anthropologues, les normes et usages en cours dans une société et se manifeste à travers les institutions : « hérédité sociale » selon Linton en 193638, elle représente « le visage humain de la société » aux yeux de Dufrenne39. Il en donne en 1960 une définition claire et ramassée : c’est la « configuration générale des comportements approuvés, appris et transmis et […] [le] système des institutions […] qui sollicitent et organisent ces comportements40 ». L’originalité du projet apparaît lorsqu’on en découvre le plan : le philosophe commence par une mise en place contextuelle et historique des travaux de Kardiner, puis il procède à un exposé qui témoigne d’une écoute empathique, avant de poursuivre par une critique des résultats obtenus ; il tente alors de légitimer le concept-clef de l’anthropologie culturelle, la notion de personnalité de base, par une actualisation qui tient compte des critiques effectuées. Je souhaite m’arrêter sur cette étrange oscillation entre proximité et distance mise en place par Dufrenne et sur son issue : une reprise philosophique d’un concept sociologique.
16Les deux premiers moments lui permettent de rappeler que comprendre et expliquer sont les pôles entre lesquels la science comme la philosophie se partagent : ainsi les tenants d’une sociologie subjective, ou d’une « sociologie psychologique », s’opposent-ils à ceux qui prônent une sociologie objective. Il refuse de trancher : « La connaissance ne cesse d’osciller entre compréhension et explication », écrit-il, avant de conclure : « Sociologie objective et sociologie psychologique sont à la fois toutes deux légitimes et finalement inséparables41. » Un texte de 1946 s’attachait déjà à cette nécessité d’associer explication et compréhension en confrontant philosophie existentielle et sociologie. La philosophie existentielle, expression sartrienne qui conjugue existentialisme et phénoménologie, et qui inscrit l’existentialisme dans la continuité du personnalisme, comme le voit bien Mounier en 194942, « refuse les principaux postulats de Durkheim » et met « en garde contre toute objectivité sociologique43 ». Dufrenne appelle de ses vœux une sociologie compréhensive, qui écouterait Gurvitch lorsque le sociologue recommande un empirisme radical, et suivrait la leçon de la phénoménologie pour décrire au lieu d’expliquer, « en restant de plain-pied avec la conscience ». Mais, ajoute-t-il, « la sociologie ne saurait en rester là ; il faut encore qu’elle entreprenne, comme le voulait Durkheim, l’étude objective des faits sociaux vus du dehors et non plus du dedans ; et il conviendrait qu’à son tour la philosophie existentielle lui fît quelques concessions44 ».
17Ce texte de 1946 témoigne d’une réelle ambivalence de Dufrenne : il adhère à la leçon de Merleau-Ponty quand il fait référence au « cogito pré-réflexif », quand il décrit le rapport immédiat que nous avons avec l’être des choses, « en deçà même de toute activité constituante de synthèse », mais il rompt ce lien pourtant qualifié d’indéchirable pour reprendre une position de survol et écrire : « Toute connaissance du subjectif n’est possible que sur fond d’objectivité. Qui veut saisir les liens qui l’unissent au monde doit d’abord se séparer du monde et se le donner en spectacle45. » La philosophie existentielle doit « assumer le paradoxe de la réalité », admettre que l’homme est à la fois un sujet libre et un objet « qui offre prise à des déterminations et se prête à un savoir objectif46 ». Philosophie existentielle et rationalité doivent donc se réconcilier. Une telle conciliation dialectique, qui conjugue compréhension immédiate et analyse, se retrouve dans la troisième partie de la Phénoménologie de l’expérience esthétique lorsque, après avoir envisagé une perception esthétique immédiate qui met directement au plus proche des œuvres, affichant une grande proximité avec la philosophie merleau-pontienne de la perception, Dufrenne s’éloigne de Merleau-Ponty et juge indispensable de faire place à un examen critique où la rationalité reprend ses droits : c’est le plan de la représentation qui succède à celui de la présence47. La nécessité pour l’anthropologie culturelle de concilier compréhension et explication permet à Dufrenne de formuler une position qu’il n’a jamais reniée et de rapporter à l’objet des sciences humaines l’origine d’une tâche complexe : « L’homme est à la fois nature et liberté, il faut le comprendre comme liberté et l’expliquer comme nature48. » L’attention que le philosophe porte au social, quelle que soit son écoute des travaux sur le terrain, reste plus philosophique que sociologique. C’est en philosophe qu’il pense le rapport entre nature et culture.
18Deux articles de 1952 et de 196049, comme le livre de 1953, sont en effet l’occasion pour le philosophe de plaider pour l’unité des sciences humaines, à partir d’une conception philosophique de « l’homme » et de « l’humain ». C’est cet objet si particulier qui appelle l’association de compétences plurielles, et Dufrenne insiste sur le mérite de l’anthropologie culturelle « de ne point accepter que l’humain soit jamais réduit à la figure qu’une seule perspective peut offrir de lui50 ». Parce qu’elle intègre dans les approches de la culture la façon dont celle-ci est vécue par les individus, une telle sociologie psychologique humanise le social : « Le culturel, c’est [… ] le social en tant qu’il est vécu par des individus51 » affirme le texte de 1960, qui demande à la sociologie d’accueillir l’anthropologie culturelle en son sein52.
19On voit donc à la fois comment se font écho et se différencient les voix de Dufrenne et de Merleau-Ponty, qui s’intéresse aussi aux relations de la sociologie et de la philosophie53, et comment apparaît le désaccord avec Lévi-Strauss : ce n’est pas la notion de structure qui est en jeu, ni même la volonté de promouvoir une sociologie objective et rigoureuse, c’est l’absence chez Lévi-Strauss de toute référence à l’expérience vécue et le rejet d’une approche compréhensive fondée sur une idée de l’homme54. Le désaccord avec le formalisme de Lévi-Strauss découle de la détermination de Dufrenne à vouloir concilier psychologie et sociologie : dans l’article de 1960, il objecte à Lévi-Strauss que la psychologie écartée revient, au terme de sa démarche. Sans contester la formalisation des phénomènes de l’échange ou la notion de structure, Dufrenne affirme que l’ethnologue, à travers l’hypothèse d’analogies entre les structures, est conduit à l’idée d’un esprit inconscient : « Les structures sont finalement des structures de l’esprit. » Il reproche alors au formalisme (auquel il souhaite par ailleurs sans ironie « bonne chance ») de « provoquer, en contraste avec la richesse phénoménologique des descriptions, une sorte d’évanouissement du contenu55 ». Dans le texte de 1952, Dufrenne défend déjà la nécessité d’aborder la culture comme un tout, et donc dans son fonctionnement, mais affiche une certaine incompréhension devant la condamnation par Lévi-Strauss du fonctionnalisme de Malinowski qualifié de « régression dans un empirisme naïf » par rapport au fonctionnalisme découvert par Mauss dans son Essai sur le don. Dufrenne s’interroge sur la radicalisation de l’abstraction opérée par Mauss et louée par Lévi-Strauss pour conclure :
[…] bref si la raison du social est en dernière analyse une raison mathématique, on peut se demander si la science humaine ne s’engage pas vers la négation de l’humain, ou s’il ne faut pas à tout le moins que cette mathématisation progressive soit équilibrée par l’attention portée au sens vécu du social, et en particulier des symbolismes sociaux, c’est-à-dire à la fois à ses incidences historiques et à sa signification psychologique56.
20La mathématisation opérée par Lévi-Strauss et les exigences d’une sociologie scientifique ne devraient pas, selon Dufrenne, dissuader d’élaborer une anthropologie philosophique recourant à « l’idée philosophique de liberté57 ». L’attention portée à l’anthropologie culturelle semble avoir éloigné Dufrenne des recherches françaises, de « la sociologie assouplie » de Mauss comme la nomme Merleau-Ponty et de l’anthropologie sociale développée par Claude Lévi-Strauss, à laquelle Merleau-Ponty s’intéresse immédiatement58. L’anthropologie culturelle l’a tout autant fourvoyé lorsqu’elle l’a entraîné vers une psychologie de l’ego et détourné d’une véritable prise en compte de la psychanalyse59. Revenons à l’anthropologie philosophique élaborée en 1953.
21Comment penser l’homme en associant l’historique, le social et le psychologique ? Comment articuler les approches complémentaires ? Dufrenne a lu et apprécié La structure du comportement publiée par Merleau-Ponty en 1942, mais, comme nous l’avons dit, il reste marqué par Comte et Durkheim et c’est la sociologie qu’il enseigne à la Sorbonne. C’est bien à partir du social qu’il entend faire place à une psychologie qui rend compte des effets du social sur l’individu et de la façon dont le social est vécu. La personnalité de base résulte d’une abstraction qui permet d’étudier la culture en imaginant « un individu-type, […] en cherchant quelle est, pour la société considérée, la norme de l’individualité60 ». Un tel individu n’existe pas, il s’agit d’un modèle établi par le savant pour faire mieux saisir ce que Linton dès 1936 avait qualifié « d’hérédité sociale61 ». La personnalité de base permettrait de comprendre les constantes décelées dans les différentes sociétés : dans le troisième et dernier moment de son étude, Dufrenne s’interroge en philosophe sur le problème à la fois logique et ontologique soulevé par l’idée « d’un fond psychologique commun à tous les individus d’une même société62 » et il ressent le besoin de développer plus avant cette hypothèse. Il attribue alors à l’homme une double nature, biologique et sociale, et oppose à cette nature, comme nous l’avons déjà mentionné, une liberté qui détermine les singularités63. La nature humaine, qui n’est pas une substance, ne peut être définie que « comme un ensemble de possibilités, c’est-à-dire de pouvoirs, de fonctions ou de mécanismes qu’il est en son pouvoir d’exercer : instruments pour une liberté64 ». La thèse de médecine de Georges Canguilhem65 sur le normal et le pathologique permet à Dufrenne de tempérer le déterminisme lié à l’idée d’une nature, fût-elle sociale, par l’assimilation de la personnalité de base à une norme : « La nature humaine est plus que nature », pour reprendre ses termes, et « ce sera à l’homme même, saisi dans son effort vers l’humanité, qu’on demandera la norme de l’humain66 ».
22Ainsi revisité, ce modèle-type qu’est la personnalité de base permet de penser à la fois la norme sociale et une norme qui peut lui être opposée, celle qui selon Dufrenne « signifie l’humanité en tout homme, la présence de cet universel humain, dont nous avons vu que l’affirmation est indispensable67 ». Les outils inventés par la sociologie américaine trouvent une nouvelle légitimité dans une anthropologie philosophique marquée par le souci éthique et la préoccupation politique. La place faite à l’idée de norme tire l’enquête sociologique vers une réflexion éthique et l’avant-propos de Jalons en 1966 permet de resituer dans son contexte historique les réflexions effectuées à partir de l’anthropologie culturelle : prendre le parti de l’homme relève d’une urgence politique, la référence à la culture et à la liberté est le seul moyen de se construire lorsque le vent de l’histoire souffle en tempête68.
Le pari pour l’homme
23Lorsque Mikel Dufrenne aborde le terrain politique, c’est vers Sartre qu’il se tourne, avec une admiration qu’il ne désavouera jamais ; la situation pendant la guerre est difficile :
Vinrent la guerre, l’occupation et la résistance. Les plus courageux y firent dans l’angoisse l’épreuve de leur liberté. L’existentialisme prit alors le parti de la Phénoménologie pour lancer avec une force admirable une proclamation de foi en l’homme. Le logos était mort, l’histoire l’avait tué à force d’horreurs et d’absurdités ; il fallait sauver l’homme69.
24Sartre est celui qui établit « la liberté et la responsabilité du pour-soi sur les ruines des philosophies de l’histoire70 » : l’espoir peut renaître à partir de la praxis humaine. Ce retour sur la décennie 1940 qui date de 1966 excède les limites données à cette étude, mais j’en retiens l’invitation à lier le concept d’homme, ou l’appel à l’humanité, à une liberté qui se manifeste dans l’action, sur le terrain de la polis et du politique. Le registre du politique, tel que Dufrenne l’aborde, est moins concerné par la réflexion théorique que par un souci éthique : lorsqu’il réfléchit sur le passé, il lie l’engagement dans l’histoire à une prise de risque liée à une force morale. Mais Sartre et Merleau-Ponty sont alors présentés comme décalés : la philosophie de ce dernier ne répond pas à la même urgence historique que celle de Sartre :
À mesure que s’estompèrent les désastres de la guerre et que l’histoire offrit un visage moins inhumain, posant à l’homme des problèmes plutôt que des défis, on s’avisa que la phénoménologie pouvait découvrir et décrire une relation de l’homme avec le monde moins polémique et moins tragique. Merleau-Ponty s’est voué à décrire, avec une étonnante minutie qui a requis l’invention d’un style nouveau, l’enracinement de l’homme dans le monde que révèle la perception71.
25La structure du comportement et la Phénoménologie de la perception rapprochent Dufrenne de Merleau-Ponty sans effacer la leçon sartrienne : Dufrenne ne parvient pas à réconcilier la connaissance et l’engagement politique et ne se résout pas à choisir entre Sartre et Merleau-Ponty, alors qu’il se sent libre de porter un regard critique sur chacune des deux œuvres.
26Trois textes de Jalons, de 1955, 1961 et 1962, explicitent la gêne ressentie dès la période qui nous intéresse : les prises de position politiques qui opposèrent Sartre et Merleau-Ponty ne peuvent être départagées de façon objective, « le réformisme, comme le communisme [dit Dufrenne] est moins une vérité probable qu’un choix existentiel ». Pour lui, dans ce texte de 1955, « pensée et action sont en perpétuel procès » : « Les choix humains [écrit-il] si justifiés soient-ils, ne le sont jamais totalement dans la mesure où ils expriment l’être injustifiable de l’homme, et que la philosophie est inséparable du philosophe. Mais ces choix en retour inspirent la raison et orientent la philosophie72. » Dufrenne conclut en laissant au lecteur le soin de « se demander dans quelle mesure la générosité du choix est récompensée par la lucidité de la philosophie ». Mais en 1961, réagissant à la publication de La critique de la raison dialectique, il prend le parti des jugements de Sartre sur l’histoire et l’actualité73 : ce qui est en jeu dans ce qui oppose « un empirisme a-communiste à l’activisme pro-communiste de Sartre », c’est « une option politique74 ».
27Dufrenne plaide donc pour le parti-pris, pour la prise de risque en matière de politique, au nom d’une idée que l’on peut se faire de l’homme, telle que celle-ci vaille pour l’humanité entière, en dépit des différences sociales et culturelles. Il n’envisage pas que la raison suffise pour éviter les aberrations de l’histoire ni que les sciences ou la philosophie puissent s’abstenir de toute implication pratique. C’est sans doute cette conviction qui explique la position qu’il adopte dans une de ses dernières contributions aux Cahiers internationaux de sociologie : il demande à la sociologie d’être pratique et normative75. Il y aura carence de la sociologie lorsque le sociologue hésitera à définir des normes, « à voir ce que l’homme peut, sur la société même, pour devenir ce qu’il doit être76 ». Étrange position que celle prise par Dufrenne à partir de sa lecture des sociologues et qu’il réaffirme dans Pour l’homme en 1968 : il ne cesse d’opposer à la pluralité des sociétés l’idée de l’homme sur lequel elles se fondent. Des valeurs universelles s’affirment ainsi au fil de la réflexion, qu’elles existent à travers des manifestations singulières, ou qu’elles servent de ferment pour une normativité en acte ; ce que Dufrenne nomme « l’humain » et qui ne se réalise « qu’à travers l’individu en situation sociale77 » renvoie à une impulsion naturelle universelle et antérieure au social. Les sociologues ont parlé d’instincts ou de drives, mais Dufrenne objecte que « le biologique chez l’homme est toujours plus que le biologique » : il faut « faire une place à des drives spirituels, parmi lesquels il faudrait en premier inscrire le désir de justice78 ». Dufrenne a toujours maintenu la force de l’idée de justice qu’il met au compte de l’universel.
28La place prise par l’universel conduit Dufrenne à passer d’une définition large à une définition étroite de la culture : la légitimation et l’actualisation du concept de personnalité de base le conduisent à s’intéresser aux « activités intellectuelles et esthétiques » et à s’interroger sur leur lien à une classe sociale qui amènerait à penser la culture en fonction de la classe79. Sans récuser cette réalité sociologique d’une possible monopolisation de la culture par des groupes ou des classes, il défend la valeur universelle de la science et de l’art : « L’artiste authentique fait de l’universel avec du relatif, comme le savant fait du vrai contre des préjugés. » Une conception complexe se dessine alors : d’un côté, Dufrenne lie l’universalité de la culture à la qualité des œuvres, et de l’autre, il trouve la racine des produits culturels « dans ce que Comte appelle le peuple », introduisant par là une continuité entre les activités « les plus humbles » et la culture la plus élaborée : « Les arts puisent à des sources cachées dans la tradition populaire, le théâtre se joint à la parade foraine comme l’architecture aux granges paysannes80. » L’unité suggérée ici donne parfois lieu dans la suite de l’œuvre à deux mouvements contraires : l’un qui prend le parti des œuvres reconnues, des chefs-d’œuvre, et analyse l’expérience esthétique à partir de leur réception, et l’autre qui encourage les arts mineurs, les manifestations populaires et minoritaires. Les questions posées restent lourdes : comment concilier un art et une culture populaires et des formes culturelles et artistiques élitaires insensibles aux préoccupations des masses ? Comment définir la qualité d’une œuvre par laquelle l’universel s’imposerait à travers le particulier ? Quel optimisme conduit Dufrenne à opposer à l’histoire et à la sociologie une norme de l’humain qui démente les faits les plus tragiques ? Dufrenne s’est engagé à deux reprises, en 1959 et en 1981, dans un travail sur la notion d’a priori dans l’espoir de trouver la réponse à de telles questions81. Le dernier mot de l’ouvrage de 1981 est : « Une philosophie de l’action en appelle à une philosophie de la Nature. » Je crois que les textes écrits entre 1946 et 1953 corroborent l’affirmation du philosophe dans sa conclusion : « Notre itinéraire, écrit-il, débouche sur la politique – ou sur l’éthique, mais c’est la même chose82. »
29Sans prétendre exploiter tous les éléments donnés par un examen des premiers textes de Mikel Dufrenne, concluons par quatre remarques :
1. Dès que l’on s’intéresse aux mouvements de pensée qui se déploient dans un laps de temps donné, il apparaît que les différents mouvements se croisent, que les opinions se font écho, que les textes s’enchevêtrent. Il n’est pas toujours aisé d’établir des priorités, sauf à accepter, sans le relativiser, le verdict de l’histoire à l’instant où l’on parle, qui hiérarchise les travaux au point de faire tomber les uns dans l’oubli et de porter les autres aux nues. S’il semble par exemple que Ricœur parfois, ou Merleau-Ponty souvent, ont manifesté plus de discernement dans leurs choix et plus de « sérieux » dans leurs travaux, il n’est pas dit que l’intérêt des textes de Dufrenne soit moindre, et la force de résistance de Dufrenne par rapport aux emportements de ses confrères devrait parfois retenir l’attention.
2. On décèle chez Dufrenne de 1946 à 1953 une manière de pratiquer la philosophie et une orientation qui caractériseront les publications ultérieures : il y a une réelle continuité dans sa pensée. Sa démarche qui croise et exploite les pensées les plus fortes reste solitaire : il ne rencontre à proprement parler ni maîtres ni disciples, seulement des amitiés fidèles. Il peut être revendiqué aujourd’hui selon des angles multiples comme il peut être oublié pour n’en avoir adopté aucun. Quel que soit le terrain abordé, Dufrenne est partagé entre une foi profonde en la raison et une forme de scepticisme. La difficulté à choisir entre les contraires et sa volonté de les accepter pour les dépasser en découlent. Il assume un optimisme radical qui s’affirme dans une foi en l’homme et en des valeurs universelles, mais ne croit pas qu’il puisse y avoir, dans le domaine de l’action et de la politique, de certitudes totalement fondées sur la raison et la connaissance. Sa philosophie est moins un système ou une doctrine qu’une manière de vivre. Ce qu’il transmet, ce sont des questions qui pour beaucoup donnent lieu aujourd’hui à des développements régionaux ; sa manière si atypique de considérer toutes les propositions avec intérêt mais distance, sans jamais y adhérer, en demeurant en quelque sorte ouvert mais indépendant, reste peut-être une leçon à retenir.
3. L’intérêt que Dufrenne porte à la phénoménologie et l’orientation vers l’esthétique qui ne fait que s’amorcer en 1953 sont marqués par le spectre à la fois plus large et plus « classique » des questions qui retiennent son attention. Passant d’une définition large à une définition étroite de la culture, il inscrit ses recherches sur l’expérience esthétique en porte-à-faux entre la sociologie, l’esthétique traditionnelle et la phénoménologie.
4. Lire Dufrenne aujourd’hui permet de vivre une époque qui ne peut nous laisser indifférents et dont on ne peut dire qu’elle ne nous concerne plus. L’interrogation portée par le philosophe, quel que soit l’objet direct de son étude, est celle du « commun », de ce qui ressemble, de ce qui assemble et rassemble. Mikel Dufrenne n’a eu de cesse de reconduire ce souci du « fond » à travers l’art et la phénoménologie, mais sans se limiter à la région de l’art ni à la méthode phénoménologique.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre reprend avec quelques modifications l’article de Maryvonne Saison, « Mikel Dufrenne 1946-1953. Une place difficile à trouver », dans Giuseppe Bianco, Frédéric Fruteau de Laclos (dir.), L’angle mort des années 1950, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016.
2 Voir les deux ouvrages cités dans l’introduction, note 1, p. 5.
3 Jean-Paul Sartre, « Merleau-Ponty vivant », Les temps modernes, 184-185, 1961, p. 307.
4 Études germaniques, Revue d’esthétique, Revue de métaphysique et de morale, Revue philosophique de la France et de l’étranger.
5 L’ouvrage de 1947 cosigné avec Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947, puis la thèse complémentaire publiée en 1953 : La personnalité de base. Un concept sociologique, Paris, PUF, 1953.
6 Mikel Dufrenne est reçu à l’ENS rue d’Ulm en 1929, obtient l’agrégation de philosophie en 1932 et enseigne dans les lycées de Thionville, Vesoul et Sens de 1933 à 1939.
7 Le temps de captivité se partage essentiellement entre le camp de Gross-Born en Poméranie (à une centaine de kilomètres à l’est de Stettin, en Pologne) jusqu’en 1942, la caserne d’Arnswalde au sud de Stettin et, quelques mois avant le retour en France, un camp près de Bergen-Belsen.
8 Je relate ici des informations recueillies lors d’entretiens avec Mikel Dufrenne vers les années 1988-1989. Le groupe était constitué de Jean Chevallier, professeur de français au lycée français de Londres, Jacques Desbiez, professeur de lettres à Versailles, Roger Ikor, professeur de latin et de grec et écrivain, Fernand Langrand, professeur de philosophie au lycée de Versailles, Paul-André Lesort, lecteur aux éditions du Seuil et romancier, Paul Ricœur et Léon Savinas, professeur de physique à Marseille. Le livre de François Dosse, Paul Ricœur. Les sens d’une vie, Paris, La Découverte, 2001, donne des informations très détaillées sur cette époque, qui recoupent les éléments rapportés par Dufrenne. Ce n’est toutefois, d’après Dosse, qu’en 1942, à Arnswalde, que Dufrenne rejoint les prisonniers français du « camp savant » de Gross-Born et que se constitue la Stube des philosophes : « C’est là, dans des chambrées plus restreintes de huit ou quinze personnes, que va se constituer la fameuse Stube des philosophes en mai 1942. Dans le block 3, la chambre 205 abrite en effet trois philosophes – Paul Ricœur, Mikel Dufrenne et Fernand Langrand –, ainsi que l’angliciste Jean Chevallier, le physicien Savinas, l’écrivain Roger Ikor, l’agrégé de lettres Jacques Desbiez. Le seul non-universitaire est l’écrivain Paul-André Lesort, “mais nous prétendions qu’il était beaucoup plus professeur que nous”. Ces huit prisonniers vont reconstituer un cadre de vie plus propice à la poursuite de leur travail intellectuel. Leur chance est de relever de l’encadrement militaire de la Wehrmacht, échappant ainsi aux SS et à la chasse systématique au Juif, ce qui a sauvé Roger Ikor. La condition de prisonnier réservée à ces officiers est alors fort éloignée du traitement subi par le lot commun » (p. 73).
9 Mikel Dufrenne, « La philosophie de Jaspers », Études germaniques, 1, janvier-mars 1948, p. 64.
10 Dans une conversation de 1985, Dufrenne m’avait dit qu’il enseignait la sociologie avec Davy, mais qu’il avait de bons contacts avec Gurvitch, sans que Gurvitch, dont le nom apparaît plusieurs fois dans différents articles (1946, 1949, 1954), l’ait vraiment influencé, contrairement à Comte auquel Alain, qu’il avait eu comme professeur et qui avait beaucoup compté pour lui, l’avait initié.
11 Voir Pierre Grappin [doyen de la Faculté], Annales de l’université de Paris, revue trimestrielle, 36/1, janvier-mars 1966 : « Née d’un besoin urgent, la nouvelle Faculté de Nanterre a été bâtie en peu de temps ; les travaux n’ont pas commencé avant janvier 1964 ; en mars on ne voyait guère encore que des excavations et des fondations sur l’emplacement de l’actuelle Faculté ; en mai, le gros œuvre s’achevait et le 2 novembre 1964, à la date prévue, l’enseignement pouvait commencer. »
12 Il n’est pas simple de faire coïncider les différentes informations recueillies sur cette période. L’ouvrage de François Dosse dit très clairement que c’est Ricœur qui fit venir Dufrenne à Nanterre. « C’est à la rentrée de l’automne 1965 [peut-on lire p. 441] que le département de philosophie est créé et confié à Paul Ricœur », et à la page suivante, Dosse ajoute : « Ricœur a […] la possibilité de constituer en partie son équipe enseignante, même si l’élection des professeurs dépend toujours de la Sorbonne. Il a pu faire venir à Nanterre son ami et compagnon de captivité Mikel Dufrenne, qui était jusque-là à l’université de Poitiers. Il fait aussi appel à Emmanuel Lévinas, qui enseignait avec Dufrenne à Poitiers et qui devient nanterrois de 1967 à 1972. » Dosse mentionne aussi la nomination de Sylvain Zac, mais d’autres philosophes célèbres ont rejoint l’équipe très vite, à l’initiative de Ricœur selon la même source, à la demande de Dufrenne selon ce dernier : ce fut notamment le cas de Lyotard (François Dosse, Paul Ricœur…, op. cit., p. 445). La question de la création du département de philosophie à Nanterre et de la personnalité qui a fait venir l’autre semble très controversée : Dosse attribue tout à Ricœur, alors que Dufrenne, dans ses archives déposées à l’IMEC affirme que cette responsabilité lui revint. Le site de Nanterre dit que le département de philosophie « résulte du travail collectif de certaines figures parmi lesquelles René Rémond, Paul Ricœur et Mikel Dufrenne ». Ricœur, dans La critique et la conviction (Paris, Calmann-Lévy, 1995), semble moins affirmatif que ce que rapporte Dosse : « Je n’ai rien connu des tractations concernant la fondation de cette université qui était une annexe de la Sorbonne, n’avait pas de statut d’autonomie mais un simple conseil de gestion. La proposition m’est tombée dessus sans que je sache quels en étaient les tenants et aboutissants, ni quelle était la nature du projet. Un jour, à la Sorbonne, le doyen a informé les professeurs qu’une université nouvelle se créait. Nous étions trois à accepter d’y aller – Pierre Grappin, Jean Beaujeu et moi-même –, et nous avons été doyen chacun à notre tour, avec les succès qu’on sait » (p. 57). Il ajoute ensuite : « Nanterre a été créé avec quelques petits morceaux de la Sorbonne et quelques professeurs de province, dont Mikel Dufrenne. Nous avons constitué un département de philosophie, et je me glorifie d’avoir réussi à y introduire trois non-agrégés : Henri Duméry […], Sylvain Zac […], Emmanuel Lévinas […] » (p. 58). Le premier numéro des Annales de l’université de Paris de 1966, 36e année est consacré à La Faculté des lettres et sciences humaines de l’université de Paris à Nanterre. Il présente les quatre professeurs de l’université dont il donne une photo : Mme Jacqueline Duchemin, M. Mikel Dufrenne, M. Paul Vernière et M. Didier Anzieu. Mikel Dufrenne a été nommé par décret du 23 décembre 1964, à compter du 1er octobre 1964, et les enseignements ont commencé dès l’année 1964-1965. Ricœur semble pourtant n’avoir donné son premier cours qu’en 1965-1966 (voir François Dosse, Paul Ricœur…, op. cit., p. 447).
13 L’ouvrage de Dosse mentionne un cours d’esthétique rédigé par Dufrenne en captivité et précise que ce cours aurait été le point de départ de sa thèse (François Dosse, Paul Ricœur…, op. cit., p. 81). Il fait aussi référence à « un commentaire très intéressant du Pelléas de Debussy » fait par Dufrenne (ibid., p. 83) et cite comme source La vie à l’oflag II D-II B de Pierre Flament (Paris, Amicale de l’oflag, 1956). Dufrenne n’a jamais parlé devant moi de cet exposé, mais Debussy est un des musiciens qu’il a écoutés jusqu’à la fin de sa vie.
14 Mikel Dufrenne, Jalons, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 1. À plusieurs reprises, il parle de « génération » : « Notre génération a d’abord recueilli l’héritage du rationalisme classique ; à travers l’enseignement de Brunschvicg et d’Alain, elle s’est initiée au débat entre le dogmatisme spinoziste et le criticisme kantien », p. 2 ; et p. 3 : « Notre génération, en France, était plus sensible à la situation historique – à l’expérience russe et à la montée du fascisme – qu’aux conquêtes de l’impérialisme logique. »
15 Ibid., p. 2.
16 Une telle attitude correspond aussi à un parti-pris d’échange et de dialogue partagé avec Ricœur et loué par les deux philosophes chez Jaspers. Voir Mikel Dufrenne, Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, op. cit., notamment le chapitre « Le dialogue des existences », p. 161-168.
17 Mikel Dufrenne, Jalons, op. cit., p. 10 : « Cette doctrine sévère et difficile n’a cessé de me hanter » ; et p. 26 : « Oserai-je dire que j’ai essayé de suivre Spinoza à ma façon… ? »
18 Id., « Dieu et l’homme dans la philosophie de Spinoza », dans Emile Bréhier (dir), L’homme, métaphysique et conscience de soi, Neuchatel, La Baconnière, 1948, p. 37-92, repris dans Id., Jalons, op. cit., p. 28-69.
19 Ibid., p. 36, n. 1.
20 Ibid., 1948, p. 57.
21 Ibid., p. 68-69.
22 François Dosse (Paul Ricœur…, op. cit., p. 201) écrit que Ricœur ne s’intéresse pas à l’histoire de la philosophie « en tant que savoir académique », au contraire, selon Ricœur, « elle ne vaut que par sa capacité d’actualisation de problèmes rencontrés dans le présent. Elle est conçue par Ricœur comme “réappropriation d’une tradition” ». Cette expression (qui n’est pas sans rappeler un texte de Dufrenne de 1947, comme nous le verrons) est citée par Myriam Revault d’Allonnes d’après un entretien avec l’historien.
23 Mikel Dufrenne, Paul Ricœur, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, op. cit., p. 326.
24 Karl Jaspers, « Préface » [1947], dans ibid., p. 8 : Jaspers admet que « les réflexions critiques de la quatrième partie ont un intérêt tout particulier », au point d’ajouter : « Le travail critique des auteurs apporte ici à mon œuvre une contribution pleine d’intérêt. » Il les en remercie : « Leur pensée manifeste un mode de philosopher si sérieux, si compréhensif, si communicatif et non point polémique, jusque dans les critiques les plus aiguës, que je dois exprimer ma grande reconnaissance aux auteurs et ma sympathie pour l’esprit de leur œuvre. »
25 Id., Die Schuldfrage. Ein Beitrag zur deutschen Frage, Zurich, Artemis, 1946 (Id., La culpabilité allemande, Paris, Éditions de Minuit, 1948). L’Appendice ajouté au livre au moment de la correction des épreuves, lorsque les auteurs eurent connaissance de la publication de Jaspers, évoque la manière qu’a Dufrenne d’associer des philosophes d’horizons différents. La « purification […] de l’homme en chaque Allemand », selon les termes de Jaspers, est ainsi référée à la « régénération » selon Spinoza : « Nous aimerions dire comme Spinoza de la régénération », lit-on p. 394.
26 Mikel Dufrenne, « La culpabilité allemande vue par un Allemand », art. cité, p. 770-771. Paul Ricœur a publié dans Christianisme social, mars-avril 1949, un texte intitulé « La culpabilité allemande ». Ce texte est repris dans Id., Lectures 1, Paris, Seuil (La couleur des idées), 1991, p. 154.
27 Mikel Dufrenne, « La culpabilité allemande vue par un Allemand », art. cité, p. 770-771.
28 Ibid., p. 772.
29 Id., « Note sur la tradition », Cahiers internationaux de sociologie, VIII, 1947, p. 158.
30 Ibid., p. 160. Dufrenne, tant oralement que par écrit, a très souvent mentionné l’intérêt qu’il portait à Auguste Comte.
31 Ibid., p. 167.
32 Ibid., p. 168.
33 Voir Mireille Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs. Les forces imaginantes du droit, Paris, Seuil, 2011, t. 4.
34 Mikel Dufrenne, La personnalité de base…, op. cit., p. 321.
35 Kardiner a publié The Individual and his Society en 1939, The Psychological Frontiers of Society en 1945 et « The concept of Basic Personality Structure as an Operational Tool in the Social Sciences » en 1945. Des approches différentes sont présentées dans un article de 1952 dans lequel Dufrenne regroupe sous l’appellation « anthropologie culturelle » – en se référant à un article américain de Margaret Mead de 1949 – W. Dennis, Whiting, Kluckhohn et Leighton, Benedict, Erikson. Il ajoute même les travaux français de Griaule, Leenhardt, Lévi-Strauss et Métraux, tout en précisant : « Encore que ces recherches fassent de la psychologie un emploi moins délibéré. » Mikel Dufrenne, « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », Cahiers internationaux de sociologie, 7/12, 1952, p. 26.
36 Ibid., p. 26. La phrase citée se poursuit par : « Elle présuppose donc, outre une théorie des rapports entre nature et culture, l’étude des relations entre culture et personnalité, ces deux études étant le plus souvent conjuguées. »
37 Id., La personnalité de base…, op. cit., p. 2-3. On trouve dans le même ouvrage, p. 127, la précision suivante : « Les travaux de Kardiner […] appartiennent à cette sociologie psychologique qui présuppose une théorie de la nature humaine et fait appel à certains concepts de psychologie pour comprendre comme totalité et dans son fonctionnement une culture donnée. »
38 Ibid., p. 2.
39 Ibid., p. 16.
40 Id., « La psychologie des vastes ensembles et le problème de la personnalité de base », dans Georges Gurvitch (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1960, t. 2, p. 390-391. Dans « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », (art. cité), il donne la citation de Linton qu’il reprend dans La personnalité de base…, op. cit., p. 2 : « La culture est la configuration générale des comportements appris, et de leurs résultats, dont les éléments sont adoptés et transmis par les membres d’une société donnée » (Ralph Linton, The Cultural Background of Personality, New York, Appleton,1945, p. 21).
41 Ibid., p. 323.
42 Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Paris, PUF, 1949, p. 16. De même qu’il s’ouvre en aval sur la phénoménologie, l’existentialisme viendrait en amont du personnalisme. L’arbre existentialiste décrit par Mounier dans son Introduction aux existentialismes (Paris, Denoël, 1947, p. 11), oppose à l’existentialisme chrétien qui comprendrait Gabriel Marcel, Chestov, Berdiaeff, Mounier et Jaspers, l’existentialisme athée de Heidegger, Sartre, Beauvoir, Camus et Merleau-Ponty. Mais il voit dans les deux branches un retour du religieux qui se nourrit du personnalisme et qui aussi le relance précisément dans les années 1946-1950, lorsque se multiplient les publications sur les deux mouvements. Les existentialismes auraient, selon Mounier, hérité du déplacement du regard philosophique vers l’existence, le concret, le particulier effectué par le personnalisme. La définition de la personne donnée par Mounier est très peu rigoureuse : c’est « une activité vécue d’autocréation, de communication et d’adhésion, qui se saisit et se connaît dans son acte, comme mouvement de personnalisation » (Le personnalisme, op. cit., p. 8). « La personne, écrit-il, encore est en définitive mouvement vers un transpersonnel qu’annoncent à la fois l’expérience de la communion et celle de la valorisation » (ibid., p. 89). C’est un concept flou mais qui appelle l’adhésion et permet d’affirmer une vocation éthique liée à l’individu et à sa réalisation singulière : « À cette expérience [du mouvement de personnalisation] personne ne peut être ni conditionné ni contraint. Ceux qui la portent à ses sommets y appellent autour d’eux, réveillent les dormants, et, ainsi, d’appel en appel, l’humanité se dégage du lourd sommeil négatif qui l’assoupit encore. » Bourdieu attribue certains rejets de l’existentialisme comme de la phénoménologie à partir des années 1960 à une réaction « contre les naïvetés bien pensantes de l’humanisme personnaliste » (Pierre Bourdieu « Aspirant philosophe », dans Les enjeux philosophiques des années cinquante, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1989, p. 21).
43 Mikel Dufrenne, « Existentialisme et sociologie », Cahiers internationaux de sociologie, 1/1, 1946, p. 162.
44 Ibid., p. 166-167.
45 Ibid., p. 168.
46 Ibid., p. 170.
47 Dans La troisième partie de la Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. 2, La perception esthétique, Paris, PUF, 1953, Dufrenne, se réclamant de Merleau-Ponty, reprend l’idée d’un plan préréflexif et d’une intellection corporelle. Une telle perception ne saurait pourtant selon lui être vraiment consciente : « Sur le plan de la présence, tout est donné, rien n’est connu. » Une note qui rapproche Bergson et Merleau-Ponty suggère même que « cette description de la présence […] ne prend son sens qu’à partir de ce postulat que percevoir n’est pas connaître mais agir » (p. 424-425). Il est donc nécessaire de passer de la présence à la représentation (p. 419) : « Une théorie de la perception n’en peut rester là et doit ouvrir le passage de la compréhension vécue par le corps à l’intellection consciente opérée au plan de la représentation » (p. 425). Dufrenne se méfie de « l’éloquence corporelle » des œuvres qui nuisent à notre discernement (p. 429) et cherche à saisir « l’avènement de l’esprit, c’est-à-dire comment le corps se dépasse lui-même » (p. 430). Dans La personnalité de base (op. cit., p. 26) comme dans la Phénoménologie de l’expérience esthétique, la compréhension immédiate en appelle à une explication : « Une compréhension qui se suffirait à elle-même et ne serait pas mise en question par l’explication cesserait d’être compréhension. »
48 Mikel Dufrenne, La personnalité de base…, op. cit., p. 326. Les tout derniers mots de la conclusion, à la suite de la phrase citée sont : « Si les sciences de l’homme ne peuvent avoir la démarche rigoureuse et claire des sciences de la nature, si elles comportent une oscillation inévitable d’une perspective à l’autre, si elles n’ont pas le droit d’en adopter une aux dépens de l’autre, c’est parce que leur objet l’exige. Mais cette incertitude est peut-être aussi le ressort de leur progrès » (ibid., p. 327).
49 Id., « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », art. cité. ; Id., « La psychologie des vastes ensembles… », art. cité.
50 Id., « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », art. cité, p. 46.
51 Id., « La psychologie des vastes ensembles… », art. cité, p. 394 et 396.
52 Ibid., p. 401 : « Au reste, tout ce que peut revendiquer l’anthropologie culturelle, c’est une demeure dans le vaste édifice encore mal aménagé des sciences humaines, et le droit de n’être pas traitée comme un squatter. »
53 Merleau-Ponty a publié dans les Cahiers internationaux de sociologie (10, juillet 1951, p. 50-69) un article intitulé « Le philosophe et la sociologie ». Ce texte qui figure dans Id., Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 123-142, commence ainsi : « La philosophie et la sociologie ont vécu longtemps sous un régime de séparation qui ne parvenait à cacher leur rivalité qu’en leur refusant tout terrain de rencontre, en gênant leur croissance, en les rendant l’une pour l’autre incompréhensible, en plaçant donc la culture dans une situation de crise permanente. Comme toujours, l’esprit de recherche a tourné ces interdits, et il nous semble que les progrès de l’une et de l’autre permettent aujourd’hui de réexaminer leurs rapports. » L’article se présente comme un commentaire des méditations que Husserl a consacrées à ce problème. Merleau-Ponty refuse une sociologie objectiviste ou scientiste qui serait coupée « de notre expérience de sujets sociaux » et de la philosophie : c’est parce qu’il tente de comprendre les faits qu’il note que le sociologue « fait de la philosophie » et le philosophe pour sa part, qui « pense toujours sur quelque chose se doit de fréquenter la science » (ibid., p. 127).
54 Il faut attendre un texte de Dufrenne publié dans Esprit en janvier 1959 et intitulé « Le parti de l’homme » pour lire cette réserve : « La notion de structure, si prometteuse soit-elle, appelle la discussion » (p. 121-122). La discussion porte alors sur l’aptitude de la structure à saisir l’événement, sur le lien au fonctionnalisme et à l’organicisme. Dufrenne conclut sur la nécessité de conjuguer approche formalisée et approche compréhensive, de façon à « préserver le sens de l’humain et faire droit à une idée de l’homme qui en appelle de la science à l’éthique ».Le débat entre Dufrenne et Lévi-Strauss s’est beaucoup développé après les années 1950. Signalons le numéro 322 d’Esprit, en novembre 1963 : « La pensée sauvage » et le structuralisme (voir François Dosse, Paul Ricœur…, op. cit., p. 349) et le numéro d’Esprit de 1967, Structuralismes. Idéologies et méthode, qui comporte un article de Dufrenne intitulé « La philosophie du néo-positivisme ». Dufrenne a envoyé à Lévi-Strauss son livre Pour l’homme (Paris, Seuil, 1968). Celui-ci a accusé réception dans une lettre manuscrite déposée aux archives de l’IMEC/Fonds Mikel Dufrenne, et, tout en différant une lecture approfondie, a immédiatement contesté la page 88 dans laquelle Dufrenne l’accuse de dissoudre l’homme avec le sens en ces termes : « Mais j’ai extrait plus de sens des mythes en 10 ans que n’ont fait les mythologues depuis des siècles ! Et ce n’est pas l’homme à proprement parler que je dissous (bien que je reconnaisse l’avoir écrit dans une intention polémique), mais le sujet – ce qui est le seul moyen de sauver sinon l’homme (ce n’est pas mon affaire) mais la connaissance que nous pouvons espérer en avoir. » Il est vrai que Dufrenne ne poursuit pas le même but si l’on en croit cette déclaration importante de l’avant-propos de Pour l’homme : « Car il se peut – et nous y insisterons – que l’homme ne se pense qu’autant qu’il se veuille » (p. 11).
55 Mikel Dufrenne, « La psychologie des vastes ensembles et le problème de la personnalité de base », art. cité, p. 397-398.
56 Mikel Dufrenne, « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », art. cité, p. 37.
57 Ibid., p. 42.
58 Maurice Merleau-Ponty, « De Mauss à Claude Lévi-Strauss », La nouvelle revue française, 14/82, octobre 1959, p. 615-631, repris dans Signes, op. cit., p. 143-157. De Mauss à Lévi-Strauss, Merleau-Ponty souligne la continuité : « Mais en parlant ainsi nous suivons le mouvement de Mauss au-delà de ce qu’il a dit et écrit, nous le voyons rétrospectivement dans la perspective de l’anthropologie sociale, nous avons déjà passé la ligne d’une autre conception et d’une autre approche du social, que Claude Lévi-Strauss représente avec éclat » (p. 146).
59 Dufrenne rappelle que Kardiner a eu une expérience de psychiatre qui l’a amené à s’intéresser aux névroses de guerre : « En un mot, résume-t-il, la psychiatrie de Kardiner révèle un effort pour corriger la psychologie des profondeurs dans le sens d’une psychologie du comportement, le comportement se définissant par la relation au monde extérieur, donc par ce qui est observable du dehors, mais sans renier l’idée d’un dynamisme et d’une dialectique du sujet total. Pavlov est éclairé à la lumière de la psychanalyse, c’est-à-dire en considérant le sujet total et son histoire » (La personnalité de base…, op. cit., p. 137). Dufrenne considère avec sympathie la façon dont Kardiner s’oppose à Freud pour « substituer à une psychologie du çà une psychologie de l’ego » (ibid., p. 139). Il transpose alors une donnée psychologique en un modèle abstrait complémentaire de la personnalité de base : « La psychologie qu’il s’agit de promouvoir pour l’étude de la culture est avant tout une psychologie de l’ego, non pas de l’ego individuel, mais d’un ego de base, pourrait-on dire, commun à tous les membres du groupe parce qu’il exprime l’action que le milieu social exerce sur eux et le pouvoir qu’ils ont de s’adapter à ce milieu, c’est-à-dire la relation que l’homme entretient avec la culture » (ibid., p.141).
60 Mikel Dufrenne, « Coup d’œil sur l’anthropologie culturelle américaine », art. cité, p. 42.
61 Id., La personnalité de base…, op. cit., p. 2 (Dufrenne cite Ralph Linton, The Study of Man, New York, Appleton, 1936, p. 78).
62 Ibid., p. 199.
63 Ibid., p. 202 : « La singularité qui procède de la liberté doit rencontrer l’universalité qui procède de la nature, et particulièrement de la société. »
64 Ibid., p. 211.
65 Georges Canguilhem a publié sa thèse de doctorat en médecine en 1943 (publication de la Faculté des lettres de Strasbourg) sous le titre Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. Dans Revue de métaphysique et de morale, 58, 1953, Dufrenne a présenté les travaux de Canguilhem sous le titre : « Un livre récent sur la connaissance de la vie » (p. 170-187).
66 Mikel Dufrenne, La personnalité de base…, op. cit., p. 211.
67 Mikel Dufrenne, La personnalité de base…, op. cit., p. 202.
68 Id., « La psychologie des vastes ensembles… », art. cité, p. 393.
69 Id., Jalons, op. cit., p. 3.
70 Ibid. La citation se poursuit par : « Aujourd’hui encore, quand le marxisme n’est plus seulement pour lui une entreprise de démystification, Sartre cherche dans la praxis humaine le seul lieu de la dialectique et le seul ressort de l’intelligibilité de l’histoire. »
71 Ibid., p. 3-4.
72 Id., « Les aventures de la dialectique ou les avatars d’une amitié philosophique », dans Jalons, op. cit., p. 173.
73 Id., « La critique de la raison dialectique », dans Jalons, op. cit., p. 150.
74 Id., « Maurice Merleau-Ponty », ibid., 1962, p. 210. La sympathie pour l’engagement politique de Sartre ne peut être interprétée comme une prise de position en faveur du communisme : Dufrenne n’a jamais beaucoup travaillé Marx et il n’a jamais adhéré au PCF.
75 Mikel Dufrenne, « Bilan de carence de la sociologie », Cahiers internationaux de sociologie, 21, 1956, p. 128 : « Il me semble que la vitalité d’une science se mesure aux applications auxquelles elle peut donner lieu, c’est-à-dire à la façon dont, proposant des moyens adéquats pour des fins qu’elle peut en outre, sinon choisir, du moins recommander, elle prend place dans la vie des hommes et oriente des comportements rationnels (Zweckrational, disait Max Weber). En bref, la science est inséparable de la technique, non seulement en ce qu’elle la présuppose, mais en ce qu’elle la stimule. Théorie et pratique sont toujours solidaires, comme Comte et Marx l’ont bien vu. »
76 Ibid., p. 137.
77 Id., La personnalité de base…, op. cit., p. 71.
78 Ibid., p. 74.
79 Ibid., p. 245 et suiv.
80 Ibid., p. 252.
81 Id., La notion d’« a priori », op. cit., et L’inventaire des a priori…, op. cit.
82 Id., L’inventaire des a priori…, op. cit., p. 315.
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